La privatisation en Europe de l'Est : problèmes, méthodes et réalités - Epsilon (Insee)

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Monsieur Norbert Holcblat

La privatisation en Europe de l'Est : problèmes, méthodes et
réalités
In: Economie et statistique, N°279-280, 1994. Ouvertures à l'Est et au Sud. pp. 101-120.

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 Holcblat Norbert. La privatisation en Europe de l'Est : problèmes, méthodes et réalités. In: Economie et statistique, N°279-280,
 1994. Ouvertures à l'Est et au Sud. pp. 101-120.

 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0336-1454_1994_num_279_1_5919
Resumen
La privatizaciôn en Europa oriental : problemas, métodos y realidades
La transformaciôn del regimen de propiedad de las
empresas es uno de los elementos fondamentales de la transiciôn de Europa oriental hacia la
economia de mercado. La privatizaciôn pasa por el desarrollo de un nuevo sector privado y la cesiôn de
las empresas pûblicas.
La privatizaciôn de la economfa es mâs avanzada en Polonia, Hungrfa y en la Repûblica checa.
Progresa en los demâs pafses de Europa central y oriental y, con ciertas particularidades, en Rusia. El
desarrollo y las formas de los procesos de privatizaciôn dependen estrechamente del contexto social y
politico. La insuficiencia del ahorro interior tuvo como consecuencia el otorgarles un papel fundamental
a las inversiones extranjeras en la privatizaciôn de las grandes empresas pûblicas o impulsé la puesta
en aplicaciôn de unos programas de "privatizaciôn masiva".
Las incertidumbres sobre las consecuencias de las privatizaciones sobre el tejido industrial resultan
especialmente grandes en aquellos pai'ses que aplicaron la privatizaciôn masiva y sobre todo en Rusia,
donde sus modalidades privilegian a los asalariados y directivos ya en puesto.

Résumé
La privatisation en Europe de l'Est : problèmes, méthodes et réalités
La transformation du régime de propriété des entreprises est un des éléments fondamentaux de la
transition de l'Europe de l'Est vers l'économie capitaliste de marché. La privatisation passe par le
développement d'un nouveau secteur privé et la cession des entreprises publiques.
La privatisation de l'économie est la plus avancée en Pologne, Hongrie et en République tchèque. Elle
progresse dans les autres pays d'Europe centrale et orientale et, avec des aspects spécifiques, en
Russie.
Le déroulement et les formes des processus de privatisation sont largement dépendants du contexte
social et politique. L'insuffisance de l'épargne intérieure a abouti, soit à donner un rôle essentiel aux
investissements étrangers dans la privatisation des grandes entreprises publiques, soit à la mise en
œuvre de programmes de « privatisation de masse ». Les incertitudes quant aux effets des
privatisations sur le tissu industriel sont particulièrement fortes dans les pays qui ont recouru à la
privatisation de masse, et surtout en
Russie, où les modalités retenues privilégient les salariés et les dirigeants en place.

Abstract
Privatization in Eastern Europe: Problems, Methods and Realities
The changeover from the system of State-owned companies is one of the principal elements of Eastern
Europe's transition to a free-market economy. Privatization is being accomplished with the development
of a new private sector and the selling off of public enterprises.
Economic privatization is most advanced in Poland, Hungary and the Czech Republic. Progress is also
being made in the other Central and East European countries as well as in Russia, albeit in a different
manner.
The choice of the type and way in which privatization is implemented depends to a great extent on the
social and political context. The lack of domestic savings has conferred a primary role on foreign
investment in the privatization of leading public enterprises or has led to the implementation of "mass
privatization" programmes.
Uncertainty over how privatization will affect the industrial fabric is particularly high in the countries that
have chosen mass privatization, especially in Russia where the methods favour existing employees and
managers.

Zusammenfassung
Die Privatisierung in Osteuropa: Problème, Verfahren und Realitâten
Die Umwandlung des Systems des Unternehmens- eigentums ist eines der grundlegenden Elemente
beim Ùbergang der osteuropâischen Lànder zur Markt- wirtschaft. Die Privatisierung setzt die
Entwicklung eines neuen Privatsektors und die Abtretung der ôffentlichen Untemehmen voraus.
politischen Kontext ab. Das unzureichende Sparvolumen in diesen Lândern fùhrte dazu, daB den
auslandischen Investitionen bei der Privatisierung der groBen ôffentlichen Untemehmen eine
wesentliche Rolle zukommt, oder hatte die Einleitung von Programmen zur "Massen- privatisierung" zur
Folge.
Die Privatisierung der Wirtschaft ist in Polen, Ungam und in der Tschechischen Republik am
fortgeschrittensten. Voran kommt sie auch in den anderen mittel- und osteuropâischen Làndern sowie,
unter bestimmten Aspekten, in RuBland.
Der Ablauf und die verschiedenen Prozesse der Privatisierung hàngen weitgehend vom sozialen und
Die Unsicherheiten hinsichtlich der Auswirkungen der Privatisierungen auf das Industriegeflecht sind in
den Lândern besonders stark, die sich fur die Massenprivati- sierung entschieden haben, vor allem in
RuBland, wo deren Durchfùhrungsmodalitâten die Arbeitnehmer und die amtierenden Leiter
bevorzugen.
INTERNATIONAL

                          La privatisation en Europe de l'Est :

                          problèmes, méthodes et réalités

Holcblat *
Norbert                   La transformation du régime de propriété des entreprises est un des éléments
                          fondamentaux de la transition de l'Europe de l'Est vers l'économie de marché. La
                          privatisation passe par le développement d'un nouveau secteur privé et la cession
                          des entreprises publiques.
                          La privatisation de l'économie est la plus avancée en Pologne, Hongrie et en
                          République tchèque. Elle progresse dans les autres pays d'Europe centrale et
                          orientale et, avec des aspects spécifiques, en Russie.
                          Le déroulement et les formes des processus de privatisation sont largement
                          dépendants du contexte social et politique. L'insuffisance de l'épargne intérieure
                          a abouti, soit à donner un rôle essentiel aux investissements étrangers dans la
                          privatisation des grandes entreprises publiques, soit à la mise en œuvre de
                          programmes de « privatisation de masse ».
                          Les incertitudes quant aux effets des privatisations sur le tissu industriel sont
                          particulièrement fortes dans les pays qui ont recouru à la privatisation de masse,
                          et surtout en Russie, où les modalités retenues privilégient, dans un premier temps,
                          les salariés et les dirigeants en place.

* Norbert Holcblat        La période écoulée depuis le début des an      plus révolutionnaire - ou plutôt contre-révo
fait partie du bureau            nées quatre-vingt a été marquée par une lutionnaire- du gouvernement russe ». Car la
Europe de la direc        accélération des processus de privatisation    privatisation de masse est la différence entre
tionde la Prévision.
                          dans les diverses régions du monde. Pour       la réforme économique et la révolution... Son
                          éclairant qu'il soit sur les transformations des
                                                                         objectif n'est pas seulement de créer une éco
                          modes de régulation économique et sur le re    nomie nouvelle et plus compétitive. C'est de
                          trait de l'État de la sphère productive, le const
                                                                         créer de nouvelles classes, de nouvelles att
                          atglobal peut cependant conduire à gommer      itudes et de nouvelles relations entre le gou
                          la spécificité des privatisations dans les écono
                                                                         vernement         et les gouvernés » (Wolf, 1992).
                          mies« de type soviétique ».                    La privatisation à l'Est a une dimension sys-
                                                                         témïque : crest un élément déterminant du
                          L'enjeu des privatisations à l'Est est plus gé processus de transition vers des économies
                          néral   et plus décisif que partout ailleurs.   capitalistes de marché. Ce contexte particul
Les noms et dates entre   L'objectif de la privatisation en Russie a pu   ier      a eu pour conséquence dans beaucoup de
parenthèses renvoient à
la bibliographie en fin   être résumé par les phrases suivantes : « Pri pays de la zone des modalités spécifiques de
d'article.                vatiser   l'économie russe est la politique la transfert des actifs publics.

 ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 279-280, 1994 - 9/10                                                                       101
Privatiser pour changer                                 (Andreff, 1993) (1). Avec la crise du modèle et
      le système                                              les réformes décentralisatrices de la dernière
                                                              période, les pouvoirs des directions d'entre
                                                              prise     se sont d'ailleurs considérablement ren
      Le poids du secteur privé était réduit dans             forcés.      La situation est devenue encore plus
                  les économies d'Europe de l'Est. La ges     complexe dans les économies réformées (You
      tion des entreprises publiques (et des entrepri         goslavie,      Hongrie, Pologne) où un certain nomb
      ses         qui avaient le statut théorique de          re de pouvoirs sur les actifs avaient été
      coopératives) était étroitement contrôlée par           juridiquement transférés aux dirigeants des en
      les autorités centrales et enserrée dans une pla        treprises     et à l'ensemble du personnel.
      nification        imperative, élaborée par ces mêmes
       autorités. La combinaison de ces deux él         Les unités territoriales décentralisées elles auss
      éments        conduisait à une étatisation de l'écono
                                                        ipouvaient réclamer des droits, en particulier
      mie        caractéristique du « modèle » mis en place
                                                        dans les États fédéraux à partir du moment où
      en URSS à partir du début des années trente.      l'autorité centrale s'affaiblissait. Rappelons
                                                        enfin que, surtout dans les États issus de
      La part de la propriété privée est demeurée jus l'URSS, selon l'idéologie de référence du sys
      qu'en 1989 quasi nulle dans les pays restés les   tème antérieur, autorités centrale et locales
      plus attachés au modèle soviétique. Les réfor n'étaient, en principe, que les gérants de la pro
      mesdécentralisatrices intervenues en Pologne      priété sociale, ce qui peut fonder l'idée que les
      et surtout en Hongrie avaient, pour l'essentiel,  travailleurs des entreprises voire l'ensemble
      éludé les problèmes de privatisation des entre des citoyens ont un droit sur l'appareil product
      prises existantes, sauf dans la toute dernière pé if.   L'étatisation n'induit donc pas la simplicité
      riode.  Le secteur privé jouait cependant un rôle (au moins de principe) de la privatisation
      plus important dans ces deux pays et sa part y    comme transfert de la propriété d'un détenteur
      atteignait 15 % de la valeur ajoutée. En Polo unique qui détiendrait l'ensemble des droits à
      gne, l'importance du secteur privé résultait des détenteurs nombreux.
      avant tout de l'agriculture largement décollec-
      ti visée après 1956. En Hongrie, le secteur privé
      était plus largement diffusé dans l'ensemble      Une privatisation quantitativement
      des activités.                                    et qualitativement différente

       Par ailleurs, dans tous les pays de l'Est s'était      L'étatisation de l'essentiel de l'économie a
       développée une économie « parallèle » dont             pour conséquence que la privatisation en
       le poids était couramment évalué entre 10 %            Europe de l'Est diffère des transferts d'entre
      et 15 % du produit total (Vanous, 1989). Ce             prisesau secteur privé en Europe occident
      pendant,   seule une partie de cette « seconde          ale  (et même dans le Tiers Monde) à la fois
      économie » peut être considérée comme corre             quantitativement et qualitativement (Bôs,
      spondant à ce que serait un secteur privé légal         1993). La différence quantitative est évidente :
      dans les conditions d'une économie de marché.           les privatisations en Europe de l'Ouest concer
      En effet, pour le reste il s'agit soit de « l'exploi    nent une proportion, parfois significative mais
      tationdu secteur public dans des buts privés »          somme toute restreinte du PIB.
      (Duchêne, 1989), et les profits réalisés dépen
      daient largement de cette situation, soit d'acti         Mais la différence qualitative est aussi essent
      vitéségalement exercées « au noir » dans les             ielle : elle tient au contexte et aussi à la nature
      pays capitalistes développés.                            des entités à privatiser. Les privatisations à
                                                               l'Ouest de l'Europe (et aussi en Amérique la
       L'essentiel de la propriété était donc concentré       tine) se déroulent dans un contexte qui est déjà
       entre les mains de l'État. Cela ne signifie pour       celui de l'économie de marché : les droits de
       tantpas que la répartition et l'exercice concret       propriété sont clairement définis, les agents dé
       des droits attachés à la propriété étaient unifor      tiennent   des avoirs suffisants pour acquérir les
       mes.Même dans le modèle soviétique classi              actifs privatisés, l'évaluation de ces actifs peut
      que, si le « centre » était supposé définir
       l'orientation de l'ensemble de l'économie et,
      dans ce cadre, les conditions d'activité de tou         1. Ces pouvoirs des dirigeants d'entreprise sont généralement
      tes les unités économiques, les ministères sec          envisagés sous l'angle des dysfonctionnements de la
                                                              planification centralisée ; mais ils peuvent être également
      toriels et les directions d'entreprise disposaient      appréhendés comme un problème de rapport entre « principal »
      de fait de certains pouvoirs sur les actifs d'État      (détenteur de la propriété juridique) et « agent » (Cahuc, 1993).

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être faite sans trop de difficulté, des marchés f          de la situation économique, le rôle des entrepri
                             inanciers  existent, etc. Ces éléments sont, pour          ses           industrielles d'État en matière sociale se
                             une large part, inexistants dans les économies             soit maintenu en Russie dans la période récente,
                             en transition où les privatisations sont le signal         voire se soit élargi, tant pour ce qui est de
                             du changement de système.                                  F appro visionnement des salariés que des ser
                                                                                        vices médicaux, ce qui a au moins permis
                              La nature des « entités » à privatiser est, elle en d'amortir les conséquences sociales des réfor
                              core, bien différente. Dans les économies de              mes(Lefèvre, 1993).
                              marché, l'entreprise est couramment définie
                              comme une institution produisant des biens ou
                              des services en vue de leur vente. Sauf situation         Un seuil critique
                              de monopole, elle est contrainte par son env
                              ironnement           et par ailleurs est enserrée dans un Le mot « privatisation » est utilisé à propos
                              réseau de règles (légales et contractuelles) en           de l'Europe de l'Est dans au moins trois sens
                              principe exécutables une fois définies. En ou différents. Du plus restreint au plus large on
                              tre, l'entreprise ne se reconnaît généralement            considère :
                             d'autres fonctions sociales que celles qui dé
                             coulent           de son objet premier. L'« entreprise »   - le transfert au secteur privé d'avoirs antérieu
                             de l'Est s'opposait quasiment trait pour trait à               rementpublics ;
                             ces différents points. Tout d'abord, la valida
                             tiondes biens produits se faisait en amont en              - le développement des activités privées dans
                             fonction des objectifs du Plan (Roland, 1989) :                l'économie, ce qui recouvre le premier aspect
                             le problème essentiel des entreprises était de                 mais aussi le développement de nouvelles en
                             trouver les ressources en matières premières,                  treprises       privées ;
                             matériel et main-d'œuvre nécessaires pour y
                             satisfaire. Comme l'écrit l'économiste hon - les deux premiers points impliquent
                             grois Janos Kornai (1984) : « L'entreprise so l'idée du contrôle de la propriété par des
                             cialiste          traditionnelle est fondamentalement          agents privés. Le terme « privatisation »
                             contrainte par les ressources ». Kornai précise                est parfois employé dans un sens beau
                             aussi que « les contraintes budgétaires de l'en                coup plus large : « le désengagement de
                             treprise         socialiste traditionnelle sont lâches » :     l'État qui renonce à son influence directe
                             si elle remplissait les objectifs du Plan, l'entre             sur l'allocation des ressources en capi
                             prisepouvait souvent discuter ses impôts, ses                  tal» (Commission des Nations-Unies
                             conditions de crédit, ses modalités et ses condi               pour l'Europe, 1991). Dans cette accept
                             tions d'approvisionnement, etc. Son environ                    ion,la privatisation englobe aussi bien le
                             nement était largement négociable, d'autant                    changement du statut juridique de l'entre
                             que la taille moyenne des entreprises industriel               prise(corporatization : transformation en
                             les       des économies de type soviétique excédait            société commerciale) que la commerciali
                             largement celle de leurs homologues occidental                 zation         (définie comme la subordination
                             es.        Par ailleurs, la contrainte de ressources in de la gestion à un objectif de rentabilité),
                             citait         l'entreprise à remonter en amont du             la cession par contrat de la gestion à des
                             processus productif : pour limiter les risques de              personnes privées et, enfin, la vente des ac
                             ruptures d'approvisionnement, elle fabriquait                  tifs et le développement de nouvelles entre
                             elle-même toute une série de biens ne ressortant               prises.
                             pas de son métier principal. Enfin, l'entreprise
                             des économies de type soviétique exerçait, par Pour certains auteurs le transfert de propriété
2. Ces éléments, et no       bien des aspects, une fonction sociale allant des actifs publics ne s'impose pas, au moins
tamment    le dernier, ont
parfois amené à quasi        bien au-delà de son rôle productif : comme comme priorité immédiate : « La privatisation
ment nier le caractère        l'entreprise du capitalisme paternaliste du               peut simplement consister à dissocier la pro
d'objets économiques         XIXe siècle, elle assurait pour une part le l              priété proprement dite de la plupart des droits
des unités existant à
l'Est et à les définir        ogement,          la protection sociale, voire le ravi de propriété » (van Brabant, 1991). Cette posi
comme des « morceaux          tail ement          de ses salariés (2).                  tion est fondée sur deux points : le plus grand
d'État » (Bomsel, 1993).                                                                scepticisme quant à la possibilité et aux effets
Une telle vision paraît
quelque peu extrême :        Toutes ces caractéristiques constituent des obs d'un transfert rapide des grandes entreprises
pour notre part, nous di      tacles à la privatisation, notamment dans les             étatiques à des agents privés et l'idée que l'on
rions plutôt que le sys       États issus de l'ex-URSS où elles ont perduré le peut élaborer des critères et des modalités de
tème antérieur lègue
des « usines » et non         plus longtemps et de la façon la plus systémati gestion efficaces pour des actifs restés transi-
des entreprises.              que.       Il semble même que, face à la détérioration    toirement publics.

  ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 279-280, 1994 - 9/10                                                                                         103
Encadré 1
                             PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET EFFICACITÉ ÉCONOMIQUE : QUELS LIENS ?
      Le postulat d'un lien entre efficience économique,                 public et performances économiques et sociales. En
      économie de marché et propriété privée appelle                     fait, le maintien d'un secteur public ne paraît dans
      deux séries de remarques : les premières concer                    son principe contradictoire ni avec le développement
      nentla solidité des fondements théoriques des liens                de l'économie ni avec son efficacité. Il en résulte
      entre les trois éléments, les secondes les canaux de               que l'argument d'efficacité ne peut être utilisé de
      transmission entre propriété privée et efficacité éco              manière indiscriminée pour justifier les privatisations
      nomique.                                                           à l'Est.
      On oublie souvent que les relations entre les él            Il convient aussi de ne pas schématiser les effets
      éments de la trilogie « efficience-marché-propriété »      des privatisations. Leurs retombées apparaissent
      sont inégalement fondées sur le plan de la théorie         clairement sur le plan de la flexibilisation de l'offre et
      économique. Le lien entre économie de marché et            de la possibilité de l'ouverture du capital aux inves
      efficience est théoriquement le plus solidement étab       tissements            étrangers (avec les effets positifs qui en
      li. On constate cependant un certain nombre de             sont espérés). Pour ce qui est de l'introduction de la
      limites ou de failles du marché : la théorie néo-clas      concurrence, il convient de distinguer entre « pe
      sique  peut rendre compte de certaines d'entre elles       tite » et « grande » privatisation (Williamson,
      (les externalités négatives), mais son apport est           1993) : la privatisation des petites unités économi
      moins évident pour d'autres phénomènes et notam            ques           joue généralement en faveur du renforcement
      ment le fait que le marché, en principe intégrateur        de la concurrence ; par contre, le changement des
      pour les individus et les nations, peut s'avérer en        formes de propriété des grandes entreprises n'induit
      pratique nettement sélectif (1).                           pas mécaniquement un renforcement de la concur
                                                                  rence : il peut y avoir substitution de monopoles
         Par contre, le lien entre marché et propriété privée     privés aux monopoles publics. En effet, la privatisa
      est théoriquement discutable : comme le souligne tion                    d'une entreprise est simultanément transfert
         D.M. Nuti « // est tentant de présumer qu'il ne peut d'une propriété et d'une présence sur le marché
         exister de marché sans propriété privée... Cette hy dans le contexte des pays de l'Est, le nouveau dé

                                                                                                                                   :
      pothèse,        bien que non infirmée par l'expérience,     tenteur          de la propriété va avoir tendance à souhaiter
         demeure toutefois non démontrée sur le plan théori conserver la part de marché qui résulte de la situa
         que» (Nuti, 1991). Les modèles dissociant marché tion concurrentielle antérieure (faiblesse des
         et propriété privée ont pu être critiqués à partir de    importations, forte concentration de l'industrie). En
         l'expérience passée (Kornai, 1990a), de critères         Hongrie, on a vu ainsi des privatisations échouer du
         d'efficacité (Balcerowicz, 1990a et 1990b) ou d'une fait de l'accélération des pertes de parts de marché
         distinction entre conception instrumentale du mar par l'entreprise dans les mois précédant la privatisa
      ché et « véritable marché » (Klaus, 1990).                  tion        et des investisseurs qui, auparavant en tant que
         Reprendre ici en détail les débats sur le « socia fournisseurs exigeaient la libéralisation des importa
         lisme de marché » et même sur « l'économie               tions,se prononcer désormais pour leur limitation
         mixte » serait cependant hors sujet même si le rôle      (Tôrôk, 1992).
         respectif de l'État et du marché, du secteur public et
      des entreprises privées reste largement indéterminé         De même, certains raisonnements paraissent pé
      à l'issue du processus de transition.                       cher            par abstraction quand ils relient trop
                                                                  étroitement privatisation et possibilité des faillites :
         Néanmoins, les problèmes de la gestion et de la les pressions et les contingences de toutes natures
      propriété ouvrières acquièrent une actualité nouvelle      qui empêchent un gouvernement de mettre en
      dans la mesure où certaines des méthodes de pr faillite et de fermer une entreprise publique ne di
      ivatisation      utilisées en Europe de l'Est (et plus      sparaîtront          pas si celle-ci est privatisée, du moins
      particulièrement en Russie) sont fondées sur la dis pour les entreprises de très grande taille. La mise
      tribution      de parties du capital des entreprises aux en oeuvre d'une loi sur les faillites est un processus
      salariés. Enfin, l'existence de formes de propriétés partiellement disjoint de la privatisation.
      publiques dans le cadre d'« économies de marché »
      doit être prise en compte car la présence d'un sec
      teur public important restera sans doute une des
      caractéristiques des économies en transition pen structure 1. Pour les individus, l'explication peut être recherchée dans la
      dant encore une assez longue période. D'autant que venu des des                 dotations initiales et dans son incidence sur le re
      le fonctionnement du capitalisme en Europe occi conformément au(Lantner     agents           et Fauchard, 1992). Reste à savoir si,
                                                                                          principe de l'individualisme méthodologique,
      dentale depuis la Seconde Guerre Mondiale montre ces dotations initiales résultent simplement d'actions individuel
      de nombreux cas où l'entreprise publique non seu les                 présentes ou passées (Guernen, 1991). Quanta la vérifica
      lement        opère dans le cadre d'une économie de tionmalaisée de l'hypothèse de convergence entre les
      marché mais lui est largement fonctionnelle. Les économies nationales, sa cause peut se trouver : dans le déca
      analyses empiriques tendent à montrer que le sec lage entre les conditions de réalisation de l'équilibre et l'état réel
      teur privé ne peut faire l'objet d'une présomption de                l'économie mondiale (notamment en raison des asymétries
      générale de plus grande efficacité, notamment dans        entre les participants) ; dans la relation entre la croissance pré
      les secteurs où la pression de la concurrence est         sente et les efforts passés (théorie de la croissance endogène
                  (Yarrow, 1986). À un niveau plus global, il -capitalisme
                                                                      Boyer, 1993) ; ou bien dans le lien entre le développement du
      limtée                                                                         comme système mondial et la hiérarchisation de
      paraît difficile parmi les pays de l'OCDE d'établir l'espace entre zones centrales et périphériques (Wallerstein,
      une corrélation négative entre ampleur du secteur          1987).

104                                                                               ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 279-280, 1994 - 9/10
Ce type d'argument s'exprime peu en Europe               faiblement capitalistiques, si l'on excepte le cas
                            de l'Est. Le transfert de l'essentiel de la pro          des implantations étrangères, peu nombreuses
                            priété des avoirs publics à des agents privés ap         (au regard de la transformation globale à effec
                            paraît généralement comme une composante de              tuer) ou géographiquement concentrées. Dans
                            la remise en cause de l'ancien système. La posi          certains cas, le développement du nouveau sec
                            tion de principe des dirigeants de ces pays, des         teur privé s'accompagne de l'utilisation, voire
                            principales forces politiques et des organisa            du détournement, des facilités offertes par le
                            tions     économiques internationales qui les con        secteur d'État : matériel, contacts, informat
                             seillent   est donc que la privatisation doit être la   ions,   etc. L'emploi dans le secteur public est
                            plus large et la plus rapide possible.                   conservé le plus longtemps possible afin de
                                                                                     continuer à bénéficier des garanties qu'il offre.
                             La justification la plus courante est que la pri        Ces pratiques paraissent particulièrement déve
                             vatisation    renforce l'efficience en modifiant les    loppées en Russie.
                             incitations des agents. D'autres auteurs adopt
                             entune approche plus politique et mettent l'ac           La « petite privatisation » (4) concerne des di
                             cent sur la nécessité de créer une situation             zaines  de milliers d'entités économiques de
                             irréversible et de rompre le lien entre les entre       taille réduite, principalement dans le commerce
                             prises et l'État : David Lipton et Jeffrey Sachs        et l'artisanat. Dans la plupart des pays de la
                             soulignent ainsi que les bénéfices économiques          zone, elle est effectuée selon des programmes
                             de la privatisation ne se révéleront qu'à long          différents de ceux consacrés aux grandes entre
                            terme (Lipton et Sachs, 1990). Cependant, cette          prises. Les critères de distinction entre « uni
                             divergence sur la temporalité des effets de la          tés » relevant de la « petite » ou de la « grande »
                            privatisation est secondaire et ne remet pas en          privatisation peuvent différer selon les pays. Il
                             cause le postulat du lien indissoluble entre eff        peut s'agir de l'emploi, de la valeur des actifs
                            icience     économique, économie de marché et            ou du type d'activité : en fonction du critère pri
                            propriété privée posé par la plupart des auteurs         vilégié,  les chaînes de magasins peuvent ou non
3. On se reportera à         (3).                                                    relever de la « petite » privatisation.
l'encadré 1 pour une
discussion de la validité
de ce postulat.             En fait, l'enjeu des privatisations est surtout          Différentes techniques sont utilisées : mise aux
                            d'ordre systémique : si l'objectif de la transi          enchères, location-vente, etc. Le transfert de la
                            tionest la mise en place d'une économie capita           propriété des locaux commerciaux n'est pas
                            listede marché, il faut que soit «franchi un             obligatoire : soit parce que ceux-ci peuvent
                            seuil critique de propriété privée au-delà du            tomber sous le coup d'une demande de restitu
                            quel l 'économie bascule dans une dynamique              tion,soit parce que les collectivités locales à
                            de rationalité privée » (Bouin et Coquet, 1991).         qui la propriété des actifs immobiliers a été
                                                                                     transférée ne veulent pas se séparer de biens
                                                                                     dont la valeur potentielle est élevée et qui peu
                                                                                     vent générer des revenus futurs. La Roumanie
                            Petite et grande privatisation :                         et la Lituanie prévoient l'obligation de mainten
                            débats et mises en œuvre                                 ir  la production ou les activités de service pen
                                                                                     dant une période déterminée. Des dispositions
                                                                                     spécifiques peuvent limiter la participation des
                            L'élargissement du secteur privé dans les                étrangers : ainsi la loi tchécoslovaque prévoit
                                  économies en transition peut donc passer           que le premier tour des enchères est réservé aux
                            soit par la création de nouvelles entreprises par        nationaux.
                            des agents privés soit par la cession des actifs
                            publics, au sein de laquelle il faut dissocier            Souvent, ce sont les anciens responsables qui
                            « petite » et « grande » privatisation.                  reprennent l'unité privatisée. En 1992 en Russ
                                                                                      ie, 60 % des ventes dans le cadre de la petite
                                                                                     privatisation se sont faites avec comme ache
                            Liberté d'entreprendre                                   teurdes collectifs de salariés. Il ne faudrait ce
                            et « petite privatisation »                              pendant    pas en conclure que ce type
                                                                                     d'opération se soldera toujours par un transfert
                            La reconnaissance de la liberté d'entreprendre           de la propriété à des groupes de salariés : dans
                            a permis dans tous les pays de la zone la créa
                            tion de nombreuses et nouvelles entreprises pri
                            vées. Ce mouvement concerne avant tout des               4. Ce terme, d'abord apparu dans l'ex-Tchécoslovaquie, est
                            unités d'importance limitée dans des activités           maintenant largement utilisé.

  ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 279-280, 1994 - 9/10                                                                                          105
bien des cas, ces collectifs de salariés sont f          de la zone : sa solution dépend des choix du
      inancés  par des « sponsors » privés (GKI, 1992          pouvoir politique mais aussi de sa capacité à
      - comité d'État chargé de la privatisation en            exercer un contrôle sur les entreprises (et sur
      Russie), ce qui permet à ces investisseurs de bé         leur direction). Tous les cas de figure sont
      néficier  des conditions plus favorables offertes        possibles entre la République tchèque, où les
      aux salariés.                                            autorités maîtrisent largement toutes les coor
                                                               données   de la privatisation, et la Russie, où les
      La « petite privatisation » est déjà largement           entreprises apparaissent désormais largement
      menée à bien en Pologne, Hongrie, en Républi             soumises au pouvoir des « managers », des sa
      que         tchèque et en Slovaquie. Elle semble égale   lariés ou des autorités locales.
      ment en bonne voie en Roumanie et en Bulgarie
      et engagée dans les Pays Baltes ainsi qu'en            De telles situations renforcent les possibilités
      Russie où 70 % des petites et moyennes entre           de « privatisations spontanées », c'est-à-dire de
      prises auraient été privatisées fin 1993. Dans ce      restructurations des actifs ou de privatisations
      pays, les données moyennes paraissent cepen            décidées par les directions d'entreprises. Les
      dantdissimuler d'importantes disparités géo            « privatisations spontanées » ont parfois été en
      graphiques.                                            tachées    par des pratiques contestables, comme
                                                             le détournement de biens de l'entreprise ou de
                                                             ses profits au moyen de sociétés privées créées
      La grande privatisation                                par les « managers ». Ceux-ci peuvent aussi
      et les conflits d'objectifs                            conclure des transactions avec un investisseur
                                                             étranger : le maintien de la situation des dir
      Les difficultés se concentrent surtout sur la igeants est alors la contre-partie d'une prise de
       « grande privatisation », c'est-à-dire celle des contrôle de l'entreprise à des conditions favora
       grandes entreprise publiques industrielles et         blespour l'investisseur. Les privatisations
      des banques. Ces difficultés expliquent la pr spontanées ont parfois été favorisées par les
       édominance        maintenue du secteur d'État dans     mesures de libéralisation du statut des entrepri
       l'industrie et le secteur bancaire, même dans les      ses    dans la dernière phase des régimes anté
       pays les plus avancés dans la réforme.                rieurs. Ce fut notamment le cas en Hongrie et en
                                                              Pologne.
       Les modalités du processus de privatisation ont
       fourni et fournissent matière à d'importantes          Bien que les gouvernements tentent de les con
       controverses entre économistes et hommes po trôler ou de les interdire, leur développement
       litiques     d'Europe de l'Est. Au-delà de l'objectif est cependant difficile à éviter en Russie du fait
      général - confondu avec la transformation sys-         de la non-clarification des droits de propriété
       témique - d'amélioration de l'efficacité de            (entre autorités fédérales, fédérées et locales) et
       l'appareil productif (cf. encadré 2), les gouver surtout de la crise d'autorité de l'État. En Bul
      nements peuvent poursuivre des objectifs inte garie, si le programme officiel de privatisation
      rmédiaires        : la rapidité du processus, la piétine, diverses formes de «privatisation ca
      maximisation du produit de la privatisation, la chée et illégale » (Keremidtchiev, 1993) se sont
      sélection des nouveaux propriétaires, la préser développées de manière significative tant dans
      vation de l'emploi et des garanties en matière         l'industrie que dans le secteur bancaire.
      d'investissement (Schwarz et Lopes, 1993).
      Ces différents objectifs peuvent difficilement Le débat sur ce thème a pour partie une dimen
      être atteints simultanément : des contraintes pe sionmorale et politique : les adversaires des
      sant sur les trois derniers auront tendance à ra privatisations spontanées les dénoncent comme
      lentir      le processus. Par ailleurs, le souci des un mode de perpétuation des positions des an
      opinions publiques que le processus soit le plus       ciens privilégiés du régime. Ce à quoi d'aucuns
      transparent et le plus équitable possible pèse font remarquer qu'il est inévitable qu'une part
      aussi sur les choix gouvernementaux (cf. enca iede la nouvelle classe dirigeante soit issue de
      dré3).                                                 l'ancienne bureaucratie et que les objections
                                                             éthiques et politiques à cette reconversion sont
                                                             quelque peu hors de saison dans une phase de
      Contrôler les « privatisations                         transition vers le capitalisme (Bauer, 1991).
      spontanées »
                                                             Mais le problème a aussi des aspects plus direc
      Le problème du contrôle du processus de priva tement économiques dans la mesure où il y a un
      tisation a une grande acuité dans tous les pays        lien évident entre le contrôle des opérations et

106                                                                   ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 279-280, 1994 - 9/10
Encadré 2
                                                                     DES RESTRUCTURATIONS NECESSAIRES
                           La privatisation demande plus de temps que l'on                  - Les entreprises de bonne qualité de taille interméd
                           pouvait le penser à l'origine et, dans beaucoup de                 iaire(zone 3) sont assez facilement privatisables
                           cas, les entreprises ne sont pas privatisables en                  par des techniques « classiques » : vente, reprise
                           l'état. Dans pratiquement tous les pays de la zone                 par les salariés (MBO, EBO), location-vente.... mais
                           des actions de restructuration des entreprises ont                 cela demandera plus de temps et d'effort
                           donc été, à des degrés divers, mises en oeuvre :                 - Le recours à des dispositifs spécifiques (privatisation
                           - restructuration financière avec notamment l'apur                 de masse, etc.) permet de privatiser d'autres entre
                              ementdes dettes antérieures ;                                   prises de moins bonne qualité (zone 4).
                           - restructuration juridique, c'est-à-dire la transformat         - Les entreprises dont la mauvaise qualité et l'absence
                             ion    en sociétés commerciales ;                                de perspectives sont évidentes sont en principe des
                           - création d'unités économiques viables par démemb                 tinées à être fermées (zone 5).
                             rement des structures antérieures : ceci recouvre              - Diverses entreprises généralement de grande taille
                              la séparation des activités non directement liées à             peuvent être considérées comme « stratégiques »
                              l'activité principale de l'entreprise et la démonopolis         par les autorités politiques qui, d'une façon ou d'une
                             ation.     Les investisseurs sont en général favorables          autre, organisent leur restructuration et leur avenir
                             à un recentrage préalable de l'entreprise sur son act            (zone 6).
                             ivité principale mais leur point de vue sur la                 - Reste donc une zone « grise » composée pour part
                             démonopolisation peut être plus réservé ;                        ie d'entreprises potentiellement viables (zone 7).
                           - réorganisation interne des entreprises.                          Ces entreprises peuvent être considérées comme
                                                                                              nécessitant une action temporaire de l'État avant
                                                                                              leur future privatisation.
                           Les modalités de ces actions peuvent différer. Cer
                          taines     n'ont qu'un objectif de court terme
                           (stabilisation de l'entreprise pour assurer sa survie), Les frontières des zones n'ont qu'une valeur indicat
                          d'autres s'apparentent à des stratégies de long          ive.La superficie relative de la zone grise dans un
                          terme (élaboration de plans de développement). On        pays particulier est aussi fonction des spécificités
                          peut aussi distinguer les stratégies « passives » de sa situation : dans certains pays, cette zone
                          (instauration d'une contrainte budgétaire « dure »,      peut représenter la majeure partie de l'appareil pro
                          exposition des entreprises à la concurrence et au        ductif non-agricole (hormis les petites entreprises).
                          risque de faillite) et les stratégies « actives » (pr Par ailleurs, diverses techniques de privatisation
                          ogrammes       de modification des structures et         (notamment la privatisation de masse) peuvent per
                          d'investissement).                                       mettre d'en réduire la surface. Reste à savoir si
                                                                                   elles permettent de la supprimer.
                          La zone « grise »
                                                                                            La responsabilité des organismes publics
                          La facilité de privatisation d'une entreprise paraît
                          fonction de deux critères : sa taille et sa « quali                Le problème est de déterminer les aspects qui peu
                          té». La situation des entreprises au regard de la                 vent (ou doivent) être assumés avant la
                          privatisation peut ainsi être schématisée de la façon              privatisation sous la responsabilité d'organismes
                          suivante :                                                         publics. C'est bien évidemment la prise en charge
                                                                                             des aspects de long terme qui suscite le plus de di
                                                                                            f icultés doctrinales et pratiques.
                             Bonne                                                          Le premier argument en faveur d'une restructurat
                                                                                            ion        pré-privatisation est souvent la nécessité de la
                                                                                            démonopolisation de l'économie : l'accroissement
                                                                                            d'efficience généré par la privatisation dépend des
                            Qualité                                                         structures de marché qui se mettront en place et
                                                                                            l'ouverture au commerce extérieur ne résout pas
                                                                                            toujours les problèmes de concurrence. Le fait que,
                                                                                            dans les pays de l'OCDE, les privatisations soient
                           Mauvaise                                                         généralement accompagnées d'une restructuration
                                      Petite                Taille                 Grande   préalable de l'entreprise est utilisé comme argu
                                                                                            ment pour montrer que l'État n'est pas par nature
                          Source : d'après Sir Adam Ridley, Executive Director, Hambros     inapte à de telles opérations. Le nombre d'entrepri
                          Bank.                                                             ses         à privatiser interdit cependant de le faire
                                                                                            systématiquement dans les pays de l'Est, mais cela
                                                                                            a un coût financier car la restructuration accroît le
                           - Les entreprises les plus facilement privatisables              prix de cession. Le dernier argument est celui de la
                             sont les petites (zone 1) (dont le prix plus bas per           situation de l'appareil productif des pays de l'Est : il
                             met la cession aux nationaux dans le cadre de la               existe un grand nombre d'entreprises que les gou
                             « petite privatisation ») et les grandes de bonne              vernements            souhaitent privatiser mais pour
                             qualité (zone 2) (qui attirent les investisseurs                lesquelles il n'y a aucun candidat à la reprise (cf. la
                             étrangers).                                                    zone « grise » évoquée plus haut).

ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 279-280, 1994 - 9/10                                                                                                      107
Ces arguments se heurtent souvent dans les pays               la plus rapide possible des entreprises publiques et,
        de l'Est à des oppositions sous-tendues par une v             s'il n'y a pas d'acheteur au prix initialement demand
        ision résolument négative de l'action publique dans           é,il faut réduire celui-ci jusqu'à céder
        l'économie, tout au moins tant que l'essentiel de             quasi-gratuitement les entreprises (ce qui implique
        celle-ci n'est pas privatisée. Notons en effet que la         en fait de prendre le risque d'une cession à des
        transition économique à l'Est a abouti dans un pre            acheteurs seulement intéressés par les terrains ou
        mier temps à placer les entreprises publiques dans            les bâtiments possédés par l'entreprise et qui met
        une situation difficile, où les anciens critères de va        tront fin à son activité le plus rapidement possible)
        lorisation        des biens produits et de contrôle de la     ou bien recourir à la privatisation de masse.
        combinaison productive ne fonctionnaient plus
        (avec la disparition de la planification) sans que pr          En fait, on peut penser que, sauf succès et général
        édominent           encore les critères du marché.            isation des méthodes « tchéco-slovaque » et russe
        Aujourd'hui, au fur et à mesure de l'avancement des           de privatisation par coupons, un secteur public im
        réformes, la validation des productions par le mar            portant          est destiné à subsister en Europe de l'Est,
        ché s'améliore, notamment en raison de l'ouverture            au moins à moyen terme (d'autant qu'ont été parfois
        aux importations. Pour ce qui est de la contrainte            définis des secteurs non ouverts à la privatisation,
        sur la combinaison productive, plusieurs cas sont             au moins dans l'immédiat). La pire des situation
        possibles. Elle peut demeurer relâchée. Elle peut se          serait sans doute celle où, au nom d'un refus de
        durcir pour des raisons diverses découlant non pas            principe d'une action de l'État dans la sphère pro
        du jeu du marché ou des intentions du propriétaire            ductive,           le secteur public serait laissé livré à
        (la puissance publique) mais de données non maî                lui-même dans une situation d'« agonie de pré
        trisées         : rapports de force sociaux, relations        privatisation           ». Les États doivent-ils attendre
        personnelles entre dirigeants d'entreprises différen          passivement que la privatisation et la « destruct
        tes,       possibilités inégales d'accès au crédit, rapport   ion           créatrice » fassent leur œuvre et révèlent les
        de force de l'entreprise vis-à-vis du pouvoir polit           avantages comparatifs des différents pays ? La
        ique... Il existe cependant des cas de réelle                 question de la nécessité et des instruments d'une
        amélioration de l'efficience des entreprises publiques         politique industrielle paraît découler des réalités de
        comme le montre une étude sur 75 grandes entrepri              la transition.
        ses        industrielles polonaises (Hume et Pinto, 1993).
                                                                       Cette orientation se heurte parfois à des arguments
        D'autres arguments spécifiques à la zone sont parfois          sur le risque de perpétuation de formes de gestion
        utilisés dans le même sens : ces arguments renvoient           non efficientes. Les risques dénoncés ne sont pas
        soit à l'incapacité technique des appareils étatiques          absents dans certains États mais, lorsqu'elles sont
        hérités du système antérieur, soit au développement            généralisées, de telles positions paraissent souvent
        de la corruption, problème qui paraît particulièrement         participer des illusions « spontanéistes » sur la
        aigu dans certaines des Républiques de la CEI. Dans            transition et la construction de l'économie dite de
        cette optique, il n'y a pas d'issue hors la privatisation      marché (Holcblat, 1993).

      les ressources que l'État peut espérer en tirer.           hongroises : la proportion du capital étranger a
      En sens contraire, il a été souligné que le con            atteint 80 % du total des recettes de privatisa
      trôle et la centralisation des opérations risquent         tion   en 1991, 55 % en 1992 et 66 % en 1993 (5).
      de ralentir exagérément les privatisations. Par            Tout en se félicitant de cet apport d'investiss
      ailleurs, l'équité des opérations de privatisation         ements     extérieurs, les autorités hongroises se
      conduites par une instance publique dépend bien            sont préoccupées en 1993 de la mise en place de
      évidemment de l'insensibilité de cette instance à          modalités de crédit aptes à faciliter la participa
      la corruption et aux pressions de toute natures.           tion   des citoyens hongrois (6). Par ailleurs, des
                                                                 appréciations critiques ont commencé à être
                                                                 émises sur les retombées de l'investissement
      La part du capital étranger                                extérieur dans certains secteurs de l'économie :
                                                                 éviction des produits hongrois des chaînes
      Les investissement étrangers sont générale commerciales acquises par des investisseurs
      ment          considérés comme indispensables à la pr étrangers, maintien des situations de monopol
      ivatisation.          La nécessité d'un apport de          es    antérieures, etc. Il n'est pas exclu que des
      ressources extérieures, surtout si une privatisa problèmes analogues apparaissent à terme dans
      tion         rapide est souhaitée, est tout d'abord liée à d'autres pays de la zone. En République tchè-
      la faiblesse de l'épargne nationale, estimée en
      tre 10 et 20 % des actifs à privatiser. Par
      ailleurs, l'investissement extérieur apparaît              5. La Hongrie a bénéficié de la moitié des investissements
      également comme une source de technologie et               extérieurs réalisés en Europe centrale et orientale jusqu'à la fin
      de « management ».                                         de l'année 1993.
                                                                 6. L'avenir exact de ces dispositions est incertain dans la mesure
                                                                 où le gouvernementsocialiste-libéral en place depuis la mi- 1994
      Le rôle du capital étranger s'est avéré décisif a décidé de mettre à nouveau l'accent sur la privatisation par
      dans la privatisation des grandes entreprises vente.

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Encadré 3
                                                          LES DROITS DES ANCIENS PROPRIETAIRES
                           Le changement du contexte politique pose le pro          rapidement une couche sociale intéressée au déve
                           blème     des droits des propriétaires des biens         loppement     de l'économie de marché. Outre des
                           étatisés par le régime précédent. Cette question se      arguments sur l'incapacité éventuelle des anciens
                           pose en Europe centrale et orientale ainsi que dans      propriétaires (ou de leurs héritiers) à gérer au
                           les États baltes où la transformation de la propriété    jourd'hui   les biens expropriés il y a plusieurs
                           remonte aux années quarante. Elle est moins év           décennies (quand il s'agit d'entreprises ou de terres
                           idente dans la CEI mais il n'est pas exclu qu'elle y     agricoles), ses adversaires mettent l'accent sur le
                           prenne une certaine acuité tout au moins dans            fait que le budget de l'État se verra privé des re
                           l'agriculture.                                           s ources  qui aurait pu être tirées de la vente des
                                                                                    biens concernées. Par ailleurs, ils soulignent l'incer
                            Les débats sur les restitutions ont plusieurs as titude que le droit à restitution (dès lors qu'il n'est
                            pects. Le droit à réparation conceme-t-il l'ensemble    pas strictement limité dans le temps ou bien qu'il y
                            des anciens propriétaires ou bien seulement les a possibilité de contestation) fait peser sur le deven
                            personnes physiques (les Églises pouvant consti irdes unités économiques. Cette menace latente
                            tuerun cas particulier) ? Parmi les personnes           serait, selon certains, de nature à décourager les
                            physiques faut-il inclure les expatriés ? Ce droit      repreneurs.
                            doit-il être plafonné ? Quelle doivent être les dates
                            à partir desquelles l'expropriation ouvre droit à r     L'indemnisation des anciens propriétaires peut se
                            éparation  (ce qui pose notamment le problème des       réaliser selon plusieurs modalités, elle a pour incon
                            expropriations réalisées par les régimes autoritaires vénient son coût soit pour l'entreprise soit pour le
                           et pro-allemands dans certains des pays de la zone budget de l'État.
                            antérieurement à la « communisation ») ? Com
                            ment doit-il s'exprimer : par la restitution ou bien Quelles qu'en soient les modalités, le droit à répa
                           l'indemnisation ? Nous n'évoquerons que ce dernier ration peut ouvrir la porte à d'innombrables
                           aspect qui a le plus d'incidences économiques.           demandes de restitution ou de compensation : dans
                                                                                    l'ex-RDA, 1,7 million de demandes ont été dépo
                            Les partisans de la restitution mettent en avant le sées pour des biens immobiliers et près de 16 000
                           fait qu'il s'agit de la réparation la plus simple du pré pour des entreprises (Commission des Nations-
                           judice     subi et que cela permet de recréer            Unies pour l'Europe, 1993).

                        que, au premier semestre 1994, la privatisation            doublerait naturellement de la mise en place
                        de l'industrie du raffinage a donné lieu à un dé           d'un marché financier.
                        bat difficile et le gouvernement tchèque a fin
                        alement décidé de rejeter l'offre de reprise faite         Les opposants soulignent d'abord le risque de
                        par des compagnies étrangères et de privilégier            maintenir l'essentiel des anciens gestionnaires
                        une solution nationale.                                    sans changement de la structure des incitations
                                                                                   et des risques et le fait que la propriété restera
                                                                                   impersonnelle et les dirigeants irresponsables.
                        Propriété institutionnelle
                        ou classe d'entrepreneurs                                  Janos Kornai (1990b) ajoute une critique beau
                                                                                   coup plus fondamentale : il n'y a pas de capita
                        La propriété institutionnelle correspond sur               lisme sans vrais entrepreneurs privés et le
                        tout à la mise en place d'un système de parti              développement d'une telle couche sociale ne
                        cipations  croisées (Starck, 1990) : les actions           peut se faire par décret mais ne peut que résulter
                        émises par les entreprises d'État à l'occasion             que d'un processus « organique » (« l'embour
                        de la modification de leur statut sont achetées            geoisement est un processus historique long »)
                        par des banques, des compagnies d'assu                     qu'il est possible d'abréger par des mesures ap
                        rance, voire d'autres entreprises, ou leur sont            propriés  mais dont on ne peut faire l'économie.
                        remises en contre-partie de créances détenues              Il convient donc de privatiser par extension
                        sur les privatisées. Les tenants de ce système             du secteur privé existant libéré de toutes les
                        y voient la possibilité de privatiser rapide               entraves à son développement et il faut, par
                        mentles grandes entreprises* d'utiliser les                ailleurs, renforcer le contrôle du pouvoir
                        compétences des plus dynamiques des ges                    politique sur les dirigeants du secteur public
                        tionnaires  en place et finalement, de mettre              pour lutter contre leur tendance à l'irrespon
                        en place un système d'intégration entre entre              sabilité  et au gaspillage (tant que la logique
                        prises et système financier analogue à celui               du marché n'est pas réellement ancrée dans
                        existant dans les pays de l'OCDE. Cela se                  l'économie).

ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 279-280, 1994 - 9/10                                                                                       109
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