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Document généré le 20 fév. 2022 06:08 Lien social et Politiques Le chronomètre et le carillon. Temps rationalisé et temps domestique en maison de retraite The stop-watch and the carillon. Rationalised and home-like time in a residence for the elderly Gérard Rimbert Temporalités. Le temps : un enjeu social et politique Résumé de l'article Numéro 54, automne 2005 Cette étude a pour objet la rencontre problématique entre les temporalités spécifiques de l’entreprise (« faire vite ») et de l’accompagnement des URI : https://id.erudit.org/iderudit/012862ar personnes âgées vivant en institution (« respecter le rythme de chacun »). Le DOI : https://doi.org/10.7202/012862ar terme dépendance prend ici tout son sens, puisque le placement en établissement est aussi un déclassement en ce qui concerne le droit de gouverner soi-même l’occupation du temps. Lever, coucher, toilette, habillage, Aller au sommaire du numéro alimentation… ces pratiques quotidiennes font l’objet d’une planification bien établie, qui s’impose aux résidents. Mais, par ailleurs, la gérontologie et l’éthique professionnelle enjoignent d’humaniser le traitement réservé aux Éditeur(s) personnes âgées. Cet impératif humaniste consiste notamment à respecter les temporalités individuelles. Comment se conjuguent alors, en pratique, les Lien social et Politiques exigences du temps rationalisé, plus ou moins chronométré, et celles du temps domestique, qui peut se révéler tout simplement interminable ? ISSN 1204-3206 (imprimé) 1703-9665 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Rimbert, G. (2005). Le chronomètre et le carillon. Temps rationalisé et temps domestique en maison de retraite. Lien social et Politiques, (54), 93–104. https://doi.org/10.7202/012862ar Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 2005 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
MEP LSP 54 corrigée 2/3/06 10:48 AM Page 93 Le chronomètre et le carillon. Temps rationalisé et temps domestique en maison de retraite Gérard Rimbert Le statut de retraité fait l’objet de représentations variées : la vision la † Encadré 1. Enquête monographique et généralisation plus enchantée y perçoit la possibi- Les analyses qui suivent s’appuient très largement sur la monographie d’un lité d’une « renaissance » ou en tout † † établissement (voir la note 3). Le problème de la généralisation est donc impor- cas d’un « renouveau » 1, dans une † † † tant. On espère pouvoir le régler, notamment en précisant le mieux possible les caractéristiques sociologiques des individus et de l’institution. Les mécanismes perspective volontiers discontinui- mis en évidence sont alors transposables à d’autres cas similaires, et pas seule- tiste, tandis que la plus sombre décrit ment aux maisons de retraite. Et ce sont précisément les limites de la transposi- cette étape comme une « mort † tion qui, le cas échéant, peuvent souligner les différences entre les institutions sociale », dans la perspective conti- † étudiées. C’est surtout la méthodologie employée qui garantit la généralisation : nuitiste d’un déclin inéluctable2. l’enquête de terrain n’a pas été entamée pour comprendre les « problèmes du Cela dit, chacun des deux points de vieillissement », avec tous les présupposés savants que cela implique (« crise de vue n’est pas le contraire de l’autre, à la parenté », « dépendance », « respect des personnes âgées », etc.) mais pour analyser un cas singulier d’institution de service, considéré à partir des conflits moins de considérer le vieillissement entre les normes et les pratiques, des croyances, des groupes informels, etc. Pour comme un processus homogène. mettre à distance ces présupposés, il a fallu surtout observer les différentes Tracer une frontière au-delà de régions morales de l’établissement, adoptant ainsi une posture d’enquête au cas laquelle le changement l’emporterait par cas, adaptée à ces différentes régions (sobriété, légèreté, complicité, dis- sur la permanence aurait quelque tance, etc.), afin de minimiser chaque fois les distorsions liées à la présence de chose d’artificiel et d’arbitraire. l’enquêteur. Dans ce sens, les résultats d’autres recherches, dans leurs différences comme S’agissant du placement en établis- dans leurs ressemblances, pourraient tout à fait se positionner par rapport à ceux sement d’hébergement 3, le rapport au † qui sont présentés ici, contribuant à dessiner l’espace des pratiques et des styles temps est un indice efficace de l’in- de vie en maison de retraite. tensité de ces ruptures. L’entrée en institution est en effet source de chan- gement : départ du lieu d’habitation, † sance; arrivée dans un lieu inconnu, nouvel arrivant mais dont la présence voire déplacement géographique radi- avec des individus qui y travaillent, ne se justifie pas par les raisons clas- cal, coupure du milieu d’interconnais- d’autres qui partagent la condition du siques de la cohabitation (familiales, Lien social et Politiques—RIAC, 54, Temporalités. Le temps : un enjeu social et politique. Automne 2005, pages 93 à 104.
MEP LSP 54 corrigée 2/3/06 10:48 AM Page 94 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES—RIAC, 54 Encadré 2. Maison de retraite : institution totale ? † † Le chronomètre et le carillon. Temps rationalisé et temps domestique en Dans sa typologie à cinq niveaux des « institutions totales », Goffman évoque maison de retraite la catégorie des « organismes qui se proposent de prendre en charge les personnes jugées à la fois incapables de subvenir à leurs besoins et inoffensives : foyers pour aveugles, vieillards, orphelins et indigents » (Goffman, 1968 : 46). Dans l’ordre du discours (les « problèmes sociaux »), le caractère inoffensif de la population enca- drée suscite nécessairement moins de tensions que les populations dangereuses (volontairement ou non). En effet, les termes du débat dans le second cas sont bien plus évidents, opposant les tenants de l’ordre social, qui militeront pour la réclu- sion maximale, aux défenseurs des droits individuels, qui soupçonneront les gar- diens de punir la dangerosité sous couvert de la circonscrire. Ni dangereuse ni malveillante, ni en apprentissage ni en retraite spirituelle, la population des mai- 94 sons de retraite est dans le langage de Goffman la seule qui ne justifie pas positi- vement l’institution totale qui lui correspond. La présence dans ce type d’institution totale se justifie par la difficulté à vivre en dehors, et non par la néces- amicales). En outre, c’est souvent à la sité de vivre dedans (voir aussi Mallon, 2004 : 26-29). suite d’un événement déjà boulever- sant que le placement a lieu, comme C’est précisément cette spécificité qui explique que les maisons de retraite doi- le décès du conjoint (Caradec, 2004 : † vent se conformer pleinement aux prescriptions humanistes ayant cours à l’exté- rieur de l’établissement. C’est en effet une nécessité pratique, et non un ensemble 57-81), ou une hospitalisation (qui de valeurs idéologiques, qui amène ce genre d’établissement à fonctionner à la fait craindre un nouvel accident ou manière d’une « institution totale ». qui produit un effet de cliquet en termes d’assistance). Parce que l’or- ganisation du temps des résidents fait est censée compenser la perte d’auto- l’encadré 2). Le temps — comme partie intégrante des missions d’une nomie qui rend périlleuse la vie au instrument de pouvoir et comme maison de retraite, les relations entre domicile. Mais ce processus d’aide contrainte subie — est un cas exem- le temps des retraités et celui des sala- s’intègre nécessairement dans un plaire dans lequel se joue cette ten- rié(e)s sont à la fois une contrainte et cadre collectif (d’autant plus que le sion entre salariés et résidents en une tâche à maîtriser en tant que telle. maintien dans la chambre person- maison de retraite. Le travail du personnel gériatrique nelle est peu encouragé dans l’éta- consiste alors à contrôler le rythme blissement étudié 5). Le rapport que † L’opposition entre le point de vue des personnes âgées sans les brusquer. les personnes âgées devenant du personnel et celui des personnes Et le « travail » des résidents revient à † † « dépendantes » entretiennent avec † † âgées dépendantes ne nécessite pas préserver la singularité de leur rythme les types de palliatifs à leur situation pour autant de permanentes négocia- de vie, dans une sorte de concurrence ne peut pas se réduire à l’efficacité tions entre salariés et résidents. Les objective avec les agents de l’institu- d’un dispositif donné. Si calcul il y a, premiers savent assez bien que les tion 4. On a là une forme originale de † celui-ci prendra aussi en compte les exigences de l’organisation du tra- « drame social du travail » (Hughes, † † effets négatifs de l’aide (cohabitation vail (bien qu’elle soit théoriquement 1996 : 84-85), puisqu’il n’y pas de † forcée, atteintes à l’intimité). Les orientée vers le bien-être des rési- tension entre la perception routinière formes obligatoires du soutien dents) peuvent peser sur les per- du professionnel et l’angoisse du apportent une solution à certains pro- sonnes âgées; de même, une part de client profane, mais entre deux « rou- † blèmes en même temps qu’elles en ces dernières comprend tout à fait tines » qui n’ont pas la même vitesse. † font surgir de nouveaux. Dans le que la vie collective ne permet pas la bilan de « bien-être » que peuvent † † satisfaction optimale de tous les indi- Institution de soutien et dresser agents gériatriques et per- vidus particuliers. Il ne s’agit pas insertion forcée dans un collectif sonnes âgées dépendantes, ce qui d’une lutte entre deux groupes relève des moyens d’aide à la dépen- d’agents (les résidents dominés Ce « travail » que doivent effectuer † † dance pour les salariés correspond à contre les employés dominants), les résidents d’une maison de retraite des formes supplémentaires de mais de nécessaires coopérations, est paradoxal : l’arrivée en institution † dépendance pour les résidents (voir parfois conflictuelles, entre résidents
MEP LSP 54 corrigée 2/3/06 10:48 AM Page 95 et salariés pour résoudre leurs pro- flanc »; mais la population visée par le † Elles maîtrisent mieux les limites à blèmes respectifs : l’acceptation de la † dispositif de travail a besoin d’atten- ne pas franchir; et ce sont surtout définition (en partie) hétéronome de tions, de personnalisation et de dou- elles qui rappellent à l’ordre les nou- son propre intérêt pour les premiers; ceur. Avec l’humanisation des velles si celles-ci freinent l’activité le problème du « sens » et de la légi- † † maisons de retraite depuis les années alors que d’autres collègues sont timité de l’encadrement façon « insti- † 1960 (refus du mouroir lié à la circu- appelées à exécuter des tâches tution totale » pour les seconds. † laire Laroque de 1962), le « relation- † urgentes. nel » a pris une plus grande place dans † La contradiction temporelle au la définition des postes. C’est une Cette tension entre la nécessité sorte de relationnel de masse (Nfgmo, pratique d’un temps rationalisé (véri- cœur de l’institution 2005 : 37-40), faiblement corrélé à la † table paradigme dans l’industrie), La littérature professionnelle (de spécificité de chaque résident, qui symbolisé par le chronomètre, et la façon normative) et les brochures valorisation officielle d’un temps permet de faire tenir les deux impéra- 95 destinées aux familles (sur un mode tifs. Les auxiliaires de vie, au contact domestique, symbolisé par le rythme auto-persuasif) insistent pour rappe- des personnes âgées les moins tranquille du carillon, est symptoma- ler à quel point les maisons de bavardes, réalisent alors une bonne tique de l’écart entre le discours retraite ne sont pas des « mouroirs », † † partie de leurs contacts avec les rési- volontariste de la directrice (« faire † allant jusqu’à bannir le mot « hos- † dents en leur mettant la main sur une équipe », « créer une atmo- † † pice » du vocabulaire courant † l’épaule ou en leur caressant les che- sphère », « avoir du personnel qui lui † † (Lenoir, 1979 : 67). C’est une entre- † veux, donc sans se détourner d’une ressemble ») et sa politique de recru- † prise à part entière, dont la particula- autre tâche en cours de réalisation, tement. Dans un souci de rentabilité rité est de vendre un produit d’une conversation avec une collègue financière, un minimum de person- consistant à fournir à la clientèle une ou d’une rêverie (économie de temps) nel est embauché (en respectant les sorte de « seconde famille » (Bonvin, † † ni personnaliser vraiment le contact seuils légaux); et les contrats à temps 1979). En effet, l’institution est (économie morale). La tentative de partiel sont utilisés pour moduler « seconde » dans le sens où elle est † † standardiser les échanges verbaux est dans une même journée le nombre délégataire de la parenté (que celle-ci par contre moins efficace (« vous avez † d’employés en fonction des varia- soit disparue ou explicitement délé- bien mangé ? »), car l’employée s’ex- † † tions de l’activité (par exemple, le gante). Et elle doit tout de même pose alors à une réplique potentielle, à moment de la sieste nécessite moins fonctionner comme une famille, toutes sortes de réclamations, ce qui de personnel que celui du couchage parce que les personnes âgées ne entraîne une perte de maîtrise de la le soir). La gestion flexible de la sont pas seulement des clients de relation. main-d’œuvre selon cette opposition passage dans une institution-hôtel; entre les temps morts et les rush rap- ils sont censés faire de la maison de Les petits gestes attentionnés, pelle celle des fast-food, qui rédui- retraite un nouveau (et souvent der- comparés à la pénibilité des tâches sent suffisamment le personnel nier) chez-soi (Mallon, 2004). physiques, sont autant de moyens de durant les creux d’activité pour que, « souffler » discrètement. Ils ne pro- † † même pendant les moments les plus Les contraintes temporelles d’un duisent pas de résultats palpables, calmes de la journée, le personnel tel établissement sont celles de toute susceptibles d’être contrôlés dans présent soit toujours pleinement uti- organisation capitaliste : horaires pré- † leur qualité et leur productivité lisé par l’entreprise, c’est-à-dire qu’il cis 6, rotation d’équipes, plannings, † horaire. En revanche, si la hiérarchie soit toujours débordé (Brochier, etc. Le petit personnel des maisons de a peu de prise sur ce type de freinage 2001). Cela dit, un fast-food peut retraite (aides-soignantes, auxiliaires (Roy, 2000) rendu possible par une légitimer (au moins en interne) cette de vie, femmes de service) est donc apparente exécution zélée, les col- politique du flux tendu selon une jus- pris dans une injonction contradic- lègues y voient un moyen de se repo- tification industrielle et marchande. toire : les toilettes, la distribution ou † ser sur les autres. L’ancienneté joue Ce n’est pas le cas d’un établisse- l’aide au repas doivent être exécutées beaucoup : celles qui ont fait leurs † ment d’hébergement pour personnes dans un temps donné, de préférence le preuves peuvent occasionnellement âgées, qui doit (aussi) constituer un plus court possible, dans un univers faire ce genre d’écarts sans être sanc- univers fondé sur des relations de où sont stigmatisés les « tire-au- † tionnées, ni même soupçonnées. confiance personnalisées. Si la
MEP LSP 54 corrigée 2/3/06 10:48 AM Page 96 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES—RIAC, 54 Encadré 3. De la « vieillesse » au « vieillissement social » † † † † Le chronomètre et le carillon. Temps rationalisé et temps domestique en Plus une situation est socialement perçue comme intolérable (Fassin et maison de retraite Bourdelais, 2005), ou au moins comme problématique, plus sa description empi- rique contient en elle le risque d’une définition soit dénonciatrice (trop morale), soit relativiste (pas assez morale). En ce sens, les présentations ethnographiques du vieillissement peuvent facilement être accusées de produire une « vision défi- citaire de la vieillesse ». Ce qui est proposé ici est une vision sociologique du vieillissement, et on comprend alors l’expression vieillissement social comme l’usure et la dévalorisation d’un ensemble de ressources nécessaires à un individu pour conserver sa position sociale. Il « se mesure au nombre des changements de la position occupée dans la structure sociale qui ont pour effet irréversible de res- serrer l’éventail des possibles initialement compatibles » (Bourdieu, 1975 : 75). 96 Par définition, la vision est alors nécessairement « déficitaire », mais ne vise cependant pas l’ensemble des personnes âgées (délimitées par exemple selon le critère administratif de l’âge), puisque ce n’est pas l’ensemble d’une classe d’âge contradiction temporelle est au cœur qui se retrouve en maison de retraite. de l’institution gériatrique de façon structurelle, elle est d’autant plus C’est pour cela que les retraités vivant en institution ne doivent pas être définis seulement en fonction du critère de l’âge ou de l’état biologique. Le revenu et l’ai- marquée que l’institution considérée sance économique du ménage sont également déterminants (Breuil-Genier, 1998 : se rapproche du monde marchand 7. † 24). Par exemple, l’usure symbolique des OS au sein du monde industriel (Beaud et Pialoux, 1999), en isolant le vieillissement social du cadre habituel de la retraite La résistance limitée des qui y est souvent associé, l’illustre efficacement. C’est quand vieillissement social résidents et vieillissement biologique coïncident que le second impose son pouvoir explica- tif au premier, en faisant écran. L’explication par l’âge ou l’état de santé ne suffit La tension résultant de l’antago- pourtant à comprendre, ni le placement en institution (Gollac, 2003; Eideliman, nisme entre ces deux ordres tempo- 2003), ni la place acquise en son sein par la suite (Rimbert, 2002 : 39-47). rels exerce des effets contraignants sur l’ensemble des résidents, mais Un autre élément pèse sur le deve- morale incorporée dans les structures tous ne les subissent pas aussi forte- nir des interactions régulières au mentales des employées. En trois ans ment ni dans les mêmes situations. sujet d’un désaccord sur l’emploi du d’observation, il y eut quelques Étudier les formes de résistance (et temps : c’est la place qu’occupe la † familles qui inspiraient soit la les limites de la résistance) dévelop- famille du résident dans l’établisse- crainte, soit l’admiration, mais qui pées par certaines personnes face ment. En effet, surtout quand les avaient en commun d’imposer de aux exigences du temps « industriel » enfants sont eux-mêmes en retraite et † † façon permanente au personnel une permet de mesurer les formes et l’in- qu’ils ne résident guère loin, ils peu- certaine souplesse dans l’encadre- tensité du vieillissement social vent venir plusieurs fois par semaine ment temporel du résident concerné. caractéristique des résidents en mai- dans l’établissement, voire tous les son de retraite (voir l’encadré 3). jours 8. Et de ce fait ils se réappro- † L’opposition aux cadences Pour se faire entendre, il faut à la fois prient la gestion du temps de la per- « industrielles » est assez manifeste, † † maîtriser le ton et le volume de sa sonne devenue dépendante d’autrui par exemple, pour tout ce qui voix (pour se mettre en colère, ama- dans l’organisation des tâches quoti- concerne les horaires de repas. Au douer, se lamenter) et le vocabulaire diennes, confirmant en cela l’hypo- Vieux Chêne, les personnes qui s’ali- utile pour faire passer un message thèse d’une maison de retraite mentent encore par voie orale (ce qui (requête, critique, menace). En cela, « seconde famille », collectivité délé- † † est le cas d’une très large majorité les conditions de possibilité de résis- gataire qui s’efface quand réapparaît des résidents) prennent leur repas ter aux pressions du temps de l’en- l’autorité délégante. Il semble même dans la salle à manger commune du treprise sont du même ordre que que l’influence de la famille dépasse rez-de-chaussée s’ils peuvent s’ali- celles de l’émergence d’une plainte la présence physique de ses menter seuls, dans les petits salons (Scodellaro, 2005). membres, à la manière d’une autorité des étages s’ils ont besoin qu’on leur
MEP LSP 54 corrigée 2/3/06 10:48 AM Page 97 approche la nourriture tout près de la sence de demande explicite, c’est la ou encore une complicité qui ne s’ex- bouche. Or, ce moment de la journée relation plus personnalisée entre une plique que par l’agacement généré par est aussi celui qui marque la fin du employée et une résidente (très lar- une résidente trop bruyante ou tactile- temps de travail pour bien des auxi- gement construite dans un entre-soi ment trop envahissante). liaires de vie. Le repas en salle à féminin) qui autorise un relâchement manger débute à 18h45 (ce qui, en du protocole : la personne étant per- † Il existe d’autres formes de résis- soi, dérange certains résidents, sur- çue comme « lucide », l’employée † † tance au tempo social obligatoire, qui tout ceux qui avaient encore récem- peut s’attendre à ce qu’elle se relève de ce que Goffman appelle les ment l’habitude de manger durant le conduise raisonnablement, qu’elle ne adaptations secondaires, c’est-à-dire journal télévisé de 20h). Ce sont les fuira pas à la dernière seconde par les « pratiques qui, sans provoquer † auxiliaires de vie qui sont chargées exemple. Autre manifestation de tels directement le personnel, permettent de guider dans la salle de repas tous privilèges, c’est parfois la directrice au reclus d’obtenir des satisfactions ceux (et surtout celles) qui ne peu- elle-même qui accompagne ces rési- interdites ou bien des satisfactions 97 vent se déplacer seuls; une partie dentes « avec qui on peut vraiment † autorisées par des moyens défendus » † d’entre elles reste alors pour faire le discuter ». Les résidents pouvant agir † (Goffman, 1968 : 98-99). Toujours † service en salle, tandis qu’une autre ainsi sont très minoritaires, mais dans l’univers alimentaire, plusieurs est chargée de remonter aux étages cette résistance est de toute façon résidents, pour qui manger demeure pour aider les résidents ne pouvant limitée aux aspects marginaux de un des derniers plaisirs, cherchent à s’alimenter seuls. Terminant la plu- l’organisation rationalisée du temps. conserver de la nourriture dans leur part du temps à 19h30, elles doivent S’il est possible d’échapper à la file espace personnel, afin d’en profiter à déjà songer aux repas qu’elles vont d’attente constituée dans l’intérêt du d’autres moments qu’à l’heure du devoir accompagner aux étages alors personnel, il n’est pas pour autant goûter. C’est ce qu’illustre le cas qu’elles sont en train de guider vers envisageable de manger à un autre d’une résidente voulant se plaindre à la salle du rez-de-chaussée d’autres horaire que celui de la collectivité. la directrice de vols de biscuits secs résidents pour qui cet impératif et de clémentines commis dans sa horaire n’a de toute façon pas de L’origine sociale (et les façons de chambre. Une discussion débute sens, puisque, pour leur part, le repas parler qui vont avec) est évidemment alors entre cette résidente et Fatou, du rez-de-chaussée n’est pas encore déterminante pour bénéficier de ce une des deux auxiliaires de vie de commencé. L’une des stratégies pour type d’élection, mais elle ne possède l’étage, qui ne prend pas vraiment gagner du temps consiste parfois à de valeur réelle que si l’état biolo- l’affaire au sérieux vu l’objet du vol : † profiter du temps libre éventuel une gique du résident ne vient pas ruiner en fait, la vieille dame constitue des dizaine de minutes auparavant (soit cette façade sociale, par exemple le réserves dans ses tiroirs (cas typique vers 18h30) pour amener les rési- port d’une sonde urinaire (surtout en d’adaptation secondaire), et c’est dents en fauteuil roulant juste devant cas de défaillance technique). Par ensuite le personnel chargé du la porte de la salle à manger, quitte à ailleurs, le fait d’appartenir à un ménage qui jette le tout. Pour Fatou, ce qu’ils patientent ensuite dix groupe, plus ou moins durable, est qui me prend alors à témoin, « c’est † minutes, en rang d’oignons. décisif. Mais là encore, tout dépend normal »; mais pour la résidente, † du mode de constitution de ce dernier. « c’est de la pique ». Si cette auxi- † † Qui s’oppose alors à cette atteinte Du point de vue du personnel qualifié, liaire de vie applique strictement les au temps domestique, celui qui laisse pour qui le contact physique est occa- consignes de nettoyage, le fait normalement la possibilité de choisir sionnel et relativement facultatif, le qu’elle ne réinsère pas celles-ci dans à quelle heure on prend son repas ? † groupe est attractif s’il est formé sur la norme d’humanisation des pra- L’observation répétée montre cer- une logique « culturelle », c’est-à-dire † † tiques professionnelles rend tout à taines régularités : deux ou trois rési- † autour d’un sentiment d’homogénéité fait problématique la pérennité dentes, qui tissent quotidiennement sociale, de distinction, etc.; il est au d’adaptions secondaires comme des relations privilégiées avec le per- contraire répulsif — en tout cas sans celles de cette résidente. sonnel, usent de ce capital social grand intérêt — s’il est produit par la pour être emmenées seulement à la vie en institution elle-même (par La constitution d’un « dernier † dernière minute au cœur de la foule exemple, deux personnes isolées et chez soi » (Mallon, 2004), notam- † empressée d’aller manger. En l’ab- immobilisées sur leur fauteuil roulant, ment dans la perspective du maintien
MEP LSP 54 corrigée 2/3/06 10:48 AM Page 98 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES—RIAC, 54 tale (ce qui se traduit visuellement Le recrutement : sens des affaires par ces visages hébétés, cette indiffé- et sensibilité Le chronomètre et le carillon. Temps rationalisé et temps domestique en rence au cours des choses, des « évé- † maison de retraite nements » comme un anniversaire † Le Vieux Chêne est un établisse- aux faits les plus anodins comme ment privé, à but lucratif. Et si la ten- avoir son pantalon plein de miettes de sion entre l’idéal d’humanité et la pain depuis plusieurs heures). Sans contrainte de rentabilité financière dire que les individus évoluant de la est toujours présente dans ce genre sorte, à contre-temps (ou plutôt, de configuration, elle est particuliè- « hors temps »), perdent leur identité † † rement forte dans l’établissement sociale, il n’en demeure pas moins étudié, pour au moins deux raisons que cet état extérieur détermine en assez indissociables. 98 partie l’attitude de l’entourage Tout d’abord, l’impératif de renta- (employés, autres résidents, famille). bilité est particulièrement explicité À long terme, les glissements vers par le fait que les propriétaires de d’un temps domestique, est donc l’indifférence au temps qui passe se l’établissement sont deux médecins limitée par la faiblesse des res- paient dans la plupart des cas par un qui ne participent pratiquement pas à sources (essentiellement verbales) éloignement tout aussi progressif des la vie de l’institution. Il n’est pas qu’il faudrait utiliser pour s’opposer différents interlocuteurs disponibles anodin qu’ils exercent cette profes- aux cadences du temps de travail. pour qui vit en maison de retraite. La sion : c’est un statut qui facilite à la † Paradoxalement, c’est une sorte sanction de cette non-conformité au fois la légitimité et le bouche à de résistance par l’enfermement inté- temps officiel, sans alternative oreille nécessaires pour recruter la rieur, le « repli sur soi » (Goffman, † † d’ordre domestique, c’est la mort clientèle, et qui pèse favorablement 1968 : 106), qui permet d’échapper † sociale (qui dure tant que ne survient dans la procédure d’habilitation par plus efficacement au rythme du pas la mort biologique). la DDASS (indispensable pour l’ou- temps rationalisé. De la passivité à verture d’établissements d’héberge- l’agressivité, en passant par l’incohé- Les frontières de la « bonne ment pour personnes âgées rence apparente du comportement, se volonté » dépendantes). Cela dit, ce n’est fina- montrer asocial reste encore le lement pas en tant que médecins Si ce tableau prend facilement des meilleur moyen de voir fortement qu’ils participent à l’organisation, teintes bien sombres, ce n’est le pro- réduite l’intégration au tempo collec- mais en tant que responsables finan- duit ni d’une intention malveillante tif. Les repas en commun, la pré- ciers : l’un d’eux ne vient jamais, † de la part du personnel, ni d’une sence subtilement contrainte aux l’autre vient occasionnellement, pour politique volontaire de la direction. Il quelques animations et fêtes d’anni- régler des questions importantes et résulte plutôt de ce qui apparaîtrait versaire, tout cela peut vite dispa- bien précises, comme le recrutement dans d’autres contextes comme une raître. Les personnes restent alors de la directrice ou de l’infirmière anomalie sociale (Elias, 1987 : 118, recluses dans leur chambre (sans † générale. De fait, la finalité finan- 120 9; pour le cas de l’Afrique, voir qu’il soit possible de mesurer en quoi † cière de cette maison de retraite est Attias-Donfut et Rosenmayr, 1994), ce type de situation ressemble ou non clairement affichée 10. † doublée d’une logique de compres- à la création bien à soi d’un temps sion des coûts. Malgré ce contexte La délégation de la direction authentiquement domestique). difficile, dont la tension entre temps effective, opérée par les deux méde- C’est bien ici que réside la vio- domestique et temps « industriel » † † cins propriétaires dès l’ouverture de lence de l’institution. La gestion pla- n’est qu’un symptôme, le personnel l’établissement en 1990, est d’autant nifiée de la vie quotidienne demeure dispose de marges de manœuvre. plus importante qu’elle ne se limite malgré tout un repère social. Ne pas Évaluer celles-ci nécessite alors de pas seulement à une délégation s’y conformer sans posséder parallè- répondre à trois interrogations : qui† administrative et gestionnaire. C’est lement les capacités pour produire un est la population salariée recrutée ? † la dimension symbolique de la « cha- † temps domestique réellement alterna- que sait-elle faire ? que veut-elle bien † leur » et des « sentiments », bref, la † † † tif conduit à une sorte d’errance men- faire ? † face humaniste de l’institution qui
MEP LSP 54 corrigée 2/3/06 10:48 AM Page 99 est placée sous la responsabilité de (comme fin) et « un personnel qui lui † nisme dans le cas de l’aide à domi- cette directrice. Recrutée à l’essai ressemble » (comme moyen). Miser † cile (Avril, 2003). pendant quelques mois puis rapide- sur sa sensibilité, ses intuitions et son ment confortée dans ce rôle, cette ressenti est à ses yeux un moyen de Les dispositions au « sale boulot » femme est d’autant plus en opposi- sélectionner un personnel de qualité Si la directrice évalue moralement tion avec la position des deux méde- malgré les pressions économiques. les compétences des employées peu cins que c’est précisément en « Oh… je le fais naturellement, le ou pas qualifiées, en particulier les † quittant une profession à vocation recrutement. Mais… une personne auxiliaires de vie, c’est parce que les commerciale qu’elle en est venue à rentre dans mon bureau, je vais le tâches qui leur reviennent sont les prendre ce poste, susceptible à ses sentir tout de suite, si ça va ou si ça moins codifiées. La dimension stricte- yeux de lui permettre de faire ce ne va pas coller. Ça je le sens. […] ment comptable du contrôle est limi- qu’elle voulait : exercer sa fibre † C’est vrai que pour ce travail-là, il tée (nombre de chambres nettoyées, sociale. À la question « Et alors, ça † vaut mieux quand même que ce soit 99 temps passé à distribuer les repas, res- s’est passé comment la transition ? », † † du personnel qui vous corresponde, pect de l’heure du coucher). Pour le elle répond : « Difficilement, bien † † hein. Si vous voulez faire passer un reste, c’est-à-dire la dimension d’ac- sûr, mais… j’ai voulu… comme je message dans l’établissement, et sur- compagnement humain, elle ne peut me suis retrouvée à la recherche d’un tout une… une ambiance, aussi, dans que s’en remettre aux témoignages emploi… j’ai dit : on va complète- † l’établissement, il faut quand même des résidents et de leur famille (tout ment changer. Je cherchais unique- prendre du personnel qui vous cor- en comprenant la part de fantaisie ou ment dans les maisons de retraite, les responde, qui a un petit peu la même d’ignorance qu’ils peuvent contenir), cliniques, j’avais envie d’être… au optique que vous ». † et à ses très rares (et très repérables) service des autres, hein, de faire du visites impromptues aux étages. Si social, un peu. J’avais très envie de Par leur formation scolaire plus bien que le personnel a une grande ça. Mais depuis très longtemps… et longue (et donc une plus grande pro- part d’autonomie dans la façon de la vie a décidé autrement ». † babilité d’atténuation de la personna- mener l’accompagnement relationnel lité « rustre »), par leur jeunesse (et et le travail compassionnel auprès des † † Devant tout autant répondre des donc une moindre lassitude) et par la aspects financiers (en tant que direc- résidents. Pour mesurer celui-ci, elle volonté de se faire bien voir, ce sont trice déléguée) et humanistes de sa s’en remet aux « qualités féminines † finalement les stagiaires (élèves en naturelles » de douceur et de dévoue- tâche (étant donné ce virage dans sa † trajectoire professionnelle), la direc- classe « sanitaire et médico-social », † † ment (« Pour ma part, je pense… † trice est contrainte de mettre en place par exemple) qui correspondent le enfin, j’en sais rien, je me trompe une politique de recrutement néces- mieux à la salariée idéale selon la peut-être, mais je pense que la sairement traversée par cette dualité. directrice. Il était rare que la maison femme, elle est peut-être plus à L’opposition esquissée jusqu’ici n’en comporte pas à un moment ou à l’écoute. L’homme, je le sens plus entre temps domestique et temps un autre, et les jeunes filles parve- matérialiste… enfin je le vois au tra- rationalisé est transposée jusque naient pour bon nombre d’entre elles vers de mes patrons. Je vois comment dans le mode de recrutement du per- à obtenir ensuite des CDD pendant ils fonctionnent par rapport à moi. sonnel : les exigences financières † leurs vacances scolaires. Mais la plu- Alors je pense qu’une femme est plus nécessitent l’embauche d’une main- part des entretiens avec elles ont à l’écoute, dans un établissement d’œuvre la moins coûteuse possible, indiqué que la gériatrie ne les tentait comme celui-là. Je me trompe peut- et l’idéal « social » (selon les mots de † † guère (ce que deux des trois infir- être ») 12. La directrice estimant pour † † la directrice) implique de faire le mières en poste dans l’établissement sa part que le « sale boulot » (Hugues, † † nécessaire en termes de qualité du pensaient aussi au départ de leur car- 1996 : 61-68), c’est surtout le contact † personnel. Ce sont deux modes de rière). C’est le paradoxe de « la mau- † avec les corps, et puisque les auxi- pensée (et d’action) complémen- vaise monnaie qui chasse la bonne », † liaires de vie et les femmes de service taires qui lui permettent de faire tenir les jeunes stagiaires aspirant à tra- semblent faire preuve d’un haut degré les termes du contrat passé entre sa vailler en milieu hospitalier de préfé- d’acceptation concernant ces tâches si mission morale et sa mission écono- rence, beaucoup plus prestigieux 11. † dévalorisantes, leurs qualités « mater- † mique : la « qualité de service » † † † On retrouve parfois le même méca- nelles » (douceur, compassion, etc.) †
MEP LSP 54 corrigée 2/3/06 10:48 AM Page 100 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES—RIAC, 54 tance les résidents les plus encom- Elles n’adoptent pas pour autant brants (Soutrenon, 2001) 14, accom- † une posture dénonciatrice ni même Le chronomètre et le carillon. Temps rationalisé et temps domestique en pagner le geste professionnel accusatrice, considérant que l’atti- maison de retraite (comme l’aide à l’alimentation) d’un tude indifférente est le produit à la appel téléphonique personnel, voilà fois d’un recrutement inadapté et autant de façons de faire assez cou- d’une direction beaucoup trop molle. rantes, qui peuvent facilement être Mais tu peux pas [dénoncer], tu peux condamnées moralement (« maltrai- † pas ! À l’heure où ça se passe, la tance institutionnelle »). Pour autant, † directrice elle est partie. Et puis moi, ce sont également, du point de vue j’adore ce que je fais, je vais pas arri- d’une très large partie du personnel, ver, et me faire taper sur la gueule par des manières de « bien faire son tra- † mes collègues… Et… ahh [en 100 vail » tout en se préservant physique- † rageant] Non, moi je peux pas, j’suis ment et moralement. S’il est possible désolée. P’têt’ que moi, mes collègues trouvent que j’en fais un peu trop, par de voir là du travail bien fait, c’est seraient alors garanties, puisque le rapport aux personnes. Mais moi ça que l’exigence humaniste (notam- me dérange pas d’être assise au milieu « relationnel » est à ses yeux bien pré- † † ment : laisser sa place à un temps des personnes [âgées]. Tiens regarde férable à la manipulation des corps † domestique) est retraduite en une l’autre fois j’étais assise à côté de (qui peut le plus peut le moins…). La règle pratique de gardiennage des Madame C., et Mme V. me racontait recherche historique et ethnogra- corps. que Madame C. travaillait chez un phique montre d’ailleurs bien que les avocat… Oui mais voilà, elles pren- malentendus entre agents d’origine Cela dit, ce n’est pas tout le per- nent pas le temps… En fait, elle font sociale, de formation et de poste très sonnel qui adhère à cette définition ce qu’il y a marqué sur leur contrat. différents font partie intégrante des du travail bien fait. Traiter les rési- Voilà, c’est : t’arrives à telle heure, tu organisations chargées d’encadrer des dents comme du « matériau humain » † † distribues les petits-déjeuners, après populations dépendantes en général 13. † est perçu comme une véritable faute tu fais les lits de telle chambre, après tu fais le ménage dans telle chambre, professionnelle par les quelques Les définitions concurrentes du après tu montes tel résident à tel… salariées qui ne veulent pas se définir Voilà, et c’est tout. J’ai un contrat où travail bien fait : légalisme comme de simples « torcheuses de † j’ai des horaires, où y a marqué ce humaniste et lutte contre culs ». C’est particulièrement vrai † qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas l’encombrement pour Chantal, femme de service arri- faire… Tout est marqué ! Moi aussi ! vée au Vieux Chêne en 2002. Mais je suis désolée : hier j’ai fait mon L’autonomie des salariées, liée à plan de table pour la salle à manger — la nature du travail et au contrôle à Moi je vois des collègues, le soir, elles parce que j’ai installé une nouvelle distance de la directrice, n’est pas sont comme ça, avec certaines per- petite table — Madame Dubreuil à pour autant une autonomie indivi- sonnes : « oui, oui, maman elle rentre, l’époque était à une table ronde, mais hein ! » [Elle mime la collègue qui ça passait pas à cause du fauteuil rou- duelle. Au contraire, la proximité donne à manger à une résidente, le lant, donc j’ai mis une table carrée, spatiale et la nécessaire coopération téléphone dans une main, la four- parce que on est moins… Eh ben pour réaliser les tâches façonnent un chette dans l’autre, sans vraiment j’étais contente ! Pour leur bien-être. collectif de travail particulièrement regarder ce qu’elle fait, sans chercher Je suis pas obligée de le faire, parce serré. L’observation de longue durée à humaniser l’activité]. « Allez, que « qu’est-ce que ça leur fiche de (qui donne la possibilité de voir se maman elle rentre. Ah, ça c’est bon, bouger une table ? ! ? »… Mais non, relâcher la vigilance suscitée par la c’est fini, allez c’est bon… » Alors c’est pour leur bien-être, c’est pour présence d’un observateur extérieur, moi, je vois ça, mais excuse-moi… qu’ils soient pas bousculés. Je suis pas auquel on ne peut pas faire confiance Bah rien que de le dire, là, bah j’en là pour faire que mon boulot. J’suis là chialerais. On fait pas ça avec ses pour leur apporter quelque chose, et a priori) fait apparaître des formes gosses à l’école. Tu vois les gamins le que moi, ça m’apporte quelque chose subtiles de « freinage de la produc- † midi à la cantine ? ! ? « Allez, allez ! » aussi. J’suis pas là pour la paie, quoi. tion », analogues à ce qui s’observe † [en mimant une sorte de gavage]. Bon, c’est sûr, la paie… Ah non, en usine (Roy, 2000). Pratiquer un Mais quand tu veux pas faire ça, eh moi… Bon, c’est sûr, c’est le nerf de relationnel de masse, mettre à dis- ben tu le fais pas, c’est tout. la guerre, hein, l’argent… Moi, je suis
MEP LSP 54 corrigée 2/3/06 10:48 AM Page 101 contente d’aller travailler, je suis structurelles, notamment le besoin de rentes sinon opposées. Par exemple, contente de leur tenir la main. maîtrise des choses (lié, de son une toilette pourra se passer « en † propre aveu, à son environnement douceur » si les salariées d’une Confronter les formes variées de † familial très « flic ») mais aussi d’al- équipe 1 ont tout intérêt à ne pas finir « bonne volonté » au travail montre à † † † † truisme (issu d’une très précoce avant l’équipe 2, l’enjeu pour les quel point il ne suffit pas de compter socialisation par la pratique, sous deux équipes étant de ne pas prendre sur cette qualité morale pour assurer forme d’aide informelle dans le en charge une troisième personne qui la vigilance du personnel en matière groupe familial, par exemple). Les présente une surcharge pondérale ou de maintien du temps domestique. phrases toutes faites ou les silences qui se montre violente; tandis qu’une Prendre le temps de parler n’est pos- obtenus pendant les entretiens menés aide à l’alimentation pourra se sible qu’à la double condition de ne avec le reste du personnel d’exécu- pas devoir accomplir des tâches trop dérouler dans la précipitation si elle tion au sujet des motivations extra- accaparantes (ce qui conduit néces- intervient quelques minutes avant monétaires prennent alors un sens 101 sairement, même chez Chantal, à l’heure prévue de dépointage. plus net : celui du manque de convic- † connaître des phases de travail de tion plutôt que celui de la mauvaise Si l’impératif d’humanité (notam- type uniquement « industriel »), et † † intention. surtout à mesurer l’intérêt à respecter ment sous sa forme de respect des les temporalités singulières des rési- temporalités individuelles) est en Les stratégies du personnel, un partie respecté par le personnel dents (pour les résidents, et pour soi- mode de production aléatoire de même, sous forme de profits d’exécution, c’est donc moins en rai- temps domestique son d’une adhésion de celui-ci que symboliques). C’est un ensemble de façons de faire, de penser et de sen- Pour la plupart peu sensibles à la d’un rapport critique au temps tir, bref, un type d’habitus, qui rend nécessité d’un temps domestique en « industriel ». Bref, résister aux † † les individus sensibles à la nécessité maison de retraite, les membres du cadences imposées (que ce soit pour et aux modalités d’un accompagne- personnel d’exécution ne sont pas ne pas travailler plus que ne l’exigent ment respectueux de la singularité pour autant adeptes des cadences les horaires ou pour souffler un peu) (notamment temporelle) des rési- rapides. La recherche d’un temps peut avoir pour effet de produire en dents, lié à la fois à la trajectoire per- détendu et paisible n’est pas le pratique une organisation plus sonnelle et aux apports spécifiques monopole des résidents. La marge de domestique du temps. C’est aussi par de la formation professionnelle. Or, manœuvre de ces derniers est l’effet indirect de ce « freinage » que † † les portraits qu’il est possible de d’ailleurs si étroite que les relâche- les employées peuvent assumer dresser (par comparaison avec les ments dans la pression organisation- moralement l’attitude de « tire-au- † figures de l’altruisme et de l’écoute nelle s’expliquent finalement mieux flanc » (Roy, 2000), et que les res- † qu’on retrouve dans le bénévolat 15) † par les pratiques du personnel que ponsables du personnel peuvent révèlent que ce n’est pas le cas : les † par d’hypothétiques résistances des (comme stratégie inconsciente de auxiliaires de vie se montrent beau- résidents. L’équilibre entre imposi- renforcement de leur croyance et de coup plus attentives aux besoins du tion d’un temps rationalisé et offre leur rôle) interpréter le relâchement corps, à la nécessité des choses, d’un temps plus domestique ne face aux exigences du temps rationa- qu’au bien-être subjectif. reflète pas vraiment un arbitrage lisé comme une attitude volontariste entre exigences de productivité et Le cas de Chantal est un cas impératif d’humanité. Au contraire, en matière d’encadrement humaniste typique d’exception qui, par il semble que ce soit presque à de la dépendance. En effet, quand contraste, souligne l’existence de la chaque fois les stratégies adoptées échapper à une tâche ingrate (comme règle tendancielle : elle est la seule † face aux exigences du seul temps descendre les poubelles, particulière- personne que j’ai rencontrée à vou- rationalisé qui ont pour effet, selon ment malodorantes) ne peut se faire loir travailler en maison de retraite. les configurations, de produire soit qu’en « se couvrant », par exemple en † † Cette vocation s’explique par sa bio- une attitude autoritaire soit une atti- engageant une conversation avec une graphie personnelle (le rôle de sa tude plus libérale. C’est le seul rap- résidente esseulée, le dialogue n’en grand-mère pendant son enfance) port au temps rationalisé qui génère est pas moins réel, et ne profite pas mais aussi par des données plus des conduites apparemment diffé- moins à la résidente.
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