Le capital environnemental, nouvelle clé d'interprétation de la gentrification rurale ?
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Norois Environnement, aménagement, société 243 | 2017 Capital environnemental et espaces emblématiques Le capital environnemental, nouvelle clé d'interprétation de la gentrification rurale ? Environmental capital, a new way of interpreting rural gentrification? Frédéric Richard, Greta Tommasi et Gabrielle Saumon Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/norois/6106 DOI : 10.4000/norois.6106 ISBN : 978-2-7535-6537-1 ISSN : 1760-8546 Éditeur Presses universitaires de Rennes Édition imprimée Date de publication : 2 novembre 2017 Pagination : 89-110 ISBN : 978-2-7535-6465-7 ISSN : 0029-182X Référence électronique Frédéric Richard, Greta Tommasi et Gabrielle Saumon, « Le capital environnemental, nouvelle clé d'interprétation de la gentrification rurale ? », Norois [En ligne], 243 | 2017, mis en ligne le 20 septembre 2019, consulté le 15 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/norois/6106 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/norois.6106 © Tous droits réservés
Norois n° 243, 2017/2, p. 89-110 www.pur-editions.fr Revue en ligne : http://norois.revues.org Le capital environnemental, nouvelle clé d’interprétation de la gentrification rurale ? Environmental Capital, a New Way of Interpreting Rural Gentrification? Frédéric Richard*a, Greta Tommasia et Gabrielle Saumona * Auteur correspondant a GEOLAB – UMR 6042 CNRS, université de Limoges, faculté des lettres et des sciences humaines – 39E rue Camille-Guérin, 87 036 Limoges, France. (frederic.richard@unilim.fr ; greta.tommasi@unilim.fr ; gabrielle.saumon@ unilim.fr) Résumé : Encore confidentielle en France, mais déjà bien ancrée dans la littérature anglo-saxonne, l’approche proposée par la gentrification rurale permet une lecture renouvelée des dynamiques contemporaines des espaces ruraux, mettant entre autres choses l’environnement au cœur des transformations socio-spatiales et soulignant les inégalités liées à ce processus. À travers les recherches empiriques menées dans trois terrains singuliers mais unis par leur caractère emblématique (les campagnes anglaises, le Montana, la Montagne limousine), l’article propose d’explorer le processus de gentrification en l’interrogeant par le prisme du capital environnemental : cet actif social rend compte des investissements des gentrifieurs dans l’environnement, réalisés selon des valeurs spécifiques, dans le but de satisfaire leurs intérêts et leurs objectifs. Par le jeu de conversion et reconversion des capitaux qu’elle suggère, cette grille de lecture permet alors d’appréhender les rapports de force et les inégalités d’accès à l’environnement que le processus implique, et se révèle un outil efficace pour une lecture transnationale de la gentrification rurale. Abstract: Rural gentrification – as yet a little-known phenomenon in France but one that is well established in the Anglo-Saxon academic literature – offers a new standpoint from which to analyze the contemporary dynamics of rural spaces. Among other things, it puts envi- ronmental issues at the heart of sociospatial changes and underlines the social inequalities linked to this process. Through three empirical studies realized in three quite different areas, but which all benefit from emblematic identities (the English countryside, Montana in the US and the Montagne Limousine in France), this paper seeks to investigate the gentrification process through the lens of environmental capital. This social asset can be defined as degree which gentrifiers invest in the environment, in accordance with specific values, with the aim of achieving their own goals and satisfying their own interests. As a result of the conversion and re-conversion of different kinds of assets that this suggests, this analysis framework helps us to understand the balance of power at play and the inequalities that exist in terms of access to the environment, and reveals itself to be an efficient tool for the transnational analysis of rural gentrification. Mots clés : Capital environnemental – gentrification rurale – recomposition sociale – inégalités – domination – conflit environ- nemental Keywords: Environmental capital – rural gentrification – social change – inequalities – domination – environmental conflict Article reçu le 6 juillet 2016 ; définitivement accepté le 4 avril 2017 89
Dossier thématique : Capital environnemental Introduction partageant nos observations empiriques, donc de manière très inductive, qu’est apparu l’intérêt de Si elle est encore restée relativement confiden- réfléchir à une plus grande articulation théorique tielle en France, l’approche des mutations rurales entre les deux approches de la gentrification rurale par le prisme conceptuel de la gentrification est évoquées plus haut, c’est-à-dire par l’environne- déjà bien ancrée dans le paysage académique ment et par la notion de capital. Nous considérons anglo-saxon. De manière générique, ce processus ici l’environnement dans une acception large, en décrit l’installation sur un territoire de nouveaux tant que construction sociale et politique née de habitants mieux pourvus que les populations anté- l’interaction entre une matérialité biophysique et les rieurement implantées en capital économique, mais représentations dont elle fait objet et dont elle est en également culturel et/ou social. Se traduisant par même temps projection. L’environnement est donc l’exclusion plus ou moins marquée des ménages les la combinaison de réalités naturelles, de perceptions plus modestes, ce mouvement s’accompagne de pro- et de projections individuelles et collectives sur ces fondes recompositions socio-économiques et paysa- mêmes réalités, ainsi que des influences mutuelles gères des campagnes, ainsi que des représentations entre réalités et perceptions/projections. La notion dont elles font l’objet. À leurs débuts, les travaux de capital est, elle, mobilisée dans une perspective sur la gentrification rurale ont surtout mis l’accent d’inspiration bourdieusienne. Plus encore qu’à tra- sur l’articulation entre les politiques de planification vers l’inégale distribution du capital économique, (zonages, contrôle strict des constructions neuves, social et culturel et/ou la relation des gentrifieurs etc.) et le changement social des campagnes bri- à l’environnement, l’idée ici défendue serait que les tanniques ainsi issu d’une forme de sélection basée modalités, causes et conséquences de la gentrifica- sur l’aisance financière des ménages (Cloke, 1979 ; tion rurale peuvent être analysées et interprétées au Parsons, 1980 ; Little, 1987). Par la suite, par-delà regard d’une espèce spécifique de capital, à savoir le la richesse des travaux menés au Royaume-Uni ou capital environnemental. aux États-Unis, deux grilles ou entrées analytiques De fait, l’émergence, voire la multiplication de ont semble-t-il été privilégiées. D’une part, la notion nouvelles formes de capital, complémentaires des d’inégalité étant intimement liée à celle de gentri- trois espèces originelles (ou quatre selon qu’on y fication, les investigations relatives à la gentrifica- ajoute le capital symbolique), n’est pas sans poser tion rurale ont mis en évidence le fait qu’en tant question. Certains, comme Ripoll et Veschambre que membres de certaines catégories ou classes (2005) vis-à-vis du capital spatial esquissé par Lévy sociales, et sans que ce ne soit toujours intention- (2003), s’y opposent assez frontalement. D’autres nel, les gentrifieurs impliqués pouvaient agir en tant en revanche soulignent les conditions selon les- que tels parce qu’ils étaient mieux dotés en diverses quelles, dans le respect du cadre théorique bour- formes de capital que les populations locales, voire dieusien, de nouveaux capitaux pourraient émer- que d’autres ménages susceptibles d’être eux aussi ger, qu’il s’agisse de formes réellement autonomes attirés par les mêmes campagnes (Cloke et al., ou au contraire combinées, voire déclinées depuis 1998 ; Phillips, 1993). D’autre part, de nombreuses les trois principales (Cailly, 2007 ; Neveu, 2013). recherches ont plutôt mis l’accent sur les liens entre « environnement » au sens large, sans forcément sine. L’enquête, auprès de 71 « nouveaux » et « anciens » habitants, élus et responsables associatifs, a exploré les formes de sociabilités et les pra- le qualifier ainsi, et le processus de gentrification tiques spatiales (notamment à travers l’utilisation de cartes mentales) qui (Smith, 1998 ; Ghose, 2004 ; Hines, 2007 ; 2012 ; se développent dans un contexte de mobilité et qui révèlent l’émergence de nouvelles inégalités sociales. Au Royaume-Uni, il s’agit de travaux Bryson et Wykof, 2010). d’abord entrepris dans la région du Lake District à la fin des années 2000 Dans le cadre d’un projet ANR ORA+ (iRGENT) (Richard, 2009) et ensuite élargis à la Grande-Bretagne à l’occasion de la rédaction d’un mémoire d’HDR (Richard, 2017). Ce dernier mobilise consacré à la gentrification rurale aux Etats-Unis, en d’autres corpus, notamment statistiques mais également de nature quali- France et au Royaume-Uni, nous avons pu confron- tative par le biais de relevés paysagers réalisés sur les terrains supports aux publications anglo-britanniques consacrées à la gentrification rurale. Pour ter nos recherches respectives, à l’origine conduites le Montana enfin, il s’agit des travaux de thèse engagés par G. Saumon qui interroge l’élaboration de récits partagés sur l’environnement comme indépendamment les unes des autres 1. C’est en composante essentielle des dynamiques socio-territoriales constatées dans l’Ouest du Montana. L’enquête, réalisée sur quatre mois en 2014 et 2015, 1. En France il s’agit des recherches doctorales réalisées par G. Tommasi repose notamment sur 186 entretiens, au cours desquels 77 cartes men- (2014) sur les recompositions socio-territoriales dans la Montagne limou- tales ont été recueillies. 90
Frédéric Richard, Greta Tommasi, Gabrielle Saumon – Norois n° 243 (2017/2) p. 89-110 À cet égard, les recommandations didactiques de de recherche. Dans un deuxième temps, après les Neveu nous ont guidés pour élaborer et proposer avoir présentés, notamment en exposant en quoi l’hypothèse d’un capital environnemental (Richard leur caractère emblématique a pu y entrainer ou et al. 2015 ; Richard, 2017). De manière très géné- encourager des formes de gentrification rurale, nous rique, celui-ci pourrait être défini comme l’ensemble mobiliserons nos trois terrains de recherche pour des investissements dans l’environnement réalisés illustrer de manière concrète la manière dont les par les acteurs sociaux, selon leurs représentations gentrifieurs mettent leurs valeurs environnemen- et systèmes de valeurs spécifiques, dans le but de tales en actes à travers de nombreuses formes d’in- satisfaire leurs desseins et intérêts. Conformément vestissements, formes souvent similaires en dépit aux précautions énoncées par Neveu, sa validation de contextes géographiques dissemblables. Dans théorique suppose néanmoins quelques prérequis, y un troisième temps, toujours guidés par les préco- compris empiriques, que sont l’existence d’un champ nisations méthodologiques et théoriques de Neveu, environnemental structuré autour et à partir de nous proposerons d’interpréter les choix et straté- valeurs éponymes, la convertibilité du capital envi- gies des gentrifieurs comme autant d’opérations de ronnemental avec les autres formes de capital, ainsi conversion de divers types de capitaux en direction que la mobilisation ou l’implication du capital envi- du capital environnemental. Ainsi, la convertibilité ronnemental dans des rapports inégalitaires, voire du capital environnemental peut être activée par les des logiques de domination au sein de la société. En individus et ménages pour affirmer leur position au l’occurrence, au-delà de leur formulation théorique sein de la hiérarchie sociale et conforter leur vision et consubstantielle à l’idée d’un capital environne- de l’environnement. mental, ces diverses notions ont surtout révélé toute leur puissance heuristique lorsque nous les avons Combiner deux approches assemblées et mises en œuvre en tant que cadre conceptuelles : d’analyse « global » des dynamiques de gentrification gentrification rurale que nous avions chacun observées sur nos terrains et capital environnemental respectifs. L’objectif de cet article n’est pas d’analyser ou de Objet scientifique relativement bien identifié décrire globalement les dynamiques et modalités de dans le monde anglo-saxon, en tant que concept la gentrification rurale dans la Montagne limousine, et processus géographique, la gentrification rurale dans le Montana ou en Angleterre : il vise plutôt à n’est encore qu’émergente dans la géographie fran- restituer la démarche inductive qui, à partir de nos çaise. Notre objectif ici n’est de revenir, ni sur la expériences de terrain, nous a incités à conjuguer les gentrification elle-même, ni sur la littérature qui la deux grandes approches de la gentrification rurale, concerne (Richard, 2017), mais plutôt de mettre pensées jusqu’alors indépendamment (soit par en lumière la place de l’environnement dans cette l’environnement, soit par les capitaux). Dans cette littérature : en effet, que l’environnement soit consi- perspective, il s’agit plus précisément de considé- déré en tant que nature, cadre résidentiel, aménités rer le capital environnemental comme une grille de paysagères, objet de pratiques ludiques ou récréa- lecture permettant d’appréhender cette double com- tives, voire synonyme de bonne qualité sanitaire, posante de la dynamique de gentrification rurale, et il est toujours au cœur des dynamiques de gentri- de montrer à partir de nos trois cas d’étude qu’elle fication. Ce constat nous a ainsi conduits à com- est potentiellement applicable à l’ensemble des ter- biner les approches par l’environnement et par la ritoires concernés par ce processus. gentrification, afin d’expliquer les transformations Dans un premier temps, nous proposons ainsi socio-spatiales des espaces ruraux à forte aménité. d’esquisser un premier pont théorique entre gentri- L’association de ces deux approches nous a permis fication et capital environnemental, en soulignant par ailleurs de théoriser l’émergence d’un capital d’une part la place consacrée à l’environnement environnemental : un actif social qui, ajouté aux dans la littérature sur la gentrification rurale et dans autres formes de capital, permet aux gentrifieurs, à le processus lui-même, et d’autre part les potentia- travers l’imposition de pratiques et valeurs environ- lités d’une approche par le capital dans ce champ nementales, d’assoir leur position dominante dans 91
Dossier thématique : Capital environnemental les campagnes qu’ils investissent et de s’approprier production, soit par la consommation 2, pour initier progressivement ces espaces, de manière matérielle les premières convergences théoriques entre gentri- et/ou symbolique. Ainsi, cette partie consiste pré- fications rurale et urbaine, jusque-là étanches l’une à cisément à interroger la place de l’environnement, l’autre. À l’occasion de cet article, M. Phillips a ainsi d’une part dans les recherches conduites sur la gen- pu donner un certain crédit à la lecture de la gen- trification rurale depuis les années 1970, et d’autre trification en tant qu’expression d’une « circulation part dans le processus lui-même. Cette rapide mise inégale du capital » (Phillips, 1993, p. 125) autant en perspective épistémologique et empirique nous qu’il a mis en évidence la pluralité des processus de conduira ensuite à énoncer les termes de l’articula- gentrification au regard des types d’individus et de tion entre les notions de capital environnemental et ménages impliqués. de gentrification rurale. Du reste, cette approche par la production, et en particulier via l’hypothèse du rent gap 3, a également été privilégiée par E. Darling (2005) pour interpré- Gentrification rurale, environnement ter les dynamiques de gentrification (massivement et espaces emblématiques portées par le développement des résidences secon- En premier lieu, en dépit de ce que pourrait laisser daires) dans le Parc des Adirondacks aux États-Unis. croire la littérature existante, la gentrification rurale Cependant, en portant une attention toute particu- n’est pas un avatar de la gentrification urbaine. Si lière au rôle de ce qu’elle qualifie de « Wilderness », Glass (1964) est considérée aujourd’hui comme c’est-à-dire aux aménités naturelles, et singulière- l’inspiratrice voire la fondatrice des recherches sur ment celles qui sont liées à la présence des innom- la gentrification urbaine, Pahl (1965) est indiscuta- brables lacs au sein du parc, E. Darling souligne blement son alter ego (et contemporain) ruraliste. explicitement l’intérêt d’intégrer « la nature » au Cela étant, les deux premiers auteurs à avoir explici- cadre d’analyse du processus de gentrification rurale tement travaillé sur la gentrification rurale l’ont fait à aux États-Unis. propos des campagnes anglaises des années d’après- Ce faisant, elle s’inscrit dans les pas de Cloke guerre (Parsons, 1979 ; 1980 ; Cloke, 1979 ; 1983). et al. (1995) qui avaient déjà identifié l’accès à la Questionnant tous les deux les liens entre change- nature et/ou à la ruralité (et aux sociabilités spéci- ment social des campagnes anglaises et politiques fiques que le terme impliquerait) comme un moteur d’aménagement et de planification (par le biais de puissant de la colonisation des campagnes britan- la key settlement policy), ils constatent le même pro- niques par les middle classes. Plus encore, en pro- cessus de substitution des populations modestes, posant le terme de greentrification pour qualifier les souvent amenées à déménager vers les villes plus dynamiques de la petite ville d’Hebden Bridge et de ou moins proches, par des ménages issus des middle ses environs, Smith (1998) a fait des relations entre classes, soit actifs et commuters, soit retraités. Ce gentrification et environnement une problématique lien entre planification et gentrification a d’ailleurs fondamentale (Smith et Phillips, 2001 ; Phillips, longtemps influencé la nature de l’attention portée 2002 ; 2005). Le néologisme tend à souligner « the au processus (Little, 1987 ; Marsden et al., 1993). demand for, and perception of “green” residential space Les recherches ont cependant pris une autre from inmigrants households » (Smith, Phillips, 2001, orientation, plus empreinte de sociologie, à la fin p. 457) et ainsi à replacer les observations empi- des années 1980 par le truchement notamment d’un riques dans le débat théorique quant aux origines de programme de recherche collectif piloté par P. Cloke la gentrification. En l’occurrence, cette vision d’une et consacré aux modalités d’implantation de diffé- rentes fractions des middle classes dans les campagnes 2. Dans cette controverse, alors qu’une partie des chercheurs explique la anglaises et galloises. C’est d’ailleurs à l’issue de ce gentrification en mettant l’accent sur la demande (la « consommation »), c’est-à-dire les choix culturels et les logiques résidentielles des nouvelles programme que M. Phillips (1993) s’est appuyé sur élites urbaines (Ley, 1980), d’autres mettent l’accent sur l’offre (« la les débats théoriques qui opposaient alors les parti- production ») en soulignant le rôle des marchés fonciers et immobiliers comme producteurs de gentrification (N. Smith, 1987). Les deux position- sans des explications de la gentrification soit par la nements ne sont toutefois pas inconciliables, les deux approches pouvant au contraire être considérées complémentaires (Hamnett, 1997). 3. Pour une synthèse en français de ces débats, cf. par exemple C. Hamnett, 1997. 92
Frédéric Richard, Greta Tommasi, Gabrielle Saumon – Norois n° 243 (2017/2) p. 89-110 gentrification rurale due à des goûts, à des modes travers les représentations véhiculées par les pro- et objets de consommation en lien avec l’environ- ductions culturelles et les mass media (journaux, nement (tels que des paysages, la nature, la quié- émissions télévisés, romans…). L’exemple de tude rurale, un milieu sain et sûr, etc.) et propres Postman Pat est à ce titre intéressant : pour Horton à des catégories socio-culturelles spécifiques est (2008), les personnages, les paysages, la société désormais partagée par la plupart des chercheurs présentés dans ce dessin animé ont contribué à anglo-saxons. À cet égard, les travaux américains modeler l’imaginaire de la campagne anglaise. De consacrés aux parcours migratoires et plus généra- même, d’autres productions culturelles (magazines, lement aux divers types de ménages contribuant à la romans, manifestations locales, etc.) produisent gentrification de l’Ouest américain, notamment du des représentations de la ruralité, sur laquelle les Montana, ont permis de réaffirmer la composante ménages projettent leurs aspirations résidentielles. environnementale du processus, en y intégrant par Ces aspirations se concrétisent lors de la deu- exemple les activités récréatives de plein air (Hines, xième étape : ce moment correspond à l’itinéraire 2007), ce qui a amené certains auteurs à proposer migratoire et résidentiel des individus, et c’est en les notions « d’expérience » (sensible/environne- tant que matérialité biophysique (paysages appré- mentale) et de « post-tourisme » (Hines, 2010) hendés à diverses échelles) que l’environnement pour expliquer la bascule de l’Old West vers un New concourt, parmi d’autres facteurs et critères, à orien- West post-productif marqué du sceau des gentri- ter les préférences des ménages pour telle ou telle fieurs (ibid. ; Bryson et Wickoff, 2010). Quant aux localisation, tel ou tel type et esthétique d’habitat recherches françaises ayant convoqué la notion de (figure 1b – planche XI). L’hétérogénéité des pro- gentrification rurale, plus ou moins consciemment fils des gentrifieurs se reflète ici dans le choix de inscrites dans le paradigme de la renaissance rurale différents contextes résidentiels, avec des critères, ou de la néo-ruralité, qu’elles aient ou non bénéficié liés au logement, au paysage, au contexte social, qui de l’antériorité des références précitées, elles ont, influencent leur parcours. Enfin, l’environnement pour la plupart 4, elles aussi pointé la composante intervient à l’issue de l’implantation des individus environnementale de l’attractivité renouvelée des et groupes sociaux, c’est-à-dire dans les « tempora- campagnes françaises. Autrement exprimé, que ce lités avales » du processus de gentrification (Richard soit de manière implicite pour ceux qui ont choisi et al., 2014b). Les nouveaux habitants influent plus une entrée migratoire (Raymond, 2005 ; Cognard, ou moins sensiblement sur l’environnement, d’une 2006 ; Pistre, 2012 ; Desponds, 2007) ou explicite part par leur impact direct sur les structures et com- (Richard et al., 2014b), c’est bien l’hypothèse de la positions paysagères (en priorité à l’échelle domes- greentrification et, par-delà, une approche de la gen- tique, à travers l’esthétisation et la mise en scène trification par la demande qui ont été privilégiées. des jardins par exemple) (figure 1c – planche XI). En l’occurrence, si la littérature sur la gentri- D’autre part, l’impact est parfois plus indirect et se fication rurale accorde une place fondamentale à manifeste sur les politiques territoriales et la gestion l’entrée environnementale, il faut préciser sa place de l’environnement (influence sur les règles d’urba- dans le processus lui-même. En considérant le fait nisme ou les périmètres de protection 5). Ces actions que le processus de gentrification est en première participent à conforter les images et représentations instance fondé sur des mouvements de population qu’ils en avaient lors de la première étape, et ali- (Smith, 2002), Richard et al. (2014b) ont ainsi mentent ainsi le cycle des relations environnement- proposé d’appréhender les modalités d’articulation gentrification. entre « l’environnement » et chacune des principales étapes des trajectoires résidentielles et migratoires (figure 1 – planche XI). En amont de la migration 5. Dans de nombreuses communes par exemple, l’implication des nouveaux habitants au sein des conseils municipaux ou dans les parish councils (figure 1a – planche XI), l’environnement inter- britanniques leur permet d’influencer l’élaboration des plans ou des vient en tant qu’image socialement construite, à règles d’urbanisme, bien souvent en faveur d’une limitation des nouvelles constructions et de formes de protections environnementales. Dans une certaine mesure, ils instrumentalisent ainsi les documents de planifica- 4. À l’exception notable de Perrenoud (2008) qui, sociologue, s’intéresse tion (Little, 1987 ; Charmes, 2011) pour figer le paysage tel qu’il était aux positionnements et stratégies des artisans du bâtiment, en tant au moment de leur investissement résidentiel, et satisfaire leur vision « qu’agents » de la gentrification rurale. idyllique d’une campagne isolée et intime (Kondo et al., 2012). 93
Dossier thématique : Capital environnemental Mais cette capacité à peser sur la composante de la gentrification, par l’offre et la demande. En environnementale d’un territoire n’est pas également effet, la première a pu être satisfaite par le fait que donnée à tous les habitants. Très directement liée le capital économique reste un actif majeur dont on aux divers capitaux dont ils sont dotés, elle s’ajoute peut lire les flux inégaux à destination des espaces aux autres indicateurs de différenciation au sein ruraux, et ce, y compris en identifiant des processus des populations rurales et interroge donc de front et agents similaires à ceux décrits dans les théories la question des inégalités sociales. Cette perspec- classiques du rent gap. Quant à la seconde, elle s’est tive nous invite alors à préciser en quoi le capital également trouvée confortée par l’habitus et le style environnemental se pose en actif social déterminant de vie mentionnés plus haut (Smith, 1998). dans le processus de gentrification rurale. Quoi qu’il en soit, pour en venir au lien entre la gentrification rurale et le capital environnemental, L’hypothèse du capital environnemental on peut donc partir du principe selon lequel des dans le processus de gentrification rurale individus et ménages suffisamment pourvus en capi- taux économiques, sociaux, et culturels s’installent Fortement guidée par l’observation empirique des dans les campagnes attractives. Par ailleurs, en théo- mutations des campagnes anglaises à l’œuvre dans rie, plus elles sont attractives plus elles nécessitent le courant des années 1950-1970, l’étude de la gen- des groupes sociaux qu’ils soient bien dotés, et sont trification rurale s’est enrichie très tôt des acquis donc sélectives. Une fois installés, du fait de leur de la sociologie bourdieusienne. En premier lieu, position dominante (avec toutes les nuances pos- considérant le lien ontologique qui unit gentrifica- sibles et nécessaires) au sein des sociétés locales, tion et inégalités sociales, la théorie consistant à les gentrifieurs sont en mesure d’imposer tout ou concevoir diverses espèces de capital pour mieux partie de leur conception de la campagne, y compris déconstruire les processus à l’origine des inégalités à ceux qui ne la partagent pas ou que partiellement. au sein de nos sociétés s’est très mécaniquement Or, dans la mesure où l’environnement est précisé- imposée aux ruralistes d’Outre-Manche explorant ment au cœur de ces conceptions de la campagne, la question des classes sociales dans les campagnes qu’il apparaît comme un facteur central, peut-être (Cloke et Thrift, 1987). Elle a été d’autant mieux la pierre angulaire, du processus de gentrification reçue qu’elle a permis d’appréhender l’hétérogénéité rurale, s’est posée pour nous l’hypothèse d’un capital des populations concernées par les migrations ville- environnemental qui viendrait compléter les autres campagne. Concrètement, selon la composition de espèces de capital (économique, culturelle, sociale, leurs portefeuilles d’actifs, les gentrifieurs accèdent voire symbolique). Alors que cet argumentaire a aux espaces ruraux via diverses « channels of entry » été développé ailleurs d’un point de vue théorique (Phillips, 1993 ; 2002 ; Cloke et al., 1998). Sur la et général (Richard et al. 2015 ; Richard, 2017), la même base conceptuelle, K. Halfacree (2011) dis- suite de la présente contribution va plutôt consister tingue lui aussi les gentrifieurs « conventionnels » à montrer en quoi elle offre une grille de lecture ou « mainstream » de ceux qui sont plutôt acteurs pertinente de la gentrification rurale. d’une « radical rural gentrification » associée au mou- vement Back to the Land. En second lieu, la vision Valeurs environnementales et pluralité bourdieusienne du capital et des classes sociales a des processus de gentrification rurale séduit les ruralistes britanniques en ce qu’ils ont trouvé dans la notion d’habitus une clé de lecture Sans pouvoir le détailler complètement ici, il est intéressante pour appréhender d’un seul regard à nécessaire de rappeler quelques éléments clés de la fois la recherche et la mise en œuvre d’un style l’approche bourdieusienne des capitaux et de les de vie propre à la middle class, voire aux différentes décliner pour le cas spécifique du capital environ- fractions qui la composent, et les paysages ruraux nemental. En premier lieu, l’existence d’une quel- dans lesquels s’incarnent ces styles de vie. conque forme de capital présuppose celle d’un Par ailleurs, les apports conceptuels de champ issu de valeurs socialement reconnues et P. Bourdieu ont paradoxalement permis de réunir légitimées qui lui sont associées (Bourdieu, 2000 ; ou de faire aisément cohabiter les deux approches Cailly, 2007 ; Neveu, 2013). Au capital environne- 94
Frédéric Richard, Greta Tommasi, Gabrielle Saumon – Norois n° 243 (2017/2) p. 89-110 mental est donc associé un champ constitué de nous permettant de lire les transformations de ces multiples valeurs liées à l’environnement et vis-à- espaces ruraux. L’hétérogénéité des groupes sociaux vis desquels les individus et groupes se positionnent, concernés, les spécificités environnementales et que ce soit en les négligeant, en les contestant, en y paysagères, les échelles forcément différentes, les adhérant de manière plus ou moins vague, ou encore méthodes adoptées pour nos recherches, nous ont en les promouvant y compris à travers des actes. conduits non pas à une approche comparative, En l’occurrence, le principe d’un champ environne- impossible rétrospectivement mais, de manière mental nous semble d’autant plus justifié que bien inductive, à identifier une grille de lecture commune au-delà de la question de la gentrification rurale, des processus que nous observions. la montée en puissance et la reconnaissance des Parce qu’elles ont été les premières touchées, enjeux sociaux, (géo)politiques, économiques, sym- la présentation des terrains peut démarrer par les boliques, etc., liés à l’environnement sont chaque campagnes britanniques, notamment anglaises, jour un peu plus avérées (Keucheyan, 2014 ; Richard dont la construction remonte au double processus et al., 2015). Ainsi, c’est en fonction de leurs objec- d’urbanisation et d’industrialisation, amorcé dès le tifs, de leurs intérêts, de leurs possibilités respec- xviiie siècle mais violemment conforté au xixe siècle. tives que les acteurs réalisent des investissements À mesure que la pollution de l’eau et de l’air s’ag- sur la base de valeurs relatives par exemple au cadre gravait dans les villes, par ailleurs en pleine expan- de vie, à l’habitabilité des lieux (Blanc, 2008), aux sion démographique et spatiale, les espaces qui en paysages, aux enjeux écologiques, etc., valeurs qui restaient préservés ont à l’inverse bénéficié d’une s’incarnent concrètement dans l’espace. Cependant, image de plus en plus positive. Parallèlement, par- avant de présenter plus avant cette lecture de la gen- delà cette dimension sanitaire et plus largement trification rurale, il est nécessaire de familiariser le environnementale, le mouvement romantique (dont lecteur avec chacun des trois terrains illustrant notre W. Wordsworth avec le Lake District est souvent propos. Cette section sera l’occasion de montrer la présenté comme la figure de proue) a contribué pluralité des formes possibles de la gentrification à faire des campagnes non seulement « un pay- rurale, ne serait-ce qu’au travers des ménages impli- sage », mais également l’ultime incarnation de la qués, des degrés d’intensité ou de l’échelle d’obser- « nature » (Bunce, 1994 ; Mathis, 2010 ; Berque, vation du processus. 2010). Dès lors, bénéficiant d’une conjonction de facteurs favorables, les espaces ruraux et/ou naturels sont devenus très attractifs aux yeux des catégories Trois campagnes emblématiques socioculturelles à la fois sensibles aux invites senti- inégalement gentrifiées mentalistes et en mesure de s’offrir une résidence Les campagnes anglaises, le Montana et la permanente, saisonnière ou ponctuelle « hors la Montagne limousine incarnent à travers leurs amé- ville ». Si le mouvement ne s’est pas démenti dans la nités, leurs ambiances paysagères, les représenta- première moitié du xxe siècle, il s’est encore accéléré tions et les pratiques qui leur sont associées, un dans les décennies suivantes qui ont vu les middle emblème de la nature et de l’environnement (ou classes, puis les services classes investir très massive- des rapports à celui-ci). De par les flux migratoires ment ces territoires (Newby, 1979 ; Hoggart, 1997). qui les nourrissent, devenus significatifs selon des Désormais très attractives, sous pression foncière temporalités différentes d’un terrain à l’autre, elles et démographique mais en même temps protégées ont été ou sont aujourd’hui investies par de nou- (autant par les règles locales d’urbanisme que par velles populations qui contribuent à en modifier des périmètres de protection divers tels que les la structure socio-économique, les paysages, et au Area of Natural Outstanding Beauty [AONB] ou final, l’image. les Parcs Nationaux), les campagnes sont devenues En investiguant, chacun de son côté, ces trois des espaces de « nature » nécessitant pour ceux qui terrains de recherche, et échangeant sur nos résul- aspirent à y vivre, y compris à temps partiel pour tats, nous nous sommes rendu compte que, mal- les weekenders, de disposer de moyens financiers gré l’hétérogénéité des formes et de l’intensité de très conséquents. Désormais, dès lors qu’elles sont la gentrification, nous partagions des clés d’analyse 95
Dossier thématique : Capital environnemental aisément accessibles depuis les centralités urbaines 6 d’inspiration artistique, retraite…) et logique de (où d’ailleurs une partie des gentrifieurs se rend domination (mise en parc, activités extractives…). régulièrement pour le travail), et/ou qu’elles offrent L’environnement occupe ainsi aujourd’hui une place des aménités environnementales qui sortent un déterminante dans les dynamiques migratoires du tant soit peu de l’ordinaire, les campagnes anglaises Montana, et il faut souligner l’attraction qu’exercent sont socialement très sélectives. La figure 2 d’une part la pêche à la mouche 8 et d’autre part les (planche XII) montre ainsi l’ampleur de la « colo- montagnes Rocheuses. Entre la pratique d’activités nisation » des campagnes (Phillips, 1993 ; 2007) et de pleine nature (randonnée, ski, kayak…), l’accès plus généralement des espaces « naturels » britan- aux espaces naturels protégés (Parcs Nationaux niques par les catégories socioprofessionnelles géné- de Yellowstone et de Glacier, National Forests, ralement décrites comme constitutives des middle Wilderness Areas…) et un cadre paysager quotidien classes (Hoggart, 1997 ; Phillips, 2007). À l’issue idyllique, la gentrification du Montana dépend de d’un processus observé dès les années 1960, celles- la nouvelle attention portée aux aménités environ- ci sont proportionnellement surreprésentées dans la nementales. Ce processus vient nourrir une pro- majorité des espaces ruraux et y constituent même fonde mutation territoriale, dont le principal fac- plus d’un actif sur deux dans de vastes portions. Plus teur repose sur la manière dont l’environnement encore, traduisant une dynamique longue de plus est réinvesti aujourd’hui (Saumon, 2016), passant d’un demi-siècle, le tableau 1 précise que plus la de ressource naturelle à extraire, dans une perspec- morphologie de l’habitat permet de proximité aux tive productiviste, à paysage à valoriser, dans une aménités environnementales et paysagères (habitat perspective post-productiviste : cette réinterpréta- isolé, hameaux, voire villages plutôt que bourgs), tion est au cœur de la transformation de l’Old West plus ils sont investis par les plus qualifiés 7. Si les – l’Ouest de l’économie extractive – en New West middle classes ont progressivement modelé les cam- – l’Ouest de l’économie d’aménités. Pour autant, ce pagnes à l’image de ce qu’elles souhaitaient y trou- processus de gentrification n’est pas uniforme dans ver, les campagnes sont désormais perçues au sein le Montana, à l’échelle régionale d’abord – entre une de la société britannique comme co-constitutives partie est encore dévolue aux activités primaires et des middle classes et de leur identité socio-culturelle secondaires, et une partie Ouest dont l’essor est de (Cloke et al., 1998). plus en plus fondé sur le développement touristique Dans le Montana, le processus de gentrification, et résidentiel ; à l’échelle locale ensuite – entre des relativement récent, ne peut se saisir que dans sites particulièrement attractifs d’une part, et des l’épaisseur historique des représentations de l’envi- sites pollués et répulsifs pour les gentrifieurs d’autre ronnement qui le nourrissent. Espace emblématique part (figure 3 – planche XIII). Le New West est de la Wilderness et de la Frontier, le Montana incarne alors à interroger comme territoire fragmenté : loin en effet un Ouest de la nature sauvage, terreau de de pouvoir qualifier des dynamiques qui seraient l’identité américaine. Si la représentation collective égales et homogènes sur l’ensemble du territoire, il de l’Ouest est inséparable de la dynamique de front prend la forme, pour J. Dwight Hines, d’un archipel pionnier, les mobilités qu’il suscite depuis les années (Hines, 2012). Le processus de gentrification ne 1970, et surtout 1990, représentent une nouvelle concerne ainsi que quelques territoires élus, cha- manifestation de cet esprit de conquête. Ce dernier cun drainant des profils de gentrifieurs spécifiques, repose sur un rapport intense et ambigu à la nature établis dans des quartiers en renouvellement ou sauvage, entre fascination (contemplation, source dans des immenses propriétés sur les hauteurs des villes. À Missoula ou Bozeman par exemple, les gen- 6. Soulignons qu’outre-Manche, que ce soit du point de vue des nomencla- tures spatiales officielles (du type Rural Urban Classification 2011) ou des trifieurs, disposant d’un fort capital culturel, sont à représentations sociales et culturelles, les espaces qui correspondraient la recherche de modalités de consommation alter- au périurbain en France relèvent du rural. 7. Les NS-SEC 1, 2 et 4 correspondent respectivement, d’abord aux chefs natives de l’environnement qu’ils peuvent satisfaire d’entreprises de plus de 25 salariés, cadres, professions libérales et intel- dans des commerces et des cafés branchés. Dans lectuelles supérieures, puis aux cadres moyens et professions intellec- tuelles, et enfin aux chefs d’entreprise de moins de 25 salariés et autres les stations de villégiatures aux portes des Parcs travailleurs indépendants. Très hétérogène, cette dernière catégorie est associée à la « petite bourgeoisie » par les géographes et sociologues bri- 8. Particulièrement depuis l’adaptation par Robert Redford du récit de Nor- tanniques. man MacLean A River Runs Through It (MacLean, 1976 ; Redford, 1992). 96
Frédéric Richard, Greta Tommasi, Gabrielle Saumon – Norois n° 243 (2017/2) p. 89-110 Rural Urban Classification 2011 Tous actifs NS SEC 1 NS SEC 2 NS SEC 4 NS SEC 1, (RUC11) 16-74 ans (en %) (en %) (en %) 2 et 4 (en %) Rural town and fringe 3 497 964,00 11,7 24,2 11,8 47,6 Rural town and fringe in a sparse setting 210 999,00 7,3 20,6 15,5 43,3 Rural village and dispersed 2 848 370,00 14,6 26,3 16,7 57,5 Rural village and dispersed in a sparse 375 806,00 9,4 22,5 23,4 55,3 setting All Rural 6 933 139,00 12,6 24,8 14,5 52,0 Urban city and town 16 711 282,00 10,5 22,3 9,4 42,2 Urban city and town in a sparse setting 95 319,00 6,4 19,0 11,9 37,3 Urban major conurbation 12 429 865,00 11,9 23,0 9,5 44,4 Urban minor conurbation 1 249 072,00 9,0 19,6 8,5 37,1 All Urban 30 485 538,00 11,0 22,5 9,4 42,8 Angleterre et Pays de Galles 37 418 677 11,3 22,9 10,3 44,5 Tableau 1 : Distribution des NS-SEC supérieures (middle classes) dans les espaces ruraux et urbains (Angleterre, Pays de Galles, 2011). Sources : ONS Census 2011, calculs auteurs. Distribution of NS-SEC 1, 2, 4 (middle classes) in rural and urban spaces (England and Wales, 2011). Sources: ONS Census 2011, authors’ calculations. Nationaux, une élite économique vient pratiquer tion, comme le montre la figure 4 – planche XIV), des sports de pleine nature en appréciant l’entre-soi l’environnement naturel occupe une place impor- que ces microcosmes favorisent. tante dans la dynamique migratoire : il joue dans En Montagne limousine, le processus de gentrifi- la décision de migrer et dans le choix d’installation, cation est également récent et inégal dans l’espace, et est ensuite vécu en tant que nature à pratiquer puisqu’associé aux migrations résidentielles à des- (activités récréatives et culturelles, sports de nature) tination de ce territoire de moyenne montagne. ou en tant que ressource (exploitations agricoles et Amorcées avec les mouvements néo-ruraux des forestières). Par ailleurs, de nombreux habitants années 1970, les migrations se sont intensifiées dans s’investissent, au niveau associatif ou politique, les deux dernières décennies par l’intermédiaire de dans la gestion et la protection de l’environnement. migrants nationaux (originaires de la Région pari- Cet investissement multiforme se manifeste tant sienne ou des grandes villes des régions limitrophes) dans les choix individuels (consommation en cir- et Nord-Européens (notamment Britanniques). cuit court de proximité, matériaux de construction Il s’agit de ménages en âge d’être actifs, même si la écologiques…) que dans des démarches collectives présence de retraités est significative, qui disposent (associations d’éducation environnementale, arrêtés de capital culturel (ils sont plus diplômés que la municipaux réglementant les pratiques de gestion moyenne du territoire) et social (fonctionnement en des ressources, écoquartiers…). réseau, nombreux liens en dehors du territoire), le Le processus de gentrification se manifeste avec capital économique n’étant pas toujours le plus dis- une intensité relative et très inégale dans l’espace, tinctif. Cela a contribué à l’affirmation du territoire et la composition sociale du territoire reste par ail- comme emblématique d’une ruralité alternative et leurs diversifiée : des ménages modestes sont encore en renouvellement (Tommasi, 2014) 9. présents, notamment grâce à un bâti abordable. Synonyme d’une nature préservée, riche en biodi- Cependant, les impacts territoriaux du processus versité (par ailleurs valorisée dans le cadre du PNR sont tangibles, d’abord à l’échelle locale : les gentri- de Millevaches et d’autres périmètres de protec- fieurs sont à l’origine d’initiatives empreintes d’une esthétique nouvelle et valorisant des aspects sociaux 9. Richard et al. (2014b) ont à ce propos proposé le terme d’ « altergentri- fieurs », proche du profil des marginal gentrifiers identifié en Angleterre et environnementaux qui ont impulsé une dyna- (Phillips, 1993). mique économique et sociale : des entreprises qui 97
Dossier thématique : Capital environnemental travaillent et valorisent les ressources locales (cir- l’habitat (le cadre résidentiel, le logement, le bien- cuits courts par exemple), des associations qui ani- être associé à cet espace) font l’objet d’un inves- ment une vie sociale (crèches, accueil de nouvelles tissement important de la part des gentrifieurs. populations, services à la personne…) et culturelle Qu’ils aient investi des villages anglais patrimonia- (festivals, media locaux…). Mais c’est surtout à lisés et esthétisés, ou des logements plus isolés du une échelle micro-locale que le processus apparait Montana ou de la Montagne limousine, les gentri- de manière plus évidente (Richard et al., 2014b) : fieurs sont attentifs à leur confort intérieur, à leur les effets de la gentrification sont alors visibles à « authenticité » architecturale (ranch, cottage, lon- l’échelle de hameaux ou de quelques communes gère traditionnelle) autant qu’à leur environnement particulièrement attractives, où les maisons et leurs domestique et paysager, à leur inscription dans « la environnements proches sont (re)façonnés, notam- nature », ou encore à l’accès à des perspectives pay- ment à force de rénovations. sagères et autres aménités locales (forêts, landes, étangs, etc.). Sur les trois terrains, que ce soit par le Valeurs environnementales biais de rénovations, de travaux, la création de nou- et investissements dans le capital velles ouvertures, les matériaux utilisés locaux et/ environnemental par les gentrifieurs ou écologiques, ou par la restructuration des jardins et le remodelage des paysages (figures 1c, figure 5), Si l’environnement est une dimension fonda- la plupart des gentrifieurs expriment une relation mentale du processus de gentrification rurale, les singulière à l’environnement, parfois une forme formes de sa mobilisation sont souvent variées, d’éthique, témoignant ainsi de valeurs massivement correspondant aux différents signifiés que recouvre partagées et auxquelles ils montrent par leurs actes le terme « environnement » mais également aux qu’ils adhèrent. valeurs, parfois contrastées, qui lui sont associées. D’ailleurs, au-delà de l’habitat, la qualité envi- Pour revenir au capital environnemental et aux ronnementale et les pratiques écologisantes font notions qu’il sous-tend, le champ de l’environne- quotidiennement l’objet de positionnements affir- ment est constitué de valeurs environnementales, més, parfois d’un engagement fort vis-à-vis de la que nous avons regroupées en « sous-champs » protection de l’environnement. Les gentrifieurs thématiques, aux frontières poreuses et en partie rencontrés dans nos terrains d’études, et plus parti- superposables. Dans une liste non exhaustive des culièrement dans le Montana et la Montagne limou- sous-champs, figurent l’habitat ou l’habitabilité, sine, appliquent à leurs choix et engagements des le paysage et la naturalité, la qualité environne- principes d’éco-responsabilité, de développement mentale et les pratiques écologisantes, les enjeux durable, de respect des ressources naturelles. Cela sanitaires, les composantes productives et post- se traduit par le soutien ou l’engagement dans des productives de l’environnement (Richard et al. associations ou ONG environnementales : les nou- 2015 ; Richard, 2017). Dans nos trois terrains, veaux habitants sont nombreux à s’investir dans des nous avons observé la manière dont les gentrifieurs associations de protection ou d’éducation à l’envi- se reconnaissent dans les valeurs de ces sous- ronnement, et se positionnent vis-à-vis de politiques champs, et les mobilisent selon des intérêts qui de protection ou labellisation. Dans le quotidien, leur sont propres. Cette section vise à montrer en ces valeurs peuvent également se matérialiser par quoi les choix et stratégies des gentrifieurs peuvent des pratiques visant à réduire l’utilisation de la voi- être lus et interprétés comme autant d’investisse- ture individuelle en faveur de formes de mobilité ments matériels et symboliques. Pour rester dans alternatives, comme le vélo ou le covoiturage, ou le lexique spécifique à la théorie du capital, lorsque dans des pratiques de consommation privilégiant les gentrifieurs procèdent à ces investissements, ils les circuits de proximité et/ou la consommation de se positionnent au sein du champ environnemental produits biologiques (figure 5b) et ce, pour des moti- et acquièrent du capital du même nom. Quelques vations de nature explicitement environnementale. exemples peuvent utilement illustrer le propos. Bien que ces valeurs soient également plébiscitées, Très concrètement, quel que soit le terrain, les voire quelques fois revendiquées dans les cam- entretiens ont indiqué que les valeurs relatives à pagnes anglaises, elles sont souvent intégrées à des 98
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