Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne : tendances contradictoires dans le secteur du logement - OpenEdition Journals
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Sud-Ouest européen Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest 46 | 2018 Produire et réguler l’habitat dans la péninsule Ibérique Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne : tendances contradictoires dans le secteur du logement Repositioning the Right on the City Debate in Lisbon: Contradictory Trends in the Housing Domain Reposicionar el debate sobre el derecha a la ciudad en Lisboa: Tendencias contradictorias en el ámbito de la vivienda Giovanni Allegretti, Simone Tulumello et João Seixas Traducteur : Hovig Ter Minassian Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/soe/4838 DOI : 10.4000/soe.4838 ISSN : 2273-0257 Éditeur Presses universitaires du Midi Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2018 Pagination : 93-110 ISBN : 978-2-8107-0617-4 ISSN : 1276-4930 Référence électronique Giovanni Allegretti, Simone Tulumello et João Seixas, « Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne : tendances contradictoires dans le secteur du logement », Sud-Ouest européen [En ligne], 46 | 2018, mis en ligne le 27 septembre 2019, consulté le 10 février 2020. URL : http:// journals.openedition.org/soe/4838 ; DOI : 10.4000/soe.4838 Sud-Ouest européen – Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
SUD-OUEST EUROPÉEN No 46, p. 93-110, Toulouse, 2018 REPOSITIONNER LE DÉBAT SUR LE DROIT À LA VILLE À LISBONNE : TENDANCES CONTRADICTOIRES DANS LE SECTEUR DU LOGEMENT 1 Repositioning the Right on the City Debate in Lisbon: Contradictory Trends in the Housing Domain Reposicionar el debate sobre el derecha a la ciudad en Lisboa: Tendencias contradictorias en el ámbito de la vivienda Giovanni Allegretti 2, Simone Tulumello 3, João Seixas 4 RÉSUMÉ – En montrant comment la ABSTRACT – By showing how the com- RESUMEN – Al mostrar cómo la combina- combinaison des transformations globales bination of global transformations with ción de las transformaciones globales y las 93 et des politiques locales ont touché l’im- local-based policies affected the real estate políticas locales han afectado al mercado mobilier et le marché du logement dans and housing market in the main Portuguese inmobiliario y de la vivienda en la prin- la première ville du Portugal, le texte city, the text analyses Lisbon as a paradig- cipal ciudad de Portugal, el texto toma prend Lisbonne comme exemple paradig- matic case of the growing disputes between Lisboa como ejemplo paradigmático de matique des tensions croissantes entre les new pseudo-liberal models of economic and las crecientes tensiones entre los nuevos nouveaux modèles pseudo-libéraux du urban development, and their contestations modelos pseudo-liberales de desarrollo développement économique et urbain et – both social as well as institutional. The económico y urbano, y sus oposiciones. leurs oppositions. Celles-ci sont sociales article wonders to what extent the “end of Estos son sociales, pero también están del mais aussi du côté des institutions. L’article austerity” today is able to respond to the lado de las instituciones. El artículo cues- se demande ainsi jusqu’à quel point la poli- new social movements that emerge in the tiona hasta qué punto la política de «fin tique de « fin de l’austérité » aujourd’hui est conjugation of the new urban conditions de la austeridad» es capaz de responder a en mesure de répondre aux interrogations with the pressures on the housing system. las preguntas de estos nuevos movimientos de ces nouveaux mouvements sociaux qui In the end, some possible trends to face the sociales que están surgiendo debido a las émergent du fait des nouvelles conditions uncertainties of Lisbon’s dizzying socio-po- nuevas condiciones de vida y a las presiones de vie et des pressions sur le système du litical transition are underlined. sobre el sistema de vivienda urbana. Por logement en milieu urbain. En dernier lieu, último, el artículo destaca una serie de l’article souligne un certain nombre d’en- retos ante las incertidumbres de la transi- jeux face aux incertitudes de la transition ción política y social en Lisboa, que sigue politique et sociale à Lisbonne, qui reste caracterizándose por las vacilaciones. caractérisée par des hésitations. LISBONNE – LOGEMENT – LISBON – HOUSING – POLITICAL LISBOA – VIVIENDA – CAMBIO CHANGEMENT POLITIQUE – CHANGE – POST-AUSTERITY POLÍTICO – POLÍTICAS POST- POLITIQUES POST-AUSTÉRITAIRES POLICIES – SOCIAL MOVEMENTS AUSTERIDAD – MOVIMIENTOS – MOUVEMENTS SOCIAUX SOCIALES 1 Article traduit par Hovig Ter Minassian. 2 Center for Social Studies, Coimbra University, Portugal; School of Architecture and Planning, University of the Witwatersrand, South Africa, allegretto70@gmail.com. 3 Instituto de Ciências Sociais da Universidade de Lisboa, simone.tulumello@ics.ulisboa.pt. 4 CICS.NOVA Social Sciences Interdisciplinary Centre and Department of Geography and Regional Planning, New University of Lisbon, jseixas@fcsh.unl.pt. © Sud-Ouest Européen, no 46, 2018
G. ALLEGRETTI, S. TULUMELLO, J. SEIXAS, Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne Introduction partie de l’opinion publique 3, beaucoup d’observateurs ont relevé que non seulement ce train de mesures P ar rapport à d’autres pays d’Europe de l’Ouest, le Portugal a connu une trajectoire spécifique de changement rapide au cours des dernières années. austéritaires avait été injuste et inefficace pour résoudre la crise économique et financière mais qu’il a été au contraire une des raisons de l’approfondissement Les élections de 2015 et le renouveau de la centralité de la récession après 2011 (Pedroso, 2014). De plus, dans les politiques parlementaires qui les ont suivis, le consensus austéritaire s’était accompagné d’un ont conduit le pays dans une forme de gouvernement manque généralisé d’autonomie politique pour le pays, expérimentale et presque unique en Europe. Le terme en particulier vis-à-vis de ses créanciers internationaux de geringonça (qui désigne littéralement une sorte de (voir par exemple Abreu et al., 2013 4). jargon, d’objet curieux et compliqué à utiliser) a été employé pour décrire cette forme de gouvernement, Malgré les attentes fortes et en partie satisfaites des d’abord pour le critiquer, puis appropriée par la citoyens (comme l’ont montré différents sondages, gauche elle-même. Geringonça est une coalition de voir Ferreira, 2018) en demande de stabilité sociale partis socialiste et communiste, des Écologistes et et de regain de leurs revenus après plusieurs change- du Bloc de gauche, qui soutient le gouvernement ments de direction politique, il n’est pas chose aisée de socialiste d’António Costa, ancien maire de Lisbonne. transformer radicalement l’agenda politique après six Ce nouveau climat politique, ainsi que les effets de la années d’austérité. La plupart des réformes approu- levée de certaines mesures austéritaires mises en place vées durant cette période n’ont pas été annulées ou depuis 2010 et en particulier depuis le renflouement complètement transformées 5, et continuent de peser du Portugal 1, ont amené de nombreux citoyens mais fortement sur les axes de développement du pays. Il aussi des observateurs extérieurs à considérer que le semble que malgré le soutien globalement positif des Portugal était enfin en train de laisser derrière lui le médias nationaux et l’usage intelligent des outils de pire des « politiques austéritaires 2 ». Pendant plusieurs communication et des sondages par le gouvernement, années, ce courant austéritaire a dominé l’agenda la croissance économique relative que le pays a connue 94 politique national au-delà des clivages partisans. Bien au cours des deux ou trois dernières années (principa- qu’en réalité il n’ait jamais été complètement adopté lement fondée sur l’afflux d’investissements extérieurs par la majorité des acteurs aux échelles locales de dans le secteur du tourisme et de l’immobilier) pour- l’administration centrale, ainsi que par une grande rait ne pas durer éternellement et ne pas résoudre les problèmes de fond du pays, notamment la forte aug- mentation des inégalités et les faiblesses structurelles de l’État-providence. Il est notable cependant que les problèmes qui durent 1 Le programme d’ajustement économique du Portugal (ou depuis des années ainsi que cette longue période de renflouement du Portugal) a consisté en un train de mesures politiques d’austérité a coexisté, dernièrement, avec de soutien financier (à hauteur de 78 milliards d’€) sollicité une multiplication de pratiques participatives d’une en 2011 par le gouvernement socialiste pour faire face à la grande diversité, la plupart venant de l’engagement grave crise de la dette souveraine, ainsi qu’un « Mémoran- d’institutions locales qui expérimentent des formes dum d’entente » portant sur un nombre de réformes deman- dées en échange de ce renflouement. Le programme d’une 3 Pour une discussion sur les réponses apportées par les ac- durée de trois ans a été signé en mai 2011 par le gouverne- teurs publics locaux dans l’aire métropolitaine de Lisbonne, ment sortant et la « Troïka » composée du Fonds monétaire voir Seixas et al., 2016 ; pour un tableau des mobilisations international (FMI), de la Banque centrale européenne (BCE) civiles, voir Baumgarten, 2013 ; Accornero et Pinto, 2015. et de la Commission européenne (CE). Ce programme a été 4 D’autres auteurs comme Moury et Standring, 2017 ont éga- essentiellement mis en œuvre par les gouvernements dirigés lement insisté sur l’exploitation stratégique des mesures de par les sociodémocrates (parti de centre-droit au Portugal) de renflouement du pays par les élites nationales pour conforter Passos Coelho. leur pouvoir sur d’autres acteurs. 2 Néologisme qui désigne une combinaison de mesures d’aus- 5 Par exemple, la libéralisation de la planification territoriale térité sur le plan économique et financier, associées à une (voir Governo de Portugal, 2013) et l’assouplissement du code dérive autoritaire. du travail (Clauwaert et Schömann, 2013). © Sud-Ouest Européen, no 46, 2018
G. ALLEGRETTI, S. TULUMELLO, J. SEIXAS, Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne d’innovation démocratique plus institutionnalisées, Pour cela, et pour compléter les réflexions proposées mais aussi issus du renouvellement de l’activisme par Allegretti (2018) sur les processus participatifs par portant un discours de critique urbaine. Ces deux élé- « invitation 8 » (souvent dans un cadre limitatif) lan- ments représentent d’importants changements pour cés par des municipalités au cours des dix dernières un pays dans lequel la crise économique a profondé- années, nous nous concentrerons sur des exemples de ment touché la confiance dans les représentants poli- participation par « irruption » (Blas et Ibarra, 2006), tiques 6. Et bien que la Constitution nationale accorde c’est-à-dire des pratiques d’affirmation de soi, de ré- beaucoup d’importance à la centralité dans la promo- sistance et de dissidence inspirées par des discours tion de la démocratie participative 7, le Portugal n’a urbains alternatifs (Subirats dans Colectivo Politica en pas réellement connu par le passé de réelle tentative Red, 2007, p. 54). pour repenser l’État autour d’objectifs d’implication directe des citoyens dans la construction de politiques Notre argumentaire est organisé en cinq points. Nous publiques et leur mise en œuvre. commencerons par dresser un rapide tableau du sys- tème du logement au Portugal qui servira de cadre à Conscients des difficultés à démontrer les relations la discussion. Puis nous décrirons les changements de cause à effet et les incidences mutuelles de phé- qui ont affecté le système du logement à Lisbonne au nomènes si complexes et imbriqués, nous propo- cours des dernières années par rapport au contexte sons dans cet article de circonscrire notre analyse métropolitain et national en portant particulièrement au champ du débat public sur la ville, et particuliè- attention aux changements pendant la crise et après rement dans le domaine des politiques de logement, la crise. Il faut souligner que les données dans ce do- exemple hautement représentatif de la conjonction de maine d’étude sont difficiles à rassembler. Tandis que faiblesses structurelles des politiques publiques, de la des données statistiques géographiques précises et grande vague de politiques austéritaires adoptées par fiables sur le marché du logement ne sont disponibles l’État durant la période 2011-2015, ainsi que des ten- que tous les dix ans à l’occasion des recensements (et sions nées des tendances qui y en découlent à diffé- ne permettent évidemment pas de saisir les change- rents niveaux et différentes échelles administratives. ments tumultueux des dernières années), les seules 95 Nous verrons comment les politiques nationales libé- données à jour sont celles des agences immobilières rales dont l’objectif était de renouer avec la croissance et des consultants, eux-mêmes intéressés de présen- économique par l’immobilier et la construction, ainsi ter le marché immobilier comme étant en croissance que les coupes budgétaires des pouvoirs publics dans rapide 9. Troisièmement, nous discuterons du péri- le domaine du logement, ont touché les territoires et mètre mouvant des politiques de logement avant, en profondément transformé, en quelques années, le tissu quatrième lieu, de nous concentrer sur les « pratiques urbain de l’aire métropolitaine de Lisbonne et com- insurrectionnelles d’aménagement » (Holston, 2009 ; ment le tissu social a commencé à évoluer en lien avec Sandercock, 1998). Souvent nées comme des formes ces transformations. de résistance à des processus spécifiques, elles ont montré leur capacité à alimenter le débat sur la néces- sité de repenser les politiques urbaines selon d’autres 6 Selon l’Eurobaromètre, la confiance dans le parlement natio- stratégies que celles en place. En conclusion, nous pro- nal a fortement chuté entre 2009 (38 %) et 2013 (14 %) pour posons quelques éléments sur le futur proche dans le remonter rapidement depuis (44 % en 2017). http://ec.eu- secteur du logement. ropa.eu/commfrontoffice/publicopinion/index.cfm/Chart/ getChart/chartType/lineChart//themeKy/18/groupKy/89/sav- File/867. 7 L’article 2 de la Constitution de 1976 (révisée en 2005, c’est- 8 C’est-à-dire des expériences d’arènes de dialogue social qui à-dire après la période révolutionnaire) indique que « La ont été « accordées » par des entités administratives et insti- République portugaise est un État démocratique basé sur le tutionnalisées par ces dernières en tant que politiques spéci- droit […] dont l’objectif est la démocratie économique, sociale fiques (Blas et Ibarra, 2006). et culturelle et l’approfondissement de la démocratie partici- 9 La secrétaire d’État au logement, récemment nommée (voir pative ». Ainsi, il identifie la participation des citoyens comme plus bas) a souligné à de nombreuses reprises, à l’occasion un objectif à part entière de l’action de l’État (et pas simple- d’événements publics, l’importance de fournir des données ment un moyen d’y parvenir). plus objectives et plus à jour. © Sud-Ouest Européen, no 46, 2018
G. ALLEGRETTI, S. TULUMELLO, J. SEIXAS, Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne I – Permanences et nouveaux (données du recensement, INE), tandis que le parc de enjeux : quelques brèves remarques logements sociaux représentait un peu plus de 10 % sur le système du logement au (Pinto, 2017). Ainsi, la relative sécurité garantie par la propriété occupante, la forme la plus robuste de sécu- Portugal risation de l’accès au logement dans le système portu- gais, est moins importante dans les contextes urbains Le rapporteur spécial des Nations unies sur le logement qui ont justement connu les effets les plus importants convenable a visité le Portugal fin 2016. Son rapport des récentes transformations dans le secteur de l’habi- (Fahra, 2017) a dressé un tableau sombre de la crise tat, comme nous le verrons par la suite. Dans le même du logement dans ce pays et sa double nature : d’un temps, le marché locatif à Lisbonne a été parmi l’une côté un parc de logement social fortement dégradé et des cibles prioritaires des législations adoptées durant le maintien de formes de logement précaire dans le- la période austéritaire. Le mémorandum d’entente de quel vivraient environ 25 000 foyers selon une enquête la Troïka a demandé la libéralisation du marché loca- récente (IHRU, 2018) ; d’un autre côté des tensions tif (EC, 2011, p. 87), rendue possible par le « nouveau croissantes pour des portions de plus en plus larges régime de bail en milieu urbain » (Novo Regime de de la population et en particulier pour les locataires Arrendamento Urbano, NRAU, Law 31/2012). Ce nou- des classes populaires et des petites classes moyennes, veau régime réduit les droits des locataires et facilite liées à la hausse abrupte des prix du logement au les procédures d’expulsion en cas de rénovation du cours des dernières années. Cette combinaison d’an- logement, mais aussi en cas de changement d’usage ciens et de nouveaux enjeux permettent d’éclairer les pour transformer un logement en logement touris- principales caractéristiques du fonctionnement du sys- tique, avec un objectif non-avoué de faire disparaître tème du logement au Portugal. Le pays connaît un très les contrats de bail à loyer encadré encore existants. fort taux de propriété : les trois quarts environs des En effet, jusqu’alors, le « gel des loyers » avait été qua- ménages portugais. En effet, historiquement, l’accès siment la seule politique visant les locataires et dans de à la propriété a fait l’objet d’un large consensus poli- nombreux cas avait créé des situations problématiques 96 tique et a été considéré comme un important facteur dans lesquelles ces derniers payaient des loyers extrê- de stabilité politique ; et la mise en place des crédits mement bas (parfois à peine 10 €), sans aucune com- hypothécaires subventionnés, qui continuent, malgré pensation pour les bailleurs. Ce système avait été pen- leur disparition officielle en 2002, d’être l’élément le dant longtemps considéré comme l’une des raisons de plus coûteux des dépenses publiques en matière de la dégradation progressive du parc de logement dans logement (IHRU, 2015), a été l’une des pièces maî- les grands centres urbains. Si l’on change de perspec- tresses des politiques de logement depuis les années tive, on peut aussi considérer ce système comme un 1980 10. Les logements sociaux, malgré d’importants élément majeur d’une stratégie plus globale en faveur programmes développés dans le passé (le dernier mais de l’accumulation foncière et la suburbanisation à par- non des moindres étant le programme spécial pour le tir des années 1980 11. C’est dans ce contexte complexe relogement lancé en 1993), ne représentent que 3 % qu’ont eu lieu la brusque attractivité de Lisbonne en du parc total de logements (Pinto, 2017). Les effets du termes de flux touristiques, sa capacité à attirer de soutien à l’accession à la propriété au cours des der- nouveaux résidents issus de groupes sociaux particu- nières décennies sont visibles dans la chute du sec- liers, et l’acquisition rapide de son statut de cible de la teur locatif, de 46 % en 1970 à environ 20 % en 2011 spéculation immobilière internationale. (Fahra, 2017, p. 7). Le marché locatif et le logement social sont concen- trés dans les grandes villes. En 2011, le secteur locatif représentait 42 % du parc de logements à Lisbonne 10 De plus, ces crédits hypothécaires ont été l’une des princi- pales raisons de la croissance de la dette privée, qui a elle- 11 Dans le contexte juridique portugais, la « suburbanisation » même été un facteur crucial de l’éclatement de la crise finan- désigne une procédure accélérée pour permettre la rénova- cière au Portugal (Osservatório sobre Crises e Alternativas, tion (avec démolition/reconstruction) plutôt que la réhabilita- 2013, p. 36-37). tion. Visão, 2013. © Sud-Ouest Européen, no 46, 2018
G. ALLEGRETTI, S. TULUMELLO, J. SEIXAS, Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne II – Lisbonne au sein du (capitalisme) hérite également d’une histoire politique et culturelle global qui pendant des années a négligé la promotion des va- leurs d’urbanité, si bien qu’aujourd’hui apparaissent La ville de Lisbonne a connu au cours des dernières de nouvelles formes d’inégalités sociales, voire de sé- années des changements rapides et manifestes, qui ont grégation sociospatiale, particulièrement en lien avec rendus visibles les paradoxes de la transformation et les besoins les plus élémentaires comme l’accès au lo- de la ségrégation. En cette fin de deuxième décennie gement. Il reste des inconnus, ou plutôt des interroga- du xxie siècle, la capitale portugaise apparaît de plus tions réapparaissent au sujet de la capacité d’action du en plus comme cosmopolite et intégrée aux tendances gouvernement urbain local, la redistribution des biens globalisées qui en ont fait une ville à la mode (voir communs et la défense des droits fondamentaux. Nous Rossi et Tulumello, 2018). Elle a cherché à mettre en présentons ces différentes formes d’inégalités en par- œuvre une nouvelle stratégie d’amélioration de la qua- ticulier dans le domaine du logement, en commençant lité de vie urbaine et de l’économie entrepreneuriale, par une comparaison entre les dynamiques pendant et avec des changements symptomatiques dans les poli- après la crise. tiques publiques et les investissements, que ce soit en direction des espaces publics, des infrastructures ou Au moment où le Portugal bénéficiait de son ren- des aménités environnementales (Seixas, 2013 ; Costa, flouement en 2011, la ville de Lisbonne, centre ad- 2017). La ville a réformé de manière assez radicale ses ministratif d’une région métropolitaine de presque structures politiques et administratives aux échelons 3 millions d’habitants, comptait 552 700 habitants les plus bas (Seixas et al., 2016) et se prépare désor- et 322 865 logements, dont 50 289 vacants (Minder, mais à renforcer sa capacité d’action et ses ressources 2018) et presque 5 000 considérés comme en état de – à travers un processus de décentralisation émanant délabrement (fig. 1). À la fin 2014, Lisbonne et sa ré- de l’État central et qui devrait avoir lieu d’ici deux à gion métropolitaine subissaient les impacts de la crise trois ans – avec pour conséquence l’augmentation des économique nationale et des politiques d’austérité compétences du gouvernement urbain local. Il s’agit (Seixas et al., 2016). là de dynamiques sociales et politiques qui rompent 97 en grande partie avec les traditions de centralisation Un certain nombre de processus, démarrés dès 2009, étatique et qui reflètent de manière significative une ont cependant ouvert la voie au rebond économique attitude volontariste de réforme. Cependant, Lisbonne et aux transformations du système du logement à Figure 1 – Logements en ruine ou abandonnés à Lisbonne en 2009, selon le type de propriétaire Source : Tretas.org (https://tretas.org/PrediosDevolutosLisboa#Localiza.2BAOcA4w-o_dos_Pr.2BAOk-dios_Devolutos), base de données municipale de Lisbonne © Sud-Ouest Européen, no 46, 2018
G. ALLEGRETTI, S. TULUMELLO, J. SEIXAS, Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne Lisbonne. L’activité touristique est en croissance à partir jusqu’à hauteur de 500 000 € 15, et en partie du fait de 2009, grâce aux investissements et à la promotion de de la croissance du marché immobilier au Portugal la ville à l’échelle internationale par le gouvernement et donc de bons retours sur investissement 16. Sans local (Seixas et al., 2016), grâce à la soudaine attirance surprise, l’afflux rapide d’individus à plus haut dont témoignent par exemple certains magazines pouvoir d’achat que les résidents locaux ainsi que étrangers de mode et d’art de vivre, mais aussi à la les investissements internationaux ont eu pour effet chute du tourisme dans les pays d’Afrique du Nord liée une hausse conséquente des prix immobiliers et du aux troubles politiques et au terrorisme international. logement, avec une croissance annuelle à deux chiffres Cette tendance s’est accentuée entre 2016 et 2017 dans la plupart des communes appartenant à la lorsque Lisbonne s’est vue décernée plusieurs prix région métropolitaine de Lisbonne (Guterres, 2017 17). (no 1 mondial des ports d’escale de croisière en ville) et En effet, dans son dernier rapport sur la stabilité a contribué au succès remarquable du Portugal dans financière du pays, la Banque du Portugal a souligné les dernières éditions du World Travel Awards (Petiz, le rôle des investissements étrangers dans la hausse 20107 12). Ce développement de l’activité touristique des prix du logement, tout en alertant sur la possibilité s’est accompagné d’autres tendances. D’un côté, de l’éclatement de cette bulle immobilière (Banco de la ville a réussi à devenir attractive pour des jeunes Portugal, 2018). entrepreneurs et des start-ups (Rossi et Tulumello, 2018), des retraités (attirés par les déductions fiscales à destination des « résidents non-permanents », dont le statut a été créé durant la période d’austérité 13), et des 15 Le programme « Golden Visa » (ou permis résidentiel pour étudiants internationaux toujours plus nombreux 14. l’investissement) accorde à des individus d’origine étrangère D’un autre côté, Lisbonne est devenue une cible un permis temporaire de résidence pour mener des activi- attractive pour les investissements immobiliers tés commerciales avec une exemption de visa valable sur le internationaux, en partie grâce au programme territoire national et dans l’espace Schengen. Il donne par la « Golden Visa », qui donne accès au marché européen et suite la possibilité d’obtenir le statut de résident permanent 98 à l’espace Schengen aux investissements immobiliers et la naturalisation. Bien que ce programme ait été théori- quement envisagé pour d’autres investissements que dans le 12 En 2017, le Portugal a reçu 37 récompenses (environ 30 % domaine de l’immobilier (investissements en capital, création des tous les prix décernés), soit 13 de plus qu’en 2016. d’emploi, financement d’instituts de recherche, mécénat, pa- 13 Est éligible au statut de « résident non-permanent » (AT, trimoine culturel, achats de titres dans des fonds d’investis- 2016) toute résident n’ayant pas déclaré de foyer fiscal au sement ou des participations dans des petites et moyennes Portugal au cours des cinq dernières années. Ce statut s’ac- entreprises au Portugal), en 2017 ce sont plus de 90 % des vi- compagne d’exemptions fiscales au Portugal pour une pé- sas qui ont été accordés à des investisseurs immobiliers (SEF, riode de dix ans (renouvelable sous conditions). Durant cette 2017 ; Filipe, 2013). période, aucun impôt sur la fortune n’est prélevé, et les re- 16 En témoignent les récentes déclarations lors d’une mani- venus générés à l’intérieur du pays sont taxés à un taux fixe festation publique (Habitação em Foco, 19/02/2018 ; https:// de 20 % au lieu d’un taux progressif qui dans certains cas youtu.be/XfhCdALaIU4) de Rui Coelho, directeur exécutif de dépasse 48 %. l’agence de gestion du programme de loyer abordable (voir plus bas). Selon Coelho, l’agence a déjà été contactée par plus 14 Le logement étudiant semble être la « prochaine bonne af- d’un investisseur intéressé de gérer l’ensemble de l’opération, faire » pour l’investissement immobilier, comme l’a suggéré qui représente un montant total de plus de 700 millions d’€. une étude commandée à la start-up locale Uniplaces (spécia- lisée dans les logements étudiants de court séjour) par Jones 17 Une recherche sur Internet permet de trouver des centaines Lang LaSalle, l’une des plus grandes entreprises internatio- d’articles et d’études faisant état de l’explosion des prix im- nales de service immobilier (JLL, Uniplaces, 2017). mobiliers. © Sud-Ouest Européen, no 46, 2018
G. ALLEGRETTI, S. TULUMELLO, J. SEIXAS, Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne Cette transformation rapide du marché du logement rations (Caritas Portuguesa et Caritas Europa, 2017). a pour conséquence un large spectre de processus de Comme le montre la figure 2, la disponibilité en loge- gentrification, de touristification et de financiarisation, ments locatifs de longue durée a en moyenne chuté de observables dans le paysage urbain, surtout dans les 75 % à Lisbonne et 85 % à Porto entre 2013 et 2016. espaces historiques centraux qui deviennent progres- sivement des enclaves à l’usage exclusif des riches Bien entendu, il est particulièrement difficile d’éta- résidents temporaires (Vieira et al, 2016 ; Sagueiro blir avec rigueur des corrélations entre les tendances et al., 2017 ; Cocola-Gant, 2018). En particulier, la dans le secteur de l’immobilier et les expulsions des croissance de l’activité touristique semble se faire au populations hors du centre de la ville. Par exemple, prix de la réduction des logements locatifs disponibles certaines fractions des jeunes adultes peuvent avoir à Lisbonne où, par exemple, la compagnie AirBnB a réussi à acheter des maisons à bas prix pendant la elle seule gérait en mai 2018 plus de 13 000 offres de crise pour les mettre ensuite en location ou en vente logement, dont les trois quarts concernaient des mai- avec une plus-value, tout en s’installant dans les com- sons entières, alors même que ce segment du marché munes périphériques où ils peuvent s’offrir de plus locatif était quasiment inexistant en 2013. Les hauts grandes maisons et un meilleur niveau de vie. Malgré taux d’occupation (82 % en mai 2018) suggèrent que tout, on note un nombre croissant de témoignages, par le marché bat son plein et qu’il n’est pas près de se exemple ceux reportés par des groupes locaux d’acti- réduire dans un futur proche. Dans le même temps, vistes comme Habita ! (voir plus bas) ou « Stop Despe- les promoteurs immobiliers avançaient le fait que le jos », qui font état de personnes ayant été expulsées et nombre de logements locatifs disponibles avait chuté qui n’ont pas eu d’autre choix que de déménager en de 75 % entre 2013 et 2016 (Esteves, 2016). dehors de Lisbonne 19. C’est peut-être le signe d’une nouvelle vague de gentrification à venir dans les quar- Il faut cependant souligner un certain nombre de ten- tiers périphériques de Lisbonne et les communes en- sions qui témoignent de récentes transformations. La vironnantes, due à la réinstallation de jeunes adultes croissance de l’industrie du tourisme a été un élément actifs ayant un haut niveau de diplôme et des salaires crucial de la reprise économique du pays, en alimen- relativement élevés 20. 99 tant la réhabilitation du patrimoine architectural et en contribuant à la création d’emplois (mais, rappe- lons-le, systématiquement précaires). Ainsi, les insti- tutions locales et nationales ont encouragé le dévelop- III – Ouvertures, omissions et pement du tissu économique en direction de l’activité contradictions dans le champ des touristique mais sans stratégie globale. Ceci, associé politiques publiques à l’échec systématique des tentatives de captation et de redistribution des revenus générés par le tourisme, Le risque que les processus décrits précédemment a eu des conséquences majeures. En 2016, Lisbonne, augmentent les inégalités territoriales dans les villes pour la première fois depuis des décennies, n’a pas et les régions métropolitaines portugaises a été pris en enregistré de solde démographique négatif, sauf pour considération par le gouvernement central, quoique de les jeunes adultes résidents (entre 20 et 34 ans) qui manière contradictoire. Le Premier ministre António au contraire ont connu une baisse de 30 % pour la Costa, qui avait pourtant à plusieurs reprises affirmé période 2011-2016 18. Bien que le vieillissement de la que la libéralisation du marché immobilier devait al- population portugaise ne soit pas un enjeu nouveau, il est évident que l’absence de logements bon marché 19 Nous nous basons ici sur des expériences personnelles alimente les flux de résidents en direction des zones liées à notre participation aux activités de « Habita! ». À titre suburbaines nord et vers les berges sud du Tage (Cos- d’exemple, le service d’aide juridique de « Habita! » pour les ta, 2017). De fait, une récente étude menée par Cari- personnes qui risquent une expulsion a accompagné plus tas a souligné le fait que l’accès au logement devenait de ménages pour les quatre premiers mois de l’année 2018 particulièrement problématique pour les jeunes géné- qu’au cours des cinq années précédentes. 20 Par exemple, la municipalité de Amadora, dans la première 18 Données issues des estimations de la population par l’Ins- couronne périphérique de Lisbonne, a enregistré en 2017 la titut national de la statistique, www.ine.pt/xportal/xmain?x- plus forte hausse des prix immobiliers de l’ensemble du pays pid=INE&xpgid=ine_base_dados&contexto=bd&selTab=tab2. (INE, 2018). © Sud-Ouest Européen, no 46, 2018
G. ALLEGRETTI, S. TULUMELLO, J. SEIXAS, Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne ler jusqu’à son terme, a nommé en juillet 2017 une nouvelle secrétaire d’État au logement, prenant acte des pressions croissantes qui pèsent sur les classes moyennes et les nouvelles générations 21. Le profil de la secrétaire d’État, Dr Ana Pinho, mérite quelques commentaires. Pinho est une spécialiste de la régéné- ration urbaine et de l’immobilier 22, et en même temps une négociatrice efficace, ce dont témoigne le nombre impressionnant de réunions organisées au cours des derniers mois avec des activistes, des groupes de rive- rains et des universitaires 23. Cette nomination traduit la reconnaissance de la complexité des problèmes aux- quels doit faire face le gouvernement portugais, leur caractère transscalaire (en particulier le besoin d’arti- culation entre les niveaux étatique et municipal) et la nécessité d’encourager le dialogue social. Nous mobi- lisons ainsi les notions d’ouverture, d’omission et de contradiction pour caractériser la structure mouvante des politiques du logement au Portugal. La nature même du travail de dialogue menée par Dr Ana Pinho traduit d’abord une ouverture. Non seu- lement la nouvelle secrétaire d’État a engagé des dis- Figure 2 – Appartements disponibles à la location de cussions avec des représentants de larges portions de longue durée à Porto et Lisbonne la population, mais elle a également été un acteur-clé Source : Jornal de Negocios, données Casa Sapo pour la période 100 du lancement du train de mesures d’une nouvelle gé- 2013-2016 nération de politiques du logement (Nova Geração de Políticas de Habitação 24) qui entend simultanément Silva, 2017). Dans le même temps, le parti socialiste a apporter des ressources financières pour répondre au déposé au parlement national une proposition de loi- problème du logement précaire et soutenir la dispo- cadre sur le logement (Lei de Bases da Habitação 25) nibilité en logements locatifs de longue durée sur le qui entend rééquilibrer les rapports de force en faveur marché immobilier (pour la critique de cette politique : des locataires et des résidents. 21 « Ces nouvelles générations, affirmait António Costa, ne Dans le même temps, la décision politique, selon les peuvent être condamnées à l’endettement ou à l’abandon mots mêmes du Premier ministre, de ne pas agir pour hors du centre-ville et il est nécessaire de renforcer la dispo- contrecarrer les mesures en faveur de la libéralisa- nibilité en logements bon marché » (Tiago, 2017). tion et de la financiarisation du marché du logement, 22 Spécialiste récompensée pour ses travaux sur les politiques montre qu’une importante omission du côté des po- de réhabilitation urbaine dans l’Union européenne, ancienne litiques semble être en jeu. Par ailleurs, la secrétaire commissaire de la charte stratégique de Lisbonne, ancienne d’État au logement a répété au cours de différentes membre de la mission Lisbonne/Europe 2020 et du conseil manifestations que dans ce domaine, la régulation d’administration de Fundiestram, agence de gestion de fonds n’était pas une stratégie souhaitée par le gouverne- d’investissements immobilier. www.portugal.gov.pt/pt/gc21/ ment central. En particulier, ce dernier ne montre pas area-de-governo/ambiente/secretarios-de-estado#Habitacao. de signes tangibles d’une volonté d’abroger ni même 23 Par exemple des groupes de recherche (comme les de réformer les principaux éléments de la législation membres du projet exPERts, https://expertsproject.org/) et en vigueur et en particulier le nouveau régime de bail des activistes (comme le groupe « Habita ! », association pour en milieu urbain, le système du Golden Visa ou le statut le droit au logement et à la ville ou la Caravane pour le droit au logement, https://caravanapelahabitacao.wordpress.com). 25 http://habitacao.ps.pt/wp-content/uploads/2018/04/ 24 Décret-loi 37/201. https://dre.pt/home/-/dre/115440317/ projeto-de-Lei-bases-da-habita%C3%A7%C3%A3o- details/maximized8. GPPS-19.4.2018.pdf. © Sud-Ouest Européen, no 46, 2018
G. ALLEGRETTI, S. TULUMELLO, J. SEIXAS, Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne de résident non-permanent qui sont pourtant au cœur Lisbonne est le dispositif de « loyer abordable » (Lis- des enjeux actuels, comme nous l’avons vu précédem- boa Renda Acessível 27). Il s’agit d’un programme de ment (Marujo, 2018). partenariat public-privé pour des opérations mixtes incluant jusqu’à 7 000 logements bon marché répar- Sur le long terme, cette notion d’omission permet éga- tis en 15 lots, dans lesquelles la participation de la lement de saisir la convergence entre l’absence de municipalité consiste en la cession du foncier. D’un développement d’une politique nationale de logement côté, l’intérêt exprimé par les fonds d’investissement complète et durable (Tulumello et al., 2018), les me- immobilier (voir plus haut note no 16) suggère que ce sures de libéralisation de la planification menée au programme alimente la logique de financiarisation du nom de l’austérité, et l’absence de stratégies intégrées parc de logement à Lisbonne. D’un autre côté, plutôt (qu’elles soient régulatrices ou au contraire stimula- que de se concentrer sur les friches et les projets de trices) dans le champ du tourisme et de l’immobilier. régénération, la municipalité a décidé de parier sur la construction neuve, qui est une problématique parti- La tendance à la recomposition de l’offre immobilière culièrement importante dans une ville telle que Lis- à destination de résidents temporaires peut difficile- bonne, dont le tissu urbain est très dense et offre très ment être inversée en l’absence d’une intervention peu d’espaces libres (Magalhães, 2003 ; Ribeiro Telles, étatique volontariste, en particulier en cette période 1997). À cela s’ajoutent les critiques à l’encontre de « postaustéritaire » (avec une majorité de résidents la gestion du parc d’immobilier public appartenant à urbains et d’actifs qui ont connu une baisse significa- la municipalité, par exemple, le programme « Réha- tive de leurs revenus pendant la crise et qui n’ont pas bilitez d’abord, payez ensuite » (Reabilita Agora Paga retrouvé leur niveau précédent). Le caractère multis- Depois), qui permet aux pouvoirs publics de céder des calaire de cet enjeu est évident, ce dont témoigne par bâtiments résidentiels dans des zones de forte valeur exemple l’impossibilité pour les pouvoirs publics de foncière et immobilière, presque exclusivement au bé- fixer des quotas pour l’offre de résidences touristiques néfice d’investisseurs spéculatifs (Bivar et al., 2017) ; de courte durée, qui restent considérés comme des lo- ou bien son souhait de se débarrasser de son parc de gements dans la juridiction nationale. Il faut également logement public à moyen terme (UrbanGuru, 2011). Il 101 noter la similarité des processus en cours à Lisbonne est difficile d’identifier, au-delà de certaines déclara- et à Porto, mais aussi dans d’autres villes de plus petite tions politiques, une stratégie globale qui permettrait taille (Lopes, 2017 ; Esteves, 2016), ce qui montre que de s’attaquer de manière structurelle aux racines de la la nécessité de définir une stratégie nationale vis-à-vis crise du logement qui se déroule aujourd’hui. du tourisme. Et pourtant, il reste de nombreux éléments qui sou- lignent les contradictions dans les politiques de plani- IV – Nouveaux réseaux et contre- fication et de logement à Lisbonne, à commencer par discours en action le discours des pouvoirs publics locaux, qui d’un côté font systématiquement l’éloge des investissements Il n’est pas surprenant que le cadre que nous venons dans le tourisme et dans l’immobilier pour leurs ef- de décrire, c’est-à-dire une longue période de crise fets sur la croissance économique, mais d’un autre et de nouveaux enjeux soulevés par le rebond écono- côté ont fini par reconnaître la nécessité de mainte- mique et auxquels les institutions répondent par des nir la population en centre-ville 26. L’élément crucial contradictions fortes, ait été le terreau d’une nouvelle de la stratégie municipale en matière de logement à génération de réseaux ancrés dans les territoires. Mal- gré leur hétérogénéité, ces contre-discours ont en com- 26 Voir, par exemple, les propos du maire Fernando Medina mun de mettre au cœur de leurs réflexions le droit au sur l’importance de soutenir la croissance touristique (Madre- logement et le droit à la ville. Dans les lignes suivantes, Media/Lusa, 2018), comparés à ceux de la conseillère muni- nous offrons un rapide panorama de ces initiatives et cipale au logement Paula Marques sur le besoin de maintenir mouvements dans différents domaines. les résidents (Pincha, 2018). Cette ambivalence souligne la complexité de la majorité politique à la tête de la municipalité de Lisbonne : Paula Marques appartient à un groupe indépen- dant dans une coalition avec le Parti socialiste. 27 www.lisboarendaacessivel.pt/en/home.html. © Sud-Ouest Européen, no 46, 2018
G. ALLEGRETTI, S. TULUMELLO, J. SEIXAS, Repositionner le débat sur le droit à la ville à Lisbonne Face aux changements majeurs en cours et aux pres- immobilier 28. Cette nouvelle géographie a également sions croissantes sur la vie urbaine, et face en même eu des effets sur la nature de ces espaces culturels. Si temps à la faiblesse relative des réponses politiques avant 2008 leur fonction était avant tout récréative et qui leur ont été apportées, ne fût-ce que dans des en lien avec les cultures régionales portugaises, après secteurs vitaux des droits urbains comme le droit au 2008, de nouveaux espaces associatifs, plus versatiles, logement, une variété de mouvements sociaux à an- ont pris forme, parmi lesquelles le RD69 Regueirão dos crage urbain local a progressivement émergé, selon Anjos (né en 2010) est l’un des plus connus 29. Souvent différents canaux. Ces mouvements, qui parfois se che- autogérés et financés par les activités et services qu’ils vauchent, agissent et donnent voix à de nouveaux dis- offrent (notamment d’accueil de manifestations), ces cours et demandes de la part de citoyens pour ce qu’ils espaces manifestent leur intérêt à contribuer à la lutte considèrent comme des « biens communs » (Mattei, contre les inégalités et à servir de rassembleurs, ou de 2011 ; Nelžlo, 2015), selon différentes canaux, formes catalyseurs des stratégies des différentes communau- et discours. Ils sont encore relativement à la marge de tés pour faire face à leurs problèmes dans le domaine la vie sociale et politique de Lisbonne, comparés, par du logement, de l’emploi, de la gestion des communs exemple, avec leurs homologues des grandes villes es- urbains et des espaces publics. pagnoles, mais ils sont clairement en progression en termes de base socioculturelle et de visibilité média- Un certain nombre de projets artistiques ont explici- tique. Certains semblent être l’expression relativement tement interpellé les pouvoirs publics sur le droit à la générique d’une conscience civique à l’égard de ques- ville. Par exemple, en 2013, les artistes Raquel Castro tions transversales, quand d’autres sont de nature plus et Mariana Barros se sont attaquées à l’inaccessibili- spécifique, se concentrant sur certains thèmes ou pé- té et aux logiques d’exclusion de certains quartiers du rimètres de contestation. On les trouve dans les prin- centre historique de Lisbonne en usant d’ironie et, en cipaux quartiers du centre de la métropole mais aussi l’absence de scène théâtrale pour leur performance, dans ses périphéries en cours d’urbanisation et sont en jouant dans la rue et en prenant le rôle de deux sans aucun doute soutenus par un usage massif des personnages (les prototouristes Racha et Mama) qui se 102 réseaux sociaux en ligne. promènent dans cette D’abord, il existe une variété d’initiatives à caractère Lisbonne soi-disant ville créative, cette Lisbonne où culturelle ou artistique, qui se développent à la fois la gentrification tourne à plein régime, devenue port dans des quartiers en cours de gentrification rapide d’escale pour des navires de croisière de 15 ponts, dans le centre et les quartiers historiquement margi- objet de la spéculation, et où partout dans le centre nalisés de la périphérie. Les quartiers situés autour de pullulent les « locations courte durée » (Vieira, 2013). l’axe de l’avenue Almirante Reis sont des cas particu- lièrement intéressants. Ils ont longtemps été occupés Au début de l’année 2014, un autre groupe de jeunes par une grande diversité de communautés migratoires artistes designers et chercheurs se sont rassemblés issues de différentes régions du globe. Plus récem- pour réfléchir et agir face aux transformations en ment, ce quartier a attiré de nouveaux résidents, en cours dans le patrimoine architectural de Lisbonne particulier des étudiants portugais et étrangers, de en fabriquant une série de grandes affiches contre la jeunes européens diplômés attirés par le style de vie spéculation immobilière qu’ils ont placardé dans plu- lisboète et d’autres résidents chassés de leur quartier sieurs îlots dans la zone du centre-ville. À cette opé- d’origine par la saturation de ces derniers (Malheiros ration provocatrice appelée « Desbarato » se sont et al., 2013). La fonction de centralité urbaine et la ajoutées des visites guidées publiques dont l’objectif valeur du quartier ont augmenté, également soutenus par la stratégie de régénération urbaine engagée par 28 Par exemple, Zona Franca (depuis Costa do Castelo), Crew la mairie en 2008 et le tissu solide d’institutions et Hassan (depuis Baixa) ou Mob (depuis le Bairro Alto). d’associations locales (Tulumello, 2016). 29 Il s’agit d’un projet socioculturel qui organise des ateliers, des événements musicaux, des projections de films, des repas Dans le même temps, le quartier a suscité l’installation vegan, auquel a été rajoutée plus récemment une bibliothèque d’espaces culturels qui étaient auparavant situés dans possédant une collection remarquable d’affiches politiques, des quartiers plus centraux de la ville et qui souvent en de documents et d’ouvrages sur les mouvements anarchistes. avaient été chassés par les transformations du marché https://rda69.wordpress.com. © Sud-Ouest Européen, no 46, 2018
Vous pouvez aussi lire