Comment expliquer le succès du "Da Vinci Code"?
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RELIGION
L e roman de Dan Brown est le suc-
cès éditorial de la décennie : 40 millions
d’exemplaires vendus dans le monde.
Conséquence hollywoodienne habi-
tuelle d’un tel triomphe, un film, sorti
en mai, exploite les trouvailles qui ont
fait le bonheur des lecteurs. →
Comment expliquer
le succès du
«Da Vinci Code»?
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Comment expliquer le succès du «Da Vinci Code»?
RELIGION
© N. Chuard
→
S oyons francs : d’innombrables
romans policiers publiés ces der-
nières années mériteraient de se vendre
aussi bien, si ce n’est mieux que le «Da
Vinci Code». Pourtant, c’est le livre de
Dan Brown qui bat tous les records.
Comment expliquer un tel engouement,
que la sortie du film a encore accentué?
«Parce qu’il mêle habilement les
grands thèmes qui secouent actuellement
nos sociétés : les complots, la place de la
femme, l’importance de la culture et de
l’histoire, la quête spirituelle», répond
Frédéric Amsler, professeur assistant en
histoire du christianisme à la Faculté de
théologie de l’Université de Lausanne
spécialisé dans l’étude de la littérature
apocryphe chrétienne.
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Frédéric Amsler, professeur assistant en histoire du christianisme
Ce roman multiplie les à la Faculté de théologie de l’Université de Lausanne (UNIL), un spécialiste de l’étude de
théories du complot la littérature apocryphe chrétienne
«Le premier ressort utilisé par Dan
Brown est la perte de confiance dans les
institutions dirigeantes d’une grande par-
tie de la population», analyse Frédéric
Amsler, qui s’est penché sur les raisons enfants. Le Saint-Graal ne serait autre s’attaquer à une institution bien établie
du succès du best-seller et qui a fait part chose qu’un symbole de la Femme Sa- et facilement identifiable – l’Eglise catho-
de ses réflexions dans diverses confé- crée, un vase renvoyant métaphorique- lique romaine, à l’instar du FBI ou de la
rences publiques. ment à l’utérus féminin. Adorer Dieu Maison-Blanche, fait parfaitement
Que nous raconte Dan Brown? Que serait adorer la Femme. Bref, l’Eglise l’affaire.
l’Eglise catholique romaine, ainsi que catholique romaine telle que nous la
Capable du pire
l’une de ses organisations «les plus connaissons et le catéchisme qu’elle dis-
secrètes», l’Opus Dei, auraient œuvré pense ne seraient qu’une imposture, Ensuite, il faut que la pensée domi-
pour nous cacher la vérité, non seulement basée sur la dissimulation de faits. nante du moment puisse la croire capable
le rôle majeur joué par Marie Madeleine Avec cette trame, Dan Brown remplit de la pire des manipulations. En vogue
dans la transmission de l’enseignement plusieurs des exigences nécessaires à la aujourd’hui, le bouddhisme ou l’homéo-
de Jésus, mais encore sur le mariage du naissance d’une bonne théorie du com- pathie n’auraient pas convenu, alors que
Christ et de sa «disciple préférée». plot – il a d’ailleurs tellement bien réussi l’armée, la police, l’Etat ou l’Eglise sont
que certains lecteurs un peu naïfs ont typiquement des institutions en panne de
L’Eglise serait une imposture déclaré avoir perdu la foi à cause des crédibilité que l’on soupçonne volontiers
Jésus n’aurait donc pas demandé aux «révélations» du «Da Vinci Code». du pire.
apôtres et tout spécialement à Pierre de Pour qu’elle emporte l’adhésion du Autre ressort efficace, la multiplica-
bâtir son Eglise, mais à sa femme et à ses public, une bonne théorie doit d’abord tion des complots. Car face à l’Eglise offi-
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cielle, une société secrète, le Prieuré de Brown : prendre une minorité «oppri- semblance. Ainsi fait-il de certains textes
Sion, agit (dans l’ombre bien sûr) pour mée» pour en faire la gagnante injuste- au nom célèbre mais au contenu inconnu
garder vivant le secret de la nature fémi- ment méconnue du christianisme», du simple pékin des documents histo-
nine de l’Eglise. C’est d’ailleurs à cette constate Frédéric Amsler. riques plus authentiques et plus «vrais»
autre force de l’ombre qu’est apparen- que les Evangiles.
La femme, nouveau pilier
tée l’héroïne du livre, dont le métier est Différents textes apocryphes, notam-
de l’Eglise
tout un symbole : cryptographe, preuve ment l’Evangile de Marie et l’Evangile
s’il en était besoin que la vérité ne se Les questions d’égalité occupent selon Philippe, sont utilisés pour accré-
donne jamais à voir toute nue, mais beaucoup nos sociétés depuis quelques diter la thèse du mariage de Marie
qu’elle doit au contraire être décodée. décennies, et Dan Brown sait qu’il vit aux Madeleine et de Jésus, et l’importance
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dépens de ceux (en l’occurrence celles) accordée par ce dernier aux femmes.
qui le lisent. «Faire de la Femme le pilier
Ce roman réhabilite de l’Eglise fera forcément plaisir à un
Le baiser du maître au disciple
la femme large lectorat au XXIe siècle, friand de Dan Brown cite ainsi un passage de
Le lectorat du «Da Vinci Code» est, tout ce qui contribue à une réécriture des l’Evangile selon Philippe dans lequel il
phénomène plutôt rare pour un roman origines du christianisme», souligne le serait clairement signifié que Jésus
policier, très majoritairement féminin. théologien de l’UNIL. embrasse Marie sur la bouche. «Le texte
Parce que le livre évoque, certes, une Pour étayer sa thèse séduisante des dont nous disposons est certes lacunaire,
quête spirituelle et que ce thème inspire premiers chrétiens adorateurs du Fémi- mais les restitutions sont fiables. Le vrai
davantage la gent féminine. Mais aussi nin Sacré, et d’une conspiration qui en problème est que Dan Brown en fait une
parce que la femme s’y trouve en quelque aurait effacé les preuves, Dan Brown a interprétation totalement farfelue, com-
sorte réhabilitée. «C’est une nouvelle recours à différents arguments, eux aussi mente Frédéric Amsler. En effet, ce bai-
preuve de la grande habileté de Dan erronés, mais enrobés d’un verni de vrai- ser n’est pas celui d’un mari ou d’un
→
Le «Da Vinci Code» utilise les recettes d’une bonne théorie du complot.
Il met en effet en cause une institution, l’Eglise catholique romaine (photo), que les foules
d’aujourd’hui croient capable de la pire des machinations
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→ amant à sa femme ou maîtresse, mais été collationnée par un païen, l’empereur le tombeau vide du Christ et à l’avoir revu
celui d’un maître à son disciple. C’est par Constantin le Grand.» Il ajoute : «L’em- une fois ressuscité.»
la bouche que passe la parole, et, dans pereur Constantin et ses successeurs Dan Brown a gardé de la première
la tradition gnostique, l’enseignement, le masculins ont substitué au paganisme image l’idée qu’elle était la maîtresse du
passage du savoir de l’initié au néophyte matriarcal la chrétienté patriarcale. Leur Christ, et a poussé la seconde à l’extrême :
s’exprime couramment par la métaphore doctrine diabolisait le Féminin Sacré et Marie Madeleine devient une déesse à
du baiser*». visait à supprimer définitivement de la l’origine du culte de la Femme Sacrée,
Mal informé ou habile manipulateur, religion le culte de la déesse.» et la principale, voire la détentrice exclu-
Dan Brown a écarté cette lecture des sive de l’enseignement du Christ.
L’influence de Constantin
textes antiques. Il n’est d’ailleurs pas le
seul : «L’essentiel des arguments qu’il uti-
lise et des thèses qu’il défend, Dan Brown
les a puisés dans un ouvrage bien anté-
rieur au «Da Vinci Code», «L’énigme
sacrée», dont les auteurs lui ont intenté
récemment un procès en plagiat, procès
qu’ils ont d’ailleurs perdu», précise Fré-
Afin d’accomplir ses noirs desseins,
Constantin aurait réuni un aréopage
d’ecclésiastiques pour leur faire réécrire
le Nouveau Testament à sa convenance.
«Dan Brown fait ici allusion à une
réunion que Constantin a effectivement
organisée, précise Frédéric Amsler. Il
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Ce roman permet une
quête spirituelle
Sophie Neveu, l’héroïne de «Da Vinci
Code», est l’héritière de la tradition du
Prieuré et la descendante de Marie
Madeleine – donc du Christ. Mais ses
déric Amsler. s’agit du concile de Nicée. Toutefois parents sont morts alors qu’elle était en
Constantin n’a pas influé sur le contenu bas âge : ils n’ont pas pu lui transmettre
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Ce roman permet
d’apprendre en se
distrayant
En invoquant Léonard de Vinci, un
conservateur du Louvre assassiné, des
spécialistes du Nouveau Testament,
doctrinal du concile, mais a fait pression
sur tous les évêques réunis afin qu’ils se
mettent d’accord. Ensuite, il est évi-
demment fantaisiste de prétendre que la
nature divine du Christ ne faisait pas
l’unanimité et qu’elle a été décidée à une
très courte majorité par un vote lors de
l’histoire de ses origines ni l’initier à leur
«vraie» religion. Tout au long du livre,
nous suivons son enquête policière,
autrement dit sa quête, le dévoilement de
son secret de famille.
Qui était ce grand-père qui l’a élevée
et qui vient de mourir? Quel est le sens
l’interprétation des symboles, les Tem- cette réunion : en réalité, tout le monde de cette étrange cérémonie à laquelle elle
pliers, des citations tirées des Evangiles était au contraire d’accord sur ce point. a assisté il y a des années? «Le lecteur
et des termes comme «apocryphe» qui La question était en fait de savoir com- ne peut que s’identifier à sa recherche,
font très sérieux, Dan Brown rassure le ment le christianisme est monothéiste : s’il et c’est là pour moi l’une des raisons prin-
lecteur avec un vernis culturel. y a Dieu le Père et son Fils qui est aussi cipales de l’attrait exercé par le livre, sou-
divin, comment préserver l’unicité de tient Frédéric Amsler. Il y a une véritable
Découvrir des secrets
Dieu sans les fusionner ni les hiérarchi- mise en abyme entre les préoccupations
en se cultivant
ser?» de l’héroïne et celles du lecteur.»
En se plongeant dans cet ouvrage ou
Les différents visages de Les églises sont désertées, mais
en allant voir le film, le néophyte a le sen-
Marie Madeleine le spirituel n’est pas mort
timent non seulement de découvrir la
vraie vérité, mais en plus de se cultiver. Le statut de Marie Madeleine a subi De nombreuses études l’ont montré :
Ce qui, forcément, est toujours valori- un traitement assez similaire : «En Occi- si les églises sont désertées et leur mes-
sant. Malheureusement pour le lecteur dent, par différents glissements succes- sage institutionnel plus guère écouté, cela
et le spectateur, on ne peut pas prendre sifs, l’image de Marie Madeleine est ne signifie pas que le spirituel est mort.
le «Da Vinci Code» pour parole d’Evan- devenue celle d’une pécheresse, puis Au contraire : innombrables sont les
gile. d’une prostituée, rappelle Frédéric Occidentaux à s’intéresser à d’autres tra-
Un exemple avec l’empereur Constan- Amsler. En Orient par contre, on a mieux ditions, au bouddhisme par exemple, ou
tin. Dan Brown lui prête une bien grande retenu d’elle qu’elle était proche de Jésus à puiser dans divers cours et ouvrages
responsabilité dans le «complot» de et avait reçu son enseignement, qu’elle pour se constituer un credo personnel.
l’Eglise. Il écrit en effet : «La Bible, telle était la première ou parmi les premières «Des auteurs comme Paolo Coehlo ou
que nous la connaissons aujourd’hui, a (selon les Evangiles) à avoir découvert Eric-Emmanuel Schmitt participent de
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Dans le film «Da Vinci Code», les acteurs
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Tom Hanks et Audrey Tautou
interprètent les deux héros du roman de Dan Brown,
le professeur Langdon et Sophie Neveu, la lointaine descendante
de Jésus et de Marie Madeleine
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Comment expliquer le succès du «Da Vinci Code»?
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Au Louvre, les héros du «Da Vinci Code»
commencent une chasse au trésor moderne. Ils découvrent une «carte» initiale,
truffée de messages cachés qu’ils devront déchiffrer
→ ce phénomène ; les lecteurs vont y pui- Vinci Code». «Elle procède souvent
ser des réponses, observe le théologien d’une carence d’éducation religieuse,
lausannois, qui constate que cette note Frédéric Amsler. Sophie Neveu
approche individuelle touche aussi les reçoit de Robert Langdon et Leigh Tea-
textes des Eglises officielles : «Un phé- bing l’enseignement qu’elle n’a pas reçu
nomène intéressant s’est produit aux de ses parents; or un tel manque est
Pays-Bas, le «Da Vinci Code» et une nou- répandu aujourd’hui dans notre société.»
velle traduction de la Bible en néerlan-
dais sont sortis simultanément en librai-
La quête des origines
rie. Contrairement à ce que l’on aurait «Plus fondamentalement, Dan Brown
pu penser, le livre de Dan Brown n’a pas utilise, avec cette idée de la quête des ori-
renvoyé les Evangiles dans les tréfonds gines et de la reconnaissance de la famille
du classement des ventes de livres, les perdue, un ressort naratologique au
deux ouvrages ont caracolé de concert moins aussi vieux qu’Homère : l’Odys-
au hit-parade.» sée est déjà construite sur le même
Cette dimension très personnelle et modèle. Ulysse vit une initiation au cours
individuelle de la recherche spirituelle est de son voyage, qui lui permet de décou-
précisément mise en scène dans le «Da vrir qui il est vraiment, et quand il
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revient, il doit se faire reconnaître des port aux attentes et au questionnement les «Lettres Persanes» avaient réellement
siens», relève le théologien de l’UNIL, de nombreuses personnes. Elles y réflé- été écrites par un étranger de passage à
qui souligne également la permanence de chissent d’ailleurs activement…» Paris. Et Frédéric Amsler de conclure :
ce modèle dans la littérature européenne. on peut toujours s’amuser à relever tout
Dan Brown a le droit de mentir
Dan Brown est donc, on l’aura com- ce qui est faux dans l’ouvrage, mais on
pris, un habile démiurge : il exploite le «Enfin, même si Dan Brown s’amuse ne saurait accuser le romancier d’avoir
fonds idéologique du moment, flatte le à présenter son livre comme un document menti. Après tout, c’est son droit le plus
lecteur et sait utiliser les préoccupations historique («Toutes les descriptions de fondamental.»
de la société pour vendre son livre. «Mais monuments, d’œuvres d’art, de docu-
on ne peut pas simplement mépriser ce ments et de rituels sacrés sont avérées», Sonia Arnal
succès commercial parce qu’il est truffé écrit-il en introduction), tout lecteur sait
d’éléments historiques faux ou très hypo- qu’il s’agit là d’un artifice de bonne * Lire aussi
thétiques, souligne Frédéric Amsler. guerre pour un romancier, artifice «Allez savoir!» No 33,
L’engouement général pour le «Da Vinci exploité depuis la nuit des temps pour octobre 2005. «Marie Madeleine
Code» est un signe de plus de l’intérêt asseoir l’authenticité d’un récit», rappelle et Jésus, 12 questions
ambiant pour le spirituel. Il montre bien l’historien. Personne n’accuse Montes- sur un mystère»
le décalage des Eglises officielles par rap- quieu d’avoir menti en prétendant que
La fameuse «Cène» de Léonard de Vinci (arrière-plan) est un autre de ces indices que les héros du
«Da Vinci Code» devront décrypter pour parachever leur quête
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ALLEZ SAVOIR ! / N°35 JUIN 2006 43Vous pouvez aussi lire
