La qualification juridique des swaps comme site d'une lutte globale pour le droit
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Document generated on 03/13/2022 6:28 p.m. McGill Law Journal Revue de droit de McGill La qualification juridique des swaps comme site d’une lutte globale pour le droit Pascale Cornut St-Pierre Volume 62, Number 1, September 2016 Article abstract Based on archival research in literature by and for legal practitioners on swaps URI: https://id.erudit.org/iderudit/1038709ar since the 1980s, this article presents the early controversy about the nature of DOI: https://doi.org/10.7202/1038709ar swaps and elucidates the legal work deployed in support of financial innovation. How swaps would fit into the available legal categories of diverse See table of contents jurisdictions was an open question to which many practitioners crafted tentative answers based on various repertoires of legal argumentation. This controversy reveals a co-production of law, where legal knowledge carries a power to inflect the scope of existing legal categories, a power all the more Publisher(s) significant in the global environment that is finance where State authority is McGill Law Journal / Revue de droit de McGill more fragmented. This article shows how financial lawyers globally resisted law by arguing consistently about what swaps were not (neither securities, nor ISSN insurance, nor gambling, etc.) and by characterizing them as sui generis financial instruments. As such, swaps were able to grow relatively immune 0024-9041 (print) from most legal regimes that were in place to regulate finance since the 1930s. 1920-6356 (digital) Explore this journal Cite this article Cornut St-Pierre, P. (2016). La qualification juridique des swaps comme site d’une lutte globale pour le droit. McGill Law Journal / Revue de droit de McGill, 62(1), 79–109. https://doi.org/10.7202/1038709ar Copyright © Pascale Cornut St-Pierre, 2016 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
McGill Law Journal — Revue de droit de McGill LA QUALIFICATION JURIDIQUE DES SWAPS COMME SITE D’UNE LUTTE GLOBALE POUR LE DROIT Pascale Cornut St-Pierre* À partir d’une recherche d’archives dans Based on archival research in literature la littérature produite par les praticiens du by and for legal practitioners on swaps since the droit au sujet des swaps depuis les années 1980, 1980s, this article presents the early controver- l’article décrit la controverse au sujet de la na- sy about the nature of swaps and elucidates the ture des swaps et met en évidence le travail ju- legal work deployed in support of financial in- ridique qui a été déployé en soutien à novation. How swaps would fit into the availa- l’innovation financière. La façon dont les swaps ble legal categories of diverse jurisdictions was devaient être conceptualisés en droit était en ef- an open question to which many practitioners fet une question ouverte, à laquelle de nom- crafted tentative answers based on various rep- breux juristes ont tenté des réponses en puisant ertoires of legal argumentation. This controver- dans divers répertoires de l’argumentation juri- sy reveals a co-production of law, where legal dique. Une telle controverse laisse voir une co- knowledge carries a power to inflect the scope of production du droit, où le savoir des juristes de existing legal categories, a power all the more l’industrie financière est porteur d’un pouvoir significant in the global environment that is fi- d’infléchir la portée des normes existantes, un nance where State authority is more fragment- pouvoir d’autant plus significatif qu’il se déploie ed. This article shows how financial lawyers dans un milieu globalisé où l’autorité de l’État globally resisted law by arguing consistently se fait plus fragmentée. L’article décrit com- about what swaps were not (neither securities, ment les avocats de la finance ont globalement nor insurance, nor gambling, etc.) and by char- résisté au droit, en produisant systématique- acterizing them as sui generis financial instru- ment des arguments à propos de ce que les ments. As such, swaps were able to grow rela- swaps n’étaient pas (ni valeurs mobilières, ni tively immune from most legal regimes that assurances, ni paris, etc.) et en les qualifiant were in place to regulate finance since the plutôt d’instruments financiers sui generis. Ain- 1930s. si détachés des principales catégories juridiques en vigueur, les swaps furent capables de croître relativement à l’abri des régimes destinés à en- cadrer la finance depuis les années 1930. * Professeure adjointe à la Section de droit civil de l’Université d’Ottawa et doctorante à l’École de droit de Sciences Po, Paris. Cette recherche a été réalisée dans le cadre d’un projet doctoral bénéficiant du soutien financier du Fonds de recherche du Québec — société et culture, de l’Institut canadien d’études juridiques supérieures et du Conseil de recherches en sciences humaines. Cet article a en outre pu profiter des commentaires des participants du cercle de lecture organisé par le Centre d’études sur le droit inter- national et la mondialisation à l’UQÀM, que je tiens à remercier ici. Pascale Cornut St-Pierre 2016 Citation: (2016) 62:1 McGill LJ 79 — Référence : (2016) 62:1 RD McGill 79
80 (2016) 62:1 MCGILL LAW JOURNAL — REVUE DE DROIT DE MCGILL Introduction 81 I. Cadre théorique et méthodologique : la coproduction du discours juridique et l’analyse d’une controverse 85 A. Comprendre l’émergence de nouveaux objets en droit 86 B. Cerner la controverse relative à la qualification juridique des swaps 88 C. Apprécier le rôle actif des juristes dans la négociation des frontières entre droit et finance 89 II. Les swaps à l’épreuve des droits spéciaux de la finance, ou le renversement de l’approche fonctionnaliste 91 A. Les valeurs mobilières 93 B. Les contrats à terme 95 C. L’assurance 97 D. Les jeux et paris 98 III. Les swaps à l’épreuve de la classification générale des contrats, ou le renversement des canons civilistes 99 A. La qualification, ou l’analyse des obligations essentielles du contrat 100 B. La qualification, ou l’appréciation des swaps dans leur globalité 103 Conclusion : la lutte pour le droit entre savoir et pouvoir 105 Annexe : La controverse relative à la qualification des swaps : aperçu des matériaux analysés 107
LA QUALIFICATION JURIDIQUE DES SWAPS 81 Introduction Tandis que l’analyse économique du droit cherche à expliquer et à cri- tiquer le droit positif à l’aide de notions issues de la théorie économique, telle l’efficience des marchés1, certains travaux récents laissent présager un renouvellement de perspective dans l’étude des rapports entre le droit et la finance. Plutôt qu’une sphère d’activité dont la bonne marche peut être favorisée ou entravée par le droit, la finance y est abordée comme une réalité juridiquement construite, ou constituée par le droit2. Une telle ap- proche invite à reconnaître que les pratiques financières se définissent et s’organisent autour d’objets qui, sans le droit, perdraient toute consis- tance : la finance est ainsi faite de titres, de créances, de dettes, soit de di- verses formes de droits et d’obligations3. La valeur des actifs financiers est intimement liée à la validité des contrats qui en sont le support; cette va- lidité est fonction de règles juridiques et de l’interprétation qu’en donnent les tribunaux et les régulateurs. C’est pourquoi l’innovation financière, qui a si profondément bouleversé le monde des affaires au cours des trente dernières années, n’est sans doute pas moins l’œuvre de juristes que celle d’ingénieurs financiers4 : avant d’être aptes à circuler sur les marchés, les produits financiers imaginés par ceux-ci ont en effet eu be- soin de revêtir une forme juridique appropriée et reconnue par un nombre suffisant d’acteurs. Dans la foulée des recherches sur la construction juridique de la fi- nance, cet article documente l’important travail de conceptualisation qui fut déployé par les avocats des milieux financiers afin de stabiliser l’appréhension juridique des produits de l’innovation financière. Il déve- loppe pour ce faire une méthode qui s’inspire à la fois de la rhétorique ju- 1 Un énoncé classique de la double fonction positive et normative de la notion d’efficience des marchés dans l’analyse économique du droit est fourni par Richard A Posner, Economic Analysis of Law, 3e éd, Boston, Little, Brown and Company, 1986 aux pp 20– 22. 2 Voir Katharina Pistor, « A Legal Theory of Finance » (2013) 41:2 J Comparative Eco- nomics 315. 3 Pour une illustration récente du potentiel critique d’une telle approche juridique de la finance, voir Vincent Forray, « À la croisée du droit des obligations et de l’ingénierie fi- nancière : remarques sur la nécessité sociale de l’analyse juridique » (2016) 57:1 C de D 25. 4 En ce sens, voir Yves Dezalay, « Des notables aux conglomérats d’expertise : esquisse d’une sociologie du “big bang” juridico-financier » (1993) 25 R économie financière 23; Doreen McBarnet, « Financial Engineering or Legal Engineering? Legal Work, Legal Integrity and the Banking Crisis » dans Iain G MacNeil et Justin O’Brien, dir, The Fu- ture of Financial Regulation, Oxford, Hart, 2010, 67; Annelise Riles, Collateral Knowledge: Legal Reasoning in the Global Financial Markets, Chicago, University of Chicago Press, 2011.
82 (2016) 62:1 MCGILL LAW JOURNAL — REVUE DE DROIT DE MCGILL ridique5 et de la sociologie pragmatique6, qu’il applique à un cas d’étude : l’apparition d’un nouveau genre d’instruments financiers au début des années 1980, les swaps. Les swaps sont des instruments dérivés qui prennent la forme de contrats bilatéraux, conclus le plus souvent entre deux institutions financières, ou encore entre une institution financière et une grande entreprise, par lesquels les parties s’engagent à se faire réci- proquement une série de paiements dans le futur, dont les montants dé- pendront (ou « dériveront ») de variables extérieures au contrat — tels des taux d’intérêts de référence, des taux de change, les cours d’un indice boursier, etc.7. À partir d’une recherche d’archives dans la littérature pro- duite par les praticiens du droit financier depuis les années 1980, cet ar- ticle s’intéresse en particulier à la controverse relative à la qualification juridique des swaps. Comme le révèlent en effet les articles publiés dans les revues académiques et professionnelles durant cette période, la façon dont les swaps devaient être conceptualisés en droit et s’inscrire au sein du paysage réglementaire de diverses juridictions était une question ou- verte, à laquelle de nombreux juristes ont tenté des réponses en puisant dans divers répertoires de l’argumentation juridique. La controverse doc- trinale sur la qualification des swaps est d’autant plus intéressante qu’elle fut longtemps l’un des principaux sites où fut débattue la question de l’encadrement juridique de ces nouveaux instruments financiers, ceux-ci ayant été la cible de relativement peu d’interventions législatives ou de décisions judiciaires avant la crise financière. Sous ses airs anodins et simplement techniques, la question de la qua- lification a son importance stratégique : comme l’écrivait Atias, « la fonc- 5 Sur la rhétorique juridique, voir en général Chaïm Perelman, Logique juridique : nou- velle rhétorique, 2e éd, Paris, Dalloz, 1979; Marie-Anne Frison-Roche, « La rhétorique juridique » (1995) 16:2 Hermès 73. 6 Pour une bonne introduction à la sociologie pragmatique en France, voir Yannick Barthe et al, « Sociologie pragmatique : mode d’emploi » (2013) 103 Politix 175. 7 Les swaps, à strictement parler, sont un type d’instruments dérivés de gré à gré; dans cet article, j’emploie plus librement le terme « swap » pour désigner tout type d’instrument dérivé qui se négocie de gré à gré, c’est-à-dire en dehors des bourses. Selon les formules de calcul qui déterminent les paiements à effectuer et selon la situation des parties, les swaps peuvent remplir une variété de fonctions : ils peuvent optimiser les conditions de financement des entreprises, permettre de contrôler certains risques fi- nanciers, servir d’instruments de gestion des flux de trésorerie ou encore générer cer- tains revenus, souvent de nature spéculative. Par-delà la grande diversité de leurs ca- ractéristiques financières, les swaps ont la particularité d’avoir été l’objet d’un impor- tant travail de standardisation contractuelle, si bien qu’ils sont presque tous conclus sur la base d’un même contrat-type, le Master Agreement publié par l’International Swaps and Derivatives Association (ISDA). J’ai eu l’occasion, ailleurs, de retracer plus ample- ment l’histoire et les débats entourant ce document (voir Pascale Cornut St-Pierre, « Eligible Financial Contracts and the Many Faces of Derivatives: A Brief History of the ISDA Master Agreement » [2015] Annual Rev Insolvency L 617).
LA QUALIFICATION JURIDIQUE DES SWAPS 83 tion de la qualification n’est pas de décrire la réalité, mais de la soumettre au régime juridique le plus approprié »8. Or, tandis que la qualification a généralement été envisagée en tant qu’activité du juge ou du législateur9, la controverse relative à la nature juridique des swaps laisse voir com- ment les intéressés au droit peuvent en investir le terrain, et ce, en dehors même de toute procédure judiciaire. Par un tel mouvement, les disputes entourant la qualification juridique tendent à échapper à la structure ha- bituelle de l’autorité en droit, où quelque figure officielle pourrait se pro- noncer sur la question et trancher définitivement le débat10, et se dé- ploient désormais dans une arène qui s’apparente davantage à celle de la controverse scientifique — avec sa structure décentralisée, sa communau- té mondiale, et son absence de clôture définitive11. C’est cet aspect souvent négligé12 du travail juridique que j’essaie de mettre en lumière en abor- dant ici la qualification comme le site d’une lutte globale pour le droit. Par leurs contributions successives, les juristes étudiés dans cet article ont mis en œuvre une stratégie de résistance au droit par laquelle ils sont parvenus à neutraliser le procédé de qualification juridique. Grâce à une série de déplacements rhétoriques et méthodologiques, qui font eux- mêmes l’objet de peu de justifications, ils sont parvenus à extirper les pro- duits financiers émergents qu’étaient les swaps de l’univers conceptuel qui aurait permis d’en rendre compte en droit13. Par leurs efforts rigou- reusement anti-systématiques, ces auteurs ont produit une première con- ceptualisation de ces instruments financiers en tant qu’objets juridiques 8 Christian Atias, Épistémologie juridique, Paris, Presses Universitaires de France, 1985 à la p 129. 9 Voir par ex Philippe Jestaz, « La qualification en droit civil » (1993) 18 Droits 45. 10 Voir Olivier Cayla, « Ouverture : la qualification ou la vérité du droit » (1993) 18 Droits 3 à la p 12. 11 Pour un contraste entre la délibération juridique et la controverse scientifique, voir Bruno Latour, La fabrique du droit : une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Dé- couverte, 2002, au ch 5. 12 Il existe bien entendu un certain nombre d’études qui se sont intéressées à la capacité des sujets de droit à influencer la qualification juridique de leurs opérations, dont la plus remarquable est sans doute celle de François Terré, L’influence de la volonté indi- viduelle sur les qualifications, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1957. En droit québécois, on peut aussi mentionner l’article de Pascal Fréchette, « La qualification des contrats : aspects théoriques » (2010) 51:1 C de D 117 aux pp 143 et s. 13 Isabelle Huault et Hélène Rainelli-Weiss ont observé une stratégie similaire de dépla- cements et de brouillage des catégories dans les débats plus récents au sujet de la ré- glementation des swaps après la crise financière, par laquelle les grandes banques se sont efforcées de limiter la portée des contraintes qu’on tentait de leur imposer : Isabelle Huault et Hélène Rainelli-Weiss, « Is Transparency a Value on OTC Markets? Using Displacement to Escape Categorization » (2014) Fondation Maison des sciences de l’homme, Document de travail No 55 aux pp 18–19, en ligne : .
84 (2016) 62:1 MCGILL LAW JOURNAL — REVUE DE DROIT DE MCGILL sui generis, qui s’est ensuite diffusée dans le droit positif sans altération significative. Le régime juridique qui s’est graduellement mis en place dans diverses juridictions relativement aux swaps et aux autres dérivés de gré à gré consiste ainsi en une panoplie d’exemptions et d’exceptions, ou de refuges (de safe harbours, selon l’expression usuelle en anglais) par rapport au droit commun. Pour autant qu’ils soient commercialisés auprès de participants éligibles, les swaps se sont vus exemptés des exceptions de jeu14, des obligations de se rapporter aux autorités boursières15 et des règles relatives à l’assurance16; ils échappent en outre au monopole des établissements bancaires17 et aux régimes communs de la faillite18. Leurs définitions législatives se résument à de longues énumérations19, ou à une 14 D’abord en France (avec l’article 8 de la Loi no 85-695 du 11 juillet 1985 portant diverses dispositions d’ordre économique et financier, JO, 12 juillet 1985, 7855), puis au Royaume-Uni (avec le Financial Services Act 1986 (R-U), c 60, art 63). 15 Aux États-Unis, le Commodity Futures Modernization Act of 2000 a mis fin à la rivalité entre la CFTC et la SEC quant à la supervision des marchés de gré à gré, en stipulant qu’aussi longtemps que ces transactions demeureraient le fait de parties sophistiquées, les swaps seraient exempts de toute supervision (Commodity Futures Modernization Act of 2000, Pub L No 106-554 § 105, 107, 302–303, 114 Stat 2763 aux pp 2763A-378 à 2763A-379, 2763A-382 à 2763A-383, 2763A-451 à 2763A-457 (codifié tel que modifié dans plusieurs sections aux 7, 11, 12 et 15 USC (2012))). Les deux agences ont toutefois regagné un certain pouvoir de supervision à l’égard des swaps en 2010 avec le Dodd- Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act, Pub L No 111-203, 124 Stat 1376 (2010) et les parties aux contrats de swaps doivent désormais déclarer leurs opérations à des référentiels centraux censés assurer davantage de transparence à ces marchés reconnus pour leur opacité (ibid, § 727-728 aux pp 1696–1701). 16 La loi Dodd-Frank écarte explicitement la qualification d’assurance pour tout swap et empêche les états américains de les réglementer en tant que telle (voir Oskari Juurik- kala, « Financial Engineering Meets Legal Alchemy: Decoding the Mystery of Credit Default Swaps » (2014) 19:3 Fordham J Corp & Fin L 425 aux pp 483–84). 17 La qualification des swaps comme opérations de banque soumises au monopole des éta- blissements de crédit a été soulevée assez tôt en France. La Loi no 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière, JO, 2 août 2003, 13220 « a résolu la question en contournant la difficulté », c’est-à-dire en allongeant la liste des entités bénéficiant d’une dérogation à ce monopole (Thierry Bonneau et France Drummond, Droit des marchés financiers, 3e éd, Paris, Economica, 2010 à la p 255). 18 De nombreuses juridictions ont créé une exception en vertu de laquelle les contrats fi- nanciers, dont les swaps, ne sont pas soumis aux procédures collectives déclenchées lors de la faillite ou de la réorganisation d’une entreprise, ce qui confère dans les faits aux participants une priorité par rapport aux autres créanciers. Pour une discussion du droit canadien et une comparaison avec d’autres juridictions, voir Rupert H Chartrand, Edward A Sellers et Martin McGregor, « Selected Aspects of the Treatment of Deriva- tives in Canadian Insolvency Proceedings: Time for a Re-Set? » [2011] Annual Rev In- solvency L 1. 19 La Directive européenne de 1993 décline par exemple une liste d’instruments finan- ciers, dans laquelle apparaissent les « contrats d’échange (swaps) », sans la moindre in- dication quant à ce qui permettrait de déterminer si un instrument se qualifie ou non de swap (CE, Directive 93/22/CEE du Conseil du 10 mai 1993 concernant les services
LA QUALIFICATION JURIDIQUE DES SWAPS 85 mention du mode de calcul de leur valeur20, sans mention de notions juri- diques plus générales à partir desquelles pourrait se développer un ré- gime cohérent. Ainsi, les swaps existent bien en droit, mais ne se ratta- chent à rien de plus grand qu’eux. Après une brève présentation du cadre théorique et méthodologique de la présente étude (I), les pages qui suivent se tournent successivement vers deux sites de la controverse quant à la qualification juridique des swaps : j’examine dans un premier temps les tentatives de qualification des swaps au regard des différents régimes spéciaux qui forment le droit financier (II) (en m’attardant en particulier au droit des valeurs mobi- lières, au droit des contrats à terme, au droit de l’assurance ainsi qu’au caractère inexécutoire des jeux et des paris) et je me penche dans un se- cond temps sur les tentatives de qualification des swaps en vertu du droit général des contrats (III). La distinction entre ces deux sites de la contro- verse sur la qualification juridique des swaps est d’abord méthodologique, les arguments formulés dans le cadre du droit financier procédant de res- sorts argumentatifs passablement différents de ceux formulés en droit gé- néral des contrats. Elle converge cependant vers une distinction géogra- phique, où les arguments de droit financier ont été formulés principale- ment par des juristes américains, tandis que les arguments de droit géné- ral sont essentiellement le fait de juristes civilistes, de la France et du Québec. I. Cadre théorique et méthodologique : la coproduction du discours juridique et l’analyse d’une controverse Les premiers swaps sur devises et sur taux d’intérêts commencent à se répandre dans les milieux d’affaires transnationaux au début des an- nées 1980. À cette époque, les juristes qui conseillent les banques et les grandes entreprises doivent se familiariser avec ces nouveaux instru- ments financiers, et la standardisation de leur documentation contrac- d’investissement dans le domaine des valeurs mobilières, [1993] JO, L 141/27, annexe, section B). 20 Le Financial Services Act 1986 du Royaume-Uni introduit la notion de « contracts for differences », définis comme suit : « Rights under a contract for differences or under any other contract the purpose or pretended purpose of which is to secure a profit or avoid a loss by reference to fluctuations in the value or price of property of any description or in an index or other factor designated for that purpose in the contract » (supra note 14, annexe 1, art 9). Outre le caractère circulaire de la définition, on remarque sa portée tout à fait indéfinie, destinée à embrasser les produits de toute innovation financière à venir.
86 (2016) 62:1 MCGILL LAW JOURNAL — REVUE DE DROIT DE MCGILL tuelle en est à ses premiers balbutiements21. Dans ce contexte, comment les juristes reconnaissent-ils, décrivent-ils et qualifient-ils les swaps? Comment sont-ils parvenus à conférer à ces arrangements financiers iné- dits une identité propre et stable au sein du discours juridique? A. Comprendre l’émergence de nouveaux objets en droit Ce genre de questionnement, où l’on cherche à comprendre l’émergence de nouveaux objets ou de nouveaux phénomènes au sein du discours et des pratiques de certaines communautés spécialisées, a été amplement traité dans les études sociales des sciences et des technologies sous le vocable de la « coproduction ». La coproduction renvoie à l’idée que l’activité savante mêle inextricablement des considérations cognitives et normatives : les sciences et les technologies génèrent en effet des repré- sentations du monde qui sont inséparables des façons dont on souhaite vivre dans celui-ci22. Les catégorisations à partir desquelles se construi- sent l’observation scientifique et les innovations technologiques sont de nature politique et sont susceptibles de devenir le site de contestations23. Pour cette raison, l’émergence et la stabilisation de nouveaux objets de connaissance, de même que la formulation et la résolution des contro- verses, figurent parmi les sujets d’étude privilégiés au sein de ce courant de recherche24. Appliqué au droit, l’idiome de la coproduction suggère trois pistes de recherche complémentaires. Il nous invite tout d’abord à traiter le droit à l’image d’une science : plutôt que d’envisager le droit uniquement sous le registre de la norme, s’intéresser à lui également dans sa dimension de connaissance, et notamment dans sa production doctrinale — dont l’apport est plus riche qu’une simple description, vraie ou fausse, du phé- nomène juridique25. Vu sous ce jour, « [l]e droit, comme la science, sont de puissants instruments de classification, de distinction, de mise en ordre 21 Le premier document-type de l’ISDA, le « Swaps Code », date de 1985 et ne comporte alors qu’un ensemble de définitions. Il coexiste à cette époque avec d’autres documents- types, produits par certaines banques ou associations (voir John Biggins, « “Targeted Touchdown” and “Partial Liftoff”: Post-Crisis Dispute Resolution in the OTC Deriva- tives Markets and the Challenge for ISDA » (2012) 13:12 German LJ 1297 à la p 1310). 22 Voir Sheila Jasanoff, « The Idiom of Co-production » dans Sheila Jasanoff, dir, States of Knowledge: The Co-production of Science and Social Order, London, Routledge, 2004, 1 aux pp 2–3 [Jasanoff, « Idiom of Co-production »]. 23 Voir Huault et Rainelli-Weiss, supra note 13 à la p 7. 24 Voir Jasanoff, « Idiom of Co-production », supra note 22 à la p 5. 25 Voir Olivier Leclerc, « Présentation » dans Sheila Jasanoff, Le droit et la science en ac- tion, traduit par Olivier Leclerc, Paris, Dalloz, 2013, 5 à la p 23.
LA QUALIFICATION JURIDIQUE DES SWAPS 87 conceptuelle du monde »26, susceptibles de reproduire ou de transformer leur contexte social, en modelant les représentations et en stabilisant les attentes. Une seconde piste dirige notre attention vers une coproduction du droit et de la science : à savoir comment les catégories et les pratiques de chacune se répercutent sur les catégories et les pratiques de l’autre. Ainsi, si des notions tirées de la théorie financière ont pu trouver leur place dans l’ordre juridique27, la circulation des objets financiers confor- mément à cette théorie dépend aussi de certains concepts juridiques. En s’intéressant à cette seconde branche du rapport droit-finance, les re- cherches sur la coproduction permettent de formuler le projet d’une cri- tique juridique de la finance où, comme l’écrit Olivier Leclerc, « l’analyse juridique est prise au sérieux dans sa capacité à rendre intelligible un phénomène comme l’activité savante [et l’activité financière, ajouterais- je]. [...] La capacité des catégories juridiques à faire tenir des objets so- ciaux est ainsi pleinement prise en compte »28. Finalement, l’idiome de la coproduction pointe vers une troisième piste : celle d’une coproduction du droit par les acteurs publics et privés, soit par l’action conjointe de ceux qui promulguent officiellement les normes juridiques et de ceux qui en sont les sujets, qui les mobilisent et les invoquent. Comparée à d’autres théories de la corégulation29, cette approche porte la marque des études sociales des sciences en ce qu’elle situe la coproduction du droit dans la capacité des acteurs privés à faire évoluer la catégorisation juridique, grâce aux arguments et aux artefacts qu’ils élaborent. L’opération de qualification juridique constitue un site d’observation particulièrement riche des dynamiques de coproduction du droit. La quali- fication juridique apparaît en effet comme une interface entre le savoir et le pouvoir en droit : elle est le lieu où est élaboré un discours juridique sur ce qui est, qui sous-tend tout discours juridique sur ce qui devrait être. L’étude de ses ressorts permet ainsi de mettre en évidence une dimension épistémologique du travail juridique qui tend à être occultée par les dis- 26 Ibid à la p 12. 27 Certains auteurs parlent à ce sujet des « greffes économiques » que l’on implante au sein de l’ordre juridique (voir par ex Katja Langenbucher, « Household Finance and the Law: A Case Study on Economic Transplants » dans Ester Faia et al, dir, Financial Re- gulation: A Transatlantic Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, 313 aux pp 313–14). 28 Leclerc, supra note 25 aux pp 22–23. 29 Voir notamment Benoit Frydman, « Coregulation: A Possible Legal Model for Global Governance » dans Bart de Schutter et Johan Pas, dir, About Globalisation: Views on the Trajectory of Mondialisation, Bruxelles, VUB Brussels University Press, 2004, 227; Ludovic Hennebel et Gregory Lewkowicz, « Corégulation et responsabilité sociale des entreprises » dans Thomas Berns et al, dir, Responsabilités des entreprises et corégula- tion, Bruxelles, Bruylant, 2007, 147.
88 (2016) 62:1 MCGILL LAW JOURNAL — REVUE DE DROIT DE MCGILL cours sur le droit exclusivement portés sur la norme. La qualification est en outre l’un des points de contact, voire l’un des points de tension entre le droit et les disciplines scientifiques, autour duquel plusieurs voix préten- dent simultanément au pouvoir de dire le vrai. B. Cerner la controverse relative à la qualification juridique des swaps La présente étude est construite à partir d’une revue de la littérature juridique depuis 1980, ciblant les écrits qui prennent part à la controverse quant à la qualification des swaps. En portant une attention particulière aux revues spécialisées de droit des affaires, de droit financier et de droit bancaire, j’ai pu constituer un corpus de trente-deux documents30 qui abordent directement la question de la nature juridique ou de la qualifica- tion des swaps. La moitié des documents recueillis mènent leur analyse par rapport au droit français; les autres se situent principalement par rapport aux droits américain et britannique, avec quelques incursions en droit québécois, belge et australien. Leurs auteurs proviennent, pour les deux tiers environ, de grands cabinets d’avocats d’affaires. Le milieu uni- versitaire a également contribué significativement au débat, les profes- seurs, chercheurs et étudiants représentant environ le quart des auteurs; ceux-ci cumulent en outre fréquemment titres universitaires et pratique en cabinet privé, ce qui témoigne de la frontière poreuse entre théorie et pratique en droit financier. Les autres auteurs, finalement, sont des ju- ristes de banques, d’entreprises ou ne se revendiquent d’aucun titre. Dans le corpus ainsi constitué, je me suis efforcée de dégager les diffé- rents arguments à propos de ce que sont et de ce que ne sont pas les swaps, en tentant d’en identifier les principaux ressorts argumentatifs et les représentations dominantes. D’entrée de jeu, la notion même de con- troverse mérite d’être nuancée : bien que la question de la qualification juridique des swaps ait été soulevée et analysée de façon récurrente par les professionnels du droit des milieux financiers, indiquant qu’il s’agit d’un enjeu important de leur travail pour lequel il n’existe pas de solution évidente, la question ne s’est que rarement trouvée au cœur d’un réel con- flit qui aurait généré des arguments véritablement opposés. Le débat sur la qualification fut plutôt l’occasion d’élaborer collectivement un discours juridique stable à propos d’instruments financiers inédits, de leur conférer en droit une identité susceptible de les distinguer d’autres objets et de fa- ciliter la coordination de multiples acteurs autour d’eux. Évidemment, le ton consensuel de ces écrits ne doit pas faire oublier qu’un tel travail de qualification des swaps se déploie aussi à l’horizon d’un conflit potentiel, où d’autres voix pourraient s’élever et exiger davantage de contrôle ou de 30 La liste des documents consultés, avec leurs références complètes, figure en annexe.
LA QUALIFICATION JURIDIQUE DES SWAPS 89 responsabilité à l’égard des acteurs financiers qui manipulent et commer- cialisent ces produits. C. Apprécier le rôle actif des juristes dans la négociation des frontières entre droit et finance Les travaux sur la coproduction ont déjà souligné que la frontière entre le droit et les sciences et technologies n’est ni étanche, ni donnée d’avance, mais au contraire constamment remodelée et renégociée31. Les juristes qui sont à l’origine du corpus étudié participent eux-mêmes à cette entreprise de délimitation des disciplines en mettant en scène cer- taines relations entre l’économie, la finance et le droit. Ils nous dépeignent un monde marqué par des transformations économiques, où les entre- prises sont exposées à des risques inédits qui génèrent chez celles-ci de nouveaux besoins. L’innovation financière se développe afin de répondre à ces besoins; au droit, maintenant, de reconnaître et de s’adapter à cette réalité. Afin de comprendre la suite du propos, il importe de ne pas tenir pour naturelle cette façon qu’ont les juristes d’introduire leur récit, mais d’y voir au contraire un élément dans la négociation des frontières entre champs du savoir. En construisant ainsi le récit d’une activité économique pré-juridique qui, dans un second temps, doit être traduite en droit, les auteurs s’attribuent eux-mêmes un rôle secondaire dans la mise en œuvre des solutions financières apportées aux problèmes économiques contem- porains : les avocats sont là afin d’opérer la traduction des choix préa- lables des parties dans le langage du droit32. La position de décalage que s’attribuent les juristes par rapport aux choix qui motivent la mise en place des swaps dissimule leur propre participation à l’innovation finan- cière, qui est en train de se mettre en place et de se diffuser. En effet, les auteurs qui s’interrogent sur la qualification juridique des swaps se pen- chent en vérité sur des objets qui ont été modelés à partir de la prise en compte de plusieurs droits nationaux, au point qu’on puisse considérer que l’analyse juridique leur soit consubstantielle. En choisissant au con- traire de représenter les swaps comme de purs objets économiques, aux- quels se poserait après coup le problème de leur qualification juridique, les auteurs étudiés laissent tout le processus d’innovation financière « cu- rieusement illisible dans ses dimensions juridiques ou en termes du rôle 31 Voir Leclerc, supra note 25 à la p 16. 32 La métaphore de la traduction se retrouve sous la plume des juristes étudiés ici. Comme l’écrit par exemple Pierre-Yves Chabert, la qualification juridique des swaps est un défi, car « elle oblige à traduire en droit une réalité financière existante au lieu de modeler a priori le nouvel instrument au visage de notre droit » [nos italiques] (Pierre- Yves Chabert, « Heurts et malheurs de la qualification juridique des opérations de swaps » [1989] 1 RDAI 19 à la p 39 [Chabert, « Heurts et malheurs »]).
90 (2016) 62:1 MCGILL LAW JOURNAL — REVUE DE DROIT DE MCGILL des avocats dans sa production » [notre traduction]33. Ce faisant, ils accré- ditent et renforcent un lieu commun particulièrement répandu dans les milieux financiers : celui d’un retard du droit par rapport à ce qu’il est censé réglementer. Comme on peut le lire à profusion dans le corpus étu- dié, « le droit, en cette matière singulière, semble constamment voué à un retard sur les transformations de son sujet »34. Le retard du droit est un véritable trope de la rhétorique juridique partout où le droit porte sur des objets ou des relations marqués par les sciences et les technologies. Son succès tiendrait à sa capacité à renforcer simulta- nément les discours qui confèrent à chacune des institutions son prestige et sa légitimité : celui d’un droit qui maintient et reproduit l’ordre, et d’une science porteuse de progrès. Comme l’écrit Sheila Jasanoff : La rhétorique de justification du droit est principalement rétrospec- tive : elle s’appuie sur des normes édictées et sur des décisions de justice antérieures. [...] La science, au contraire, valorise ouvertement l’innovation. [...] Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que l’inventivité scientifique semble une force inexorable et impérieuse à laquelle le droit ne peut que se borner à réagir. De fait, ce sont les praticiens du droit qui accrédi- tent avec le plus de zèle l’idée d’un retard du droit.35 Considérant ces contraintes de justification du discours juridique, les juristes ont tout intérêt à insister sur la nouveauté financière que repré- sentent les swaps, sans mettre en évidence l’inventivité de leur propre démarche, par laquelle des arguments juridiques originaux parviennent à constituer une forme juridique inédite et reconnue par l’ensemble des mi- lieux financiers. Délaisser le thème du retard du droit au profit de celui de l’innovation juridique ouvre un nouvel espace pour l’analyse critique. Plutôt que de se borner à évaluer si l’innovation financière a été ou non correctement tra- duite en droit, celle-ci peut désormais s’engager dans une généalogie des solutions juridiques, en soulevant la question du comment : comment les juristes se sont-ils saisis de ces objets à l’identité encore incertaine? Par 33 Fleur Johns, Non-Legality in International Law: Unruly Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2013 à la p 110. Je reprends les mots de l’auteure, qui a mis en évi- dence pour sa part un phénomène similaire d’effacement du travail juridique en ce qui a trait aux clauses d’élection de loi et d’élection de for dans les contrats commerciaux transnationaux. 34 Souley Amadou, « La loi de modernisation des activités financières et la légalité des marchés dérivés : chronique sommaire d’une clarification rebelle » [1997] 4 Joly Bourse 547 à la n 36 et texte correspondant. 35 Sheila Jasanoff, Le droit et la science en action, traduit par Olivier Leclerc, Paris, Dal- loz, 2013 à la p 43.
LA QUALIFICATION JURIDIQUE DES SWAPS 91 quels procédés argumentatifs ont-ils reconfiguré le droit pour faire place à une forme juridique émergente? À l’égard des swaps, ma recherche permet de tirer deux constats : d’abord, que les auteurs étudiés ont plaidé avec succès « l’impossibilité de faire coïncider ce contrat avec les catégories existantes du droit positif »36; ensuite, qu’ils l’ont fait à l’aide d’arguments qui se détournent significati- vement des modèles d’interprétation qui prévalaient jusqu’alors en droit financier37. En effet, les juristes sont parvenus à conférer aux swaps leur caractère sui generis en renversant tant l’approche fonctionnaliste typique des réglementations financières américaines que les canons formalistes plus caractéristiques de la méthode civiliste classique. Ils ont ainsi enrayé le processus de qualification juridique en créant une nouvelle classe d’objets incommensurables38 et par conséquent hors de portée des régimes juridiques en vigueur. II. Les swaps à l’épreuve des droits spéciaux de la finance, ou le renversement de l’approche fonctionnaliste De deux choses l’une : ou bien les swaps sont couverts par l’un des ré- gimes juridiques spéciaux destinés à encadrer les activités de la finance, ou bien ils tombent plutôt sous la coupe du droit commun des contrats. En cette matière, droits spéciaux et droit commun adoptent souvent des styles contrastés : les grands principes et l’individualisme abstrait de ce- lui-ci39 cèdent le pas, en droit financier, à une panoplie de rôles, de tech- niques et de contraintes visant à assurer l’efficacité du système et la pro- tection de ses participants les plus vulnérables. Le droit financier contem- porain, qui se décline en effet en une variété de droits spéciaux, a pris sa configuration actuelle au cours de la première moitié du vingtième siècle et porte la trace d’un projet juridique bien différent de la grande entre- prise de codification du siècle précédent : celui du progrès d’une société 36 Chabert, « Heurts et malheurs », supra note 32 à la p 20. 37 Sur la notion de modèle d’interprétation, voir Benoît Frydman, Le sens des lois : histoire de l’interprétation et de la raison juridique, 3e éd, Bruxelles, Bruylant, 2011 aux pp 33– 36 [Frydman, Le sens des lois]. 38 Voir Huault et Rainelli-Weiss, supra note 13 aux pp 18–19. 39 La théorie de l’autonomie de la volonté est sans doute l’un des éléments les plus carac- téristiques du style que j’invoque ici, typique de la pensée juridique libérale ou classique de la seconde moitié du XIXe siècle. Voir à ce sujet Christophe Jamin, « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel » dans Études offertes à Jacques Ghestin : le contrat au début du XXIe siècle, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2001, 441 à la p 444; Duncan Kennedy, « Three Globalizations of Law and Legal Thought, 1850– 2000 » dans David M Trubek et Alvaros Santos, dir, The New Law and Economic Deve- lopment: A Critical Appraisal, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, 19 aux pp 25 et s.
92 (2016) 62:1 MCGILL LAW JOURNAL — REVUE DE DROIT DE MCGILL industrielle, marquée par la division du travail, où le droit assure la cohé- sion sociale en harmonisant des intérêts conflictuels40. Le droit financier, avec ses grandes divisions entre la banque, la bourse et l’assurance, pro- pose ainsi une vision plus téléologique de la société, faite d’institutions censées assumer certaines fonctions et combler certains besoins (tels des besoins de financement ou de protection), au sein desquelles interagissent des sujets juridiques contrastés : des banquiers et leurs clients, des cour- tiers et des investisseurs, des assureurs et des assurés, etc. L’activité lu- crative qui ne poursuit aucune fin sociale légitime est quant à elle sus- pecte et tombe facilement sous la coupe des paris et des jeux, que le droit refuse de sanctionner. C’est ce que j’appelle ici l’approche fonctionnaliste du droit financier, que j’oppose à l’approche plus formaliste du droit géné- ral des contrats. Cette vision fonctionnaliste du droit, loin d’être absente des juridic- tions de droit civil, trouve néanmoins sa pleine mesure dans les réglemen- tations financières des juridictions de common law, et des États-Unis en particulier. L’analyse qui suit porte pour cette raison principalement sur les arguments formulés par des juristes américains, quoique leurs argu- ments soient parfois transposables en droit canadien ou européen. Des no- tions juridiques comme celles de valeurs mobilières (securities), de con- trats à terme (futures) ou de contrat d’assurance tendent en effet à faire primer le fond sur la forme, en privilégiant des définitions plus fonction- nelles qu’analytiques de leur objet. En se concentrant sur le but poursuivi par divers instruments financiers, de telles définitions sont réputées doter le droit de la flexibilité requise pour s’adapter aux évolutions des pra- tiques financières. Or, on constate que de telles catégories, dans la contro- verse relative à la qualification juridique des swaps, ont partout été mises en échec par les analyses élaborées par les juristes des milieux financiers. Presque à l’unanimité41, les auteurs étudiés écrivent dans le but de démontrer que les swaps ne correspondent pas à l’une ou l’autre des caté- 40 Ce paradigme juridique, souvent qualifié de « social » ou de « sociologique », s’est diffusé, au tournant du XXe siècle, dans toutes les pensées juridiques occidentales (voir généra- lement Frydman, Le sens des lois, supra note 37 aux pp 432 et s; Kennedy, supra note 39 aux pp 37–62; François Ewald, L’Etat providence, Paris, Bernard Grasset, 1986 aux pp 433 et s). Boltanski et Thévenot, sur un registre moins juridique, parlent quant à eux d’un « compromis civique-industriel » (Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Mesnil-sur-l’Estrée, Gallimard, 1991 aux pp 396–404). 41 Le corpus contient trois exceptions : un auteur, employé d’une banque d’investissement, estime que les swaps pourraient se qualifier au titre de valeurs mobilières selon le droit américain, et deux autres, un étudiant de droit et un chercheur, affirment que les swaps d’événement de crédit (credit default swaps) devraient être traités comme des contrats d’assurance, au regard du droit britannique et américain (voir J Christopher Kojima, « Product-Based Solutions to Financial Innovation: The Promise and Danger of
LA QUALIFICATION JURIDIQUE DES SWAPS 93 gories mentionnées. La versatilité de ces nouveaux instruments financiers leur a permis de minimiser l’importance de la fonction comme trait carac- téristique des swaps et de mettre en valeur de nouveaux critères de dis- tinction, tels le modèle économique qui les sous-tend et l’identité des par- ties qui en font usage. Conjuguant ces deux derniers éléments, les « motifs commerciaux » qui animent les participants aux swaps ont permis de rompre avec l’univers discursif typique de la société industrielle (avec ses grandes entreprises, leurs dirigeants puissants et la vulnérabilité des masses d’investisseurs, de petits producteurs ou d’assurés) et de situer plutôt ces instruments financiers dans un monde d’hommes d’affaires autonomes, stratégiques et rivaux, qui n’ont pas besoin de protection et dont l’activité privée ne concerne pas le grand public. Un tel renversement de l’approche fonctionnaliste s’observe dans les débats relatifs aux valeurs mobilières, aux contrats à terme, à l’assurance comme aux paris, laissant les swaps en marge des régimes juridiques qui devaient encadrer la fi- nance depuis les années 1930. A. Les valeurs mobilières Contrairement à la définition formelle qui prévaut dans la doctrine française42, le droit américain propose une définition remarquablement ouverte des valeurs mobilières, faite d’une longue énumération d’instruments financiers43 susceptible de s’étendre, par analogie, à tout Applying the Federal Securities Laws to OTC Derivatives » (1995) 33:2 Am Bus LJ 259 aux pp 292–308 (valeurs mobilières); Arthur Kimball-Stanley, « Insurance and Credit Default Swaps: Should Like Things Be Treated Alike? » (2008) 15:1 Conn Ins LJ 241 (contrats d’assurance); Oskari Juurikkala, « Credit Default Swaps and Insurance: Against the Potts Opinion » (2011) 26:3 J Intl Banking L & Reg 128 [Juurikkala, “Against the Potts Opinion”] (contrats d’assurance). 42 Une définition classique est donnée par Ripert, qui estime que constituent des valeurs mobilières les « titres négociables suivant des formes simplifiées[,] émi[s] par catégorie[, qui] sont interchangeables et fongibles. Ces traits les rendent susceptibles de négocia- tion en bourse » (Georges Ripert, Traité de droit commercial, t 2, 13e éd par René Roblot, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1992 au para 1734 tel que cité dans Hubert de Vauplane, « Différences de conception des réglementations du CBV et du CMT » [1993] 2 Joly Bourse 126 à la n 15 et texte correspondant). 43 Dans la version du Securities Act of 1933 contemporaine de la controverse étudiée (en vigueur en 1994), le terme security était défini à l’article 2(1) dans les termes suivants : The term “security” means any note, stock, treasury stock, bond, deben- ture, evidence of indebtedness, certificate of interest or participation in any profit-sharing agreement, collateral-trust certificate, preorganization certifi- cate or subscription, transferable share, investment contract, voting-trust certificate, certificate of deposit for a security, fractional undivided interest in oil, gas, or other mineral rights, any put, call, straddle, option, or privilege on any security, certificate of deposit, or group or index of securities (including any interest therein or based on the value thereof), or any put, call, straddle,
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