LA STRATÉGIE DE L'IRAN FACE AUX AMÉRICAINS : ATTAQUER LEUR MAILLON FAIBLE AU MOYEN-ORIENT
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LA STRATÉGIE DE L’IRAN FACE AUX AMÉRICAINS : ATTAQUER LEUR MAILLON FAIBLE AU MOYEN-ORIENT › Renaud Girard E n mai 2018, le président américain, Donald Trump, a renié l’accord nucléaire avec l’Iran du 14 juillet 2015 qu’avait signé le secrétaire d’État du président Obama, John Kerry. Depuis, les États-Unis ont entre- pris d’étrangler économiquement le régime des mol- lahs en lui interdisant de vendre son pétrole à l’étranger. Menacées de sanctions américaines, les grandes entreprises pétrolières, occidentales mais aussi chinoises ou indiennes, ont renoncé à enlever du pétrole iranien. Les stratèges de Téhéran ont vite saisi que les pays européens signataires de l’accord de Vienne du 14 juillet (la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni) n’avaient ni les moyens ni la volonté profonde de sortir leur pays d’un lent étranglement économique. Ils ont vu que le mécanisme européen Instex, censé permettre un commerce avec l’Iran à l’abri des sanctions américaines, avait le plus grand mal à décoller. Ils se sont aperçus que la Russie n’allait pas les aider, car l’intérêt de Moscou est évidemment que les cours du pétrole augmentent le plus possible. Ils ont également compris qu’il était beaucoup trop dange- 160 NOVEMBRE 2019
études, reportages, réflexions reux pour eux de s’attaquer frontalement aux États-Unis. Alors ils ont choisi de s’attaquer au maillon faible de l’Amérique au Moyen-Orient, qui est l’Arabie saoudite. Comment le royaume fondé par Ibn Séoud s’est-il récemment tant affaibli ? Petit retour en arrière. Le 25 mars 2015, l’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition d’une dizaine de pays arabes sunnites, lança une vaste opération militaire au Yémen pour remettre au pouvoir le président Mansour Hadi, renversé par une insurrection de rebelles houthis (montagnards chiites venus du nord du pays). C’est un ministre de la Défense de 29 ans, Moham- med Ben Salmane (MBS, aujourd’hui Renaud Girard est correspondant de prince héritier), qui embarqua le royaume guerre depuis 1984. Tous les mardis, il tient la chronique internationale dans cette expédition. Il la baptisa « Tem- du Figaro. En 2014, il a reçu le Grand pête décisive ». Un mois plus tard, cette Prix de la presse internationale pour aventure arabe reçut un autre nom officiel ; l’ensemble de sa carrière. Dernier ouvrage paru : Quelle diplomatie pour elle devint l’opération « Restaurer l’espoir ». la France ? Prendre les réalités telles Elle se poursuit toujours aujourd’hui. qu’elles sont (Cerf, 2017). Comptant trois millions de déplacés et onze millions d’affamés, le peuple yéménite a bien subi une tempête. En quoi fut-elle déci- sive ? Quel espoir a-t-elle restauré ? Tous les observateurs attentifs du Moyen-Orient se posent la question. Militairement, les Houthis tiennent toujours la capitale Sanaa. Ces combattants en sandales n’ont pas faibli face aux frappes des chasseurs- bombardiers des pétromonarchies arabes. D’un point de vue humanitaire, la population a gravement souffert des différents embargos mis en place par la coalition arabe et de la désorganisation des circuits de distribution habituels provoquée par les bombardements les moins « chirurgicaux » de l’histoire militaire contemporaine. Le choléra a fait son apparition. Plus de dix mille civils sont morts sous des bombardements qui ne leur ont pas apporté le moindre « espoir ». Politiquement, la catastrophe est totale. Aden, le grand port et l’ancienne capitale du Sud, est maintenant plongé dans le chaos. Le samedi 10 août 2019, son palais présidentiel et trois de ses casernes gouvernementales ont été pris par des miliciens indépendantistes, NOVEMBRE 2019 161
études, reportages, réflexions réclamant le retour à un Yémen du Sud (pays qui exista de 1967 à 1990). Ces hommes armés appartiennent à la force « Cordon de sécu- rité », qui est entraînée, équipée et financée par les Émirats arabes unis, pétromonarchie censée être le meilleur allié des Saoudiens. Les Houthis se sont frotté les mains… Vivant en Arabie saoudite, le président Mansour Hadi a dénoncé les Émirats comme responsables du « coup d’État » d’Aden. Cepen- dant, les grandes puissances n’accordent que peu de crédit à un gou- vernement yéménite internationalement reconnu mais qui ne contrôle plus rien sur son territoire. Durant cette décennie, l’Arabie saoudite a subi trois fiascos de politique étrangère (sans compter celui, médiatique, de l’assassinat de l’opposant Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul en octobre 2018). Il y a eu le fiasco de son soutien, en dollars et en armement, aux rebelles sunnites islamistes en Syrie, qui dura de 2012 à 2016. Il y a eu aussi, en 2017, son échec à soumettre son petit voisin qatari, par un embargo total, décrété communément avec l’allié émirati. Mais la catastrophe yéménite est de loin la pire pour la dynastie wahhabite. Alors que le Yémen court le long de toute leur frontière méridionale, les Saoudiens y ont montré la nullité de leur armée et leur criante faiblesse stratégique. On avait un peu oublié qu’ils avaient dû faire appel à la gendarmerie française pour réduire une insurrection islamiste à La Mecque en décembre 1979 et qu’ils avaient complètement paniqué, le 2 août 1990, lorsque l’Irak avait envahi le Koweït, pleurant auprès de l’Amérique pour qu’elle vienne s’installer militairement chez eux. À l’époque, l’idée ne leur avait même pas effleuré l’esprit d’aller se battre afin d’aider leurs cousins koweïtiens agressés. Dans ses aventures contre le Yémen puis contre le Qatar, il n’est pas impossible que le jeune MBS ait été instrumentalisé par ce redou- table stratège qu’est MBZ (Mohammed ben Zayed, prince héritier et ministre de la Défense d’Abou Dabi). En effet, l’homme fort des Émirats poursuit une stratégie qui lui est propre de constitution d’une thalassocratie régionale. Comme jadis Venise en Adriatique, MBZ cherche à se ménager des comptoirs qui lui soient dévoués au-delà du 162 NOVEMBRE 2019
la stratégie de l’iran face aux états-unis : attaquer leur maillon faible... détroit d’Ormuz. Ainsi, sans compter Aden, les Émiratis sont-ils très présents dans la Corne de l’Afrique, sur les ports d’Assab (Érythrée), de Berbera (Somaliland) ou de Bosaso (Puntland). Si Aden fait sécession, les Émirats feront alliance avec ce nouveau Yémen du Sud et laisseront l’Arabie saoudite se débrouiller seule avec les Houthis. Ensuite ils composeront avec la Chine, la grande puis- sance devenue la plus gourmande sur ces rivages orientaux… L’attaque asymétrique iranienne contre le territoire saoudien Pourquoi Donald Trump, appuyé par tous les caciques du Parti républicain, a-t-il décidé de déchirer l’accord nucléaire du 14 juillet 2015, alors que ce dernier avait fait l’objet d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU ? L’idée des Américains est de priver la Perse de toute prééminence régionale actuelle ou future, en l’obligeant à renon- cer non seulement à toute fabrication de plutonium ou à tout enri- chissement d’uranium (étapes obligatoires pour qui veut construire la bombe atomique), mais aussi à l’influence qu’elle a gagnée au cours des vingt dernières années sur quatre capitales arabes (Beyrouth, Bag- dad, Damas, Sanaa). Influencés par leurs alliés régionaux, les États- Unis sont décidés à empêcher toute possibilité d’hégémonie iranienne au Moyen-Orient. Pour tenter de desserrer l’étranglement économique que lui font subir les Américains, l’Iran a donc choisi de s’attaquer à leur maillon faible au Moyen-Orient, l’Arabie saoudite. Cette monarchie sunnite, qui professe un islam puritain et rétrograde, mais qui est pourtant demeurée une alliée stratégique des États-Unis depuis 1945, présente actuellement trois faiblesses, qui s’ajoutent à la médiocrité de ses forces armées : elle est mal-aimée des opinions publiques occidentales ; elle s’est imprudemment engagée dans une guerre contre les Houthis qu’elle ne parvient pas à gagner ; elle comprend une minorité chiite qui se sent méprisée par le pouvoir et qui habite les régions pétrolières (dans l’est du royaume, le long de la rive occidentale du golfe Persique). NOVEMBRE 2019 163
études, reportages, réflexions Face à la puissance militaire américaine, les forces armées iraniennes obéissent à une stratégie de guerre asymétrique et hybride. On n’est pas dans la guerre napoléonienne. Pas de déclaration de guerre, pas de batailles frontales, pas de règle du jeu diplomatique. Tous les moyens sont bons pour parvenir au but stratégique qui a été fixé par le Guide de la révolution, l’ayatollah Khamenei, mais pas question de les faire connaître à l’ennemi ou d’en faire la publicité à des fins de propagande intérieure. Comme dans la cyberguerre, il s’agit de rendre très diffi- cile l’attribution des actes hostiles. Les Iraniens ont appris la leçon en observant la stratégie russe contre l’Ukraine en 2014. Le bombardement par drones et missiles de croisière, le 14 sep- tembre 2019, de deux installations pétrolières majeures de l’Arabie saoudite, la raffinerie géante d’Abqaiq et le champ d’exploitation de Khurais, a forcé le royaume saoudien à diviser sa production par deux et a provoqué un renchérissement de 15 % du prix international du baril. C’est un exemple parfait de guerre hybride, asymétrique, gra- duée. Ce sont les Houthis (amis de Téhéran) qui revendiquent l’at- taque, alors qu’ils se trouvent à plus de 800 km des cibles. On utilise des drones bon marché et anonymes et des missiles bricolés contre une puissance disposant d’avions intercepteurs ultramodernes. On provoque la stupeur de l’ennemi, sans l’attaquer directement. On crée un choc économique (hausse du prix du brut, report de la vente en Bourse de la compagnie pétrolière saoudienne Aramco) à même de faire réfléchir l’ennemi washingtonien. Si elle voulait riposter par des frappes contre l’Iran, la Maison- Blanche aurait besoin de preuves irréfutables, car Téhéran nie toute responsabilité. Les autorités iraniennes ont fait à cet égard passer un message très clair à Washington, via l’ambassade de Suisse à Téhéran, le lundi 16 septembre 2019. Proclamant leur innocence, elles ont de surcroît prévenu que tout acte de guerre contre leur pays provoquerait une réponse très sérieuse contre des intérêts américains concrets (sol- dats basés au Qatar ou en Irak par exemple). Au demeurant, échaudée par les fausses preuves que le Secrétaire d’État américain Colin Powell avait présentées contre l’Irak au Conseil de sécurité de l’ONU en février 2003, l’opinion publique américaine 164 NOVEMBRE 2019
la stratégie de l’iran face aux états-unis : attaquer leur maillon faible... n’est pas disposée à se contenter d’un simple faisceau de présomptions pour accepter le déclenchement d’une quatrième guerre du Golfe. Il y a des faucons, comme le sénateur républicain Graham, qui réclament des frappes contre l’Iran. Mais le président Trump est très réticent à faire la guerre. D’abord, il n’a jamais été intellectuellement un néoconservateur ; il s’est toujours méfié des gens qui prétendaient pouvoir apporter la démocratie par la force. Il a saisi que renverser un régime était une chose, gérer ensuite le pays en était une autre. Ensuite, Donald Trump, conseillé par le chef d’état-major des armées, le général Joseph Dunford (qui est tout sauf un va-t-en- guerre), a compris que, dans cette crise, il lui serait très difficile de bien maîtriser l’escalade. Bien sûr qu’il serait facile à l’US Air Force de procéder à un bombardement punitif de l’Iran sur telle ou telle de ses installations militaires. Mais ce serait un acte de guerre caractérisé auquel les Iraniens n’auraient d’autre choix que de riposter frontale- ment. La cible la plus facile pour eux serait les soldats américains basés en Irak. Trump se retrouverait alors piégé, lui qui avait promis, dans sa campagne électorale, de mettre un terme aux aventures américaines en terre d’islam. Une nouvelle guerre d’Irak torpillerait toutes ses chances de réélection en novembre 2020. Il est donc vraisemblable que, si riposte américaine il y a, elle sera également difficilement traçable, comme une cyberattaque paralysant les réseaux de communication militaires iraniens. En 2017, MBS s’était vanté que les Saoudiens avaient les moyens d’aller porter la guerre sur le territoire iranien. Malgré son énorme budget militaire et ses missiles Patriot américains de défense anti aérienne, le prince héritier n’a pas été capable de défendre des instal- lations stratégiques situées sur son propre territoire. Le camouflet est gigantesque. Lors d’une conférence de presse tenue le 25 septembre 2019, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, le président iranien Rohani a défié les Occidentaux de lui présenter la première preuve d’une responsabilité quelconque de l’Iran dans les bombarde- ments du 14 septembre 2019. Sachant que le golfe Persique est truffé de navires de l’US Navy dotés des meilleurs systèmes de surveillance radar, connaissant les capacités américaines de surveillance satellitaire, NOVEMBRE 2019 165
études, reportages, réflexions les Iraniens n’auraient jamais été assez fous pour lancer cette attaque de drones et de missiles depuis leur propre territoire. On n’a pas suf- fisamment prêté attention à la revendication des Houthis. Dans leur communiqué, ils ont loué la coopération d’« hommes honorables » résidant dans le royaume même. S’agit-il de chiites souhaitant ven- ger la décapitation du cheikh Nimr Al-Nimr ? S’agit-il de Yéménites installés de fort longue date dans le royaume, mais y constituant une cinquième colonne ? S’agit-il de princes voulant se venger de l’abso- lutisme de MBS et de ses confiscations financières ? Quatre citernes ont été frappées avec un alignement parfait dans l’attaque contre la grande raffinerie d’Aramco à Abqaiq. Cet alignement parfait suggère que les drones et les missiles ne sont pas venus de très loin. Ils ont parfaitement pu être tirés, avec des complicités locales, depuis le désert saoudien, par des éléments mobiles appartenant aux milices pro-ira- niennes d’Irak. En s’attaquant au principal réservoir de pétrole du monde occi- dental, les Iraniens ont marqué un point stratégique. Ils ont fait com- prendre que, dans la région du Golfe, ils ne sombreraient pas seuls. Ils ont prévenu les Américains en leur disant en substance : « Nous avons les moyens de déstabiliser pour longtemps l’entièreté du Moyen- Orient ! » Le président français, Emmanuel Macron, a parfaitement saisi la dangerosité de la situation. Voilà pourquoi il consacre tant d’efforts à monter une médiation entre Washington et Téhéran, même si Donald Trump répète à l’envi qu’il n’a besoin de personne. Le pré- sident américain rêve en fait de faire un grand deal avec la Perse, qui soit reconnu comme supérieur à celui qu’avait réalisé Barack Obama. La seule inconnue est le nombre de mois qu’il faudra à Téhéran et Washington pour s’accorder sur le seul deal acceptable par les deux parties et que tout le monde connaît : l’Iran renonce à jamais à l’arme nucléaire, mais elle conserve son influence sur l’axe chiite au Moyen-Orient. 166 NOVEMBRE 2019
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