Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement écologiste russe (1960-2015)

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Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement écologiste
   russe (1960–2015)

   Laurent Coumel

   Le mouvement social, Numéro 260, juillet-septembre 2017, pp. 111-127 (Article)

   Published by Association Le Mouvement Social

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       https://muse.jhu.edu/article/679078

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Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement
                                                              écologiste russe (1960-2015)
                                                                                                                                                                             par Laurent Coumel*

                                                              E    n décembre 2015 1, à l’occasion de son cinquante-cinquième anniversaire, la
                                                                   Brigade (Droujina) de protection de la nature (DOP) de l’Université d’État de
                                                              Moscou (MGU) met en ligne une vidéo amateur 2. Un panneau de signalisation
                                                              urbaine indiquant la faculté de biologie, une armoire métallique s’ouvrant sur des
                                                              dossiers d’archives, la page du procès-verbal du 13 décembre 1960 qui acte la créa-
                                                              tion de la DOP MGU : en quelques images, l’internaute russe remonte le temps
                                                              comme dans une enquête documentaire sur l’époque soviétique. Ensuite revient le
                                                              temps présent : des étudiants d’aujourd’hui sont filmés en train d’éteindre un incen-
                                                              die de prairie, équipés comme des pompiers professionnels. Rien n’est dit du bras
                                                              de fer qui les a opposés quelques mois plus tôt aux autorités à propos de la réserve
                                                              ornithologique où ont été tournées ces images : la Brigade est parvenue à empêcher
                                                              la construction d’une digue à l’instigation de la direction régionale de l’Environne-
                                                              ment 3. À l’inverse, aucun organe ou personnage officiel n’est mentionné comme
                                                              mentor ou soutien de la DOP. On ne saurait mieux montrer l’ambivalence du
                                                              phénomène brigadiste : ni opposant, ni aligné sur le pouvoir en place, il se présente
                                                              comme une force autonome dont l’objectif n’est pas la contestation mais l’exécution
                                                              de tâches concrètes en renfort des pouvoirs publics.
                                                                  Pour le sociologue Oleg Yanitsky, pionnier de l’étude des mobilisations envi-
                                                              ronnementales en Russie, les DOP auraient été à la fois « un stimulant pour l’accu-
                                                              mulation d’un potentiel de protestation sociale » et « une matrice pour les cadres »
                                                              du mouvement écologiste en Russie 4. Un tel jugement mérite examen. L’activisme
                                                              vert a connu un apogée à la charnière des années 1980 et 1990, lors des grandes
                                                              mobilisations qui avaient stoppé plusieurs projets hydrauliques et industriels,
                                                              y compris nucléaires, dans le sillage du traumatisme provoqué par l’accident de
                                                              Tchernobyl 5. Il a rapidement perdu de sa capacité de mobilisation ensuite, du fait
                                                              des crises économiques et sociales et du retour à l’autoritarisme au sommet de l’État

                                                                 * Chercheur contractuel, Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen
                                                              (CERCEC, CNRS-EHESS), ANR EcoGlobReg.
Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte

                                                                 1. Je remercie Benjamin Guichard et Marie-Hélène Mandrillon pour leurs lectures attentives et leurs
                                                              conseils.
                                                                 2. www.youtube.com/watch?v=ZKcd_SiGXvM, film mis en ligne le 11 décembre 2015. Le terme
                                                              Droujina désignait une unité militaire dans la Russie kiévienne, qu’on pourrait aussi traduire par
                                                              « Compagnie ». Mais le choix de « Brigade » correspond à la traduction usuelle en anglais et en français
                                                              dans l’historiographie de l’URSS.
                                                                 3. N. Černova, « Klin Klinom », Novaâ gazeta, 28 janvier 2014.
                                                                 4. O. Ânickij, « Èvolûciâ êkologičeskogo dviženiâ v sovremennoj Rossii », Sociologičeskie issledova-
                                                              niâ, n° 8, 1995, p. 15-25 ; pour une lecture en français, voir J. Moor-Stahl et J. Allaman, L’exception
                                                              écologique russe. Systèmes et acteurs de 1917 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1998.
                                                                 5. M.-H. Mandrillon, « Les voies du politique en URSS. L’exemple de l’écologie », Annales.
                                                              Économies, sociétés, civilisations, vol. 46, n° 6, 1991, p. 1375-1388 ; O. Yanitsky, Russian Greens in
                                                              a Risk Society: A Structural Analysis, Helsinki, Aleksanteri-instituutti, 2000 ; L. Henry, Red to Green:
                                                              Environmental Activism in Post-Soviet Russia, Ithaca, Cornell University Press, 2010.

                                                              Laurent Coumel, Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement écologiste russe, Le Mouvement social, juillet-septembre 2017.
112 n Laurent Coumel

à partir du second mandat présidentiel de Boris Eltsine (1996-1999) et surtout
sous son successeur Vladimir Poutine : mise au pas des grands médias, verrouillage
du processus électoral et répression à l’encontre des organisations non gouverne-
mentales (ONG) 6. Sans nier ces facteurs externes, l’étude des DOP permet de
raconter une autre histoire de l’environnementalisme russe contemporain. D’un
côté, elles relèvent de formes héritées qualifiées par l’historien Douglas Weiner de
« corporatistes », structurées par des solidarités professionnelles fortes, scientifiques
et universitaires notamment 7. De l’autre, elles correspondent à l’une des stratégies
multiples de la « société civile » qui peine à exister de nos jours en Russie 8.
    À l’aide de sources publiées et d’archives des administrations d’État comme des
organisations dites « sociales » de l’époque soviétique – en particulier la Société
panrusse de protection de la nature (VOOP), instituée en 1924 avec l’accord du
pouvoir bolchevique 9 – le présent article ouvre la boîte noire de l’activisme éco-
logique étudiant pour préciser quels éléments du « passé soviétique » ont pu être,
selon le terme employé par la politiste Laura Henry, « recyclés » jusqu’à nos jours 10.
Exploitant des documents personnels produits par la vague nostalgique née dans
les années 2000 dans l’Internet russe, l’enquête s’intéresse à la transformation et
à la transmission des formes institutionnelles comme des répertoires d’action et
des discours militants. Elle veut montrer que le mouvement brigadiste né en 1960
n’a pas seulement été un vivier d’activistes pour l’ère postsoviétique, mais aussi un
creuset de pratiques et de compétences toujours utiles vingt-cinq ans après la fin
de l’URSS. Comment caractériser cet héritage de la période soviétique et comment
s’articule-t-il avec d’autres types d’environnementalisme sous les pouvoirs qui lui
ont succédé ? Le regain de la DOP MGU après 2010 est-il seulement un avatar du
phénomène nostalgique pour le soviétisme tardif, ou bien la preuve de son adéqua-
tion au nouveau contexte autoritaire ?
    Après avoir présenté les Brigades de protection de la nature, de leur création
jusqu’au milieu des années 1980, comme un corporatisme étudiant typique de
l’ordre social poststalinien, l’analyse s’arrêtera sur deux moments clés de son évolu-
tion ultérieure : l’émergence d’un mouvement écologiste au plus fort de l’expérience
démocratique russe (1986-1993), puis le renouveau de l’activisme vert à MGU au
début des années 2010.

Un activisme encadré et intégré (1960-1986)
Un double contexte accompagne la création des Brigades de protection de la
                                                                                                               Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte

nature. D’un côté se réaffirme, au sortir du stalinisme, ce que Douglas Weiner a

   6. F. Daucé, Une paradoxale oppression  : le pouvoir et les associations en Russie, Paris, CNRS Éditions,
2013 ; Id., « La civilité de l’oppression », notice en ligne du portail « Politika », 25 mai 2017.
   7. D. Weiner, « Environmental Activism in the Soviet Context: A Social Analysis », in C. Mauch,
N. Stoltzfus et D. Weiner (dir.), Shades of Green: Environmental Activism around the Globe, Lanham,
Rowman and Littlefield Publishers, 2006, p. 101-133.
   8. F. Daucé, « Russie : la société civile en perdition politique », Revue internationale et stratégique,
no 68, 2007, p. 93-99.
   9. Le fonds d’archives de la DOP MGU n’est pas déposé aux Archives municipales de Moscou.
   10. L. Henry, « Russian Environmentalists and Civil Society », in A. Evans, L. Henry et
L. McIntosh Sundstrom (dir.), Russian Civil Society: A Critical Assessment, Armonk, M. E. Sharpe,
2006, p. 216.
Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement écologiste russe n 113

                                                              appelé, traduisant l’expression des intéressés eux-mêmes, l’« opinion publique
                                                              scientifique » : la volonté des milieux académiques de faire entendre une préoc-
                                                              cupation environnementale 11. Parallèlement, sous Nikita Khrouchtchev, les auto-
                                                              rités accordent une marge de manœuvre inédite aux organisations non étatiques.
                                                              L’objectif du pouvoir est, outre l’avènement du communisme, une meilleure effica-
                                                              cité de la lutte contre le « braconnage », terme qui désigne toutes les formes illégales
                                                              de prélèvement des ressources halieutiques et cynégétiques. C’est à la croisée de ces
                                                              aspirations que naît la DOP MGU en 1960. En quelques années, le phénomène
                                                              se répand à travers le pays sous la forme de corporations étudiantes pratiquant un
                                                              nouveau vigilantisme – entendu comme la substitution à la puissance publique des
                                                              citoyens dans l’exécution des lois 12. S’ajoutent une dimension patriotico-militaire
                                                              affirmée et un fort sentiment d’identité sociale.
                                                              Un vigilantisme vert à l’époque du soviétisme tardif
                                                              Si la naissance des DOP s’inscrit dans la déstalinisation engagée en 1956 lors du
                                                              XXe Congrès du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS), elle est aussi liée à
                                                              l’institutionnalisation timide de la « protection de la nature » qui suit la première loi
                                                              russe du même nom en 1960.
                                                                   Le mouvement brigadiste naît dans l’établissement d’enseignement supérieur le
                                                              plus réputé du pays, l’Université de Moscou, à l’initiative d’enseignants de la faculté
                                                              de biologie (Biofak) déjà investis dans les organisations paraétatiques de conserva-
                                                              tion de la nature, comme la VOOP. Celle-ci, dans les années 1950, est supplantée
                                                              dans le mouvement environnementaliste russe par la Société des naturalistes de
                                                              Moscou (MOIP), qui reprend – comme la VOOP avant elle – le modèle du Sierra
                                                              Club, association de défense des parcs nationaux née aux États-Unis en 1890 à l’ini-
                                                              tiative de l’écrivain John Muir, d’universitaires et de journalistes, dont le nom même
                                                              marque le caractère élitiste. Il s’agit de constituer un groupe de pression efficace sur
                                                              les instances dirigeantes du pays, en particulier pour défendre les réserves naturelles
                                                              alors menacées de liquidation 13. C’est un jeune responsable de la MOIP, docteur
                                                              en botanique, Vadim Tikhomirov (1932-1998), qui crée la DOP sous le double
                                                              parrainage de l’Union des jeunesses communistes (Komsomol) et de la VOOP. Le
                                                              rattachement à cette dernière s’explique par la loi « sur la protection de la nature »
                                                              votée deux mois plus tôt en République de Russie. L’innovation juridique majeure
                                                              introduite par ce texte est en effet d’accorder à la VOOP la capacité d’instituer des
                                                              « inspecteurs civils » autorisés à dresser des procès-verbaux pour les infractions à
                                                              la législation sur la nature 14. C’est exactement ce que se propose de faire la DOP
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                                                              MGU, dont la création est permise grâce au soutien de Konstantin Blagosklonov
                                                              (1910-1985), professeur de zoologie et membre de la direction de la VOOP où
                                                              il est chargé du secteur de la jeunesse 15. Tikhomirov en devient officiellement le

                                                                 11. D. Weiner, A Little Corner of Freedom Russian Nature Protection from Stalin to Gorbachëv,
                                                              Berkeley, University of California Press, 1999.
                                                                 12. G. Favarel-Garrigues et L. Gayer. « Violer la loi pour maintenir l’ordre », Politix, no 115,
                                                              2016, p. 7-33. Je remercie Anne Le Huérou et Ioulia Shukan pour cette référence.
                                                                 13. D. Weiner, A Little Corner…, op. cit., p. 260-287.
                                                                 14. L. Coumel, « A Failed Environmental Turn? Khrushchev’s Thaw and Nature Protection in
                                                              Soviet Russia », The Soviet and Post-Soviet Review, vol. 40, no 2, 2013, p. 167-189.
                                                                 15. Archives d’État de la Fédération de Russie (GARF), fonds A-404, inventaire 1, dossier 294,
                                                              f. 122, 141.
114 n Laurent Coumel

« tuteur », titre qu’il conserve pendant plus de vingt ans, tout en étant nommé direc-
teur du Jardin botanique de l’université à partir de 1967, année où il soutient une
thèse d’habilitation : une très belle carrière pour l’époque.
    Comme il le souligne à l’occasion du vingtième anniversaire de la DOP MGU,
cette dernière est d’emblée chargée d’« une activité concrète, une lutte 16 ». Il s’agit
de mener des expéditions autour de la capitale contre les « braconniers », appellation
qui concerne aussi la coupe illégale de sapins du nouvel an. Cet objectif opération-
nel explique la proximité des statuts officiels de la DOP MGU, adoptés en 1967,
avec ceux d’organisations non étatiques nées dans les années 1950 en URSS : les
Brigades de maintien de l’ordre et les Brigades de combat du Komsomol, destinées
à réprimer la petite délinquance dans l’espace public 17. Comme elles, les DOP sont
censées anticiper l’avènement du communisme, autrement dit le dépérissement de
l’État théorisé par Karl Marx et Friedrich Engels, annoncé comme imminent dans
le nouveau programme du Parti adopté en 1961. Il s’agit, en renonçant à l’usage
systématique de la violence d’État, de maintenir l’ordre social et politique existant
par d’autres formes de coercition et de surveillance 18. En juin 1967, Blagosklonov
précise devant le laboratoire de Protection de la nature du ministère de l’Agricul-
ture, un think tank interne qui a succédé à la Commission du même nom créée
d’abord à l’Académie des sciences, puis au Gosplan (l’organe planificateur de l’État)
d’URSS :
          La brigade a à son actif plus d’un millier d’arrestations de braconniers, pêcheurs et
          chasseurs. Nous saisissons les armes, emmenons les coupables au commissariat de
          secteur, établissons une main courante ou un procès-verbal et l’adressons au lieu de
          travail de la personne arrêtée. Nous faisons ouvrir une instruction judiciaire dans
          certains cas 19…
    La DOP se substitue ainsi aux services de l’État : elle est un auxiliaire des
autorités.
    Il est prévu aussi qu’elle joue régulièrement un rôle de consultant en faisant
part de son avis aux administrations sur telle ou telle question d’aménagement,
mimant les instances d’expertise qui se développent dès la fin des années 1950, en
particulier autour de la controverse provoquée par la construction d’une usine de
cellulose sur le lac Baïkal en 1966 20. À partir de cette date, même si la mouvance
écologiste échoue à préserver cette « mer sacrée » d’une industrie très polluante,
ou peut-être en contrepartie de cette décision, on assiste à un verdissement tous
azimuts de la propagande soviétique, ponctué par des avancées institutionnelles
                                                                                                          Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte

en trompe-l’œil mais fortement relayées dans les médias officiels. Le 7 novembre
1967, la question des « rapports entre l’homme et la nature » est mentionnée par
le secrétaire général Léonid Brejnev dans son discours-fleuve commémorant le

   16. V. Tihomirov, « Istoriâ i deâtel’nost’ DOP MGU », in Materialy konferencii, posvâŝennoj 20-letiû
Družiny Biofaka MGU po ohrane prirody, Studenčestvo i ohrana prirody, 1982, p. 12-22.
   17. B. LaPierre, Hooligans in Khrushchev’s Russia: Defining, Policing, and Producing Deviance during
the Thaw, Madison, University of Wisconsin Press, 2012.
   18. O. Kharkhordin, The Collective and the Individual in Russia: A Study of Practices, Berkeley,
University of California Press, 1999.
   19. GARF, fonds R-7486, inventaire 33, dossier 118, f. 106.
   20. M.-H. Mandrillon, « L’expertise d’État, creuset de l’environnement en URSS », Vingtième
Siècle. Revue d’histoire, no 113, 2012, p. 107-116.
Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement écologiste russe n 115

                                                              cinquantenaire d’Octobre, aussitôt reproduit dans la presse 21. La même année est
                                                              créée une commission de « protection de la nature » au sein du Soviet suprême de la
                                                              RSFSR – en fait un organe sans réel pouvoir même à l’échelon républicain. Surtout
                                                              le 29 décembre 1972, après sept années de préparation, un décret du Conseil des
                                                              ministres d’URSS et du Comité central du PCUS sur « le renforcement de la pro-
                                                              tection de la nature » est adopté, le premier du genre – même s’il est avant tout, lui
                                                              aussi, déclaratif. La même année, un « Conseil de la jeunesse pour la protection de
                                                              la nature » est créé au sein de l’université de Moscou : y siègent des brigadistes en
                                                              activité et d’autres anciens membres ou « diplômés » de la DOP MGU, comme ils
                                                              se qualifient eux-mêmes.
                                                                  Ainsi, la naissance de la DOP MGU s’intègre dans un nouvel agenda officiel.
                                                              Elle s’appuie en outre sur un folklore militaro-patriotique en phase avec la ligne
                                                              idéologique qui domine la propagande officielle durant le long règne (1964-1982)
                                                              de Léonid Brejnev.
                                                              Une avant-garde militarisée au recrutement sélectif
                                                              Le phénomène brigadiste connaît un essor rapide à partir du début des années 1970,
                                                              gagnant également en prestige dans les institutions et les médias. Toutefois cette
                                                              croissance est limitée en termes d’effectifs : le principe d’une avant-garde étudiante
                                                              consciente et organisée sur un mode militaire demeure la règle, ce qui n’empêche
                                                              pas une certaine diversification de ses activités.
                                                                  Lors d’un colloque tenu à Moscou en novembre 1967, Blagosklonov indique
                                                              fièrement que des gradés de la police viennent apprendre aux brigadistes « comment
                                                              interpeller les contrevenants et faire usage de leur arme 22 ». Au sein de la DOP,
                                                              des « commandants » dirigent chacun une dizaine d’étudiants. Les photographies
                                                              amateurs d’époque montrent des brigadistes, le fusil en bandoulière, en train de
                                                              verbaliser les contrevenants, souvent des villageois. Sur un cliché pris en 1970 dans
                                                              un amphithéâtre de MGU, lors du colloque des dix ans de la Brigade, une planche
                                                              de sapin ornée de douze haches, véritable trophée, est exhibée devant Tikhomirov et
                                                              Blagosklonov 23. Un « état-major » est institué provisoirement à l’occasion d’un pre-
                                                              mier séminaire « interbrigades » : comme d’autres termes militaires, le mot renvoie à
                                                              l’univers des « partisans », les résistants soviétiques combattant l’occupant nazi entre
                                                              1941 et 1945, dont l’évocation devient omniprésente dans la sphère publique en
                                                              URSS à partir des années 1960. Cette dimension patriotico-militaire s’inscrit dans
                                                              le contexte du culte croissant de la « Grande guerre patriotique 24 ».
                                                                  Si le nombre de DOP atteint une trentaine environ au début des années 1970,
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                                                              principalement en RSFSR et en Ukraine, mais aussi dans les républiques baltes, leur
                                                              recrutement reste volontairement sélectif. L’étudiant en biologie de MGU Sviatoslav
                                                              Zabelin, au nom de l’efficacité opérationnelle de la « lutte contre le braconnage »,
                                                              la « BsB » suivant ses initiales en russe, préconise de limiter le nombre de membres
                                                              à quarante personnes par brigade, vingt-cinq si elles sont de disciplines différentes.
                                                              La DOP MGU organise en 1975 un stage de formation pour les brigadistes de tout

                                                                 21. Literaturnaâ gazeta, n° 7, novembre 1967, p. 5.
                                                                 22. GARF, fonds R-7486, inventaire 33, dossier 116, p. 178.
                                                                 23. Voir https://vk.com/photo-539231_292508146.
                                                                 24. A. Weiner, Making Sense of War. The Second World War and the Fate of the Bolshevik Revolution,
                                                              Princeton, Princeton University Press, 2002.
116 n Laurent Coumel

le pays. L’entraînement à l’arrestation de braconniers y est filmé pour optimiser les
gestes des « inspecteurs » étudiants. Il est vrai que leur tâche n’est pas sans danger :
le mouvement a ses martyrs tombés sous les balles des braconniers et leurs noms
sont attribués post-mortem aux DOP dont ils étaient membres 25. Dans ces condi-
tions règne une culture virile, comme le prouve la remarque a posteriori de Sergeï
Mukhatchev, responsable de la DOP de l’Institut technologique de Kazan, sur une
collègue, « la seule et unique femme commandante du secteur de BsB d’une brigade
de toute l’histoire du mouvement » 26. L’héroïsme militaire continue de dominer le
folklore des DOP dans les années 1980, en particulier leurs chansons dont certaines
sont désignées comme des « hymnes ». Celui de l’université de Donetsk s’inspire
ainsi du slogan de la célèbre affiche de guerre de 1941, « La mère-patrie [vous]
appelle » :
          Debout, toi qui l’oses, la mère-nature appelle / appelle au combat, parfois risqué,
          le matin printanier ou dans la chaleur de l’automne, / nuit et jour tu dois être prêt /
          à couvrir la nature de ta poitrine contre ses ennemis 27.
    Progressivement toutefois, d’autres activités s’ajoutent à la BsB. Nikolaï Marfenin,
un étudiant rétif à l’arrestation des « braconniers », organise des expéditions d’ob-
servation dans les espaces protégés de la région de Moscou. Quelques années plus
tard, des programmes interbrigades voient le jour. Zabelin s’investit ainsi dans la
création de réserves naturelles : une fois diplômé de Biofak, il part au Turkménistan
mettre en pratique cette expertise. Son collègue Dmitri Kavtaradze dirige en 1975
un programme consacré à l’étude du braconnage comme « phénomène social » dont
le titre, « Coup de feu », dénote toutefois l’objectif opérationnel 28. Avec d’autres,
il participe ensuite au projet Èkopolis d’un urbanisme vert, piloté par MGU et par
l’Académie des sciences 29. Les compétences des cadres du mouvement brigadiste
débordent ainsi la dimension vigilantiste.
    Comme ces carrières le disent, le lien entre DOP et milieux scientifiques est
étroit : elles sont un sas entre les mondes étudiant et académique, tout en favorisant
la diffusion d’une réflexivité environnementale, que relaient aussi certains médias à
l’époque 30. Il n’est pas encore question cependant d’élargir les bases sociales de leur
activisme.
Un corporatisme étudiant socialement exclusif
Dans un manuscrit non publié sur le mouvement écologiste soviétique, Zabelin écrit
au milieu des années 1980 que les DOP « ont prolongé et développé la tradition
                                                                                                          Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte

   25. D. Weiner, A Little Corner…, op. cit., p. 318. D. Weiner s’inspire du premier livre consacré aux
DOP, un recueil de textes intitulé 30 ans de mouvement et publié en 1993 par l’université de Kazan.
   26. S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ istoriâ dviženiâ DOP, Moscou, RÈFIA-NIA prirody, 2003,
p. 48.
   27. S. Teplinskij, page du forum « Chansons des Brigades de protection de la nature », 1981-1990,
22 février 2015, www.forest.ru/forum/forum9/topic267.
   28. S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ..., op. cit., p. 32.
   29. M. Ignatieva, « Ecopolis – search for sustainable cities in Russia », in C. Brebbia, J. Martin-
Duque et L. Wadhwa (dir.), The Sustainable City II, Southampton, WIT Press, 2002, p. 53-61.
   30. K. Gestwa, « Ökologischer Notstand und sozialer Protest. Ein umwelthistorischer Blick auf
die Reformunfähigkeit und den Zerfall der Sowjetunion », Archiv für Sozialgeschichte, n° 43, 2003,
p. 329-348.
Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement écologiste russe n 117

                                                              des sociétés de protection [de la nature] des années 1930 et 1940 31 ». Bénéficiant
                                                              sur ce modèle d’une certaine autonomie mais aussi d’avantages réels octroyés par le
                                                              pouvoir, celles-ci s’avèrent, par leur fonctionnement même, coupées d’autres acteurs
                                                              de la réflexivité environnementale.
                                                                  En 1967, Blagosklonov présente les brigadistes comme « de futurs savants impli-
                                                              qués dans la société », des « étudiants sélectionnés [qui] […] apprendront par ces
                                                              exemples [d’action concrète contre les braconniers] à gouverner leur pays 32 ». Pour
                                                              cette raison, ils sont « libérés de toutes les autres tâches du Komsomol et possèdent
                                                              toute une série de privilèges : par exemple à l’admission en thèse, à leur entrée en
                                                              poste et pour la répartition des emplois, etc. 33 ». Par ailleurs, dans les métropoles
                                                              scientifiques que sont Moscou, Léningrad, Novossibirsk, Kiev, Minsk surtout, ils
                                                              sont au contact de figures majeures de la VOOP et de la MOIP : le géographe
                                                              David Armand (1905-1976), auteur en 1964 du premier ouvrage soviétique de
                                                              vulgarisation environnementale et de plusieurs articles de presse sur les questions
                                                              écologiques au début de la décennie suivante, mais aussi Nikolaï Reïmers et Felix
                                                              Chtilmark, à qui l’on doit le premier livre-manifeste consacré aux espaces protégés
                                                              d’URSS 34. Cette proximité avec des chercheurs prestigieux renforce le sentiment
                                                              corporatiste. Dans une ville industrielle comme Donetsk, à l’est de l’Ukraine, la
                                                              DOP est appelée « le club anglais », en référence à l’institution très fermée que
                                                              fréquentait la crème de la noblesse à Saint-Pétersbourg et à Moscou au XIXe siècle 35.
                                                              Dans les années 1990, un biologiste lie la « loyauté de groupe » des DOP à la tradi-
                                                              tion de l’intelligentsia formée au XIXe siècle, précisément au lycée de Tsarskoïe Selo,
                                                              prestigieux établissement d’élite situé dans les environs de Saint-Pétersbourg, et à la
                                                              culture étudiante de l’université tsariste 36.
                                                                  Cet élitisme au sens d’une autocélébration irrigue la communication externe
                                                              des DOP. Un article publié dans le Journal littéraire, organe de l’Union des écri-
                                                              vains d’URSS et réceptacle de nombreuses formes de sensibilité environnementale,
                                                              depuis le Dégel khrouchtchévien, fait l’éloge de Viktor Zubakin, ancien de la DOP
                                                              MGU, pour avoir permis la création, à 150 kilomètres de la capitale, de la réserve
                                                              ornithologique « la Patrie des cigognes », dédiée aux grands oiseaux migrateurs. Le
                                                              récit est édifiant :
                                                                        Ses nombreuses années d’expérience (depuis qu’il est étudiant) dans la DOP MGU
                                                                        et sa préparation scientifique (il est ornithologue, docteur (kandidat) ès sciences
                                                                        biologiques) ont donné à Viktor le droit, en même temps qu’à d’autres savants, de
                                                                        s’engager dans [ce] projet 37.
Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte

                                                                  L’activisme étudiant paraît alors fonctionner en vase clos, coupé du reste de la
                                                              société où d’autres formes de réflexivité environnementale apparaissent pourtant à

                                                                31. Cité dans A. Šubin, Dissidenty, neformaly i svoboda v SSSR, Moscou, Veče, 2008, p. 118.
                                                                32. GARF, fonds R-7486, inventaire 33, dossier 116, f. 181.
                                                                33. Ibid., f. 176.
                                                                34. O. Ânickij, « Universitet, professura, studenčeskij èkoaktivizm: k istorii studenčeskogo priro-
                                                              doohannogo dviženiâ v SSSR/RF », Sociologičeskij žurnal, vol. 21, no 2, 2015, p. 150-168 ; p. 158.
                                                                35. V. Borejko, Zapiski prirodoohrannika, Kiev, Izdatel’stvo Kievskogo èkologo-kul’turnogo centra,
                                                              2000 ; en ligne : www.ecoethics.ru/old/b18.
                                                                36. D. Weiner, A Little Corner…, op. cit., p. 319.
                                                                37. Literaturnaâ gazeta, 29 novembre 1979, p. 12.
118 n Laurent Coumel

la même époque 38. L’administration reçoit à partir des années 1960 de nombreux
courriers de simples citoyens (parfois des collectifs de riverains ou d’usagers d’un
cours d’eau ou d’une forêt) signalant des infractions à la législation sur l’environ-
nement. Ainsi, bien des lettres de lecteurs de la Pravda accusent des entreprises de
négligence en employant parfois le terme de « braconnage » à propos de la pollution
des cours d’eau par l’industrie 39. Le Conseil des ministres d’URSS reçoit à lui seul
en moyenne plus de 300 lettres de ce type par an en 1969-1971, tous problèmes
écologiques confondus 40. Pourtant à aucun moment les DOP ne semblent avoir
relayé ces plaintes, ni s’en être saisies après coup. Exprimant un sentiment d’excep-
tionnalité, l’hymne brigadiste rédigé en 1980, adopté en 1984 par l’ensemble du
mouvement, affirme sur un ton aristocratique : « Nous sommes encore peu nom-
breux sur Terre, / à être prêts à nous battre pour la mère-nature. [… et à] éclairer,
tels des phares ! »
    En ce début des années 1980, des cadres des DOP préparent un projet de « mani-
feste » pour le mouvement, dont une version commence en parodiant la célèbre
phrase de Marx et Engels : « Un spectre hante la planète : le spectre de la crise
écologique 41 ». L’allusion témoigne d’une volonté forte de s’intégrer dans les cadres
existants, tout en constituant une avant-garde. Pourtant, quelques années plus tard,
l’écologie devient un mot d’ordre décisif dans la remise en cause du régime et des
institutions soviétiques.

Apogée, crise et renouveau du brigadisme en Russie (1986-2015)
L’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl le 26 avril 1986, et surtout la
décision prise par l’équipe gorbatchévienne au pouvoir non seulement d’informer
partiellement l’opinion sur l’ampleur de la catastrophe, mais aussi d’encourager la
« transparence » (Glasnost’) dans d’autres domaines, y compris celui de l’environne-
ment, expliquent que ce dernier a été un « vecteur de l’ouverture de l’espace public »
en URSS et, partant, de la démocratisation des institutions à partir des premières
élections semi-libres au printemps 1989 42.
    En Russie, pays devenu souverain deux ans plus tard avec quatorze autres répu-
bliques jusque-là fédérées, les DOP contribuent à l’émergence de forces écologistes
autonomes, avant d’être concurrencées par de nouvelles formes d’engagement
citoyen. Les trajectoires individuelles et les récits héroïques masquent difficilement
la crise de recrutement qu’elles traversent, jusqu’à la fin des années 2000. Dès lors,
profitant d’un puissant courant nostalgique à l’égard du soviétisme tardif, elles
                                                                                                      Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte

connaissent une renaissance à la faveur du choc des incendies de l’été 2010.
Un acteur de la perestroïka écologique
Sans être au cœur des controverses concernant l’aménagement de la nature à cette
époque, les DOP contribuent à leur éclatement. Une perestroïka (« Reconstruction »)

   38. L. Coumel, « A Failed Environmental Turn… », art. cité.
   39. GARF, fonds R-5446, inventaire 106, dossier 935, f. 19-25.
   40. GARF, fonds R-5446, inventaire 106, dossier 937, f. 52-54. Le Conseil des ministres d’URSS a
reçu 300 lettres en 1971, 340 en 1970 et 304 en 1969.
   41. S. Muhačev et S. Zabelin, Kratkaâ..., op. cit., p. 55.
   42. M.-H. Mandrillon, « L’écologie, vecteur de l’ouverture de l’espace public », in J.-R. Raviot
(dir.), URSS : fin de parti(e). Les années perestroïka, Paris, BDIC, 2011, p. 60-69.
Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement écologiste russe n 119

                                                              écologique, pour reprendre le terme générique alors à la mode, accompagne cette
                                                              vague de mobilisations inédites par leur ampleur. Le phénomène brigadiste atteint
                                                              alors son apogée, en termes d’effectifs et de capacité d’influence.
                                                                   En août 1986, le gouvernement décide l’abandon du projet de détournement
                                                              des fleuves de Sibérie et de Russie du Nord vers les mers Caspienne et d’Aral :
                                                              baptisé Sibaral, il avait été officiellement lancé au début des années 1970, occasion-
                                                              nant nombre d’études techniques et la réalisation de travaux préparatoires pour le
                                                              percement de canaux – y compris des explosions atomiques « civiles » 43. Face à cette
                                                              réactivation d’un scientisme prométhéen, un groupe de scientifiques conduits par
                                                              un vice-président de l’Académie des sciences, le géologue Aleksandr Ianchine, pro-
                                                              duit une contre-expertise qui sert de fondement pour exiger l’abandon du projet. Il
                                                              est rejoint par une coalition d’écrivains, la plupart issus du courant dit de la « prose
                                                              de village », qui avait été soutenu par une partie de l’appareil dirigeant dès les années
                                                              1960 dans le but de scinder l’opposition éventuelle au régime entre conservateurs
                                                              et libéraux 44. Le décret du Comité central qui suspend Sibaral est déjà intervenu
                                                              quand la controverse devient publique avec la parution dans la prestigieuse revue
                                                              littéraire Novy mir (Le Monde nouveau) d’un article à charge signé de son rédacteur
                                                              en chef, l’écrivain et ancien ingénieur hydraulique Sergueï Zalyguine 45. Celui-ci y
                                                              célèbre la première victoire majeure des écologistes sur les intérêts économiques en
                                                              URSS, et appelle à de nouveaux combats. Lui-même fonde peu après, avec Ianchine,
                                                              l’association « L’Écologie et la Paix », dont le recrutement se fait par cooptation
                                                              parmi les militants reconnus de la cause écologique 46.
                                                                   Les DOP en tant que telles n’ont pas participé directement à cette lutte interne,
                                                              même si des étudiants ont pu de façon ponctuelle essayer d’organiser des débats sur
                                                              Sibaral dans leur brigade : c’est le cas à l’Institut énergétique de Moscou, où ils se
                                                              voient alors convoqués par le représentant du KGB qui les dissuade d’aborder une
                                                              question « relevant de l’État 47 ».
                                                                   Un autre débat traverse alors le mouvement : en 1985-1987, le sociologue Oleg
                                                              Yanitsky y distingue deux courants adverses, l’un défendant la « discipline » et
                                                              l’autre la « démocratie » 48. Ce dernier terme est à entendre ici au sens social, celui
                                                              d’un élargissement du recrutement au profit des milieux populaires. Lors du congrès
                                                              de la VOOP de septembre 1986, quelques jours après la fin de Sibaral donc, une
                                                              première polémique publique est déclenchée : trois membres de la DOP MGU
                                                              font paraître dans le quotidien Komsomol’skaïa pravda, organe des Jeunesses com-
                                                              munistes largement lu à l’époque dans toutes les strates de la société, une attaque
                                                              en règle contre la Société mère. Ils la critiquent pour la faiblesse du nombre de
Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte

                                                              procès-verbaux dressés par ses « inspecteurs civils », malgré trente-huit millions de

                                                                 43. P. Micklin, « The Siberian Water Transfer Scheme », in S. Brunn (dir.), Engineering Earth: The
                                                              Impacts of Megaengineering Projects, Dordrecht, Springer, 2011, p. 1515-1530.
                                                                 44. Y. Brudny, Reinventing Russia: Russian Nationalism and the Soviet State, 1953-1991, Cambridge,
                                                              Harvard University Press, 1998.
                                                                 45. S. Zalygin, « Povorot », Novyj Mir, no 1, 1987.
                                                                 46. E. Junkin, « Green Cries from Red Square », Buzzworm. The Environmental Journal, vol. 2,
                                                              n° 2, 1990, p. 28-33 ; p. 32. Une responsable de l’association se justifie ainsi d’après l’article : « Nous
                                                              voulons avoir des gens qui travaillent plus qu’ils ne pleurnichent. »
                                                                 47. Entretien de l’auteur avec Konstantin Tomilin, mars 2015.
                                                                 48. O. Ânickij, « Universitet… », art. cité, p. 155.
120 n Laurent Coumel

membres sur le papier, citant le cas d’un sovkhoze dont 85 % des salariés adhèrent à
la VOOP, mais qui assèche des zones humides protégées pour étendre la surface des
potagers individuels. Cette critique des instances dirigeantes de la VOOP semble
marquer une rupture avec la ligne loyaliste, qui prônait désormais un élargissement
du recrutement des brigades : en juin 1986, Moukhatchev avait fait inscrire dans
un document normatif de la DOP de l’Institut technologique de Kazan l’objectif
de « coopérer avec le maximum d’organisations étatiques et sociales et de personnes
privées intéressées » à la cause environnementale. Ces divergences entre brigadistes
se font sentir alors qu’apparaissent les premiers « clubs informels » dans les milieux
universitaires, une forme d’engagement politique née à la faveur des changements
de ton dans la presse et les instances dirigeantes du pays 49.
    Un tournant survient en décembre 1987 : lors d’une réunion tenue à Moscou, le
mouvement s’émancipe officiellement de la tutelle du Komsomol et de la VOOP 50.
Au même moment, l’ancien cadre dirigeant Zabelin crée avec d’autres une structure
baptisée Union sociale et écologique (SoÈS) – un nom qui évoque les associations
corporatistes nées après la révolution de 1905. C’est une fédération lâche de groupe-
ments très divers, qui aspire à participer au processus de démocratisation politique,
dans une démarche d’institutionnalisation typique de certains acteurs des « clubs ».
Les passerelles entre ces différents phénomènes de la Perestroïka sont évidentes :
Zabelin devient l’assistant du biologiste Aleksej Âblokov (1933-2017), élu au
Conseil des députés du peuple sur le quota de l’Académie des sciences en mars
1989 51. Il va y jouer un rôle central comme vice-président du comité à l’Écologie, en
appui au nouveau comité d’État à la protection de la nature, créé quelques mois plus
tôt, puis comme conseiller du président Eltsine 52. Cette trajectoire brillante met
la DOP MGU sous le feu des projecteurs, y compris à l’étranger : deux magazines
écologistes américains attribuent à Zabelin, en 1990, un réseau de « 1 000 à 2 000
organisations », soit « un million de personnes à travers l’Union soviétique 53 ». L’un
d’eux présente d’ailleurs la SoÈS comme le « bras armé » de l’association « L’Écologie
et la Paix ». Recevant en 1993 le prix Goldman pour l’environnement, récompense
créée trois ans plus tôt aux États-Unis par un riche mécène et attribuée chaque
année à des militants écologistes à travers le monde, Zabelin affirme la continuité de
la SoÈS avec la « longue histoire du mouvement environnemental soviétique […],
le premier mouvement d’opposition » en URSS 54. Dans une vidéo où on le voit
travailler avec Yablokov au Kremlin puis dans les bureaux de la SoÈS à Moscou, il
affirme : « Notre stratégie est d’utiliser le système 55 ».
                                                                                                            Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte

  49. C. Sigman, Clubs politiques et perestroïka en Russie : subversion sans dissidence, Paris, Karthala,
2009.
  50. V. Larin et al., Ohrana..., op. cit., p. 49.
  51. C. Sigman, « The End of Grassroots Ecology: Political Competition and the Fate of Ecology
during Perestroika, 1988-1991 », The Soviet and Post-Soviet Review, vol. 40, n° 2, 2013, p. 190-213.
  52. J.-R. Raviot, « Écologie et pouvoir en URSS : le rapport à la nature et à l’espace, une source de
déligitimité politique dans le processus de désoviétisation », thèse de doctorat, IEP Paris, 1995.
  53. « The changing face of environmentalism in the Soviet Union », Environment, vol. 32, no 2,
1990, p. 4-9 et 26-30 ; E. Junkin, « Green Cries… », art. cité, p. 32 ; cette dernière publication fait
improprement remonter à 1968 la création de la DOP MGU, traduite par « Nature Guard ».
  54. www.goldmanprize.org/recipient/sviatoslav-zabelin.
  55. Ibid.
Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement écologiste russe n 121

                                                                  Paradoxalement, le succès d’un Zabelin masque la perte d’influence du mouve-
                                                              ment brigadiste, désormais privé du cadre soviétique dans lequel il était la seule force
                                                              autonome autorisée à parler d’écologie en milieu étudiant. Les DOP ne parvenant
                                                              pas à se démocratiser socialement perdent du terrain face à une diversification de
                                                              l’offre d’engagement environnemental, dans un contexte de crise académique aiguë.
                                                              Marginalisation et autocommémoration par les anciens activistes
                                                              La détérioration des conditions économiques et sociales en Russie, surtout dans
                                                              les milieux universitaires, affaiblit les DOP, concurrencées par de nouveaux types
                                                              d’organisations écologistes avec la démocratisation des institutions politiques. Il en
                                                              résulte une crise de recrutement, malgré la production d’un récit historiographique
                                                              interne de plus en plus nostalgique à partir du milieu des années 1990.
                                                                  Le nombre de brigades passe de 140 en 1987 à 35 dix ans plus tard pour la seule
                                                              Russie 56. Nul doute que la fin de la BsB et la concurrence de mouvements plus
                                                              radicaux ou mieux financés – alors que le monde académique subit de plein fouet les
                                                              politiques néolibérales de désengagement de l’État – ont considérablement diminué
                                                              à la fois les ressources et le prestige des DOP. Celles-ci manquent manifestement
                                                              le train de la démocratisation sociale. Le discours élitiste demeure fort au sein du
                                                              mouvement : le manifeste adopté en 1994 affirme que « [dans les années 1960]
                                                              seuls les spécialistes essayaient de prévenir la société du danger écologique crois-
                                                              sant ». Confirmant cette vision, l’historiographie maison fait la part belle au mythe
                                                              de la poignée d’étudiants hors norme s’opposant au système, nouvelle variante de
                                                              l’héroïsation des décennies précédentes, déclinée désormais selon les canons de
                                                              l’idéal démocratique libéral de participation des individus (mâles surtout) à la vie
                                                              de la cité. En 1990, le géographe Igor Altchuler raconte au magazine états-unien
                                                              Environment que la DOP MGU a tenté d’aller plus loin dans les années 1970 :
                                                                        Plusieurs d’entre nous, moi compris, avons suggéré d’étendre nos activités au
                                                                        contrôle, par exemple, des violations des règles environnementales par les entre-
                                                                        prises. Mais ces tentatives échouèrent car il aurait fallu une toute nouvelle politique
                                                                        intérieure pour cela 57.
                                                                  Plus généralement, les anciens brigadistes devenus les chroniqueurs et les artisans
                                                              de l’autocommémoration du mouvement ont tendance à monter en épingle les cas
                                                              de friction avec les autorités soviétiques dans le passé. Le précis d’histoire des DOP
                                                              de Moukhatchev, destiné à la nouvelle génération de brigadistes et mis en ligne
                                                              sur Internet en 1995, raconte comment un étudiant de Gomel (Biélorussie) avait
                                                              été exclu pour avoir refusé d’annuler un procès-verbal contre un dignitaire de haut
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                                                              rang, avant d’être réinscrit à l’université de Kazan (Tatarstan, RSFSR) en 1976 58.
                                                              En 1979, Vladimir Boreïko, brigadiste à l’université de Donetsk (Ukraine) aurait
                                                              arrêté un de ses professeurs pour braconnage et obtenu la démission d’un doyen de
                                                              faculté et de son adjoint qui avaient voulu étouffer l’affaire. L’activité de Zabelin au
                                                              Turkménistan est présentée comme une « épopée », sans qu’on sache exactement

                                                                56. S. Muhačev, Kratkie zametki k istorii dviženiâ DOP vuzov SSSR, document en ligne : http://
                                                              dop.environment.ru/docs/istdop.txt. Il s’agit du texte d’un cours lu lors d’un séminaire interbrigades
                                                              en juillet-août 1995. Le texte est repris avec quelques modifications dans S. Muhačev et S. Zabelin,
                                                              Kratkaâ…, op. cit.
                                                                57. « The changing face… », art. cité, p. 28.
                                                                58. S. Muhačev, Kratkie…, op. cit.
122 n Laurent Coumel

en quoi a consisté son caractère « tragique » : vraisemblablement, des heurts avec
les « braconniers » locaux. Tout cela confère au mouvement une aura de résistance
héroïque à l’arbitraire et au clientélisme, voire à la criminalité organisée – des maux
également répandus sous l’ère Eltsine.
    Un motif récurrent est l’hostilité de la population à l’égard des DOP, ainsi chez
Moukhatchev :
          […] la sauvagerie débridée était et reste la norme de la vie sociale et de la bureau-
          cratie sous toutes ses formes, méprisante à l’égard du peuple, et d’ailleurs des larges
          masses de la population qui haïssent cette même bureaucratie pour le simple motif
          qu’elle les prive de leur droit à piller les ressources naturelles, droit qu’elle a elle-
          même usurpé.
    Le même auteur justifie a posteriori le malthusianisme social de la DOP dans
les années 1970 :
          Nous aurions aussi voulu [être rejoints par] des bataillons d’écoliers, la jeunesse
          ouvrière et rurale. Mais c’était impossible […] à cause de l’état psychologique de
          la société, laquelle n’était pas prête à faire siennes les idées de protection de la
          nature 59.
    On peut lire ce jugement à l’aune de la montée du banditisme dans la Russie des
années 1990. Déjà à la fin de la décennie précédente, les membres de la DOP MGU
posent avec leurs armes sur les photographies : l’un d’eux brandit deux pistolets
dans une attitude qui évoque la série des films Rambo, très populaire en URSS 60.
Devenu inspecteur de la pêche dans cette région, il disparaît en mission en mer dans
des conditions troubles quelques années plus tard : la criminalisation de la société
rend ainsi de plus en plus risquée la tâche des DOP. Quant à l’État, il se coupe peu à
peu des milieux écologistes, ou plutôt cherche à mieux les contrôler. En 1996 et en
1997, un ancien officier de marine puis un journaliste sont inculpés et emprison-
nés pour « divulgation de secrets d’État » après avoir documenté la contamination
nucléaire liée à la flotte militaire russe auprès de médias étrangers 61. Parallèlement, à
côté des grandes ONG internationales comme Greenpeace et le World Wild Fund,
qui continuent d’avoir des relations étroites avec certains responsables du ministère
de l’Écologie, de nouvelles associations adossées à l’État – qualifiées d’« affiliées
du gouvernement » par Laura Henry dans son enquête réalisée à la fin des années
1990 – contribuent à dépolitiser les enjeux environnementaux 62. Un nouveau type
d’activisme plus radical émerge alors ponctuellement : les « Gardiens de l’Arc-en-
ciel », petit groupe qui organise chaque été des « camps » militants illégaux pour
                                                                                                            Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte

s’opposer à des projets d’aménagement ou aux administrations responsables de
dégradations environnementales majeures – parmi lesquels on trouve d’anciens
étudiants de MGU, mais dont la filiation avec la Brigade, si elle est probable, n’est
pas affichée 63.

   59. S. Muhačev, S. Zabelin, Kratkaâ…, op. cit., p. 28.
   60. https://vk.com/id120108341?z=photo120108341_242438694%2Fphotos120108341.
   61. J.-R. Raviot, « L’écologie aux frontières de la raison d’État en Russie », Revue d’études compara-
tives Est-Ouest, vol. 36, n° 1, 2005, p. 155-177.
   62. L. Henry, « Russian Environmentalists… », art. cité, p. 222.
   63. http://poslezavtra.be/evidence/2014/01/12/ob-istorii-dvizheniya-hraniteli-radugi.html.
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