Les salaires au hockey, un scandale ? - Mario Jodoin
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
10-10-29 Les salaires au hockey, un scandale ? Mario Jodoin économiste Contenu Introduction La fixation des salaires - La Loi d'airain des salaires - L’offre et la demande - La productivité - Autres déterminants des salaires Salaire et justice - Le juste salaire - Justice et égalitarisme - Revenus hors normes Scandale ou juste rémunération ? 1
10-10-29 Introduction Le salaire maximal au hockey peut atteindre 20 % du plafond salarial (59,4 millions $), soit près de 12 millions $ par an En fait les plus haut salariés ne touchent «que» 10 millions $ par an (Vincent Lecavalier) Le record a eu lieu en 2003-2004, soit avant le lock-out de 2004-2005 et les règles actuelles, Jaromir Jagr ayant touché 11 millions $ Salaire minimum : 500 000 $ (snif, snif...) Scandale ou juste rémunération ? Pour pouvoir répondre : comment les salaires sont habituellement établis sur le marché du travail et pourquoi certains emplois et certaines professions sont mieux rémunérés que d’autres La fixation des salaires Quels sont les facteurs qui influencent le niveau des salaires ? La Loi d'airain des salaires : la survie et la reproduction - Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx : le travailleur obtient un salaire qui équivaut aux coûts de subsistance pour lui et sa famille - Pour Ferdinand Lassalle, le travailleur est comme une machine : il faut le nourrir pour qu’il soit en mesure de produire et d’élever des enfants pour qu’ils remplacent les travailleurs âgés rendus «défectueux». - Cela explique que les femmes sont historiquement moins bien payées que les hommes (ça ne change pas vite !) - Jusqu'en 1955, les fonctionnaires fédéraux devaient démissionner après leur mariage - Le hockeyeur, lui, justifie souvent son salaire en disant qu'il doit assurer la sécurité de sa famille... 2
10-10-29 La fixation des salaires L’offre et la demande (repose sur bien des hypothèses...) - La rationalité ou l'homo oeconomicus Avant tout achat, le consommateur doit se demander si cet achat est celui qui lui apportera le plus de satisfaction (d'utilité, de bien-être économique...) - Même quand il achète un billet pour un match de hockey... L'investisseur doit se demander si son investissement est celui qui lui apportera le plus de profit - Même quand il veut acheter un club de hockey, avec, si possible, de l'aide gouvernementale... Mais est-il rationnel de penser qu’un être humain puisse à chaque achat et à chaque investissement évaluer toutes les autres possibilités avant d’agir ? - C’est d’ailleurs autant pour discipliner les propriétaires «moins rationnels» que pour se protéger des demandes salariales des joueurs que la Ligue nationale de hockey (LNH) a décrété un lock-out en 2004-2005. La fixation des salaires L’offre et la demande (repose sur bien des hypothèses...) - Même pour les tenants de la «main invisible», la concurrence parfaite est essentielle pour que le marché fonctionne de façon optimale (cinq conditions) 1. L'homogénéité des produits : les biens doivent être semblables - Aucun joueur n'est comme un autre : pensons aux dépisteurs... - Le syndicat des joueurs n'a aucune demande pour faire reconnaître l'ancienneté pour les mises à pied des joueurs et leurs augmentations salariales... 2. L’atomicité : beaucoup d'offreurs et de demandeurs de façon à ce que personne ne puisse à lui seul influencer le marché - Une seule ligue majeure en Amérique du Nord avec 30 équipes - Un joueur ou une équipe peut faire basculer le marché, d'où l'adoption du plafond salarial pour réglementer le marché... 3. La transparence de l'information : tous les offreurs et demandeurs doivent avoir accès à toute l'information disponible (hahaha...) - Salaires, oui, mais finances des équipes, non; une des raisons principales du lock- out de 2004-2005, les joueurs ne croyaient pas les équipes qui disaient perdre de l'argent, mais refusaient d'ouvrir leurs «livres» - Blessures «au bas du corps» ... 3
10-10-29 La fixation des salaires L’offre et la demande (repose sur bien des hypothèses...) - La concurrence parfaite (cinq conditions, plus que deux...) 4.La libre entrée et sortie sur le marché : le marché doit être libre de tout obstacle (réglementation, tarification, protectionnisme, etc.) - Aucun marché ne respecte cette condition, et le marché du travail encore moins : normes du travail, réglementation sur la santé et sécurité au travail, assurance- emploi, ordres professionnels, syndicats, associations patronales, etc. - tout achat ou implantation d’une nouvelle équipe doit être approuvé par la ligue - le plafond salarial et les règlements encadrant le repêchage et le statut d’agent libre restreignent drôlement la liberté des joueurs. 5. La parfaite mobilité des facteurs : tous les agents (demandeurs et offreurs) peuvent, sans coût et sans délai abandonner un marché pour un autre. - Tanné d'enseigner ? Pourquoi pas devenir joueur de hockey ?... - Il faut souvent retourner sur les bancs d’école pour changer de carrière, sauf lorsque les exigences du nouvel emploi permettent un transfert de compétences - Beaucoup de joueurs de hockey accèdent, après leur retraite, à des postes d’entraîneurs (où ils ont parfois l’occasion d’encadrer leur propre enfant…), de «joueurnalistes» ou de propriétaires de brasserie… La fixation des salaires L’offre et la demande (conclusion) - Même si les conditions de la concurrence parfaite ne s’observent guère dans le monde réel, il est incontestable que l’offre et la demande jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement des marchés. - Par exemple, les consommateurs achètent en général moins d’un bien quand son prix augmente - De même, tout être humain, malgré son niveau limité de rationalité, tente, dans la mesure du possible, de maximiser son bien-être - Cela dit, le fonctionnement de l'offre et de la demande n'a rien à voir avec l'aspect mécanique que bien des économistes lui prêtent - Ainsi, même si le prix de l'essence a fortement augmenté en 2007, sa consommation a connu une hausse (élasticité variable...) - Malgré la hausse du prix des billets au Centre Bell, les billets s’écoulent sans difficulté, même pour les matchs hors-concours (demande assez inélastique dans ces niveaux de prix) 4
10-10-29 La fixation des salaires La productivité - est le facteur qui explique le mieux le niveau des salaires et leurs différences selon les emplois et les professions; - Productivité ≠ efficacité Définition : la productivité du travail correspond au produit intérieur brut (PIB) par heure travaillée; - le fait que les salaires des médecins aux États-Unis sont plus élevés rend le système de santé moins efficace, mais plus «productif»... N'a rien a voir avec la dureté du travail, mais tout avec la valeur monétaire des biens et services produits; Au hockey, la productivité varie en fonction des revenus générés : billets, télévision, produits dérivés, etc. Ce n'est pas parce que les joueurs de hockey travaillent moins fort que les joueurs de football américain qu'ils sont moins payés, mais parce qu'ils génèrent moins de revenus - Eli Manning, 39,9 millions $ - Vincent Lecavalier, 10 millions $ La fixation des salaires La productivité - La convention collective de la LNH est basée sur ce principe, le plafond salarial étant établi selon les revenus des propriétaires (de 54 % à 57 % selon le niveau de revenus) : 2005-2006, 39,0 millions $ 2010-2011, 59,4 millions $ (hausse de 52 % en 5 ans) - La productivité du travail n’explique pas tout. Les salaires ont bien peu augmenté aux États-Unis depuis le début des années 1980, malgré une forte croissance de la productivité. Les raisons ? Selon les auteurs : sous-traitance délocalisation d’activités vers des pays à bas salaires nouveaux modes d’organisation du travail baisse du syndicalisme croissance de la «nouvelle économie» appropriation des gains de productivité par les dirigeants des sociétés 5
10-10-29 La fixation des salaires Autres déterminants des salaires - Historique et valeurs Services de garde : - mis sur pied à l’aide de programmes de création d’emplois dans les années 1970 - salaires plus faible que pour des emplois exigeant un niveau de compétences équivalent - écart réduit grâce à l'évolution des valeurs et à la loi sur l'équité salariale Curt Flood au baseball a contesté en Cour Suprême un échange : il a perdu, mais cette cause est à la base de l'instauration du statut d’agent libre et de la montée fulgurante des salaires dans les sports professionnels - Différentiels compensatoires Compensation pour la dureté d’un travail (mines, construction, etc.) et ses horaires contraignants Au hockey : voyages et brièveté de la carrière La fixation des salaires Autres déterminants des salaires - Salaire d'efficience Salaires haussés pour stimuler l'engagement au travail - au hockey : pour inciter les joueurs à donner leur 110 %... - Rigidité des salaires Résistance à la diminution des salaires nominaux (apport de Keynes) Au hockey : il a fallu un an de lock-out pour que les joueurs acceptent une baisse de 24 % de leurs salaires nominaux - Autres exigences scolaires, expérience, compétences, rapport de force (individuel ou collectif par la syndicalisation), taille des entreprises, talent, attitudes, beauté (eh oui !), chance, etc. 6
10-10-29 Salaire et justice Le mode de fixation des salaires, surtout la productivité, peut expliquer qu'ils soient si élevés au hockey, mais est-ce juste pour autant ? Le juste salaire - Aristote un salaire juste doit satisfaire la justice commutative (égalité dans les échanges) et la justice distributive (distribution au mérite, selon les efforts de chacun) - le salaire doit correspondre à la valeur du travail fourni - le salaire minimum doit permettre plus que la subsistance, soit une vie décente - le salaire maximum ne peut dépasser l’utilité sociale du travail fourni - hockey : quand ils gagnent dans les séries, pas de problème, mais le lendemain d’une défaite humiliante nous inciterait plutôt à dénoncer sur tous les toits le scandale de ces sans cœur grassement payés... - Pape Léon XIII, encyclique Rerum Novarum (Des choses nouvelles) 1891 Le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête» : conditions à la Loi d'airain ! - au hockey : sobres et honnêtes ? - pourtant, le salaire est un peu plus élevé que le salaire de subsistance ! Salaire et justice Justice et égalitarisme - John Rawls Justice ne veut pas dire égalité La justice repose plutôt sur deux principes - le principe de liberté correspond en gros au contenu de nos chartes - le principe de différence permet les inégalités économiques et sociales, mais seulement si elles se réalisent en respectant l’égalité des chances des personnes de talents et de compétences égaux Mais les gens ne sont pas tous de talents et de compétences égaux... - les plus choyés doivent répartir une partie de leur richesse aux plus démunis pour leur assurer la possession de biens premiers Hockey : égalité des chances, mais talents drôlement différents ! - comme Ils paient plus d'impôts au Québec qu'ailleurs, leurs salaires seraient plus justes ici ! - les salaires les moins justes seraient en Russie où les joueurs paient très peu d'impôts (taux fixe de 13 %) 7
10-10-29 Salaire et justice Justice et égalitarisme - Opposants à John Rawls Patrick Savidan conteste la notion d’égalité des chances à talent égal en raison des énormes barrières d’accès à la réussite sociale des plus défavorisés - Le talent d'un enseignant n'est pas autant apprécié que celui d'un joueur de hockey - Il ne faut pas favoriser l'égalité des chances, mais offrir plus de possibilités aux jeunes des quartiers défavorisés, aux personnes handicapées, aux minorités ethniques, aux femmes, etc. Amartya Sen reproche au principe de différence de confondre les moyens et les fins en associant la justice à la seule possession de biens, sans tenir compte des «capabilités» spécifiques des individus de convertir ces biens en liberté, véritable indicateur de la justice humaine - L'idée de justice : à lire ! Robert Nozick, jugeant que les individus méritent leurs atouts naturels, rejette l’obligation de répartir la richesse, car cela prive les citoyens des plaisirs auxquels ils ont droit en compensation de leur travail Salaire et justice Justice et égalitarisme - Robert Nozick et Wilt Chamberlain Nozick a appliqué sa vision au cas de Wilt Chamberlain, le joueur de basketball le mieux payé dans les années 1970, avec 250 000 $ par an Il jugeait totalement ridicule de considérer que le fait que des adultes consentants acceptent librement de se départir de 0,25 $ pour bénéficier d’instants de bonheur qu’ils n’auraient pas autrement puisse être considéré comme une injustice du seul fait que Chamberlain profite en conséquence d’un salaire aussi considérable. Selon lui, l’égalitarisme résulterait en une baisse de bonheur chez les spectateurs et chez Chamberlain On lui a rétorqué que Chamberlain n’a pas réussi aussi bien uniquement en raison de son talent, mais aussi parce qu’il a profité de l’organisation de la société par l’État, ne serait-ce pour son éducation, sa santé et sa sécurité. Dans le cas du hockey, on peut toujours ergoter que, en raison du salaire minimum de 500 000 $ par an, la prime que payent les spectateurs ne sert pas qu’à admirer des athlètes exceptionnels, mais aussi des «plombiers» qui ne travaillent pas toujours fort dans les coins ! bb 8
10-10-29 Salaire et justice Revenus hors normes - Introduction Les hockeyeurs et autres sportifs ne sont pas les seuls à toucher des revenus hors normes Les revenus des directeurs des plus grosses sociétés des États-Unis sont près de 400 fois plus élevés que le salaire moyen de leurs employés, alors qu’il n’étaient dans les années 60 et 70 que 30 fois plus élevés Dans le domaine du spectacle, nombreux sont les artistes, chanteurs et comédiens qui gagnent encore plus que nos joueurs de hockey et de ballon les mieux payés. Est-ce plus ou moins injuste ? Salaire et justice Revenus hors normes - La relation corps/esprit Jean-François Doré se demande pourquoi tant de personnes se scandalisent des salaires dans les sports mais demeurent stoïques face aux dizaines de millions $ gagnés par Céline Dion ou par Mel Gibson Il est arrivé à la conclusion que les gens respectent en général davantage les métiers intellectuels que les métiers manuels - d'ailleurs, les programmes de formation qui mènent à des métiers manuels sont de plus en plus boudés par les jeunes et dénigrés par leurs parents, malgré d’excellents taux de placement et des salaires relativement élevés - les membres des professions libérales reçoivent généralement plus d'appui dans leurs négociations que les travailleurs manuels - mais, comme M. Doré le souligne lui-même, son analyse est incomplète, car elle s’applique beaucoup moins aux millionnaires des sports individuels, comme le golfeur Tiger Woods (128 millions $ en 2007), dont les revenus mirobolants sont beaucoup moins critiqués 9
10-10-29 Salaire et justice Revenus hors normes - Le mérite Si Tiger Woods arrêtait de gagner, ses revenus chuteraient. On ne lui offrirait plus de contrats de publicité aussi plantureux Il en est de même des chanteurs et autres vedettes des arts et spectacles qui ne sont pas des salariés, mais des travailleurs autonomes Malgré quelques réticences, la société accepte généralement les inégalités de revenus lorsqu’elles sont fondées sur le mérite Par contre, elle n'accepte pas que ces inégalités salariales soient dues à d’autres facteurs que le mérite : sexe, ethnie, relations (népotisme), etc. (sauf dans les entreprises familiales ?) Or, le salaire des joueurs de hockey et des autres sports d’équipe n’est pas fixé en fonction de leurs performances réalisées au moment où ils touchent leur salaire, comme c’est le cas dans les disciplines individuelles, mais bien en fonction de leurs performances passées Salaire et justice Revenus hors normes - Le lien avec le salaire Qu’un chanteur vende 10 ou 10 millions d’albums, cela ne me coûte pas plus cher d’en acheter un, mais cela change drôlement le revenu de cet artiste : le lien entre mon achat et son niveau de revenu est donc très faible Même s’il est toujours plein, le centre Bell a un nombre limité de places. À chaque gorgée de sa bière à 10,00 $, le partisan ne peut s’empêcher de sentir passer dans sa gorge une partie du salaire des joueurs… Le lien entre son achat et le niveau de revenu des joueurs est beaucoup plus fort De même, le lien avec les revenus pharaoniques des directeurs de sociétés est beaucoup moins direct. Même si leurs hauts revenus ne peuvent provenir que d’une baisse de profits pour les actionnaires (dont nos régimes de retraite privés et publics), d’une diminution du salaire versé à leurs employés ou d’une hausse du prix payé par les consommateurs, les gens sentent moins directement qu’ils viennent de leurs poches - la crise financière et la dernière récession a changé la donne : on voit maintenant plus le rapport entre leurs revenus et la situation des consommateurs - en plus, le facteur de mérite entre maintenant beaucoup plus en action qu'avant... 10
10-10-29 Conclusion Et alors : Scandale ou juste rémunération ? - Malgré l'éclairage apporté par l'analyse des concepts économiques et philosophiques, on ne peut trancher cette question hors de tout doute - Si ceux qui crient au scandale des hauts salaires au hockey étaient vraiment cohérents, ils devraient aussi s’insurger contre les revenus des autres stars, voire remettre en question les fondements du capitalisme Or, la révolution prolétarienne ne semble sur le point d'éclater... - Au bout du compte, notre adhésion aux concepts de justice proposés par les libéraux (comme Rawls), par les humanistes (comme Sen) ou par les libertariens (comme Nozick) dépend beaucoup plus de nos valeurs personnelles que de la qualité de leur argumentation - Leurs arguments nous aident bien sûr à réfléchir sur la question et à mieux camper notre position, mais ne peuvent que rarement parvenir à nous faire changer d’idée Sylvain Reboul, enseignant français de philosophie, résume fort bien le lien entre nos valeurs et notre vision de la justice : «Il n’y a pas de justice en soi, car l’idée de justice est relative à des positions politiques de fond (…)». Conclusion Et alors : Scandale ou juste rémunération ? - Cela dit, dans le cas extrême des salaires des stars et des joueurs de hockey, rares sont ceux qui n’éprouvent pas au moins un léger malaise, quelles que soient leurs valeurs personnelles - Comme le dit si bien la philosophe française Ludivine Thiaw-Po-Une : «N’y a-t-il pas, dans la démesure du salaire des stars, le symptôme d’une réelle difficulté de nos sociétés à déterminer à quelles conditions les inégalités sont justes ?» 11
10-10-29 Merci de votre attention ! Questions, commentaires ? Discussion... 12
Vous pouvez aussi lire