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La technologie et le “style de guerre américain”
                                                 Par Tewfik Hamel
                                         “La guerre est le plus grand test d’une organisation bureaucratique”.
                                                                                  James Q. Wilson, 1989, p.45.

             La “Transformation de la Défense” – la vision officielle de la communauté américaine
     de défense, qui promet un nouveau “style” ou “modèle de guerre” – n’avait pas pour
     intention de promouvoir une nouvelle manière de faire la guerre. Les changements qu’elle
     met en avant ont en réalité favorisé le maintien de capacités adaptées à des stratégies
     d’anéantissement et des conflits à grande échelle. La poursuite de cette “Transformation”
     répond à la croyance traditionnelle des États-Unis que leurs forces armées doivent être les
     meilleures au monde. Véritable fondement doctrinal pour l’ensemble des forces, cette
     croyance a engendré un lien critique et une relation d’osmose entre le législateur
     (Congrès), les industries de défense et la bureaucratie du Pentagone. Le concept de
     “Transformation” a plusieurs significations. Il condense une variété de programmes et
     mesures allant de réorganisations profondes des politiques et priorités de défense à de
     simples changements de détail.
             Ne portant pas seulement sur le développement de nouveaux systèmes d’armes et
     l’amélioration des capacités, la transformation est entendue comme un processus interactif
     continu et un état d’esprit tourné vers l’adaptation permanente. Elle constitue pour
     l’Exécutif la vision centrale sur laquelle s’appuie son projet de remodeler l’institution
     militaire, en s’appuyant sur les promesses de la “Révolution dans les Affaires Militaires”
     (RAM, théorisée aux États-Unis à compter des années 1990), afin de dominer le nouvel
     environnement de sécurité de l’après-Guerre froide. Les promoteurs de la RAM mettaient
     l’accent sur les changements induits par l’émergence de “guerres de l’ère de l’information”,
     notion qui fait référence aux discours et pratiques militaires stratégiques de la network-
     centric warfare (NCW), l’informatisation des systèmes d’armement et l’“arsenalisation” de
     l’information (Dillon & Reid, 2009, p.110).
             L’un des objectifs fondamentaux d’une telle “Transformation” était de réorganiser
     les directions de la Défense et les armées pour mettre en œuvre cette nouvelle théorie de la
     guerre comme principe organisateur de la planification militaire nationale. En effet, avec le
     bouleversement complet de l’environnement stratégique suite à la désintégration de l’empire
     soviétique, l’armée américaine s’est trouvée confrontée à la perspective de perdre sa
     “raison d’être”. Pour se ménager un rôle opérationnel dans la nouvelle donne, elle s’est
     réorganisée de manière à améliorer sa capacité de frappes rapides partout dans le monde.
     Un “modèle national de guerre” a été évoqué comme élément fondamental de la stratégie
     américaine.

     Changement de l’environnement stratégique et “style national”
            La réévaluation de la stratégie nationale a eu lieu dans une atmosphère d’incerti-
     tude, mais aussi de grandes opportunités, nécessitant un examen détaillé des politiques

Published/ publié in Res Militaris (http://resmilitaris.net), vol.11, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2021
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nationales. Cela impliquait une stratégie particulière, et au cœur de la stratégie, par essence
“ethnocentrique” (Booth, 1981), figure la question du “style national” (Gray, 1981) ou de
la “personnalité stratégique” d’un État. Paradoxalement, la croissance de la puissance
américaine n’a pas conduit à un plus grand sentiment de sécurité, mais à un élargissement
de l’éventail des menaces perçues qui doivent de toute urgence être neutralisées.
        Les principales variables qui influent sur la stratégie nationale incluent la structure
du système international, les attitudes de la population du pays, les considérations socio-
économiques, la perception par les décideurs des menaces pesant sur la sécurité nationale,
la situation géographique, la dotation en ressources naturelles, etc. Mais le choix d’une
politique, quelle qu’elle soit, a pour référent ultime le contexte interne. Elle peut être
influencée par des facteurs extérieurs, mais sa formulation et son exécution sont un
processus ancré dans la culture nationale.
        L’impact qu’aura l’action extérieure de l’État sur la structure du système inter-
national dépend des ressources qu’il peut mettre en jeu dans le but de modifier le statu quo.
Il s’ensuit que l’opposition “structure/ agentivité” – la primauté de l’agentivité ou de la
structure dans la mise en forme des choix stratégiques – est beaucoup moins pertinente
s’agissant des grands États. La pression du contexte extérieur se fait sentir davantage sur
les petits États, qui présentent une tendance au suivisme.1
        Puisque les “normes culturelles” – ensemble de “croyances intersubjectives” sur le
monde social et physique – “définissent les acteurs, leurs situations et les possibilités
d’action”,2 le “style national” crée ses propres impératifs et réalités, ainsi que les limites et
les possibilités d’actions individuelles et institutionnelles. Certes, “la culture est une
abstraction, mais les forces créées dans les situations sociales et organisationnelles qui
découlent de la culture sont puissantes. Si nous ne comprenons pas le fonctionnement de
ces forces, nous en devenons victimes” (Schein, 2004, p.3). Autrement dit :
              Bien que les forces culturelles ne déterminent pas directement les réponses
              politiques, elles exercent une influence puissante sur la mise en forme […] des
              ‘réflexes politiques’. En d’autres termes, elles peuvent aider à comprendre ce
              qui constitue des pratiques et des réponses ‘normales’, ‘appropriées’ ou
              ‘souhaitables’ (Krause & Latham, 2005, p.24).

        En effet, l’un des principaux critères d’évaluation de l’efficacité militaire réside dans
la capacité des forces à s’adapter aux conditions réelles de combat, ainsi qu’aux défis
tactiques, opérationnels, stratégiques et politiques nouveaux que la guerre fait inévitable-
ment surgir. Les organisations militaires génèrent en leur sein des changements qui les
aident à atteindre leurs objectifs lorsqu’elles perçoivent des modifications dans l’environ-
nement stratégique (Murray, 2001). Les modalités du changement au sein des armées sont
principalement l’innovation et l’adaptation. C’est ce qui se produit lorsque l’innovation

1
    Gray, 2005, p.90 ; Murray, Sinnreich & Lacey, 2011, pp.1-2 ; Braumoeller, 2013, p.1.
2
    Farrell & Terriff, 2002, p.7.
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technologique converge avec des adaptations de la structure organisationnelle de l’armée,
des concepts de guerre et de la vision des conflits futurs.3
        Les efforts consentis par les États-Unis pour préserver leur position dominante (et
la perception de cette domination) sont voués à l’échec pour diverses raisons. Aucune ne
semble plus importante que ce qui est identifié, dans les hypothèses théoriques sur l’avenir
de la guerre, sous le nom générique de “Révolution dans les Affaires Militaires” (RAM).
La discussion autour de cette RAM était “un moyen de se représenter tant bien que mal ce
qui se passait ou devrait se passer, pour y mettre de la cohérence, du contexte historique et
de la mise en scène ”. Elle ressemble plus à un récit qu’à une théorie cohérente. Ceci tient
principalement à l’imprécision conceptuelle qui caractérise la terminologie adoptée par ses
partisans (Davis, 2010, pp.11-13).
        Durant la décennie 1990, le langage de la “révolution” fut omniprésent. Les revues
spécialisées étaient remplies d’articles sur la nature, la signification et le sens de la RAM.
Cette idée que l’art militaire est au milieu d’une “révolution” continue d’être discutée au
sein du champ des études stratégiques. Dans le débat sur ce qui constitue véritablement une
RAM, les catégorisations courantes des révolutions comprennent des variations de portée,
d’ampleur, de durée et de fréquence du changement.
        À une extrémité du spectre se trouvent les RAM historiques et la “révolution
militaro-technique”, limitées en portée, en ampleur et en durée, même si certaines peuvent
faire surgir des changements inattendus, induits ou aléatoires, plus larges. Les théoriciens
admettent que la vitesse ou la fréquence du changement peuvent varier selon la définition
qu’on se donne de la révolution, et font chacun valoir des ampleurs et des domaines de
changement spécifiques pour identifier leurs propres conceptions de la révolution (Shimko,
2010, pp.4-5). Un autre aspect controversé réside dans le degré de primauté accordé au
changement technologique. Certains prétendent qu’un changement de paradigme dans la
nature et la conduite des opérations militaires dû à l’introduction de technologies nouvelles
et des systèmes qui leur sont associés, entraîne l’apparition de nouveaux concepts
opérationnels et une organisation remaniée en conséquence, et suffit pour produire une
RAM (Hundley, 1999, p.iii).

        À l’autre extrémité du spectre, les Toffler (1995, pp.32-34), par exemple, affirment
que les véritables révolutions sont beaucoup plus larges et changent les institutions à un
point tel qu’elles décomposent la société et en réorganisent les structures. Par conséquent,
il est crucial de comprendre les changements sociétaux et leur impact sur l’armée et son
rapport à la société. À leurs yeux, seules les révolutions capables de transformer une
civilisation entraînent un changement militaire révolutionnaire. Dans cette perspective, on
conçoit que la différenciation entre simple RAM et “vraie” révolution militaire revête plus
qu’un intérêt académique :
               Déterminer si nous sommes confrontés à [une révolution militaire] ou à [une
               RAM] a des implications politiques importantes. Si nous sommes confrontés à

3
    Farrell & Terriff, 2002, pp.5-6.
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            une révolution militaire, le débat politique devrait transcender les questions de
            technologie et d’opérations pour englober des aspects fondamentaux de la
            politique de défense tels que la nature des conflits futurs; la taille, le mode de
            recrutement et la composition des forces armées; le financement de la défense;
            et la forme de la base industrielle de défense [...]. Si nous ne faisons face qu’à
            une RAM, alors le défi devient plus gérable et peut être relevé dans le cadre
            actuel de la défense, tant que les militaires conservent la capacité d’innover
            (Gongora, 1999, p.38).

        Les concepts de RAM et les récits qui les accompagnent ne sont pas des “faits”
historiques, mais des constructions intellectuelles créées par les chercheurs pour isoler et
définir un ensemble de phénomènes, décrire leurs caractéristiques, et proposer des
prescriptions normatives aux décideurs. “Les implications de cette nature intrinsèquement
subjective derrière la théorie de la RAM sont trop souvent oubliées” (Gray, pp.8-10). Loin
de ne concerner que la guerre, la RAM est liée à la grande stratégie. Malgré “toutes ses
fragilités”, l’hypothèse d’une RAM “a un potentiel fascinant”, celui de conduire “vers le
vaisseau spatial de la théorie de la stratégie. [...] La théorie de la RAM peut nous aider à
comprendre comment la stratégie fonctionne” (ibid., p.81).
        Outre qu’elle est le reflet d’un siècle qui a vu les armées occuper une place de plus
en plus centrale dans les structures sociales, politiques, économiques et culturelles du pays,
la RAM est le moyen par lequel les États-Unis cherchent à sécuriser leur suprématie
militaire mondiale, ingrédient majeur de leur “identité nationale” depuis 1945-1947. L’idée
d’un changement révolutionnaire dans la guerre s’est emparée de l’imaginaire stratégique
officiel, et le Pentagone a conçu une vision nouvelle où les forces américaines stationnées
à l’étranger apparaissent nécessaires à l’émergence d’un nouvel ordre mondial.
        Bien qu’associée à l’administration George W. Bush, la “Transformation” fait partie
d’une longue liste de terminologies voisines apparues à partir des années 1970 pour décrire
le changement dans les armées occidentales. Durant les décennies qui ont suivi la guerre de
Vietnam, les nouvelles technologies et pratiques opérationnelles ont contribué à former ce
que les observateurs ont appelé “RAM” dans les années 1990 et “nouveau modèle de
guerre américain” dans la décennie suivante. En effet, si les leçons stratégiques tirées de
ces développements post-Vietnam ont accompagné la reconstruction de l’identité des
armées après la suspension de la conscription (1973), la nouvelle doctrine militaire et son
“modèle de guerre”, incarné dans la doctrine AirLand Battle, ont changé l’approche de la
stratégie.
        Le modèle de guerre national découle de la culture stratégique et fait référence à la
façon dont un État mène ses guerres.4 La littérature stratégique révèle diverses interpré-
tations de ce qui constitue la personnalité stratégique d’un État. La “culture stratégique” est
une identité socialement construite, qui façonne sa politique de la sécurité nationale et son
4
  Historiquement, le concept de “modèle” ou “style de guerre” national remonte aux années 1930, lorsque
Basil H. Liddell Hart avait émis l’hypothèse qu’il existait un “British Way in Warfare”. Quant au concept de
“culture stratégique”, il date des années 1970, lorsque Jack Snyder l’a introduit pour expliquer pourquoi les
dirigeants de l’URSS ne se comportaient pas selon la théorie du choix rationnel (Sondhaus, 2006, p.162).
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comportement stratégique – y compris son “modèle de guerre” favori. Elle résulte de
l’interaction d’hypothèses stratégiques de niveau supérieur et de niveau inférieur sur les
meilleures options stratégiques à retenir pour façonner le système international dans le sens
souhaité. Les diverses interprétations de ce qu’est la culture stratégique ont en commun
l’idée que ses diverses facettes influencent le comportement de l’État. Cette vue théorique
des choses a des implications pour l’adaptation et l’innovation dans l’armée.5
        Peu contestent alors l’idée que les affaires militaires sont à la veille d’un saut
historique. Toutefois, malgré les énormes efforts entrepris, les discussions autour la RAM
n’ont abouti qu’à une compréhension limitée du changement révolutionnaire affectant la
guerre, initialement indexée sur l’innovation technologique. Bien que ces discussions se
soient par la suite orientées vers une perspective stratégique plus large, elles n’ont pas mis
un terme à la vision biaisée d’origine qui privilégie la dimension technologique de la
guerre au détriment d’autres facteurs.

Le débat sur la RAM
        La compréhension de la RAM comme approche de la guerre contemporaine est
essentielle pour l’analyse et l’élaboration des politiques touchant à la restructuration des
armées et aux industries de défense. Les définitions de la RAM ne manquent pas, mais la
plupart d’entre elles souffrent d’un déficit de clarté théorique. La littérature dominante est
fortement axée sur les États-Unis, ce qui conduit à confondre la RAM avec l’expérience
américaine. Bien que le cœur intellectuel, technologique et doctrinal du concept reflète le
statut de superpuissance des États-Unis, l’idée d’une RAM implique une dimension de
nature plus globale. Les alliés des Américains (Royaume-Uni, Canada, Australie, France,
Israël, etc.) ont chacun adapté la pensée et les technologies de la RAM à leurs propres
besoins et contraintes (Sloan, 2002). Les modèles proposés des changements affectant la
capacité militaire vont de relativement simples à extrêmement complexes. Toutefois,
l’essence de leurs approches reste ancrée dans les présupposés fondamentaux du “régime
technoscientifique” : le développement de la technologie militaire – en tant que réponse à
des exigences tactiques, opérationnelles et stratégiques – définit non seulement le statut
géopolitique d’une nation, mais détermine aussi l’ordre du monde (Bousquet, 2009, pp.9-
29). La RAM a donc excité l’“imaginaire technoscientifique” de l’Occident et accru la
confiance qu’il place dans sa capacité à façonner le nouvel ordre mondial. Bref, il n’y a pas
que les pratiques et les organisations militaires qui sont affectées par les progrès
scientifiques et technologiques, mais aussi les environnements politiques, économiques et
sociaux plus vastes dans lesquels opèrent les armées.
         Bien que la RAM soit associée à la guerre du Golfe (1990-1991), l’Histoire recèle
bien avant cela plusieurs “révolution militaires”. Knox et Murray (2001) en ont dressé une
liste : (1) les changements, liés à l’utilisation généralisée des canons et des armes à feu,
intervenus dans les tactiques et l’organisation militaires au 17e siècle (vers 1560-1660) ; (2)
la mobilisation nationale, à l’origine associée aux guerres de la Révolution française et de

5
    Johnston, 1995, pp.46-48 ; Katzenstein, 1996.
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Napoléon (1789-1914) ; (3) la révolution industrielle de l’armement (environ 1840-1880) ;
(4) la révolution de la mobilité et de la guerre tridimensionnelle associée à la Première et
Seconde Guerres mondiales ; et (5) la révolution des missiles et de l’information (de 1945
à aujourd’hui). Ils définissent la RAM comme un “mélange complexe d’innovations
tactiques, organisationnelles, doctrinales et technologiques visant à mettre en œuvre une
nouvelle approche conceptuelle de la guerre, ou en créer une sous-branche spécialisée”.
Plus précisément, les RAM
            sont des périodes d’innovation dans lesquelles les armées développent de
            nouveaux concepts impliquant des changements dans la doctrine, les tactiques,
            les procédures et la technologie. Les révolutions dans les affaires militaires ont
            lieu presque exclusivement au niveau opérationnel de la guerre. Elles affectent
            rarement le niveau stratégique, sauf dans la mesure où le succès opérationnel
            peut influer sur l’équation stratégique plus large […]. De plus, les révolutions
            dans les affaires militaires surviennent toujours dans un contexte politique et
            stratégique – et ce contexte est tout.

        Knox et Murray voient la “révolution militaire” comme un phénomène distinct de
la RAM. Pour eux, les “révolutions militaires” échappent au contrôle des penseurs
stratégiques et des planificateurs de la défense tournés vers l’avenir, contrastant ainsi avec
le paradigme de transformation radicale qui met l’accent sur la notion de prévoyance et de
contrôle. Là où les “révolutions militaires” sont peu susceptibles d’être maîtrisées parce
qu’elles sont le produit de forces profondes et variées,6 les RAM sont sensibles à la volonté
des hommes et des institutions qui savent les reconnaître pour ce qu’elles sont. De telles
révolutions ont eu lieu pour diverses raisons. La technologie est une cause évidente, mais
insuffisante, et les révolutions militaires ne sont pas toutes indexées sur la technologie. Les
tendances récentes de la technologie militaire peuvent être classées de plusieurs de façons,
mais présentent un profil globalement similaire : elles aboutissent toutes à (1) une plus
grande létalité ; (2) une augmentation du volume et de la précision du tir ; (3) une meilleure
intégration de la technologie conduisant à une efficacité et une efficience accrues ; (4) une
hausse de la capacité des petites unités à produire des effets décisifs ; et (5) une invisibilité
ou indétectabilité accrue (Ibrugger, 1998).
        Malgré les divergences sur le concept et les sources de la RAM, un consensus se
dessinait donc. Quelle qu’en soit l’interprétation, la RAM devait sensiblement affecter la
stratégie et le rôle des militaires dans le système international, conduisant à un saut
qualitatif dans la guerre et sa conduite. Ce devait être une période de grande accélération
du changement, emportant des conséquences importantes et requérant donc une attention
particulière. L’idée principale est que les ramifications de la RAM doivent être comprises
des officiers, mais aussi des planificateurs, militaires et civils. Par conséquent, la
planification stratégique doit tenir compte des aspects économiques, politiques, militaires

6
  Par le passé, une révolution militaire a “résulté de changements sociaux et politiques massifs qui ont
restructuré les sociétés et les États, et a fondamentalement modifié la manière dont les organisations
militaires préparaient et menaient la guerre. De telles révolutions ont été imprévisibles et dans une large
mesure incontrôlables” (Knox & Murray, 2001, pp.175-194).
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et informationnels de la politique et des décisions mises en œuvre, tandis que l’armée
s’occupe de la guerre de l’information, spatiale, terrestre, aérienne et navale.
        Si certains, s’inscrivant en faux, professent une “évolution” progressive des affaires
militaires plutôt qu’une révolution abrupte, pour les “révolutionnaires” l’innovation-clé de
la RAM est le traitement instantané de l’information, qui procure un triple avantage :
“supériorité dans le domaine de l’information” (connaissance et contrôle du champ de
bataille limitent la liberté de manœuvre de l’ennemi, et fournissent le moyen d’atténuer le
“brouillard” de la guerre et les “frictions”) ; recours accru aux “armements de précision”
(permettant de détruire des cibles spécifiques et de dominer le champ de bataille tout en
minimisant le nombre de victimes lors d’une attaque) ; et aux “opérations interarmées”
(grâce aux technologies de l’information et de la communication, les opérations conjointes
sont plus étroitement intégrées, créant ainsi un avantage décisif).
        Ces changements associés à l’ère de l’information ne sont pas évidents à première
vue. Certains analystes militaires soulignent même qu’une grande partie des technologies
et systèmes d’armes attribués à la RAM étaient en développement depuis des années. En
d’autres termes,
          les systèmes militaires de base du début du XXIe siècle ressemblent à peu près à
          ceux de leurs prédécesseurs de la deuxième ère industrielle – chars, avions,
          porte-avions, missiles […]. Les systèmes de propulsion de base pour les avions,
          les navires et les véhicules à combustion interne changent beaucoup plus
          lentement de nos jours qu’au début du XXe siècle, moment où deux de ces trois
          technologies ont été inventées. La vitesse moyenne d’un destroyer de la marine
          américaine n’a pas augmenté au cours des 100 dernières années. L’armée de
          l’Air américaine continue de s’appuyer sur les derniers bombardiers B-52H
          construits en 1962. Et le Corps des Marines utilise les mêmes hélicoptères que
          pendant la guerre du Vietnam. Mais depuis le milieu des années 1970, les
          technologies de communication, de ciblage, de surveillance et de neutralisation
          qui rendent ces systèmes ‘hérités’ considérablement plus puissants ont évolué
          avec une rapidité extrême – et au grand avantage des États-Unis (Boot, 2006,
          p.13).

        À elle seule, l’innovation technologique ne suffit pas à engendrer une “révolution
militaire”. Les diverses définitions associent innovation technologique au changement
doctrinal et/ou organisationnel. Autrement dit, la “révolution” n’intervient que si de
nouveaux concepts opérationnels sont développés et de nouveaux types d’organisation
militaire créés. Développement technologique, innovation doctrinale et adaptation organi-
sationnelle sont des conditions préalables à la réalisation d’une RAM. Les plates-formes ne
provoquent pas une RAM, et les grandes puissances n’ont pas eu le monopole de l’excel-
lence opérationnelle au 20e siècle. De plus, les systèmes d’armes peuvent se répandre par
la vente, le développement commercial de technologies à double usage civil et militaire, ou
par imitation. Mais les doctrines militaires adaptées aux nouveaux armements ne se
répandent pas aussi rapidement. Seuls les États qui ont mis en place des structures
organisationnelles permettant à leurs décideurs politiques ultimes de tirer parti des
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nouvelles technologies émergent comme des puissances dominantes au sein du système
international. L’idée principale est donc que les nouvelles technologies ne peuvent
pleinement réaliser leur potentiel que si elles sont “intégrées à de nouveaux processus et
exécutées par de nouvelles structures organisationnelles” (Krepinevich, 1994).
        Historiquement, les révolutions militaires précédentes ont elles aussi affecté ces trois
grandes différentes dimensions de la guerre – organisation, doctrine, technologie. “Dans
certains cas, telle que la RAM qui s’est manifestée durant les guerres napoléoniennes, il
peut y avoir des changements dans la composition de la société” (Loo, 2008, p.1). Sous
Napoléon, la France a mis en œuvre des changements technologiques et organisationnels
spectaculaires (standardisation et production massive d’armes, levée en masse) qui lui
permirent de dominer durant une décennie. La révolution napoléonienne eut lieu lorsque
les Français ont pu normaliser et améliorer leur artillerie, augmenter la taille de leurs
armées et faire progresser l’organisation et le commandement de leurs formations
militaires ; et suite à cette révolution, la guerre totale est devenue possible. La
transformation militaire de la période napoléonienne a modifié la relation entre armées et
sociétés. La montée du nationalisme au 18e siècle en France a transformé les armées en
forces militaires dévouées à leurs nations, ce qui a permis à Napoléon de développer et
mener les forces françaises à leur plein potentiel, grâce à quoi il a pu accumuler les plus
brillantes victoires militaires durant cette période (Paret, 1986). Au début du 20e siècle,
l’Allemagne a elle aussi transformé ses armées en combinant technologies nouvelles et
doctrines industrielles optimisées. Pendant les premières années des deux guerres mondiales,
les forces allemandes ont rapidement remporté des victoires grâce à des doctrines conçues
pour intégrer ces technologies dans les organisations militaires (Boot, 2006, pp.224-235).
        L’historien Russell Weigley (1973) a utilisé le concept de “style de guerre
américain” (American way of war) pour souligner que c’est la culture (et non la techno-
logie) qui détermine la manière qu’ont les États-Unis de faire la guerre. Et en effet, depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils ont déployé d’énormes ressources et bien des
efforts pour maintenir leur statut de superpuissance mondiale au nom de la vision
exceptionnaliste qu’ils ont d’eux-mêmes – l’Amérique comme “nation indispensable”,
devant servir d’exemple au monde et garantir un ordre international favorable à la
démocratie. Pour atteindre cet objectif national, les États-Unis ont tenté de transformer
leurs systèmes d’armement et organisations militaires pour répondre aux menaces à venir.
Les produits des innovations militaires qui en ont résulté sont les systèmes d’armes
représentatifs des périodes successives en question.
        Une difficulté peut toutefois se faire jour, car les organisations présentent souvent
une aversion au changement, et plus encore au changement brutal. Par exemple, dans
l’esprit du Pentagone, des industriels du secteur militaire, et des armées elles-mêmes – tous
devenus experts dans la planification et l’adaptation de long terme lorsqu’il s’agit de
répondre à de nouveaux besoins –, le monde était alors plutôt dans une période de
changement évolutif. Les processus adaptatifs étaient mesurés et graduels – évolutionnaires
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plutôt que révolutionnaires.7 Mais un groupe d’opinion “révolutionnaire” – incluant des
chefs militaires comme l’amiral William Owens et le général John Shalikashvili, des
politiques comme John Murtha – était convaincu que la RAM est réelle. Ceux-là
“conceptualisent la guerre comme un jeu et la stratégie comme une fusillade” (Ferris,
2005, pp.288-290), et ne démordaient pas de l’idée que les frappes de précision à longue
portée deviendraient l’approche opérationnelle dominante. Les partisans de ce point de vue
se sont tournés vers l’histoire pour illustrer – et dans certaines mesures pour développer –
leur théorie du changement radical : l’innovation technologique modifie radicalement la
manière dont l’armée organise et remplit ses fonctions stratégiques. Bref, ils prévoyaient
une “révolution” imminente dans la sphère militaire, qui ouvrirait la voie à une
reconfiguration fondamentale de la posture de défense, et à la formulation des principes
directeurs d’un “nouveau modèle de guerre américain” axé sur le fétichisme technologique
(Vlahos, 2003, p.2).
        La guerre du Kosovo a cristallisé ce “nouveau modèle de guerre”, fondé sur des
forces légères, intégralement professionnelles et de haute technologie, capables d’obtenir le
succès militaire décisif à des coûts minimes en termes de pertes en vies humaines.
Historiquement, la guerre atteint ses objectifs par des moyens si violents et coûteux que
rois, présidents et chefs militaires ont toujours cherché à réduire son impact négatif sur
leurs sociétés. Et le “nouveau modèle de guerre américain”, mélange d’aspirations
stratégiques et de contraintes culturelles nationales, ne fait pas autrement. La conciliation
de la stratégie et de la culture a produit une transformation de la définition trinitaire de la
guerre héritée de Clausewitz (État, armée, peuple) en définition binaire, État-peuple, ne
laissant aux armées que le soin de s’y adapter. Ce qui pousse ses détracteurs à en déduire
que ce pacte civilo-militaire “post-libéral, post-industriel, post-moderne et post-héroïque”
révélé pour la première fois au Kosovo est intrinsèquement vicié car, “incompatible avec le
professionnalisme militaire traditionnel”, “il pose [de plus] un risque inacceptable pour la
pratique démocratique” (Bacevich & Cohen, 2001).

Le “nouveau style de guerre américain”
        Historiquement, le “modèle de guerre américain” est centré sur l’“anéantissement”
et l’“attrition” systématique des forces adverses de tous ordres. Dans son examen de la
façon dont la guerre a été pensée et pratiquée par les principaux responsables militaires et
politiques américains au fil de l’histoire nationale, Weigley conclut que (sauf durant les
premières décennies, coloniales, de cette histoire) le style de guerre américain a été axé sur
le désir d’une victoire militaire écrasante à obtenir par une stratégie d’anéantissement.
Jusqu’à la guerre de Sécession, les forces américaines étaient relativement faibles de sorte
que l’“usure” a été privilégiée. Un exemple en est George Washington utilisant, durant la
Guerre d’indépendance, la profondeur intérieure du continent pour attirer les Britanniques
loin de leurs flottes et lieux d’approvisionnement. Mais au fur et à mesure que le pays s’est
développé politiquement, économiquement et militairement, les capacités nationales ont
7
    Blaker, 2007, pp.14-15.
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permis d’épouser une stratégie de rouleau compresseur ne laissant rien de viable derrière
lui chez l’adversaire. Celle-ci reposait sur la création d’une machine de guerre appliquant
une puissance de feu écrasante concentrée sur l’ennemi pour le détruire (Weigley, 1973).
         Le “modèle de guerre américain” tend en effet à distinguer nettement entre les états
de paix et de guerre et, une fois la guerre engagée, à mobiliser les ressources abondantes de
la République derrière une offensive de la plus haute intensité. Ce modèle est construit
autour d’une stratégie qui utilise la vaste base économique et technologique du pays pour
broyer l’adversaire avec une puissance de feu massive. En raison de ses coûts, il repose sur
la mobilisation totale de la nation. C’est un modèle qui évite l’action relationnelle “guidée
par une étude attentive de l’ennemi et de sa façon de faire les choses”. Ce qu’on appelle le
“style de guerre américain” suppose une supériorité matérielle et repose sur une stratégie
d’attrition plutôt que de manœuvre. “Il s’agit d’une ‘guerre administrative’, à la Eisenhower
plutôt qu’à la Patton, où les décisions importantes en matière de commandement sont en
fait des décisions logistiques”. La Seconde Guerre mondiale a renforcé l’attachement des
Américains à cette “approche destructrice” de la guerre. Protégés par une insularité
stratégique, ils “ont tiré le meilleur parti de leur supériorité matérielle et technologique
pour la production d’équipements et de munitions qui, finalement, ont accablé l’ennemi et
conduit à sa capitulation totale et inconditionnelle” (Bert, 2011, p.43-44).
        La pratique issue de ce concept a atteint son apogée lors de l’Opération Tempête du
Désert, où les théories du colonel John Warden sur les attaques parallèles et les centres de
gravité stratégiques ont aidé à détruire rapidement et de manière décisive l’armée irakienne
(Olsen, 2015). Cette guerre correspond au paradigme dominant dans la communauté de la
défense et reflète le modèle traditionnel impliquant une puissance écrasante : plus de cinq
semaines de bombardements sans relâche ont été suivies par un assaut blindé massif –
environ 1600 avions de combat, soutenus par presque 100 000 soldats. Au cours de quelque
42 000 frappes, les avions alliés ont largué 88 500 tonnes de bombes. Environ 9 500 bombes
étaient des armes “intelligentes” et 162 000 étaient des bombes conventionnelles. Même si
moins de 10% des armes utilisées entraient dans la catégorie “smart”, la guerre du Golfe a
mis en valeur le rôle de la haute technologie dans la capacité américaine à mener une
guerre victorieuse (Kelly, 2002 ; Mansky, 2016). La leçon positive tirée de ce précédent
rend largement compte de la façon dont les États-Unis s’engageront un peu plus tard dans
les Balkans, en Irak, et ailleurs.
        À compter de ce moment, le potentiel de cette “révolution” est devenu de plus en
plus visible, tandis que les armées s’organisaient pour tirer le meilleur parti des avantages
de la précision, de l’observation et de la connaissance de l’espace de combat permises par
les nouvelles technologies de communication et de traitement de l’information. Au
lendemain de “Tempête du Désert”, le chef d’état-major de l’US Air Force, le général
Merrill A. McPeak, déclare que cette expérience a démontré que l’armée américaine devait
renforcer sa létalité en augmentant les investissements dans les munitions de précision,
d’un coût modeste, et donc leur disponibilité en grand nombre pour éviter l’épuisement
rapide des stocks (Adams, 2006, p.25). Il était en effet difficile de nier les arguments de
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l’impact de la technologie sur la guerre et les armées, et d’affirmer haut et fort qu’aucun de
ces arguments n’est valable dans tous les cas ou contextes. Or, les déploiements des années
1990 exigeaient des armées des capacités à mener diverses missions parfois ou souvent
éloignées du modèle “Tempête du désert”. Mais l’armée américaine a continué à mettre
l’accent dans sa doctrine et sa formation professionnelle sur des opérations rapides et
décisives menées par des forces massives.
        De nombreux historiens se sont attelés à l’analyse de la notion de style national de
guerre, et remis en question le consensus originel autour d’un “modèle de guerre
américain”. Le nombre de publications concernant le sujet a considérablement augmenté,
probablement parce que le programme de “transformation” du Département de la Défense a
rétrospectivement attiré l’attention sur ce que disait à l’époque Weigley (1973). Sa thèse,
diversement interprétée, est jugée trop simple : elle “ne prête pas suffisamment attention à
d’autres approches américaines de la guerre, notamment l’attrition dans son sens
moderne, et plus important encore, la dissuasion” (Linn & Weigley, 2002, p.505). Les
critiques notent que l’armée américaine a été engagée dans de nombreuses “petites
guerres” où la destruction de l’ennemi n’était pas l’objectif. Souvent les soldats américains
ont été forcés d’improviser et de surmonter les contraintes afin de pratiquer un modèle de
guerre mieux adapté à leur situation du moment. Dans sa réponse, Weigley a admis “avoir
trop insisté sur deux catégories de stratégies et tenté d’intégrer pratiquement tout dans
l’un ou l’autre de ces concepts limités” (ibid., p.531).
        Depuis les années 1990, “ancien” et “nouveau” modèles de guerre américains sont
devenus populaires parmi les intellectuels et décideurs américains en matière de défense.
Les définitions du modèle américain abondent, et leur comparaison n’est pas exercice
facile car ces définitions focalisent sur différents niveaux conceptuels de la guerre, allant
de simples caractérisations militaires du modèle à des descriptions stratégiques globales
qui tendent à expliquer la façon dont le gouvernement voit et utilise la guerre. Certaines
définitions sont adoptées non pour décrire le style américain, mais dans le but d’expliquer
le résultat d’une guerre particulière. D’autres tiennent compte uniquement des années de
guerre, ignorant les activités en temps de paix, ex ante ou ex post, et, par conséquent, ne
fournissent pas une définition complète. Toutefois, même s’“il n’y a pas de modèle de
guerre ou de consensus américain unique sur la relation entre guerre et politique
nationale” (Buley, 2008, p.6), l’idée qui ressort de ces débats est qu’il existe un “nouveau”
modèle de guerre qui contraste avec les précédents.
        L’évolution de la manière dont est comprise la transformation a eu un impact
significatif sur la doctrine, l’organisation, les capacités, la formation, la logistique des
armées. Avec la RAM, la vitesse, l’agilité et la précision ont remplacé l’importance que
l’on accordait autrefois aux grands engagements. Le “nouveau modèle de guerre” assigne à
l’armée américaine un rôle qui est clairement celui du gendarme du monde. La référence à
Weigley n’est pas anodine : le “nouveau modèle” délivre les militaires de leur dépendance
traditionnelle à l’égard de la puissance industrielle comme génératrice d’une force écrasante
conditionnant la victoire totale recherchée. Il “s’appuie sur la vitesse, la manœuvre, la
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flexibilité et la surprise”, et vise une victoire rapide avec un minimum de pertes grâce à
l’avantage que procurent la “puissance de feu de haute précision, les forces spéciales, les
opérations psychologiques et l’interarmisation”. L’invasion de l’Irak, le 19 mars 2003,
illustre le recours à ce “nouveau modèle de guerre”, qui a conduit les États-Unis à occuper
le pays en quelques semaines avec un minimum de pertes et un coût minime (Boot, 2003).
        Dès lors qu’on adhère à l’idée que les technologies de l’information permettent de
substituer l’information à la masse, toute la structure de la force change, exigeant de
réévaluer tous les concepts, plans et programmes de défense. La théorie du “nouveau
modèle de guerre” dépeint le monde de l’ère de l’information comme insaisissable,
incertain, complexe et ambigu, et le champ de bataille comme non linéaire. Si la masse
n’est plus clairement un avantage dans les rapports de force militaires, les paramètres de la
puissance militaire changent, ou s’inversent. Écrasante, elle peut empêcher de changer de
direction rapidement ou de s’adapter sans délai à de nouvelles situations dans un conflit.
La masse constituait certes une garantie contre le “brouillard” de la guerre, un moyen de
compenser l’incapacité à discerner ce qui se passait sur le champ de bataille. Mais si le
“brouillard” de guerre peut être dissipé grâce au traitement instantané de l’information,
cesse-t-elle pour autant d’être le seul étalon de la puissance militaire ? Telle était l’essence
de la question posée par les partisans de la RAM. Leur réponse était que la masse n’était
plus aussi importante que par le passé (Owens, 2000).
        Dans les années 1970, un colonel de l’US Air Force, John Boyd, est devenu célèbre
pour sa théorie du cycle décisionnel – la boucle OODA (“Observation, Orientation,
Décision, Action”). Ce cycle impliquait une nouvelle hiérarchie des priorités car ce qui
compte vraiment dans l’action militaire, c’est la capacité d’exécuter le cycle OODA plus
rapidement et avec plus de précision que l’adversaire (Osinga, 2007). Précision et rapidité
du processus étaient aussi importantes que la masse. Dans un sens, la victoire irait à celui
qui entre le premier dans le cycle décisionnel de l’ennemi. Certains partisans de la RAM
sont allés beaucoup plus loin, suggérant que tout ce qui allait de pair avec la concentration
de la masse militaire était devenu obsolète. En temps de guerre, le “nouveau modèle”
s’oriente vers la fin rapide des conflits, minimisant les pertes des non-combattants et la
destruction gratuite d’une autre nation. Ses effets promettent d’être révolutionnaires en
fournissant la possibilité de substituer à la stratégie d’attrition une autre, fondée sur le
“choc et l’effroi” (“shock and awe”). En outre, l’investissement dans les technologies de
l’information et de la communication (TIC) et dans les plateformes mène à une force plus
efficace, plus redoutable et moins chère.
       Les partisans de la guerre de l’information accordent un poids sans précédent au
renseignement en temps de guerre. Pour eux, une force non réseautée doit agir en masse
pour obtenir les effets escomptés. En revanche, une force en réseau s’appuie sur des
informations partagées à distance et atteint un effet de masse en utilisant des munitions à
guidage de précision. En d’autres termes, la technologie est identifiée comme moyen de
rendre la guerre plus courte, plus décisive et plus humaine, et de soutenir la stratégie
américaine. Grâce à une technologie de renseignement et de surveillance quasi parfaite,
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mise en réseau avec la force opérationnelle dotée d’armes de précision, la techno-guerre
présente l’avantage de réduire les pertes humaines, amies et civiles, et l’empreinte laissée
sur le champ de bataille (notamment en termes de destructions des infrastructures).
Autrement dit, le “nouveau modèle” permet de s’en prendre de manière discriminante aux
seules forces ennemies. Par conséquent, l’armée doit adopter les caractéristiques comporte-
mentales (flexibilité, adaptabilité, auto-organisation) et structurelles (par exemple, en
réseau, dispersée, ou décentralisée) inhérente à un “système adaptatif complexe”.8
        Toutefois, la capacité de ce modèle de guerre à résoudre les difficultés inhérentes à
certaines situations peut être mise en doute. Les conflits de Corée, du Vietnam, d’Irak, et
d’Afghanistan ont révélé les limites de la puissance destructrice concentrée. Il comporte
des modalités certes plus complexes que les seuls principes d’anéantissement et d’attrition.
Mais il vise toujours la victoire opérationnelle en termes de résolution rapide d’un conflit
et retrait rapide des forces : le désir de submerger l’ennemi subsiste, même si c’est sans
nécessairement recourir à une force écrasante dans une bataille décisive. Désormais, grâce
à la RAM, l’Amérique pourrait “réaliser la ‘paralysie systémique’ des armées et de
l’infrastructure de l’ennemi plutôt que son anéantissement” (Buley, p.2-3). Ce que le
discours populaire traduit par “shock and awe”. La capacité de Washington de “choquer et
terrifier” ses adversaires est permise par le nouveau modèle axé sur “la vitesse, la
manœuvre, la flexibilité et la surprise” pour obtenir une victoire rapide (Donnelly, 2005).
        Echevarria (2005) s’interroge à propos d’un tel modèle sur une distinction à ses
yeux fondamentale : “Principes de guerre ou principes de bataille ?”. Contrairement aux
Européens, dit-il, les Américains voient la guerre comme une alternative à la négociation,
plutôt que comme faisant partie d’un processus de négociation en cours, comme dans la
conception clausewitzienne. Cela signifie que le concept américain de guerre s’étend
rarement au-delà de la victoire tactique ou opérationnelle, et s’épargne la tâche ardue de
transformer la victoire militaire en succès stratégique. Tant qu’il en sera ainsi, il ne sera
pas en mesure de passer de la victoire sur le champ de bataille au succès politique. Par
conséquent, il constitue un modèle valable pour le combat plus qu’un véritable modèle de
guerre (Echevarria, 2014).
       De même, l’historien Brian Linn nie l’existence d’un “style de guerre américain”,
professant qu’il est plutôt une forme de bataille adaptative conduisant les officiers à
mélanger considérations opérationnelles, stratégie nationale et théorie militaire telles qu’ils
les conçoivent à l’époque. Pour lui, “apprécier un style de guerre national exige d’aller
au-delà du récit des opérations, des débats sur les mérites de l’attrition ou de
l’anéantissement, de la puissance de feu ou de la mobilité, du génie militaire des chefs ou
de la capacité professionnelle collective” (Linn, 2007, p.3). Il “englobe les tactiques, les

8
  Le modèle du colonel John A. Warden III (considérant l’ennemi comme un système constitué de cinq
cercles concentriques) est à l’origine de l’approche des systèmes dans l’évaluation de la situation militaire.
Certains partisans des “Effects-Based Operations” (EBO) ont adopté le modèle “National Elements of Value”
(NEV) de Jason Barlow (US Air Force). L’US Joint Forces Command a développé le modèle “System of
Systems Analysis” (SoSA) pour le concept d’EBO. Le point “commun à ces trois modèles est qu’ils
considèrent l’ennemi comme un système complexe et adaptable” (Vego, 2006).
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