La participation urbaine en ses objets : pour une " responsabilité " accrue - RIURBA

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La participation urbaine en ses objets : pour une " responsabilité " accrue - RIURBA
La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

La participation urbaine en ses objets : pour une
« responsabilité » accrue

                                                                                              Pour citer cet article :
                                                                          Giulietta Laki - Université libre de Bruxelles
                                                            Rafaella Houlstan-Hasaerts - Université libre de Bruxelles
                                                                  Guillaume Slizewicz - Luca School of Arts, Bruxelles
                                                                              Greg Nijs - Université libre de Bruxelles
                                                                 Thomas Laureyssens - Luca School of Arts, Bruxelles
                                         "La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue"
                                                                                             Riurba 2020/Numéro 9
         URL : http://www.riurba.review/Revue/la-participation-urbaine-en-ses-objets-pour-une-responsabilite-accrue/
                                                                                                                DOI :
                                                                                  Date d'impression : 2 février 2021

Urban participation through its objects: towards an
increased response-ability
Résumé : Rendre les projets urbains pertinents, en accord avec les besoins et aspirations du terrain, voici à quoi rime – du
moins en théorie – l’ambition de la participation urbaine. Comment ces aspirations sont-elles réellement tenues et
composées ? Et comment pourrait-on améliorer la pertinence des projets vis-à-vis du terrain ? Ces deux questions sont ici
abordées par le biais d’un cas vivant et complexe, celui de la mise en place d’une vaste zone piétonne dans le centre de
Bruxelles. Plus spécifiquement, elles sont abordées sous un angle d’approche particulier, celui des objets. Qu’est-ce que cela
fait de rendre compte de la participation vue au prisme de ses objets ? Objets de la planification, objets de la
communication, objets quotidiens, objets critiques, choses publiques… L’approche « objectale » et les tendances
concomitantes de l’attention accrue à la matérialité, à l’esthétique et aux entrelacements plus qu’humains nous permettront
d’esquisser un programme pour la participation : prendre en compte les objets et les faire compter, afin d’améliorer notre
« responsabilité » vis-à-vis du terrain.

Abstract: Making urban projects relevant by having them match the needs and aspirations of their publics, is – at least in
theory – what urban participation aims for. But how are these aims pursued and fulfilled? And how can urban projects
become even more relevant to the situation in which they intervene? This paper addresses both questions through a lively
and complex case study: the recent development of a large pedestrian area in the centre of Brussels. More specifically, this
case study is approached through the lens of the objects of urban participation, such as objects of planning, objects of
communication, everyday objects, critical objects and public things. Thanks to this “objectal” approach, and an increased
attention to materiality, aesthetics and more-than-human entanglements, we prepare the ground for our main claim: in
order to improve their “response-ability”, both scholars and urban planners involved in urban participation processes need

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La participation urbaine en ses objets : pour une " responsabilité " accrue - RIURBA
La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

to take objects into account, not only by accounting for them but also by making them count, by bringing matter to matter.

Mots-clés : participation urbaine, approche « objectale », « respons-abilité », ethnographie urbaine, prototypage.

Keywords: urban participation, “objectal” approach, reponse-ability, urban ethnography, urban prototyping.

Introduction
« Juin 2015. Une barrière Vauban bloque le passage sur l’une des principales artères automobiles du centre de Bruxelles (le
boulevard Anspach). Sur la barrière, un symbole de zone piétonne est imprimé sur une feuille de papier, glissé dans une
pochette en plastique transparent et fixé avec du ruban adhésif brun (figures 1a et b). D’un côté de la barrière, un gros
embouteillage, des automobilistes furieux tentent de faire demi-tour. De l’autre côté, de grandes étendues d’asphalte
parsemées de piétons et de cyclistes : il s’agit de la nouvellement proclamée « plus grande zone piétonne d’Europe ». Le
beau temps s’est allié à la curiosité de beaucoup de Bruxellois, qui souhaitent découvrir ces artères coupées au trafic
automobile. Des bancs et tables de pique-nique les invitent à y prendre place (figure 2) ; certains sont disposés telles des
petites scènes et accueillent des artistes de rue. Des tables de ping-pong sont mises à disposition gratuitement. Des grands
aplats de couleurs habillent l’asphalte, invitant à imaginer ce lieu transformé. Parmi les animations festives qui inaugurent la
phase test du nouveau projet d’aménagement, se promène, au rythme des fanfares, une marionnette géante en osier.
Quelques tracts déposés sur les tables des cafés annoncent quant à eux les voix critiques de l’opération urbanistique. Un
peu plus loin, des gens inaugurent un gigantesque pot d’échappement, avec la mention « the biggest of Europe » (figure 3).
Ici, on s’inquiète pour la qualité de l’air des ruelles moyenâgeuses et populaires avoisinantes, vers lesquelles la circulation
est déviée depuis les boulevards. « Ceci n’est pas un piétonnier », scandent-ils, sur fond d’une musique faite de bruits de
moteurs et de klaxons. En soirée, les fêtards sont attirés par flots sur les terrasses des cafés qui s’étendent discrètement sur
les voiries. Au matin, les riverains enjambent les restes de la veille, désemparés. Les sacs de déchets ménagers dont
l’enlèvement peine à s’organiser complètent le tableau, suscitant pour certains les pires cauchemars : un centre-ville qui
naufrage dans les ordures. Alors que les pigeons font festin d’une partie de ces restes, tirant profit de cette nouvelle
abondance.

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Figures 1a et b. Signalétique officielle de la zone piétonne sur les boulevards centraux (source : Espèces Urbaines, 7 mai
2018).

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La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

Figure 2. Aménagements temporaires pour la phase-test (source : Éric Danhier, 28 juin 2015).

Figure 3. « Le plus grand pot d’échappement d’Europe », sculpture brandie pendant le happening « gloire au miniring »
(source : Plateform Pentagone, 28 juin 2015).
Ce récit loufoque, librement composé à partir de situations observables lors de la phase-test du piétonnier1 du centre-ville
bruxellois, nous permet d’introduire une série d’enjeux pratiques et théoriques qui se posent à ceux et celles qui
s’intéressent à la participation des citoyens à la fabrique urbaine. Cette phase-test, en effet, semblait constituer une
tentative des pouvoirs publics de raccrocher matériellement les citoyens à un projet urbain, et ce après qu’une série de
réunions d’information et de concertation ont été jugées insuffisantes. Avoir de l’espace pour se promener, découvrir les
façades avec du recul, jouer et manger en plein air : voilà qui allait peut-être séduire ceux qui restaient réticents.
Volontairement ou non, les pouvoirs publics rejoignaient les appels à matérialiser la participation urbaine, après de longues

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La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

années de prééminence accordée aux discours. C’est que, si participer à la fabrique urbaine peut être l’affaire de prises de
parole dans des arènes publiques, cela ne s’y limite nullement. Cela suppose également de faire des choses, de s’y frotter,
de les fabriquer, de les faire exister. C’est donc dans un corps à corps avec l’espace lui-même, et non lors d’un débat dans
une salle communale, que les citoyens étaient amenés à tester la piétonisation des boulevards centraux, à préfigurer
concrètement le « plus grand piétonnier d’Europe ».

Indépendamment de ces propositions des pouvoirs publics, voire à leur encontre, la phase-test a suscité la participation
spontanée de citoyens, également repérables dans des artefacts matériels – à l’instar du pot d’échappement géant. Elle a
par ailleurs engendré l’apparition d’objets qui, de manière non intentionnelle, contribuaient à dessiner la topographie des
lieux – telles les canettes de bière ou les sacs d’ordures. Qui plus est, la phase-test, sa spatialité, sa matérialité et sa cohorte
d’objets réunissaient autour d’elles des publics (humains ou non humains), suscitaient des débats, et venaient rendre
tangibles ou composer des intérêts et des enjeux parfois insoupçonnés. Pour le meilleur et pour le pire, le récit témoigne
d’un constat que nous faisons avec d’autres : la participation urbaine se joue (aussi) en ses objets. Dès lors, se pose un
premier jeu de questions : comment et à quelles fins les objets sont-ils mobilisés pour (faire) participer à la fabrique de la
ville ? Quels espaces, quelles ambiances contribuent-ils à faire advenir ? Que font-ils exister sur la scène publique ? De quels
possibles, promesses, mais aussi conflits ou déceptions participatifs sont-ils assortis ? Peuvent-ils contribuer à rendre la
participation urbaine plus juste, plus pertinente, plus adéquate, bref, plus en accord avec les aspirations de différents publics
concernés et les besoins du terrain ?

Car, contrairement à ce que l’appellation « phase-test » laissait présager, et contrairement à ce que le mobilier éphémère
avait permis à certains d’espérer, les pouvoirs publics n’ont pas profité de cette occasion pour nourrir le futur aménagement
des lieux. Cette « phase-test » était avant tout destinée à évaluer le nouveau plan de circulation et à favoriser l’adhésion au
projet définitif, en grande partie déjà décidé (ARAU, 2015, p. 22). À ce titre, elle s’est avérée pour certains citoyens tout aussi
décevante que des formes de participation plus classiques. En effet, pour donner sa pleine extension aux potentiels
participatifs ouverts par cette phase-test, il aurait fallu observer les manières dont les citoyens manipulaient ou activaient
les objets et aménagements proposés, ainsi que les conséquences et répercussions des changements opérés. Il aurait fallu
apprendre de cette expérience pour préparer la mise en œuvre du réaménagement en tant que tel. Dès lors, se pose un
deuxième jeu de questions, plus opérationnelles : comment tirer parti du pouvoir des objets, de leur côté engageant et
mobilisateur ? Comment mieux prendre en compte les espoirs et les trahisons qu’ils opèrent ? Comment mettre à profit leurs
manières plus que discursives de rendre présents des dossiers, des enjeux ? Bref, si cela s’avère possible, comment
améliorer concrètement la participation urbaine avec les objets ?

Dans cet article, nous proposons de prendre « à bras-le-corps » ces deux jeux de questions, à partir de diverses observations
et expériences qui sont au cœur de la recherche-action « p-lab » que nous menons au sein du collectif Espèces Urbaines.
Cette recherche vise à élargir et enrichir la définition de la « participation », à partir d’observations et d’interventions sur,
autour et à propos du piétonnier du centre-ville3. Plus spécifiquement, nous nous intéressons aux manières dont les pouvoirs
publics tentent de « faire participer » les citoyens à la vie de la ville, mais aussi aux manières dont les citoyens y participent
par eux-mêmes. Cet intérêt est étendu à la participation urbaine de toute une série d’autres entités « non humaines » : des
« objets », mais aussi la faune, la flore, des phénomènes, des idées. Dans la première partie, à dominante généalogique et
ethnographique, nous revenons sur des objets « pistés » dans les médias ou « suivis » en situation, pour esquisser un
répertoire polyphonique et non exhaustif de différents rôles qu’ils peuvent jouer dans la participation urbaine. Dans une
seconde partie, plus programmatique, nous présentons une série d’expérimentations où nous tentons d’apprendre à « faire
avec » (« making with », Haraway, 20164) des objets, afin de tester, étendre et amplifier leurs potentiels participatifs.

Diverses pistes théoriques guident ce cheminement. Comme nous l’avons évoqué, nous rejoignons les appels à matérialiser

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La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

la participation urbaine (Debaise et Decuypere, 20095 ; Awan, Schneider et Till, 20116), longtemps pensée à l’aune du
modèle du débat public mais aussi comme une affaire qui ne concerne que des « humains entre eux » (Weibel et Latour,
20057). C’est que même la plus logocentrique des assemblées d’urbanisme participatif a lieu dans des situations qui sont
spatiales et matérielles (la salle du conseil communal, les chaises disposées face à l’écran de projection) (Berger, 20118) et
repose sur la mobilisation de toute une série d’éléments – plans, photographies… – qui viennent « outiller » la situation
(Bailleul, 20089). S’agissant par ailleurs de la fabrique urbaine, la participation porte toujours sur des enjeux qui n’engagent
pas que des humains, mais aussi une foule d’entités comme des bâtiments, une place, un banc, des pavés… De nombreux
chercheurs se sont ainsi intéressés à des expériences où « participer » ne signifie pas tellement s’engager dans une
discussion publique mais plutôt dans la matérialité de la ville, dans des activités incarnées : habiter des espaces, construire
des lieux de vie, entretenir un potager… Par ailleurs, tout espace, projet, architecture reste ouvert à différentes formes de
participation des citoyens. Il s’agit selon nous d’agencements dynamiques, qui sont indissociables de leur réception, des
interprétations et transformations successives dont ils font l’objet, ainsi que des collectifs qui se forment autour d’eux
(Houlstan-Hasaerts, 201910). Radicalisant cette voie, et s’appuyant sur la notion de « participation matérielle » (Marres,
201211, Bennett, 201012) pour la transposer vers la participation urbaine, les recherches menées par Giulietta Laki (201813)
proposent de considérer des objets de petite taille – stickers, décorations de vitrine… – et des traces matérielles d’usages
comme des formes spécifiques, intentionnelles ou non, de participation urbaine. Nous la rejoignons dans son constat que ces
objets contribuent à façonner la ville et, en réunissant autour d’eux des « publics » (Dewey, 2010a14), favorisent des
engagements politiques.

En résonance avec les approches « orientées-objets » de la politique (Weibel et Latour, 200515 ; Braun et Whatmore, 201016),
nous réunissons donc sous le terme « objet » autant les artefacts qui favorisent la participation, que les contenus qui lui
donnent sens et l’incarnent. À rebours de conceptions utilitaristes et déterministes, ces approches ont en commun de ne pas
considérer les objets comme des outils qui n’attendent qu’à être sortis de la boîte pour atteindre une fin. Elles prêtent en
effet aux objets une certaine « agentivité » (Latour, 200717) : les humains utilisent des objets pour faire des choses, certes,
mais ceux-ci leur font faire des choses en retour, tout autant qu’ils font des choses dans le monde. À ce titre, les objets «
performent » la participation urbaine de pair avec les humains, leurs échanges discursifs, et bien d’autres entités encore.
Par ailleurs, dans ces approches, ce que les objets font à la participation n’est ni prévisible ni univoque (Bonaccorsi et
Nonjon, 201218). Les « choses participatives » doivent être comprises comme « multivalentes » (Marres, 201219), c’est-à-dire
suscitant des engagements et des appréciations divers. C’est ainsi que nous suivons les invitations à pluraliser les manières
de rendre compte de ce que les objets font à la participation (Marres, 201220) (première partie de l’article), mais aussi les
invitations à prendre en compte les objets dans la composition de mondes communs (deuxième partie de l’article).
Davantage encore, nous embrassons les approches expérimentales et inventives (Marres, Guggenheim et Wilkie, 201821) qui
invitent les chercheurs à travailler les questions de l’agentivité, de la performativité et de la multivalence des objets, non
seulement avec des mots, mais en faisant avec eux, en situation (Barad, 200322 ; Bogost, 201223 ; Salter, 201524). Un « faire
avec » qui ne suppose pas uniquement l’acquisition de techniques de fabrication des objets ou de savoir-faire quant à leur
manipulation mais suppose également de se « laisser faire » par eux, de les laisser faire, et, par extension, de les faire
compter, dans la perspective d’alliances plus qu’humaines (Forlano, 201625 ; Gabrys, 201926) et l’invention de nouveaux
futurs urbains (Clarke et al., 201927 ; Heitlinger et Comber, 201828).

L’inscrivant dans la lignée de ces approches tout en les appliquant à la question de la participation urbaine, la particularité
de notre proposition réside sans doute dans l’enchevêtrement spécifique entre ethnographie et prototypage (Wilkie, 201429),
les deux ancrés dans un riche terreau conceptuel et narratif. Ce mélange nous conduit à esquisser, au fil de cet article, un
projet pour une forme plus responsable de participation, comprenant la « respons-abilité » (Barad, 200730 ; Hache, 201931 ;
Haraway, 201632) comme habileté à répondre aux multiples entités qui peuplent la ville.

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La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

La participation urbaine vue en ses objets
Composer en commun des projets urbains plus justes, plus pertinents, plus en accord avec les besoins, les intérêts et les
aspirations du terrain, telle est une des ambitions de la participation urbaine. Dans cette section, nous aborderons plus en
détails une série de situations qui peuvent être qualifiées de « participatives » au sens large, et qui ont accompagné la mise
en place de la grande zone piétonne du centre de Bruxelles. Le récit qui suit débute en amont de la scène d’ouverture et
témoigne de la composition collective du projet, dans un va-et-vient entre différents acteurs, experts de la ville et du
politique, groupes de pression, « publics » concernés, « simples » citoyens. Chemin faisant, nous montrons plus
spécifiquement le rôle qu’ont pu jouer différents objets – objets de communication, objets « planologiques », objets
quotidiens, choses publiques – dans la composition de ce projet urbain. Du moment qu’on comprend ce dernier comme un
agencement socio-matériel et politique, nous pourrons le dire plus ou moins réussi et satisfaisant, au regard des différents
besoins, intérêts, aspirations, enjeux et entités en présence.

L’idée de piétonniser ou du moins de réduire drastiquement la circulation automobile des boulevards du centre de Bruxelles
n’est pas neuve. Elle émerge dans les années 1990 et ressurgit périodiquement depuis lors, portée tant dans le cénacle des
autorités de la ville (Vermeulen et Hardy, 2016 33 ) que dans certaines franges de la société civile, notamment des
associations mobilisées sur la qualité de vie et de l’environnement (BRAL, 2013, p. 12-1334). À partir de 2012, cependant, le
cours des événements s’emballe…

Dans le courant du mois de mai, le philosophe Philippe Van Parijs publie dans la presse une « carte blanche » intitulée « Pic
Nic The Streets ! » dans laquelle il propose d’occuper sans autorisation le boulevard Anspach entre la Bourse et la place De
Brouckère, et d’y organiser tous les dimanches un pique-nique géant. Premier objet de notre compte-rendu, cette carte
blanche était une invitation, un appel à l’action, par laquelle le philosophe tentait de susciter l’intérêt de ceux et celles qui
se reconnaîtraient dans l’enjeu de rendre les espaces publics centraux à d’autres usages que la circulation automobile.
Comme il l’espérait, l’invitation est saisie au vol par une trentaine de personnes, dont beaucoup issues du milieu associatif,
déjà sensibles à la cause. Ouverte à la reproduction, à la circulation et à la transformation, la carte blanche se mue en
d’autres objets : un tract au visuel suggestif, un événement Facebook… Avec succès. Le 10 juin 2012, plus de 2 000
personnes, quelques riverains mais surtout des Bruxellois venus des quatre coins de la ville, occupent sans autorisation le
boulevard Anspach35. Les voitures, objets de répulsion, sont bannies de l’asphalte au profit des pique-niqueurs, certes, mais
aussi d’une pléthore d’objets (figure 4), qui venaient reconfigurer la topographie des lieux : couvertures, nappes, tapis
d’Orient ou faux gazon, tables, chaises longues, barbecues… Le tronçon du boulevard Anspach ainsi transfiguré et
« remeublé » constituait le premier pas d’une « interpellation en actes » faite aux autorités, une exhortation à s’atteler à
rendre les espaces publics à d’autres usagers de la ville. Le monde politique est d’ailleurs présent lors de cet événement
 « désobéissant », malgré l’absence d’autorisations. Pendant les deux années qui suivent, d’autres pique-niques ont lieu,
charriant leur cortège d’objets, qui recréent à chaque itération des îlots d’usages : aux artefacts dédiés au pique-nique
s’ajoutent, par exemple, des tables de ping-pong, un terrain de pétanque… Rétrospectivement, on peut dire
que ces événements, couplés à ces reconfigurations successives de l’espace, ont constitué une sorte de « prototype » pour
le piétonnier, à comprendre comme le « premier d’un type » mais peut-être surtout, comme un dispositif ouvert, qui
convoque de manière performative des mondes, des avenirs et des possibles politiques encore absents (Tironi, 2017, p.
40-4136).

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La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

Figure 4. Une des éditions de « Pic Nic the streets »
(source : Floris Van Cauwelaert, sous license CC BY-NC-ND 2.0, 9 septembre 2012).
Dans la foulée des piques-niques, qu’il a en partie co-organisés, le mouvement urbain BRAL lance l’appel à idées « Parc
Anspach Park »37, pour initier un débat public sur les mobilités alternatives et la place de la nature en ville. Par la même
occasion, il s’agissait d’encourager la ville à se montrer plus ambitieuse dans sa politique d’aménagement des espaces
publics, en faisant des choix radicaux en faveur de la « verdurisation » des boulevards centraux, seuls espaces vacants
dans un centre-ville pauvre et densément peuplé. Une quinzaine de participants, individus ou collectifs38, soumettent leurs
propositions, évaluées par un jury et exposées publiquement : plans, coupes, rendus 3D, photomontages, collages,
schémas… Alors que ces propositions n’ont jamais dépassé le stade d’« objets planologiques » (Houlstan-Hasaerts et Laki,
201539), ils faisaient déjà exister différentes visions potentielles du boulevard, des possibles compositions et alliances, et
venaient ainsi alimenter les discussions et les moments d’évaluation. L’ensemble de la procédure a contribué à faire
émerger des intérêts, des désirs et des enjeux divers, parfois contradictoires. Par exemple, il est apparu bien vite que la
question de la « verdurisation » qui animait l’appel à transformer les boulevards centraux en parc ou en coulée verte pouvait
être interprétée de différentes manières (figure 5) et contrastait avec d’autres impératifs, comme les usages cyclables, par
exemple.

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Figure 5. Le parc Anspach et son « speaker’s corner » devant la Bourse. Proposition du comité de quartier Saint-Jacques et
Luc Schuiten (source : Cité végétale, Luc Schuiten, 2012).

En 2013, Yvan Mayeur devient bourgmestre de la ville de Bruxelles. Il tente de faire de la piétonisation des boulevards
centraux le projet phare de son mandat et travaille pour obtenir l’aval de la majorité siégeant au Collège. La nécessité et la
pertinence du projet sont, entre autres, justifiées au regard des actions menées par les mouvements citoyens (Vermeulen et
Hardy, 201640). Le bourgmestre (socialiste) arrivera à ses fins, au prix d’un compromis avec les libéraux : celui de maintenir
le centre-ville accessible aux transports motorisés. Face à la réticence des pouvoirs publics, on peut dire que les pique-
niques et les projets de l’appel à idées ont agi comme prototypes et comme preuves, in vivo ou de papier, dont la force
évocatrice permettait d’imaginer un centre-ville différent de l’existant. Bien plus, par leur caractère concret et tangible, ces
objets ont donné de la consistance à ces possibles, les rendant un peu plus atteignables et donc aussi plus probables
(Debaise et Stengers, 201641).

Les pouvoirs publics n’ont cependant pas saisi la multiplicité des possibles ouverts par les pique-niques et l’appel à idées
pour en nourrir le projet. À diverses reprises, les autorités ont insisté sur la nécessité de rester pragmatiques et rappelé les
nombreuses contraintes techniques avec lesquelles le projet doit composer42. « Il n’y aura pas de forêt sur les boulevards »,
avertissent-ils, par exemple, en référence à l’appel à idées du BRAL (ARAU, 2015, p. 6 43). Un processus participatif est
néanmoins engagé pour accompagner la mise en place du projet. À partir de l’automne 2014, une série de réunions
d’information-concertation et d’ateliers citoyens sont animés par un bureau spécialisé. Mais il apparaît bien vite, au fil de ces
rendez-vous, que les grandes lignes du piétonnier étaient déjà définies : le processus ne vise qu’à en affiner les détails. Les
plans et les rendus 3D, déjà prêts, fixaient et cadraient les entités à prendre en compte (figure 6). Bien qu’ils n’étaient pas
rendus disponibles à la manipulation, et finalement assez peu à la discussion, ces objets ont toutefois permis à certains
participants de mettre en évidence, en creux, des enjeux qui étaient absents des ordres du jour, tel le plan de mobilité ou
encore les incidences du projet sur les quartiers avoisinants (voire sur la ville dans son entièreté). Le projet leur apparaissait
ainsi déconnecté du territoire local et métropolitain ainsi que des enjeux environnementaux plus larges qu’il est supposé
servir : « Un petit peu comme si ce piétonnier était en suspension dans l’air », faisait remarquer une participante44.

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La participation urbaine en ses objets : pour une " responsabilité " accrue - RIURBA
La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

Figure 6. Commission de concertation (source : Espèces Urbaines, 2 juin 2017).
Certains absents ont vite été ramenés dans le débat par différents publics (Dewey, 2010a45) concernés, dont celui rassemblé
sous le nom de « Platform Pentagone ». Dès 2015, une série d’acteurs hétéroclites, réunis dans des alliances inédites (entre
habitants, militants et commerçants, par exemple), tente de qualifier les troubles qui affectent leurs activités
quotidiennes : nuisances sonores, pollution, perte de vitesse commerciale, accessibilité décrue… Ils s’attachent à définir les
problèmes que pose, selon eux, ce projet de piétonnier « mal pensé », déconnecté de ses externalités et de ses
conséquences… Ainsi, outre le piétonnier lui-même, des projets connexes comme la construction de quatre parkings
souterrains, la mise en place d’une boucle de desserte dans les rues avoisinantes ou encore le réaménagement sur le
piétonnier du palais de la Bourse en « Temple de la Bière », en viennent également à faire l’« objet » de cette mobilisation.
Peu à peu, les incohérences environnementales du projet, mais aussi les dynamiques d’esthétisation et de « festivalisation »
qu’il favorise et ses problématiques corollaires (gentrification, touristification, remplacement de l’offre commerciale) (IEB,
201546) émergent comme les matters of concern (Latour, 200447 ; Latour et Weibel, 200548), matières qui touchent et
tiennent ces acteurs hétéroclites… Avec comme slogan « No Mini-Ring, No Parking, No Bling-Bling », la plateforme met en
place une pléthore d’actions pour veiller aux conséquences de décisions qui les affectent et auxquelles ils estiment ne pas
avoir participé (ce qui correspond à la définition de « public » selon Dewey (2010a, p. 9549). Cela va de la fabrication du pot
d’échappement géant rencontré dans notre scène initiale, la réalisation de tracts et caricatures qui sensibilisent aux effets
du projet (figure 7), jusqu’au recours au Conseil d’État contre le plan de circulation, ou aux pétitions pour un processus
participatif plus conséquent et la réalisation d’études d’incidences.

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La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

Figure 7. Tract « Ceci n’est pas un piétonnier » (source : Platform Pentagone, 2015).
C’est dans ce contexte de vive controverse, qui met en péril jusqu’à la réalisation même du projet, qu’a lieu la phase-test
dont le récit ouvre cet article. Il s’agissait pour la commune de rendre tangible la piétonisation au plus vite, de mettre à
l’épreuve le plan de circulation, tout en suscitant l’adhésion du plus grand nombre. Ce piétonnier testé grandeur nature s’est
d’ailleurs avéré à certains égards un succès – en termes de fréquentation, par exemple, ou de la diversité des usagers qu’il a
attirés, notamment grâce à sa qualification spatiale et matérielle. De fait, de nombreux Bruxellois s’y sont rendus, se sont
rencontrés sur les bancs, ont pique-niqué aux tables, joué à la pétanque dans des bacs à sable, ou encore dansé au rythme
des accords d’un musicien de rue avantageusement placé en plein centre du boulevard… Mais la phase-test a eu également
des répercussions inattendues, voire contraires à ce qu’escomptaient les pouvoirs publics. L’esthétique bricolée de
l’ensemble, les aléas d’une gestion plus difficile que prévu (comme le suggéraient les poubelles débordantes), le
bannissement effectif de la circulation automobile : autant d’éléments matériels qui ont attisé des résistances au projet50,
dont certaines directement repérables dans la concrétude de la ville. Ainsi, des commerçants impactés affichaient à leur
porte un autocollant « pas élu, pas le bienvenu », interdisant l’entrée à Yvan Mayeur, bourgmestre en fonction, tandis que
certaines librairies bradaient dans leur vitrine un livre qui lui était attribué, intitulé Mon projet pour Bruxelles, et ne
contenant que des pages blanches. Pour certains usagers, pourtant a priori séduits, la mise à disposition du mobilier
éphémère couplée à l’appellation « phase-test » ont suscité de faux espoirs quant à la possibilité de pouvoir influer, par
leurs usages, sur l’aménagement définitif51. Plus spécifiquement, certains ont regretté le passage d’un aménagement labile,
ouvert et gratuit, caractérisé par la variété (ou l’indéfinition) usagère à un aménagement permanent considéré comme
policé, trop structuré voire bourgeois et commercial52.

Bon an, mal an, le projet obtient son permis et les travaux débutent. Mais le temps de la participation n’est pas fini pour
autant. Outre une série d’initiatives institutionnelles et citoyennes qui portent sur l’efficacité de la gestion et l’usage partagé
du piétonnier, on assiste à l’éclosion d’autres formes de participation au sens large, dont certaines sont également
perceptibles dans le corps de la ville. Ajustements, extensions ou ajouts discrets opérés par des citoyens, modifications
involontaires de la topographie des lieux ou effets des usages, autant de contributions « objectales » (Laki, 201853)
informelles, parfois anonymes voire non intentionnelles qui contribuent à façonner le projet au gré d’intérêts, d’enjeux et de
besoins divers. Des fausses plaques de rue rebaptisent le boulevard Anspach en « rue Semira Adamu », en hommage à la

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La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

demandeuse d’asile tuée par des policiers lors d’une tentative d’expulsion forcée du territoire belge. Des fissures dans les
murs du bâtiment de la Bourse sont encadrées et dotées d’un titre, créant ainsi un musée en plein air de détails du
quotidien (figure 8). Sur un des balcons de la Bourse, quelques livres, une couverture, des sacs, renseignent cette alcôve
comme la demeure de quelqu’un. Comme un lointain écho au parc fantasmé par certains, ou comme pour pallier une
absence, des hybrides d’objets et d’espèces végétales viennent compléter les parterres plantés du nouveau piétonnier : ici
les balustrades des balcons supportent de généreux bacs à fleurs, là des fleurs artificielles délimitent et pavoisent les
terrasses, pour le plaisir des yeux et le confort des clients. Encore ailleurs, des « potageurs » inconnus ont profité des
jardinières de la ville pour y planter des tomates, tandis que, accroché à un poteau, un pot semé d’herbe invite les passants
à multiplier ce genre d’actions pour « optimiser la ville » (figure 9). Plus loin encore, les semis égarés des parterres officiels
et quelques espèces sauvages pointent leur nez dans le peu de terre présent entre deux pavés de pierre bleue. Autant
d’acteurs, humains et non humains, qui participent eux aussi à façonner « le plus grand piétonnier d’Europe ».

Figure 8. « Humpback Whale », auteur inconnu (source : Espèces Urbaines, 13 septembre 2018).

Figure 9. Action « Optimize the city », auteur inconnu (source : Espèces Urbaines, 18 avril 2017).
Quels fils pouvons-nous tirer à partir de cette tentative de rendre compte de certaines situations participatives qui

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La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

accompagnaient la mise en place du piétonnier ? Quel est l’état de la participation urbaine si l’on prend en compte les prises
objectales, matérielles et esthétiques, voire les nombreux entrelacements plus qu’humains ? Il apparaît clairement que les
objets jouent un rôle dans ces multiples scènes, à la fois comme outils pour (faire) participer, mais aussi comme formes de
participation, voire comme participants à part entière de la fabrique urbaine. Ainsi, nous avons vu comment certains
participants délèguent (Latour, 199454) aux objets (la carte blanche, le mobilier de la phase test…) le pouvoir d’inviter à
participer au projet du piétonnier, mais aussi comment des objets invitent par eux-mêmes, voire obligent (Lefebvre, 201255)
une série de personnes à s’engager dans les affaires courantes de la gestion de la ville (par exemple, une boucle de
desserte qui augmente la présence automobile, les nuisances sonores et la pollution dans le centre-ville, poussant les
habitants à se mobiliser). D’autres objets (les plans et les rendus 3D, les nappes et les barbecues) sont mis à contribution
pour représenter, comparer, imaginer ou mettre en œuvre collectivement des agencements, que ce soit en venant
« outiller » les débats publics sur le projet ou parce qu’ils sont « manipulés ». Mais ces mêmes objets ne sont pas que des
représentations, des projections ou des artefacts inertes, ils peuvent embarquer des participants avec eux dans les avenirs
qu’ils font exister, leur faire faire des choix ou les faire agir dans des directions qu’ils n’avaient pas escomptées. On peut
ainsi émettre l’hypothèse que les pique-niques géants et leur cortège d’objets ont en partie contribué à convaincre les
franges les plus dubitatives du conseil communal du bien-fondé de la piétonisation des boulevards centraux. À ceux et celles
qui savent se rendre sensibles et attentifs à ces objets, ils fournissent de précieux renseignements sur ce à quoi les
personnes tiennent, sur les valeurs qu’elles défendent (Bidet et al. 201156 ; Dewey, 201157) et donc aussi, sur les besoins qui
ne sont pas rencontrés. Des objets apparemment aussi anodins qu’un sticker collé sur une porte ou un pot de fleur accroché
à un poteau témoignent de préoccupations démocratiques et environnementales tout autant – sinon davantage – que leur
invocation dans un discours politique. Porter attention à ces objets renseigne également sur les parties en présence –
humains et non humains – qui n’ont pas exprimé leurs besoins et leurs intérêts au sein d’une assemblée (Latour, 2018 58 ;
Rosanvallon, 201459), qui ne rempliront aucun questionnaire. Cela permet, dans une conception élargie de la participation
urbaine, de néanmoins les considérer comme de véritables participants, en tant que contributeurs à la fabrique de la ville
(Laki, 201860). La couverture, les livres et les sacs sur le balcon de la Bourse constituent la preuve factuelle de nécessités
d’habitants du piétonnier que le débat aménagiste ignore, et que le projet concerne pourtant.

Mais ces objets ne sont pas que des sources de renseignement sur les préférences, opinions et besoins détectables sur un
terrain ; ils en sont la matière même. Ils ne sont pas seulement ce à quoi des personnes et autres entités tiennent, mais
aussi ce qui les tient et par quoi elles tiennent ensemble (Bidet et al., 201161). Ils sont ce sur quoi des personnes et autres
entités veillent, ce dont elles prennent soin, mais aussi ce qui prend soin d’elles ou les affecte (Puig de la Bellacasa, 201762).
Il en est ainsi des « potageurs » anonymes qui s’occupent des jardinières de la ville en y cultivant des tomates, jardinières et
plantations qui leur apportent à leur tour leurs fruits et bienfaits. C’est d’ailleurs dans cette optique que l’usage furtif de ces
bacs est toléré par les agents de la ville responsables de la gestion de l’espace public et des plantations communales : parce
qu’ils le perçoivent comme un véritable moyen de subsistance de personnes vivant dans la rue. Des alliances, des
consensus se forgent ainsi avec toutes sortes d’objets communs. Symétriquement, des objets peuvent être aussi ce qui
sépare : sources de dissensus, objets de la discorde. Les tables de pique-nique et autres pièces de mobilier éphémère
installées sur le piétonnier pendant la phase-test étaient d’un côté valorisées pour les usages gratuits qu’elles proposaient
et les publics multiples qu’elles rassemblaient, de l’autre discréditées pour leur esthétique bricolée et les publics
« indésirables » – sans-abris et autres « branleurs » – qu’elles attiraient. En ce sens, le piétonnier tout entier, en tant
qu’objet de multiples désirs concurrents, participe au « partage du sensible » (Rancière, 200063), c’est-à-dire à la dimension
esthétique et matérielle du politique, où se partagent (au sens de mettre en commun autant que de diviser) les parts et les
« places ».

Avec ce compte-rendu, nous soulignons différents rôles que les objets peuvent jouer dans toutes sortes de transactions
participatives (Dewey, 2010b64). Cependant, les rendez-vous et occasions manqués, les possibles très vite clôturés, ainsi que

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La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

les déceptions et incompréhensions, ou encore les moments où ils étaient instrumentalisés plutôt que considérés dans
l’étendue de leurs pouvoirs, nous font émettre l’hypothèse que la participation urbaine se trouverait enrichie de leur
véritable prise en compte. C’est dans ces brèches que nous inscrivons notre programme de faire la participation avec ces
objets, avec pour ligne d’horizon la composition en commun de projets urbains plus justes, plus pertinents, plus en accord
avec les besoins, les intérêts et les aspirations du terrain.

Faire la participation avec les objets
À la lumière du caractère mobilisant et engageant des objets, ceux et celles qui travaillent dans le domaine de la
participation urbaine se voient de facto obligés de les prendre en compte, de les inclure d’une manière ou de l’autre dans
leur (plan d’) action. Comme nous l’avons vu dans la première partie, cette prise en compte se limite souvent à des
tentatives d’en minimiser l’emprise ou d’en contrôler les effets. À partir du piétonnier du centre de Bruxelles, nous avons
pointé les limites de cette conception purement utilitariste des objets et montré a contrario ce qui se passe si l’on
commence à rendre compte des transactions participatives à travers eux. Nous voudrions ici élargir le champ, pour sonder,
sous un angle plus programmatique, les possibilités d’une posture davantage proactive envers les objets, œuvrant pour leur
véritable prise en compte.

Cette opération n’est pas anodine : elle s’inscrit dans le changement plus large et plus radical qu’est celui de l’adoption
d’une perspective plus qu’humaine. Car la conscience grandissante des interdépendances planétaires et écologiques invite à
raviver ou à inventer d’autres formes d’interaction et d’imagination vis-à-vis d’entités non humaines, vivantes ou non,
biologiques ou non (Haraway, 200865, 201666). À son tour, ce déplacement jette un nouvel éclairage sur la question de la
participation urbaine. D’une part, certaines espèces animales ou végétales reprennent place de manière inattendue au sein
d’environnements radicalement transformés par l’humain, telles les villes (Tsing et al., à paraître67). D’autre part, la
nécessité de veiller à la verdurisation et à la biodiversité des environnements urbains est devenue – ne fût-ce que pour le
bien-être et la sécurité des humains – une évidence. Cependant, les améliorations concrètes restent le plus souvent
insuffisantes. Dans ce contexte, des voix se lèvent pour prôner l’adoption d’une véritable perspective plus-qu’humaine de
l’urbanisme (Houston et al., 201768). À rebours de l’exceptionnalisme humain, les disciplines de l’urbanisme, mais aussi
celles de l’art et du design, cherchent de plus en plus à développer des nouvelles formes de participation ou de cocréation
plus qu’humaines (Clarke et al., 201969 ; Heitlinger et al., 201970 ; Smith et al., 201771 ; Calvillo, 201872 ; Forlano, 201673 ;
Gabrys, 201974).

À partir de notre pratique expérimentale de recherche, mais en résonance avec les défis qui se posent dans l’action
publique, nous nous proposons d’explorer ici non seulement des manières de prendre en compte les objets et autres entités
non humaines avec lesquelles l’environnement urbain est partagé et composé (« Puiser dans la rue pour créer des dispositifs
participatifs »), mais aussi d’explorer des manières de faire compter ces autres entités, de sensibiliser à elles et aux enjeux
dont elles sont porteuses (« Vers l’invention de formes de participation plus qu’humaines »). En effet, en tant que
chercheurs, nous prônons une posture qui assume pleinement l’intervention dans la réalité que la recherche se propose
d’étudier. Chaque méthode, en détectant certains aspects plutôt que d’autres, amplifie ceux dont elle rend compte et passe
sous silence les autres (Law, 200475). Si toute méthode est performative, nous rejoignons l’appel à assumer la pleine
responsabilité de ces interventions, y compris des assemblages créatifs et inventifs (Marres et al., 201876) qui résonnent
avec le besoin de renouveler des narrations plus qu’humaines (Haraway, 201677). Dans notre pratique de recherche, nous
nous basons ainsi toujours sur une connaissance fine du terrain pour réarticuler certaines observations dans des dispositifs
d’enquête matériels. À leur tour, ces dispositifs nous permettent de mettre à l’épreuve nos hypothèses, directement sur le

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La participation urbaine en ses objets : pour une « responsabilité » accrue

terrain.

​Puiser dans la rue pour créer des dispositifs participatifs
La recherche-action p-lab porte sur les différentes formes de participation qui sous-tendent, accompagnent et répondent au
projet urbain du piétonnier du centre-ville de Bruxelles ; la diversité des participants y est de la plus haute importance. Dans
le but d’y inclure en tant qu’informateurs non seulement activistes, pouvoirs publics, commerçants, mais aussi la multiplicité
d’autres usagers humains de cet espace (passants, sans-abris, mendiants, livreurs, balayeurs de rue, touristes,
navetteurs…), ainsi que ses habitants non humains (pigeons, animaux de compagnie, virus, plantes…), nous misons
notamment sur le déploiement de dispositifs de recherche in situ, dans la rue, afin d’accrocher et de sonder ceux et celles
qui fréquentent cet espace, quelles que soient les raisons qui les guident.

Notre défi est ainsi de créer des objets et situations « invitants », et ce, pour des publics radicalement divers. À cette fin,
nous avons, au fil de notre pratique, développé une méthodologie circulaire entre observation et prototypage qui nous
permet de tester en pratique des hypothèses que la partie ethnographique de notre travail nous mène à formuler78. Le fait
de puiser amplement dans les ressources du terrain – de les prendre en compte – nous permet aussi de nous accorder avec
les langages, les manières de faire, les styles, ainsi que les thématiques, les matters of concern, qui traversent ce terrain-là.

À l’approche des élections communales belges d’octobre 2018, nous avons, par exemple, exploré le caractère politique des
opérations de rénovation urbaine ainsi que le pouvoir politisant des élections (moment participatif par excellence des
démocraties représentatives). Pour ce faire, nous avons puisé inspiration auprès d’un objet qui avait eu la capacité de poser
exactement ce genre de questions. Il s’agissait d’une simple feuille accrochée à un panneau de circulation à l’entrée d’une
rue en travaux à Saint-Gilles (commune limitrophe de Bruxelles-ville). Sur cette feuille figurait le texte suivant : « Avis à la
population : l’administration communale tient à souligner que les travaux de réaménagement des voiries n’ont rien à voir
avec les prochaines élections communales. » La photographie de cette affichette avait été partagée sur un réseau social et y
avait suscité un débat animé. Nous ne connaissions pas davantage les conditions de réalisation de l’affiche que les autres
internautes, mais nous remarquions que les avis sur son authenticité étaient partagés et tranchés à la fois : vrai ou faux,
chacun était sûr de le savoir, et le débat portait dès lors sur le lien entre les travaux et les élections. Que ce soit pour
défendre ou pour dénoncer les choix de l’administration communale, la plupart des commentateurs n’avait aucun doute que
ces travaux avaient « quelque chose à voir » avec les élections : un simple chantier devenait soudainement politique. Pour
notre part, nous avons surtout été frappés par la formidable capacité de cette simple affiche à attiser un débat, et ce, dans
une période préélectorale marquée par le désintéressement politique79. Quelle était la clé de sa réussite ? Selon nous, sa
force résidait avant tout dans son caractère ambigu, ouvert à interprétation. Multivalente, elle apportait de l’eau à tous les
moulins. En se prêtant à différentes interprétations, elle parlait à des personnes aux avis et affinités très disparates, et
réussissait ainsi à faire émerger un débat qui était jusque-là latent, inexprimé. Bien sûr, c’était un débat local, peut-être
anecdotique pour certains, mais tout à fait pertinent par rapport à notre objectif de tracer des formes quotidiennes et
ordinaires de participation urbaine et leurs possibles glissements du civil vers le politique (Berger et al., 201180). En
cherchant à explorer plus avant le potentiel politisant de cet objet, nous avons produit des affichettes similaires et les avons
apposées sur notre terrain d’études, le chantier du piétonnier du centre-ville. Nous avons par ailleurs multiplié l’opération en
la transposant à d’autres types d’objets et de situations, également présents dans la nouvelle zone piétonne, et qui
pouvaient, selon nos observations préalables, susciter un débat car ils touchaient de près ou de loin à des dossiers qui y
étaient sensibles. On pouvait, par exemple, lire sur une affiche que nous avons accrochée à côté d’une fresque sur le
football : « Avis à la population. Nous tenons à souligner que le football n’a rien avoir avec les prochaines élections

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