Le capital environnemental, nouvelle clé d'interprétation de la gentrification rurale ?

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Norois
                           Environnement, aménagement, société
                           243 | 2017
                           Capital environnemental et espaces emblématiques

Le capital environnemental, nouvelle clé
d'interprétation de la gentrification rurale ?
Environmental capital, a new way of interpreting rural gentrification?

Frédéric Richard, Greta Tommasi et Gabrielle Saumon

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/norois/6106
DOI : 10.4000/norois.6106
ISBN : 978-2-7535-6537-1
ISSN : 1760-8546

Éditeur
Presses universitaires de Rennes

Édition imprimée
Date de publication : 2 novembre 2017
Pagination : 89-110
ISBN : 978-2-7535-6465-7
ISSN : 0029-182X

Référence électronique
Frédéric Richard, Greta Tommasi et Gabrielle Saumon, « Le capital environnemental, nouvelle clé
d'interprétation de la gentrification rurale ? », Norois [En ligne], 243 | 2017, mis en ligne le 20 septembre
2019, consulté le 15 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/norois/6106 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/norois.6106

© Tous droits réservés
Norois n° 243, 2017/2, p. 89-110

       www.pur-editions.fr                                  Revue en ligne : http://norois.revues.org

              Le capital environnemental, nouvelle clé d’interprétation
                              de la gentrification rurale ?
                  Environmental Capital, a New Way of Interpreting Rural Gentrification?

                            Frédéric Richard*a, Greta Tommasia et Gabrielle Saumona

* Auteur correspondant
a
  GEOLAB – UMR 6042 CNRS, université de Limoges, faculté des lettres et des sciences humaines – 39E rue
Camille-Guérin, 87 036 Limoges, France. (frederic.richard@unilim.fr ; greta.tommasi@unilim.fr ; gabrielle.saumon@
unilim.fr)

Résumé : Encore confidentielle en France, mais déjà bien ancrée dans la littérature anglo-saxonne, l’approche proposée par la
gentrification rurale permet une lecture renouvelée des dynamiques contemporaines des espaces ruraux, mettant entre autres
choses l’environnement au cœur des transformations socio-spatiales et soulignant les inégalités liées à ce processus. À travers les
recherches empiriques menées dans trois terrains singuliers mais unis par leur caractère emblématique (les campagnes anglaises,
le Montana, la Montagne limousine), l’article propose d’explorer le processus de gentrification en l’interrogeant par le prisme du
capital environnemental : cet actif social rend compte des investissements des gentrifieurs dans l’environnement, réalisés selon des
valeurs spécifiques, dans le but de satisfaire leurs intérêts et leurs objectifs. Par le jeu de conversion et reconversion des capitaux
qu’elle suggère, cette grille de lecture permet alors d’appréhender les rapports de force et les inégalités d’accès à l’environnement
que le processus implique, et se révèle un outil efficace pour une lecture transnationale de la gentrification rurale.

Abstract: Rural gentrification – as yet a little-known phenomenon in France but one that is well established in the Anglo-Saxon academic
literature – offers a new standpoint from which to analyze the contemporary dynamics of rural spaces. Among other things, it puts envi-
ronmental issues at the heart of sociospatial changes and underlines the social inequalities linked to this process. Through three empirical
studies realized in three quite different areas, but which all benefit from emblematic identities (the English countryside, Montana in the
US and the Montagne Limousine in France), this paper seeks to investigate the gentrification process through the lens of environmental
capital. This social asset can be defined as degree which gentrifiers invest in the environment, in accordance with specific values, with
the aim of achieving their own goals and satisfying their own interests. As a result of the conversion and re-conversion of different kinds
of assets that this suggests, this analysis framework helps us to understand the balance of power at play and the inequalities that exist in
terms of access to the environment, and reveals itself to be an efficient tool for the transnational analysis of rural gentrification.

Mots clés : Capital environnemental – gentrification rurale – recomposition sociale – inégalités – domination – conflit environ-
nemental

Keywords: Environmental capital – rural gentrification – social change – inequalities – domination – environmental conflict

Article reçu le 6 juillet 2016 ; définitivement accepté le 4 avril 2017
                                                                                                                                        89
Dossier thématique : Capital environnemental

Introduction                                                                    partageant nos observations empiriques, donc de
                                                                                manière très inductive, qu’est apparu l’intérêt de
   Si elle est encore restée relativement confiden-                             réfléchir à une plus grande articulation théorique
tielle en France, l’approche des mutations rurales                              entre les deux approches de la gentrification rurale
par le prisme conceptuel de la gentrification est                               évoquées plus haut, c’est-à-dire par l’environne-
déjà bien ancrée dans le paysage académique                                     ment et par la notion de capital. Nous considérons
anglo-saxon. De manière générique, ce processus                                 ici l’environnement dans une acception large, en
décrit l’installation sur un territoire de nouveaux                             tant que construction sociale et politique née de
habitants mieux pourvus que les populations anté-                               l’interaction entre une matérialité biophysique et les
rieurement implantées en capital économique, mais                               représentations dont elle fait objet et dont elle est en
également culturel et/ou social. Se traduisant par                              même temps projection. L’environnement est donc
l’exclusion plus ou moins marquée des ménages les                               la combinaison de réalités naturelles, de perceptions
plus modestes, ce mouvement s’accompagne de pro-                                et de projections individuelles et collectives sur ces
fondes recompositions socio-économiques et paysa-                               mêmes réalités, ainsi que des influences mutuelles
gères des campagnes, ainsi que des représentations                              entre réalités et perceptions/projections. La notion
dont elles font l’objet. À leurs débuts, les travaux                            de capital est, elle, mobilisée dans une perspective
sur la gentrification rurale ont surtout mis l’accent                           d’inspiration bourdieusienne. Plus encore qu’à tra-
sur l’articulation entre les politiques de planification                        vers l’inégale distribution du capital économique,
(zonages, contrôle strict des constructions neuves,                             social et culturel et/ou la relation des gentrifieurs
etc.) et le changement social des campagnes bri-                                à l’environnement, l’idée ici défendue serait que les
tanniques ainsi issu d’une forme de sélection basée                             modalités, causes et conséquences de la gentrifica-
sur l’aisance financière des ménages (Cloke, 1979 ;                             tion rurale peuvent être analysées et interprétées au
Parsons, 1980 ; Little, 1987). Par la suite, par-delà                           regard d’une espèce spécifique de capital, à savoir le
la richesse des travaux menés au Royaume-Uni ou                                 capital environnemental.
aux États-Unis, deux grilles ou entrées analytiques                                De fait, l’émergence, voire la multiplication de
ont semble-t-il été privilégiées. D’une part, la notion                         nouvelles formes de capital, complémentaires des
d’inégalité étant intimement liée à celle de gentri-                            trois espèces originelles (ou quatre selon qu’on y
fication, les investigations relatives à la gentrifica-                         ajoute le capital symbolique), n’est pas sans poser
tion rurale ont mis en évidence le fait qu’en tant                              question. Certains, comme Ripoll et Veschambre
que membres de certaines catégories ou classes                                  (2005) vis-à-vis du capital spatial esquissé par Lévy
sociales, et sans que ce ne soit toujours intention-                            (2003), s’y opposent assez frontalement. D’autres
nel, les gentrifieurs impliqués pouvaient agir en tant                          en revanche soulignent les conditions selon les-
que tels parce qu’ils étaient mieux dotés en diverses                           quelles, dans le respect du cadre théorique bour-
formes de capital que les populations locales, voire                            dieusien, de nouveaux capitaux pourraient émer-
que d’autres ménages susceptibles d’être eux aussi                              ger, qu’il s’agisse de formes réellement autonomes
attirés par les mêmes campagnes (Cloke et al.,                                  ou au contraire combinées, voire déclinées depuis
1998 ; Phillips, 1993). D’autre part, de nombreuses                             les trois principales (Cailly, 2007 ; Neveu, 2013).
recherches ont plutôt mis l’accent sur les liens entre
« environnement » au sens large, sans forcément                                  sine. L’enquête, auprès de 71 « nouveaux » et « anciens » habitants, élus
                                                                                 et responsables associatifs, a exploré les formes de sociabilités et les pra-
le qualifier ainsi, et le processus de gentrification                            tiques spatiales (notamment à travers l’utilisation de cartes mentales) qui
(Smith, 1998 ; Ghose, 2004 ; Hines, 2007 ; 2012 ;                                se développent dans un contexte de mobilité et qui révèlent l’émergence
                                                                                 de nouvelles inégalités sociales. Au Royaume-Uni, il s’agit de travaux
Bryson et Wykof, 2010).                                                          d’abord entrepris dans la région du Lake District à la fin des années 2000
   Dans le cadre d’un projet ANR ORA+ (iRGENT)                                   (Richard, 2009) et ensuite élargis à la Grande-Bretagne à l’occasion de
                                                                                 la rédaction d’un mémoire d’HDR (Richard, 2017). Ce dernier mobilise
consacré à la gentrification rurale aux Etats-Unis, en                           d’autres corpus, notamment statistiques mais également de nature quali-
France et au Royaume-Uni, nous avons pu confron-                                 tative par le biais de relevés paysagers réalisés sur les terrains supports aux
                                                                                 publications anglo-britanniques consacrées à la gentrification rurale. Pour
ter nos recherches respectives, à l’origine conduites                            le Montana enfin, il s’agit des travaux de thèse engagés par G. Saumon
                                                                                 qui interroge l’élaboration de récits partagés sur l’environnement comme
indépendamment les unes des autres 1. C’est en                                   composante essentielle des dynamiques socio-territoriales constatées dans
                                                                                 l’Ouest du Montana. L’enquête, réalisée sur quatre mois en 2014 et 2015,
1. En France il s’agit des recherches doctorales réalisées par G. Tommasi       repose notamment sur 186 entretiens, au cours desquels 77 cartes men-
    (2014) sur les recompositions socio-territoriales dans la Montagne limou-    tales ont été recueillies.

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Frédéric Richard, Greta Tommasi, Gabrielle Saumon – Norois n° 243 (2017/2) p. 89-110

À cet égard, les recommandations didactiques de            de recherche. Dans un deuxième temps, après les
Neveu nous ont guidés pour élaborer et proposer            avoir présentés, notamment en exposant en quoi
l’hypothèse d’un capital environnemental (Richard          leur caractère emblématique a pu y entrainer ou
et al. 2015 ; Richard, 2017). De manière très géné-        encourager des formes de gentrification rurale, nous
rique, celui-ci pourrait être défini comme l’ensemble      mobiliserons nos trois terrains de recherche pour
des investissements dans l’environnement réalisés          illustrer de manière concrète la manière dont les
par les acteurs sociaux, selon leurs représentations       gentrifieurs mettent leurs valeurs environnemen-
et systèmes de valeurs spécifiques, dans le but de         tales en actes à travers de nombreuses formes d’in-
satisfaire leurs desseins et intérêts. Conformément        vestissements, formes souvent similaires en dépit
aux précautions énoncées par Neveu, sa validation          de contextes géographiques dissemblables. Dans
théorique suppose néanmoins quelques prérequis, y          un troisième temps, toujours guidés par les préco-
compris empiriques, que sont l’existence d’un champ        nisations méthodologiques et théoriques de Neveu,
environnemental structuré autour et à partir de            nous proposerons d’interpréter les choix et straté-
valeurs éponymes, la convertibilité du capital envi-       gies des gentrifieurs comme autant d’opérations de
ronnemental avec les autres formes de capital, ainsi       conversion de divers types de capitaux en direction
que la mobilisation ou l’implication du capital envi-      du capital environnemental. Ainsi, la convertibilité
ronnemental dans des rapports inégalitaires, voire         du capital environnemental peut être activée par les
des logiques de domination au sein de la société. En       individus et ménages pour affirmer leur position au
l’occurrence, au-delà de leur formulation théorique        sein de la hiérarchie sociale et conforter leur vision
et consubstantielle à l’idée d’un capital environne-       de l’environnement.
mental, ces diverses notions ont surtout révélé toute
leur puissance heuristique lorsque nous les avons
                                                           Combiner deux approches
assemblées et mises en œuvre en tant que cadre
                                                           conceptuelles :
d’analyse « global » des dynamiques de gentrification
                                                           gentrification rurale
que nous avions chacun observées sur nos terrains
                                                           et capital environnemental
respectifs.
   L’objectif de cet article n’est pas d’analyser ou de       Objet scientifique relativement bien identifié
décrire globalement les dynamiques et modalités de         dans le monde anglo-saxon, en tant que concept
la gentrification rurale dans la Montagne limousine,       et processus géographique, la gentrification rurale
dans le Montana ou en Angleterre : il vise plutôt à        n’est encore qu’émergente dans la géographie fran-
restituer la démarche inductive qui, à partir de nos       çaise. Notre objectif ici n’est de revenir, ni sur la
expériences de terrain, nous a incités à conjuguer les     gentrification elle-même, ni sur la littérature qui la
deux grandes approches de la gentrification rurale,        concerne (Richard, 2017), mais plutôt de mettre
pensées jusqu’alors indépendamment (soit par               en lumière la place de l’environnement dans cette
l’environnement, soit par les capitaux). Dans cette        littérature : en effet, que l’environnement soit consi-
perspective, il s’agit plus précisément de considé-        déré en tant que nature, cadre résidentiel, aménités
rer le capital environnemental comme une grille de         paysagères, objet de pratiques ludiques ou récréa-
lecture permettant d’appréhender cette double com-         tives, voire synonyme de bonne qualité sanitaire,
posante de la dynamique de gentrification rurale, et       il est toujours au cœur des dynamiques de gentri-
de montrer à partir de nos trois cas d’étude qu’elle       fication. Ce constat nous a ainsi conduits à com-
est potentiellement applicable à l’ensemble des ter-       biner les approches par l’environnement et par la
ritoires concernés par ce processus.                       gentrification, afin d’expliquer les transformations
   Dans un premier temps, nous proposons ainsi             socio-spatiales des espaces ruraux à forte aménité.
d’esquisser un premier pont théorique entre gentri-        L’association de ces deux approches nous a permis
fication et capital environnemental, en soulignant         par ailleurs de théoriser l’émergence d’un capital
d’une part la place consacrée à l’environnement            environnemental : un actif social qui, ajouté aux
dans la littérature sur la gentrification rurale et dans   autres formes de capital, permet aux gentrifieurs, à
le processus lui-même, et d’autre part les potentia-       travers l’imposition de pratiques et valeurs environ-
lités d’une approche par le capital dans ce champ          nementales, d’assoir leur position dominante dans

                                                                                                               91
Dossier thématique : Capital environnemental

les campagnes qu’ils investissent et de s’approprier         production, soit par la consommation 2, pour initier
progressivement ces espaces, de manière matérielle           les premières convergences théoriques entre gentri-
et/ou symbolique. Ainsi, cette partie consiste pré-          fications rurale et urbaine, jusque-là étanches l’une à
cisément à interroger la place de l’environnement,           l’autre. À l’occasion de cet article, M. Phillips a ainsi
d’une part dans les recherches conduites sur la gen-         pu donner un certain crédit à la lecture de la gen-
trification rurale depuis les années 1970, et d’autre        trification en tant qu’expression d’une « circulation
part dans le processus lui-même. Cette rapide mise           inégale du capital » (Phillips, 1993, p. 125) autant
en perspective épistémologique et empirique nous             qu’il a mis en évidence la pluralité des processus de
conduira ensuite à énoncer les termes de l’articula-         gentrification au regard des types d’individus et de
tion entre les notions de capital environnemental et         ménages impliqués.
de gentrification rurale.                                       Du reste, cette approche par la production, et en
                                                             particulier via l’hypothèse du rent gap 3, a également
                                                             été privilégiée par E. Darling (2005) pour interpré-
Gentrification rurale, environnement
                                                             ter les dynamiques de gentrification (massivement
et espaces emblématiques
                                                             portées par le développement des résidences secon-
   En premier lieu, en dépit de ce que pourrait laisser      daires) dans le Parc des Adirondacks aux États-Unis.
croire la littérature existante, la gentrification rurale    Cependant, en portant une attention toute particu-
n’est pas un avatar de la gentrification urbaine. Si         lière au rôle de ce qu’elle qualifie de « Wilderness »,
Glass (1964) est considérée aujourd’hui comme                c’est-à-dire aux aménités naturelles, et singulière-
l’inspiratrice voire la fondatrice des recherches sur        ment celles qui sont liées à la présence des innom-
la gentrification urbaine, Pahl (1965) est indiscuta-        brables lacs au sein du parc, E. Darling souligne
blement son alter ego (et contemporain) ruraliste.           explicitement l’intérêt d’intégrer « la nature » au
Cela étant, les deux premiers auteurs à avoir explici-       cadre d’analyse du processus de gentrification rurale
tement travaillé sur la gentrification rurale l’ont fait à   aux États-Unis.
propos des campagnes anglaises des années d’après-              Ce faisant, elle s’inscrit dans les pas de Cloke
guerre (Parsons, 1979 ; 1980 ; Cloke, 1979 ; 1983).          et al. (1995) qui avaient déjà identifié l’accès à la
Questionnant tous les deux les liens entre change-           nature et/ou à la ruralité (et aux sociabilités spéci-
ment social des campagnes anglaises et politiques            fiques que le terme impliquerait) comme un moteur
d’aménagement et de planification (par le biais de           puissant de la colonisation des campagnes britan-
la key settlement policy), ils constatent le même pro-       niques par les middle classes. Plus encore, en pro-
cessus de substitution des populations modestes,             posant le terme de greentrification pour qualifier les
souvent amenées à déménager vers les villes plus             dynamiques de la petite ville d’Hebden Bridge et de
ou moins proches, par des ménages issus des middle           ses environs, Smith (1998) a fait des relations entre
classes, soit actifs et commuters, soit retraités. Ce        gentrification et environnement une problématique
lien entre planification et gentrification a d’ailleurs      fondamentale (Smith et Phillips, 2001 ; Phillips,
longtemps influencé la nature de l’attention portée          2002 ; 2005). Le néologisme tend à souligner « the
au processus (Little, 1987 ; Marsden et al., 1993).          demand for, and perception of “green” residential space
   Les recherches ont cependant pris une autre               from inmigrants households » (Smith, Phillips, 2001,
orientation, plus empreinte de sociologie, à la fin          p. 457) et ainsi à replacer les observations empi-
des années 1980 par le truchement notamment d’un             riques dans le débat théorique quant aux origines de
programme de recherche collectif piloté par P. Cloke         la gentrification. En l’occurrence, cette vision d’une
et consacré aux modalités d’implantation de diffé-
rentes fractions des middle classes dans les campagnes       2. Dans cette controverse, alors qu’une partie des chercheurs explique la
anglaises et galloises. C’est d’ailleurs à l’issue de ce         gentrification en mettant l’accent sur la demande (la « consommation »),
                                                                 c’est-à-dire les choix culturels et les logiques résidentielles des nouvelles
programme que M. Phillips (1993) s’est appuyé sur                élites urbaines (Ley, 1980), d’autres mettent l’accent sur l’offre (« la
les débats théoriques qui opposaient alors les parti-            production ») en soulignant le rôle des marchés fonciers et immobiliers
                                                                 comme producteurs de gentrification (N. Smith, 1987). Les deux position-
sans des explications de la gentrification soit par la           nements ne sont toutefois pas inconciliables, les deux approches pouvant
                                                                 au contraire être considérées complémentaires (Hamnett, 1997).
                                                             3. Pour une synthèse en français de ces débats, cf. par exemple C. Hamnett,
                                                                 1997.

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Frédéric Richard, Greta Tommasi, Gabrielle Saumon – Norois n° 243 (2017/2) p. 89-110

gentrification rurale due à des goûts, à des modes                           travers les représentations véhiculées par les pro-
et objets de consommation en lien avec l’environ-                            ductions culturelles et les mass media (journaux,
nement (tels que des paysages, la nature, la quié-                           émissions télévisés, romans…). L’exemple de
tude rurale, un milieu sain et sûr, etc.) et propres                         Postman Pat est à ce titre intéressant : pour Horton
à des catégories socio-culturelles spécifiques est                           (2008), les personnages, les paysages, la société
désormais partagée par la plupart des chercheurs                             présentés dans ce dessin animé ont contribué à
anglo-saxons. À cet égard, les travaux américains                            modeler l’imaginaire de la campagne anglaise. De
consacrés aux parcours migratoires et plus généra-                           même, d’autres productions culturelles (magazines,
lement aux divers types de ménages contribuant à la                          romans, manifestations locales, etc.) produisent
gentrification de l’Ouest américain, notamment du                            des représentations de la ruralité, sur laquelle les
Montana, ont permis de réaffirmer la composante                              ménages projettent leurs aspirations résidentielles.
environnementale du processus, en y intégrant par                            Ces aspirations se concrétisent lors de la deu-
exemple les activités récréatives de plein air (Hines,                       xième étape : ce moment correspond à l’itinéraire
2007), ce qui a amené certains auteurs à proposer                            migratoire et résidentiel des individus, et c’est en
les notions « d’expérience » (sensible/environne-                            tant que matérialité biophysique (paysages appré-
mentale) et de « post-tourisme » (Hines, 2010)                               hendés à diverses échelles) que l’environnement
pour expliquer la bascule de l’Old West vers un New                          concourt, parmi d’autres facteurs et critères, à orien-
West post-productif marqué du sceau des gentri-                              ter les préférences des ménages pour telle ou telle
fieurs (ibid. ; Bryson et Wickoff, 2010). Quant aux                          localisation, tel ou tel type et esthétique d’habitat
recherches françaises ayant convoqué la notion de                            (figure 1b – planche XI). L’hétérogénéité des pro-
gentrification rurale, plus ou moins consciemment                            fils des gentrifieurs se reflète ici dans le choix de
inscrites dans le paradigme de la renaissance rurale                         différents contextes résidentiels, avec des critères,
ou de la néo-ruralité, qu’elles aient ou non bénéficié                       liés au logement, au paysage, au contexte social, qui
de l’antériorité des références précitées, elles ont,                        influencent leur parcours. Enfin, l’environnement
pour la plupart 4, elles aussi pointé la composante                          intervient à l’issue de l’implantation des individus
environnementale de l’attractivité renouvelée des                            et groupes sociaux, c’est-à-dire dans les « tempora-
campagnes françaises. Autrement exprimé, que ce                              lités avales » du processus de gentrification (Richard
soit de manière implicite pour ceux qui ont choisi                           et al., 2014b). Les nouveaux habitants influent plus
une entrée migratoire (Raymond, 2005 ; Cognard,                              ou moins sensiblement sur l’environnement, d’une
2006 ; Pistre, 2012 ; Desponds, 2007) ou explicite                           part par leur impact direct sur les structures et com-
(Richard et al., 2014b), c’est bien l’hypothèse de la                        positions paysagères (en priorité à l’échelle domes-
greentrification et, par-delà, une approche de la gen-                       tique, à travers l’esthétisation et la mise en scène
trification par la demande qui ont été privilégiées.                         des jardins par exemple) (figure 1c – planche XI).
   En l’occurrence, si la littérature sur la gentri-                         D’autre part, l’impact est parfois plus indirect et se
fication rurale accorde une place fondamentale à                             manifeste sur les politiques territoriales et la gestion
l’entrée environnementale, il faut préciser sa place                         de l’environnement (influence sur les règles d’urba-
dans le processus lui-même. En considérant le fait                           nisme ou les périmètres de protection 5). Ces actions
que le processus de gentrification est en première                           participent à conforter les images et représentations
instance fondé sur des mouvements de population                              qu’ils en avaient lors de la première étape, et ali-
(Smith, 2002), Richard et al. (2014b) ont ainsi                              mentent ainsi le cycle des relations environnement-
proposé d’appréhender les modalités d’articulation                           gentrification.
entre « l’environnement » et chacune des principales
étapes des trajectoires résidentielles et migratoires
(figure 1 – planche XI). En amont de la migration                            5. Dans de nombreuses communes par exemple, l’implication des nouveaux
                                                                                 habitants au sein des conseils municipaux ou dans les parish councils
(figure 1a – planche XI), l’environnement inter-                                 britanniques leur permet d’influencer l’élaboration des plans ou des
vient en tant qu’image socialement construite, à                                 règles d’urbanisme, bien souvent en faveur d’une limitation des nouvelles
                                                                                 constructions et de formes de protections environnementales. Dans une
                                                                                 certaine mesure, ils instrumentalisent ainsi les documents de planifica-
4. À l’exception notable de Perrenoud (2008) qui, sociologue, s’intéresse       tion (Little, 1987 ; Charmes, 2011) pour figer le paysage tel qu’il était
    aux positionnements et stratégies des artisans du bâtiment, en tant          au moment de leur investissement résidentiel, et satisfaire leur vision
    « qu’agents » de la gentrification rurale.                                   idyllique d’une campagne isolée et intime (Kondo et al., 2012).

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Dossier thématique : Capital environnemental

  Mais cette capacité à peser sur la composante           de la gentrification, par l’offre et la demande. En
environnementale d’un territoire n’est pas également      effet, la première a pu être satisfaite par le fait que
donnée à tous les habitants. Très directement liée        le capital économique reste un actif majeur dont on
aux divers capitaux dont ils sont dotés, elle s’ajoute    peut lire les flux inégaux à destination des espaces
aux autres indicateurs de différenciation au sein         ruraux, et ce, y compris en identifiant des processus
des populations rurales et interroge donc de front        et agents similaires à ceux décrits dans les théories
la question des inégalités sociales. Cette perspec-       classiques du rent gap. Quant à la seconde, elle s’est
tive nous invite alors à préciser en quoi le capital      également trouvée confortée par l’habitus et le style
environnemental se pose en actif social déterminant       de vie mentionnés plus haut (Smith, 1998).
dans le processus de gentrification rurale.                 Quoi qu’il en soit, pour en venir au lien entre la
                                                          gentrification rurale et le capital environnemental,
L’hypothèse du capital environnemental                    on peut donc partir du principe selon lequel des
dans le processus de gentrification rurale                individus et ménages suffisamment pourvus en capi-
                                                          taux économiques, sociaux, et culturels s’installent
  Fortement guidée par l’observation empirique des        dans les campagnes attractives. Par ailleurs, en théo-
mutations des campagnes anglaises à l’œuvre dans          rie, plus elles sont attractives plus elles nécessitent
le courant des années 1950-1970, l’étude de la gen-       des groupes sociaux qu’ils soient bien dotés, et sont
trification rurale s’est enrichie très tôt des acquis     donc sélectives. Une fois installés, du fait de leur
de la sociologie bourdieusienne. En premier lieu,         position dominante (avec toutes les nuances pos-
considérant le lien ontologique qui unit gentrifica-      sibles et nécessaires) au sein des sociétés locales,
tion et inégalités sociales, la théorie consistant à      les gentrifieurs sont en mesure d’imposer tout ou
concevoir diverses espèces de capital pour mieux          partie de leur conception de la campagne, y compris
déconstruire les processus à l’origine des inégalités     à ceux qui ne la partagent pas ou que partiellement.
au sein de nos sociétés s’est très mécaniquement          Or, dans la mesure où l’environnement est précisé-
imposée aux ruralistes d’Outre-Manche explorant           ment au cœur de ces conceptions de la campagne,
la question des classes sociales dans les campagnes       qu’il apparaît comme un facteur central, peut-être
(Cloke et Thrift, 1987). Elle a été d’autant mieux        la pierre angulaire, du processus de gentrification
reçue qu’elle a permis d’appréhender l’hétérogénéité      rurale, s’est posée pour nous l’hypothèse d’un capital
des populations concernées par les migrations ville-      environnemental qui viendrait compléter les autres
campagne. Concrètement, selon la composition de           espèces de capital (économique, culturelle, sociale,
leurs portefeuilles d’actifs, les gentrifieurs accèdent   voire symbolique). Alors que cet argumentaire a
aux espaces ruraux via diverses « channels of entry »     été développé ailleurs d’un point de vue théorique
(Phillips, 1993 ; 2002 ; Cloke et al., 1998). Sur la      et général (Richard et al. 2015 ; Richard, 2017), la
même base conceptuelle, K. Halfacree (2011) dis-          suite de la présente contribution va plutôt consister
tingue lui aussi les gentrifieurs « conventionnels »      à montrer en quoi elle offre une grille de lecture
ou « mainstream » de ceux qui sont plutôt acteurs         pertinente de la gentrification rurale.
d’une « radical rural gentrification » associée au mou-
vement Back to the Land. En second lieu, la vision
                                                          Valeurs environnementales et pluralité
bourdieusienne du capital et des classes sociales a
                                                          des processus de gentrification rurale
séduit les ruralistes britanniques en ce qu’ils ont
trouvé dans la notion d’habitus une clé de lecture           Sans pouvoir le détailler complètement ici, il est
intéressante pour appréhender d’un seul regard à          nécessaire de rappeler quelques éléments clés de
la fois la recherche et la mise en œuvre d’un style       l’approche bourdieusienne des capitaux et de les
de vie propre à la middle class, voire aux différentes    décliner pour le cas spécifique du capital environ-
fractions qui la composent, et les paysages ruraux        nemental. En premier lieu, l’existence d’une quel-
dans lesquels s’incarnent ces styles de vie.              conque forme de capital présuppose celle d’un
  Par ailleurs, les apports conceptuels de                champ issu de valeurs socialement reconnues et
P. Bourdieu ont paradoxalement permis de réunir           légitimées qui lui sont associées (Bourdieu, 2000 ;
ou de faire aisément cohabiter les deux approches         Cailly, 2007 ; Neveu, 2013). Au capital environne-

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Frédéric Richard, Greta Tommasi, Gabrielle Saumon – Norois n° 243 (2017/2) p. 89-110

mental est donc associé un champ constitué de              nous permettant de lire les transformations de ces
multiples valeurs liées à l’environnement et vis-à-        espaces ruraux. L’hétérogénéité des groupes sociaux
vis desquels les individus et groupes se positionnent,     concernés, les spécificités environnementales et
que ce soit en les négligeant, en les contestant, en y     paysagères, les échelles forcément différentes, les
adhérant de manière plus ou moins vague, ou encore         méthodes adoptées pour nos recherches, nous ont
en les promouvant y compris à travers des actes.           conduits non pas à une approche comparative,
En l’occurrence, le principe d’un champ environne-         impossible rétrospectivement mais, de manière
mental nous semble d’autant plus justifié que bien         inductive, à identifier une grille de lecture commune
au-delà de la question de la gentrification rurale,        des processus que nous observions.
la montée en puissance et la reconnaissance des              Parce qu’elles ont été les premières touchées,
enjeux sociaux, (géo)politiques, économiques, sym-         la présentation des terrains peut démarrer par les
boliques, etc., liés à l’environnement sont chaque         campagnes britanniques, notamment anglaises,
jour un peu plus avérées (Keucheyan, 2014 ; Richard        dont la construction remonte au double processus
et al., 2015). Ainsi, c’est en fonction de leurs objec-    d’urbanisation et d’industrialisation, amorcé dès le
tifs, de leurs intérêts, de leurs possibilités respec-     xviiie siècle mais violemment conforté au xixe siècle.
tives que les acteurs réalisent des investissements        À mesure que la pollution de l’eau et de l’air s’ag-
sur la base de valeurs relatives par exemple au cadre      gravait dans les villes, par ailleurs en pleine expan-
de vie, à l’habitabilité des lieux (Blanc, 2008), aux      sion démographique et spatiale, les espaces qui en
paysages, aux enjeux écologiques, etc., valeurs qui        restaient préservés ont à l’inverse bénéficié d’une
s’incarnent concrètement dans l’espace. Cependant,         image de plus en plus positive. Parallèlement, par-
avant de présenter plus avant cette lecture de la gen-     delà cette dimension sanitaire et plus largement
trification rurale, il est nécessaire de familiariser le   environnementale, le mouvement romantique (dont
lecteur avec chacun des trois terrains illustrant notre    W. Wordsworth avec le Lake District est souvent
propos. Cette section sera l’occasion de montrer la        présenté comme la figure de proue) a contribué
pluralité des formes possibles de la gentrification        à faire des campagnes non seulement « un pay-
rurale, ne serait-ce qu’au travers des ménages impli-      sage », mais également l’ultime incarnation de la
qués, des degrés d’intensité ou de l’échelle d’obser-      « nature » (Bunce, 1994 ; Mathis, 2010 ; Berque,
vation du processus.                                       2010). Dès lors, bénéficiant d’une conjonction de
                                                           facteurs favorables, les espaces ruraux et/ou naturels
                                                           sont devenus très attractifs aux yeux des catégories
Trois campagnes emblématiques
                                                           socioculturelles à la fois sensibles aux invites senti-
inégalement gentrifiées
                                                           mentalistes et en mesure de s’offrir une résidence
  Les campagnes anglaises, le Montana et la                permanente, saisonnière ou ponctuelle « hors la
Montagne limousine incarnent à travers leurs amé-          ville ». Si le mouvement ne s’est pas démenti dans la
nités, leurs ambiances paysagères, les représenta-         première moitié du xxe siècle, il s’est encore accéléré
tions et les pratiques qui leur sont associées, un         dans les décennies suivantes qui ont vu les middle
emblème de la nature et de l’environnement (ou             classes, puis les services classes investir très massive-
des rapports à celui-ci). De par les flux migratoires      ment ces territoires (Newby, 1979 ; Hoggart, 1997).
qui les nourrissent, devenus significatifs selon des       Désormais très attractives, sous pression foncière
temporalités différentes d’un terrain à l’autre, elles     et démographique mais en même temps protégées
ont été ou sont aujourd’hui investies par de nou-          (autant par les règles locales d’urbanisme que par
velles populations qui contribuent à en modifier           des périmètres de protection divers tels que les
la structure socio-économique, les paysages, et au         Area of Natural Outstanding Beauty [AONB] ou
final, l’image.                                            les Parcs Nationaux), les campagnes sont devenues
  En investiguant, chacun de son côté, ces trois           des espaces de « nature » nécessitant pour ceux qui
terrains de recherche, et échangeant sur nos résul-        aspirent à y vivre, y compris à temps partiel pour
tats, nous nous sommes rendu compte que, mal-              les weekenders, de disposer de moyens financiers
gré l’hétérogénéité des formes et de l’intensité de        très conséquents. Désormais, dès lors qu’elles sont
la gentrification, nous partagions des clés d’analyse

                                                                                                                 95
Dossier thématique : Capital environnemental

aisément accessibles depuis les centralités urbaines 6                              d’inspiration artistique, retraite…) et logique de
(où d’ailleurs une partie des gentrifieurs se rend                                  domination (mise en parc, activités extractives…).
régulièrement pour le travail), et/ou qu’elles offrent                              L’environnement occupe ainsi aujourd’hui une place
des aménités environnementales qui sortent un                                       déterminante dans les dynamiques migratoires du
tant soit peu de l’ordinaire, les campagnes anglaises                               Montana, et il faut souligner l’attraction qu’exercent
sont socialement très sélectives. La figure 2                                       d’une part la pêche à la mouche 8 et d’autre part les
(planche XII) montre ainsi l’ampleur de la « colo-                                  montagnes Rocheuses. Entre la pratique d’activités
nisation » des campagnes (Phillips, 1993 ; 2007) et                                 de pleine nature (randonnée, ski, kayak…), l’accès
plus généralement des espaces « naturels » britan-                                  aux espaces naturels protégés (Parcs Nationaux
niques par les catégories socioprofessionnelles géné-                               de Yellowstone et de Glacier, National Forests,
ralement décrites comme constitutives des middle                                    Wilderness Areas…) et un cadre paysager quotidien
classes (Hoggart, 1997 ; Phillips, 2007). À l’issue                                 idyllique, la gentrification du Montana dépend de
d’un processus observé dès les années 1960, celles-                                 la nouvelle attention portée aux aménités environ-
ci sont proportionnellement surreprésentées dans la                                 nementales. Ce processus vient nourrir une pro-
majorité des espaces ruraux et y constituent même                                   fonde mutation territoriale, dont le principal fac-
plus d’un actif sur deux dans de vastes portions. Plus                              teur repose sur la manière dont l’environnement
encore, traduisant une dynamique longue de plus                                     est réinvesti aujourd’hui (Saumon, 2016), passant
d’un demi-siècle, le tableau 1 précise que plus la                                  de ressource naturelle à extraire, dans une perspec-
morphologie de l’habitat permet de proximité aux                                    tive productiviste, à paysage à valoriser, dans une
aménités environnementales et paysagères (habitat                                   perspective post-productiviste : cette réinterpréta-
isolé, hameaux, voire villages plutôt que bourgs),                                  tion est au cœur de la transformation de l’Old West
plus ils sont investis par les plus qualifiés 7. Si les                             – l’Ouest de l’économie extractive – en New West
middle classes ont progressivement modelé les cam-                                  – l’Ouest de l’économie d’aménités. Pour autant, ce
pagnes à l’image de ce qu’elles souhaitaient y trou-                                processus de gentrification n’est pas uniforme dans
ver, les campagnes sont désormais perçues au sein                                   le Montana, à l’échelle régionale d’abord – entre une
de la société britannique comme co-constitutives                                    partie est encore dévolue aux activités primaires et
des middle classes et de leur identité socio-culturelle                             secondaires, et une partie Ouest dont l’essor est de
(Cloke et al., 1998).                                                               plus en plus fondé sur le développement touristique
   Dans le Montana, le processus de gentrification,                                 et résidentiel ; à l’échelle locale ensuite – entre des
relativement récent, ne peut se saisir que dans                                     sites particulièrement attractifs d’une part, et des
l’épaisseur historique des représentations de l’envi-                               sites pollués et répulsifs pour les gentrifieurs d’autre
ronnement qui le nourrissent. Espace emblématique                                   part (figure 3 – planche XIII). Le New West est
de la Wilderness et de la Frontier, le Montana incarne                              alors à interroger comme territoire fragmenté : loin
en effet un Ouest de la nature sauvage, terreau de                                  de pouvoir qualifier des dynamiques qui seraient
l’identité américaine. Si la représentation collective                              égales et homogènes sur l’ensemble du territoire, il
de l’Ouest est inséparable de la dynamique de front                                 prend la forme, pour J. Dwight Hines, d’un archipel
pionnier, les mobilités qu’il suscite depuis les années                             (Hines, 2012). Le processus de gentrification ne
1970, et surtout 1990, représentent une nouvelle                                    concerne ainsi que quelques territoires élus, cha-
manifestation de cet esprit de conquête. Ce dernier                                 cun drainant des profils de gentrifieurs spécifiques,
repose sur un rapport intense et ambigu à la nature                                 établis dans des quartiers en renouvellement ou
sauvage, entre fascination (contemplation, source                                   dans des immenses propriétés sur les hauteurs des
                                                                                    villes. À Missoula ou Bozeman par exemple, les gen-
6. Soulignons qu’outre-Manche, que ce soit du point de vue des nomencla-
    tures spatiales officielles (du type Rural Urban Classification 2011) ou des    trifieurs, disposant d’un fort capital culturel, sont à
    représentations sociales et culturelles, les espaces qui correspondraient       la recherche de modalités de consommation alter-
    au périurbain en France relèvent du rural.
7. Les NS-SEC 1, 2 et 4 correspondent respectivement, d’abord aux chefs            natives de l’environnement qu’ils peuvent satisfaire
    d’entreprises de plus de 25 salariés, cadres, professions libérales et intel-   dans des commerces et des cafés branchés. Dans
    lectuelles supérieures, puis aux cadres moyens et professions intellec-
    tuelles, et enfin aux chefs d’entreprise de moins de 25 salariés et autres      les stations de villégiatures aux portes des Parcs
    travailleurs indépendants. Très hétérogène, cette dernière catégorie est
    associée à la « petite bourgeoisie » par les géographes et sociologues bri-     8. Particulièrement depuis l’adaptation par Robert Redford du récit de Nor-
    tanniques.                                                                          man MacLean A River Runs Through It (MacLean, 1976 ; Redford, 1992).

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Frédéric Richard, Greta Tommasi, Gabrielle Saumon – Norois n° 243 (2017/2) p. 89-110

 Rural Urban Classification 2011                           Tous actifs            NS SEC 1      NS SEC 2        NS SEC 4       NS SEC 1,
 (RUC11)                                                   16-74 ans               (en %)        (en %)          (en %)       2 et 4 (en %)
 Rural town and fringe                                      3 497 964,00            11,7           24,2           11,8            47,6
 Rural town and fringe in a sparse setting                    210 999,00            7,3            20,6           15,5            43,3
 Rural village and dispersed                                2 848 370,00            14,6           26,3           16,7            57,5
 Rural village and dispersed in a sparse
                                                              375 806,00            9,4            22,5           23,4            55,3
 setting
 All Rural                                                6 933 139,00              12,6           24,8           14,5           52,0
 Urban city and town                                       16 711 282,00            10,5           22,3            9,4            42,2
 Urban city and town in a sparse setting                        95 319,00           6,4            19,0           11,9            37,3
 Urban major conurbation                                   12 429 865,00            11,9           23,0            9,5            44,4
 Urban minor conurbation                                    1 249 072,00            9,0            19,6            8,5            37,1
 All Urban                                              30 485 538,00               11,0           22,5            9,4           42,8
 Angleterre et Pays de Galles                                37 418 677             11,3           22,9           10,3           44,5

Tableau 1 : Distribution des NS-SEC supérieures (middle classes) dans les espaces ruraux et urbains (Angleterre, Pays de Galles, 2011).
Sources : ONS Census 2011, calculs auteurs.
Distribution of NS-SEC 1, 2, 4 (middle classes) in rural and urban spaces (England and Wales, 2011). Sources: ONS Census 2011, authors’
calculations.

Nationaux, une élite économique vient pratiquer                                     tion, comme le montre la figure 4 – planche XIV),
des sports de pleine nature en appréciant l’entre-soi                               l’environnement naturel occupe une place impor-
que ces microcosmes favorisent.                                                     tante dans la dynamique migratoire : il joue dans
   En Montagne limousine, le processus de gentrifi-                                 la décision de migrer et dans le choix d’installation,
cation est également récent et inégal dans l’espace,                                et est ensuite vécu en tant que nature à pratiquer
puisqu’associé aux migrations résidentielles à des-                                 (activités récréatives et culturelles, sports de nature)
tination de ce territoire de moyenne montagne.                                      ou en tant que ressource (exploitations agricoles et
Amorcées avec les mouvements néo-ruraux des                                         forestières). Par ailleurs, de nombreux habitants
années 1970, les migrations se sont intensifiées dans                               s’investissent, au niveau associatif ou politique,
les deux dernières décennies par l’intermédiaire de                                 dans la gestion et la protection de l’environnement.
migrants nationaux (originaires de la Région pari-                                  Cet investissement multiforme se manifeste tant
sienne ou des grandes villes des régions limitrophes)                               dans les choix individuels (consommation en cir-
et Nord-Européens (notamment Britanniques).                                         cuit court de proximité, matériaux de construction
Il s’agit de ménages en âge d’être actifs, même si la                               écologiques…) que dans des démarches collectives
présence de retraités est significative, qui disposent                              (associations d’éducation environnementale, arrêtés
de capital culturel (ils sont plus diplômés que la                                  municipaux réglementant les pratiques de gestion
moyenne du territoire) et social (fonctionnement en                                 des ressources, écoquartiers…).
réseau, nombreux liens en dehors du territoire), le                                    Le processus de gentrification se manifeste avec
capital économique n’étant pas toujours le plus dis-                                une intensité relative et très inégale dans l’espace,
tinctif. Cela a contribué à l’affirmation du territoire                             et la composition sociale du territoire reste par ail-
comme emblématique d’une ruralité alternative et                                    leurs diversifiée : des ménages modestes sont encore
en renouvellement (Tommasi, 2014) 9.                                                présents, notamment grâce à un bâti abordable.
   Synonyme d’une nature préservée, riche en biodi-                                 Cependant, les impacts territoriaux du processus
versité (par ailleurs valorisée dans le cadre du PNR                                sont tangibles, d’abord à l’échelle locale : les gentri-
de Millevaches et d’autres périmètres de protec-                                    fieurs sont à l’origine d’initiatives empreintes d’une
                                                                                    esthétique nouvelle et valorisant des aspects sociaux
9. Richard et al. (2014b) ont à ce propos proposé le terme d’ « altergentri-
    fieurs », proche du profil des marginal gentrifiers identifié en Angleterre
                                                                                    et environnementaux qui ont impulsé une dyna-
    (Phillips, 1993).                                                               mique économique et sociale : des entreprises qui

                                                                                                                                          97
Dossier thématique : Capital environnemental

travaillent et valorisent les ressources locales (cir-   l’habitat (le cadre résidentiel, le logement, le bien-
cuits courts par exemple), des associations qui ani-     être associé à cet espace) font l’objet d’un inves-
ment une vie sociale (crèches, accueil de nouvelles      tissement important de la part des gentrifieurs.
populations, services à la personne…) et culturelle      Qu’ils aient investi des villages anglais patrimonia-
(festivals, media locaux…). Mais c’est surtout à         lisés et esthétisés, ou des logements plus isolés du
une échelle micro-locale que le processus apparait       Montana ou de la Montagne limousine, les gentri-
de manière plus évidente (Richard et al., 2014b) :       fieurs sont attentifs à leur confort intérieur, à leur
les effets de la gentrification sont alors visibles à    « authenticité » architecturale (ranch, cottage, lon-
l’échelle de hameaux ou de quelques communes             gère traditionnelle) autant qu’à leur environnement
particulièrement attractives, où les maisons et leurs    domestique et paysager, à leur inscription dans « la
environnements proches sont (re)façonnés, notam-         nature », ou encore à l’accès à des perspectives pay-
ment à force de rénovations.                             sagères et autres aménités locales (forêts, landes,
                                                         étangs, etc.). Sur les trois terrains, que ce soit par le
Valeurs environnementales                                biais de rénovations, de travaux, la création de nou-
et investissements dans le capital                       velles ouvertures, les matériaux utilisés locaux et/
environnemental par les gentrifieurs                     ou écologiques, ou par la restructuration des jardins
                                                         et le remodelage des paysages (figures 1c, figure 5),
  Si l’environnement est une dimension fonda-            la plupart des gentrifieurs expriment une relation
mentale du processus de gentrification rurale, les       singulière à l’environnement, parfois une forme
formes de sa mobilisation sont souvent variées,          d’éthique, témoignant ainsi de valeurs massivement
correspondant aux différents signifiés que recouvre      partagées et auxquelles ils montrent par leurs actes
le terme « environnement » mais également aux            qu’ils adhèrent.
valeurs, parfois contrastées, qui lui sont associées.       D’ailleurs, au-delà de l’habitat, la qualité envi-
Pour revenir au capital environnemental et aux           ronnementale et les pratiques écologisantes font
notions qu’il sous-tend, le champ de l’environne-        quotidiennement l’objet de positionnements affir-
ment est constitué de valeurs environnementales,         més, parfois d’un engagement fort vis-à-vis de la
que nous avons regroupées en « sous-champs »             protection de l’environnement. Les gentrifieurs
thématiques, aux frontières poreuses et en partie        rencontrés dans nos terrains d’études, et plus parti-
superposables. Dans une liste non exhaustive des         culièrement dans le Montana et la Montagne limou-
sous-champs, figurent l’habitat ou l’habitabilité,       sine, appliquent à leurs choix et engagements des
le paysage et la naturalité, la qualité environne-       principes d’éco-responsabilité, de développement
mentale et les pratiques écologisantes, les enjeux       durable, de respect des ressources naturelles. Cela
sanitaires, les composantes productives et post-         se traduit par le soutien ou l’engagement dans des
productives de l’environnement (Richard et al.           associations ou ONG environnementales : les nou-
2015 ; Richard, 2017). Dans nos trois terrains,          veaux habitants sont nombreux à s’investir dans des
nous avons observé la manière dont les gentrifieurs      associations de protection ou d’éducation à l’envi-
se reconnaissent dans les valeurs de ces sous-           ronnement, et se positionnent vis-à-vis de politiques
champs, et les mobilisent selon des intérêts qui         de protection ou labellisation. Dans le quotidien,
leur sont propres. Cette section vise à montrer en       ces valeurs peuvent également se matérialiser par
quoi les choix et stratégies des gentrifieurs peuvent    des pratiques visant à réduire l’utilisation de la voi-
être lus et interprétés comme autant d’investisse-       ture individuelle en faveur de formes de mobilité
ments matériels et symboliques. Pour rester dans         alternatives, comme le vélo ou le covoiturage, ou
le lexique spécifique à la théorie du capital, lorsque   dans des pratiques de consommation privilégiant
les gentrifieurs procèdent à ces investissements, ils    les circuits de proximité et/ou la consommation de
se positionnent au sein du champ environnemental         produits biologiques (figure 5b) et ce, pour des moti-
et acquièrent du capital du même nom. Quelques           vations de nature explicitement environnementale.
exemples peuvent utilement illustrer le propos.          Bien que ces valeurs soient également plébiscitées,
  Très concrètement, quel que soit le terrain, les       voire quelques fois revendiquées dans les cam-
entretiens ont indiqué que les valeurs relatives à       pagnes anglaises, elles sont souvent intégrées à des

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