Le crime pardonné La justice réparatrice sous l'Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècles)
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Document generated on 03/07/2022 3:21 p.m. Criminologie Le crime pardonné La justice réparatrice sous l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècles) Marie-Sylvie Dupont-Bouchat La justice réparatrice Article abstract Volume 32, Number 1, Spring 1999 Two models of criminal justice coexisted during the 16th, 17th and 18th centuries: Royal justice based on condemnation and punishment, and another URI: https://id.erudit.org/iderudit/004719ar less prevalent one, of restorative justice (system of compensation). This latter DOI: https://doi.org/10.7202/004719ar one, inherited from the Middle Ages, is based on negotiation and agreement. However, since the 16th century, the King has kept the monopoly of justice, giving himself the right to punish or to forgive. He practices a double strategy See table of contents of maintaining public order using both the "spectacle of suffering" and the generosity or forgiving. To be forgiven, the accused has to confess his crime and ask the King for pardon. According to the religious model, the King gives Publisher(s) him "letters of remission", with the conditions of compensating the damages caused to the victim's family and the payment of a fine to the King. Since then, Les Presses de l'Université de Montréal restorative justice (compensation system) takes place in a model of imposed justice where negotiation is confined to the agreement made with the offended ISSN party. 0316-0041 (print) 1492-1367 (digital) Explore this journal Cite this article Dupont-Bouchat, M.-S. (1999). Le crime pardonné : la justice réparatrice sous l’Ancien Régime (XVI e -XVIII e siècles). Criminologie, 32(1), 31–56. https://doi.org/10.7202/004719ar Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1999 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
Le crime pardonné. La justice réparatrice sous l’Ancien Régime ( XVI e - XVIII e siècles) M a r i e - S ylv ie D up o n t- B o u ch at Professeure Centre d’Histoire du Droit et de la Justice · Université Catholique de Louvain · Belgique criminologie, vol 32 n° 1 (1999)Criminologie, vol. 32, n° 1 (1999) RÉSUMÉ Deux modèles de justice criminelle coexistent tout au long des XVI e , XVII e et XVIII e siècles : celui de la justice royale fondé sur la condamnation et la punition, et celui, plus caché, de la justice réparatrice, fondé sur la négociation et l’accommodement, hérité du Moyen Âge. Mais à partir du XVIe siècle, le souverain qui a monopolisé l’exercice de la justice, le droit de punir, s’est aussi réservé le droit de pardonner. Punir et pardonner constituent ainsi les deux volets complémentaires d’une double stratégie de maintien de l’ordre, fondée à la fois sur l’éclat des supplices et la générosité du pardon. Pour être pardonné, l’accusé doit reconnaître son crime, en demander pardon au souverain. Celui-ci lui accorde sa rémission, moyennant la réparation des dommages causés à la victime, ou à sa famille, et le paiement d’une amende au profit du souverain. La justice réparatrice s’inscrit désormais dans un modèle de « justice imposée » où la négociation est reléguée dans l’accord conclu avec la partie offensée. ABSTRACT Two models of criminal justice coexisted during the 16th, 17th and 18th centuries: Royal justice based on condemnation and punishment, and another less prevalent one, of restorative justice (system of compensation). This latter one, inherited from the Middle Ages, is based on negotiation and agreement. However, since the 16th century, the King has kept the monopoly of justice, giving himself the right to punish or to forgive. He practices a double strategy of maintaining public order using both the « spectacle of suffering » and the generosity or forgiving. To be forgiven, the accused has to confess his crime and ask the King for pardon. According to the religious model, the King gives him Criminologie, vol. 32, n° 1 (1999)
32 C R I M I N O L O G I E , VO L 3 2 N ° 1 ( 19 99 ) “letters of remission”, with the conditions of compensating the damages caused to the victim’s family and the payment of a fine to the King. Since then, restorative justice (compensation system) takes place in a model of imposed justice where negotiation is confined to the agreement made with the offended party. Introduction Au XVIe siècle en Europe, l’invention de la figure du « criminel », jugé et condamné par un juge, rompt avec l’image traditionnelle d’une justice médiévale qui ne connaît pas de « crimes » mais seulement des « faits », pas de « coupables » mais seulement des « auteurs », pas de « peine » ou de « châtiment », mais seulement une « réparation des dommages causés à la victime », pas de « juges », mais seulement des « arbitres » qui amènent les parties à négocier pour rétablir la paix. L’objectif de la justice médiévale n’est pas de punir des coupables, mais de rétablir la paix entre les familles pour éviter le déchaînement de la vengeance privée, moyennant réparation du préjudice causé à la victime ou à sa famille. La victime se trouve ainsi au centre des préoccupations de la justice. La rupture qui se produit à la fin du Moyen Âge, lorsque le souverain tend à monopoliser l’exercice de la justice et à devenir le seul garant de l’ordre public, aboutit à transformer complètement le visage et les objectifs de la justice criminelle. La législation royale crée de nouvelles incriminations : crimes de lèse-majesté, divine et humaine, tels l’hérésie, la sorcellerie, le blasphème, le vagabondage. Mais plus encore, cette législa- tion invente à proprement parler l’homme criminel, bien avant Lombroso. Celui-ci est identifié, dans le contexte de la Réforme protestante et de la Contre-Réforme catholique, comme un déviant religieux (l’hérétique, la sorcière) ou, dans le contexte de la naissance du capitalisme marchand, comme un déviant économique (le vagabond, le mendiant). La justice royale se focalise ainsi sur un certain nombre de crimes, considérés comme particulièrement odieux, qualifiés d’abominables dans le vocabulaire de l’époque. Ceux-ci constituent à la fois des crimes de lèse-majesté, puisqu’ils transgressent l’ordre du roi, mais aussi des crimes de lèse-
Le crime pardonné 33 majesté divine, en ce sens qu’ils transgressent l’ordre religieux dont le roi est devenu le garant, comme représentant de Dieu sur terre. L’invention de l’homme criminel coïncide donc avec la montée de l’État moderne, incarné dans la personne du roi, au moment où se mettent en place, en Europe, les monarchies de droit divin. Désormais le pénal, la justice criminelle, a partie liée avec le politique, l’État, le roi (Muchembled, 1992 ; Dupont-Bouchat, 1996). La procédure concourt elle aussi à « fabriquer » l’homme criminel, le coupable, qui avoue son crime, notamment par le recours à la torture. Les souverains absolutistes introduisent à ce moment dans le procès criminel la procédure savante « romano-canonique », héritée du droit romain et de l’Église, appliquée par celle-ci dans les procès de l’Inquisition, dès le e XIII siècle (Eymerich et Pena, 1973). Cette révolution dans la procédure qui permet la poursuite « d’office » (ex officio), sans attendre une plainte, confère à l’État le droit de rechercher et d’enquêter directement de sa propre initiative (inquirire, inquisitio) sur tous ceux qu’il considère comme dangereux pour l’ordre public. Cette procédure, dite « inquisitoire », par opposition à la procédure « accusatoire » jusque-là en vigueur, se carac- térise par le secret de l’instruction, le recours systématique à l’écrit, la primauté donnée à l’accusateur, la présomption de culpabilité, le recours à la torture pour faire avouer l’accusé. Car l’aveu par l’accusé de son crime constitue la seule preuve pleine et entière de sa culpabilité et la justice en a besoin pour le condamner. Désormais, dans ce type de procé- dure, c’est l’accusé qui est au centre du procès. La victime disparaît du procès criminel, ou émigre éventuellement vers le civil pour réclamer des dommages (Esmein, 1882). Enfin, outre la législation qui « invente le criminel », la procédure qui « fabrique des coupables », la peine se transforme : elle consiste désor- mais essentiellement en un châtiment corporel, infligé en public, à titre pédagogique, pourrait-on dire, pour marquer le triomphe de la justice, du roi, de Dieu, sur le crime, le mal, le péché. La justice criminelle se donne désormais pour mission de punir les coupables : elle invente litté- ralement le « pénal » (Rousseaux, 1994). Ce nouveau système pénal va se répandre, à partir du modèle de la justice royale, vers les juridictions provinciales et urbaines tout au long des XVIe et XVIIe siècles, imposant la procédure inquisitoire, le recours à la torture, la généralisation des châtiments corporels qui caractérise la justice criminelle d’Ancien Régime, telle qu’elle est définie dans les ordonnances de Charles-Quint (la Caroline, 1531), de François Ier (Villers-Cotterets,
34 C R I M I N O L O G I E , VO L 3 2 N ° 1 ( 19 99 ) 1539), de Philippe II (1570) et encore réaffirmée dans l’ordonnance criminelle de Louis XIV de 1670. C’est contre ce système que s’élèveront au XVIIIe siècle les philosophes des Lumières, à la suite de Beccaria. Mais si ce modèle s’impose dans les grands procès criminels, pour les crimes qui ont donné lieu à une législation royale, il n’en va pas de même pour les crimes ordinaires, crimes de droit commun, pour lesquels on continue à se fonder sur la coutume, à défaut de législation. Et c’est là qu’on peut encore retrouver, jusqu’au XVIIIe siècle, les traces d’un autre modèle de justice qui s’inscrit dans le prolongement de la tradition médiévale d’une justice négociée, d’une justice réparatrice qui s’occupe moins de punir à proprement parler, que de rétablir la paix entre les parties (Rousseaux, 1996). Deux modèles de justice criminelle coexistent donc tout au long des e e e XVI , XVII et XVIII siècles : celui de la justice royale fondé sur la condam- nation et la punition, et celui, plus caché, de la justice réparatrice, fondé sur la négociation et l’accommodement. Avec cette différence cependant que, par rapport au Moyen Âge, le souverain qui a monopolisé l’exercice de la justice, le droit de punir, s’est aussi réservé le droit de pardonner. Punir et pardonner constituent ainsi les deux volets complémentaires d’une double stratégie de maintien de l’ordre, fondée à la fois sur l’éclat des supplices et la générosité du pardon. Les critiques des Lumières qui dénoncent le caractère sanglant et inhu- main des supplices, le pouvoir des juges, l’oppression de la justice royale, débouchent sur la « révolution pénale » de 1789-1791, bientôt imposée à toute l’Europe continentale par les conquêtes napoléoniennes (Rous- seaux, Dupont-Bouchat et Vael, 1999). L’ordre de la loi (celui du peuple qui fait la loi) remplace alors l’ordre du roi, mais sans remettre fondamen- talement en cause ni le pénal (la peine), ni la procédure (le rôle du procu- reur, le secret de l’instruction), et encore moins le crime, soigneusement défini par le code (Lascoumes, Poncela et Lenoel, 1989). Certes, les crimes ont changé : les « crimes imaginaires » ont disparu, mais de nouvelles incriminations ont été créées, avec l’extension de la notion d’ordre public et du discours sécuritaire (Lascoumes, Poncela et Lenoel, 1989 : 85 et ss.). La torture a été abolie, les peines se sont « adoucies » : plus de châtiments corporels sanglants, sauf la peine de mort, mais désormais exécutée de façon propre et quasi chirurgicale (la guillotine) (Arasse, 1987). Enfin, la prison pénale s’est imposée (Petit, 1990). Mais la justice négociée, la justice « réparatrice » semble avoir disparu dans la récupération par l’État du monopole de la justice. L’État ne
Le crime pardonné 35 pardonne pas, il fait respecter l’ordre. Il est significatif que le premier code pénal français (1791) ait supprimé la grâce, sous prétexte qu’il s’agissait là d’une prérogative royale, génératrice en outre d’inégalité. Si le droit de grâce a été rétabli par la suite, il n’a pas grand-chose de commun avec les lettres de rémission ou d’abolition accordées par les souverains d’Ancien Régime, moyennant réparation. Pourtant, on voit renaître au même moment une autre forme de justice « négociée » : celle de la justice de paix où le rôle de pacificateur est dévolu à un juge-arbitre, juge non professionnel, d’abord élu. Le juge de paix, héritier des « apaiseurs » ou « faiseurs de paix » médiévaux, est un juge de proximité, chargé de réconcilier les parties, afin d’éviter le recours au procès1 . C’est dire que, sur la longue durée du Moyen Âge à nos jours, des formes de justice négociée et de justice réparatrice ont toujours plus ou moins coexisté au pénal avec ce qui est longtemps apparu comme la forme dominante, sinon exclusive, d’une justice « imposée » (Tulkens et van de Kerchove, 1996). Si les analyses contemporaines de ces différents modèles de justice pénale distinguent « entre les formes extrêmes de la justice imposée et de la justice négociée tout un dégradé de tons qui passe notamment par les formes plus subtiles de la justice participative ou de la justice consensuelle » (Tulkens et van de Kerchove, 1996 : 530), elles ne font guère de référence à l’histoire. Or c’est peut-être par ce biais que l’on pourrait mieux saisir comment se sont progressivement construits ces différents modèles. C’est en tant qu’historienne de la justice pénale que je tenterai ici de proposer une réflexion sur les pratiques judiciaires de la justice criminelle d’Ancien Régime. Cette réflexion a pour objectif de permettre à la fois une prise de distance critique par rapport aux images d’Épinal qui véhiculent encore trop souvent les clichés d’une justice sanglante et inhumaine2 et en même temps de démystifier, autant que faire se peut, une autre forme de dérive, celle du mythe d’un « paradis perdu », d’où l’arbitraire du pouvoir aurait été exclu. J’ai choisi d’articuler cette réflexion autour d’une pratique bien définie et nettement circonscrite dans le temps (de la fin du XVe siècle au début du XVIIIe siècle) : la lettre de rémission octroyée par le souverain . Sur les juges de paix, voir Nandrin (1998). . Tout le monde se souvient du supplice de Damiens, raconté par Foucault (1975 : 9-11).
36 C R I M I N O L O G I E , VO L 3 2 N ° 1 ( 19 99 ) pour pardonner le crime. L’analyse de cette pratique offre, à mon sens, l’avantage de combiner deux formes de questionnement qui mettent en lumière à la fois le processus de monopolisation de la justice « imposée » par l’État (en l’occurrence ici par le roi), et la résistance de la justice « négociée », peu à peu intégrée elle aussi dans ce processus d’étatisa- tion, par le biais de la procédure « d’entérinement » des lettres de rémis- sion qui contrôle et limite la pratique du pardon. Que reste-t-il alors de la justice réparatrice? Relativement peu de chose à vrai dire, sinon que la réparation négociée entre le meurtrier et la famille de sa victime cons- titue une condition préalable indispensable au pardon. Une justice sans coupables : négocier et payer « Œil pour œil, dent pour dent » : c’est, au sens strict du terme, le prin- cipe que l’on retrouve dans toutes les coutumes médiévales, inspirées du droit germanique. « Ilhe doit pierdre teile membre com ilhe aroit aultruy tollut » déclare un recueil de jurisprudence liégeois de la fin du XIIIe siècle. Oreille coupée pour oreille coupée, œil crevé pour œil crevé : c’est la loi du talion que déclinent soigneusement, article par article, les coutumes du Moyen Âge. La charte de Walem (Anvers) consacre ainsi une vingtaine d’articles à l’énumération de chaque partie du corps, en précisant que l’agresseur perdra le même membre que celui qu’il a pris à sa victime, et qu’on le lui prendra de la même manière : Item, quiconque casserait à autrui une ou plusieurs dents, on lui ferait perdre la même chose de la manière la plus semblable que l’on pourrait, ou si celui qui l’avait fait n’avait pas de semblable dent, on en prendrait une autre ; ou s’il n’avait pas de dent, il payerait l’amende prévue. Beaucoup moins sanglante ou « barbare » qu’il n’y paraît, cette loi du talion est toujours susceptible de rachat et les coutumes tarifient ainsi, de façon extrêmement pragmatique, le montant de la somme à verser pour réparer le dommage causé par l’agresseur à sa victime. La coutume de Grim- bergen (en Brabant, 1275) prévoit que celui qui aura frappé un officier de justice pendant l’assemblée de la cour, perdra la main droite ou payera 60 réaux d’or. Celui qui aura enlevé un membre, perdra le même membre ou payera 14 florins. Le prix de chaque partie du corps est ainsi soigneusement fixé : 60 livres pour un membre, 15 livres pour le pouce, 4 livres pour les
Le crime pardonné 37 doigts et les orteils, 15 livres pour l’oreille, le nez ou l’œil, selon la coutume de Walem (Dupont-Bouchat et Rousseaux, 1988 : 43-72). Le rôle des juges se borne à classer le fait parmi les catégories prévues par la coutume selon deux critères essentiels qui déterminent l’échelle du montant à payer par l’agresseur : le dommage causé à la victime et l’arme utilisée. Les coutumes liégeoises, comme la Paix des XII (1335) ou les Statuts de Maestricht (XIIIe siècle), distinguent entre le coup « simple », le « coup à sang coulant », le coup sans plaie ouverte, le coup de bâton sans membre brisé mais qui occasionne une blessure, « l’affoulure » (lorsqu’on estropie quelqu’un), « l’affoulure notoire » (lorsque le membre, le nez ou l’oreille sont entièrement arrachés), le coup porté avec une arme tranchante qui provoque une plaie ouverte, le coup porté avec un couteau « déplumé », avec une arme « déloyale », l’homicide et enfin la blessure infligée avec une arme de trait (l’arbalète). L’effusion de sang entraîne systématiquement le doublement de l’amende, de même que le coup porté avec une arme prohibée ou « déloyale », tels les poignards, les couteaux pointus, piques, massues, hachettes, épées larges. On retrouve les mêmes distinctions dans les règlements de police urbains et, plus tard, dans les ordonnances royales qui visent à régle- menter le port d’armes pour lutter contre la violence. La présence de circonstances aggravantes entraîne également le doublement de l’amende : Les amendes sont doubles lorsque le fait arrive dans une église, au cimetière, la nuit, après le coucher du soleil, sur quelqu’un qui va porter témoignage, ou sur un prêtre, un chevalier ou un noble (coutume de Grimbergen, 1275). Dans une société marquée par une violence extrême — il suffit de lire ces dispositions pour s’en convaincre —, la gestion des comportements agressifs ne porte que sur leurs séquelles matérielles immédiates (les dommages causés à la victime) en vue de prévenir leurs conséquences éven- tuelles prévisibles : la vengeance du clan de la victime contre le clan de l’agresseur, c’est-à-dire l’extension de la violence. Aucun jugement moral n’est porté sur l’agresseur ni sur son acte : on ne parle pas ici de crime, mais de fait, on ne parle pas de coupable, mais d’auteur. Le juge ne « juge » pas : il classe, il additionne et comptabilise selon le tarif fixé par la coutume. La préoccupation n’est pas de punir, mais de réparer les dégâts occasionnés à la victime pour éviter que s’enclenche la chaîne de la vengeance privée. Mais aussi de prévenir le retour de la violence, en interdisant par exemple les armes « déloyales », pour endiguer la violence de sang.
38 C R I M I N O L O G I E , VO L 3 2 N ° 1 ( 19 99 ) Les péripéties qui précèdent le « pardon » accordé à un meurtrier brugeois par le duc de Bourgogne en 1455 illustrent ce processus d’esca- lade dans l’extension de la violence, la vendetta familiale, les différentes étapes et les échecs de la justice réparatrice négociée, avant d’arriver à la pacification, par le recours au souverain qui se présente désormais comme l’ultime rempart et le dernier recours pour arrêter la violence3. Voici tout d’abord la version du meurtrier, telle qu’il la raconte dans la requête qu’il adresse au souverain pour implorer son pardon. Lors d’une querelle survenue quatre mois plus tôt, Jean Putghers et Jossequin Richard ont blessé Denis Dielz (sans mutilation ni affoulure). Ils se sont alors tous deux présentés devant le mayeur de Bruges et deux échevins4 et ont offert une « composition » à la victime, à savoir une somme d’argent destinée à payer les frais de chirurgien. Celle-ci refuse, estimant que la somme est insuffisante. Deux mois plus tard, la victime et trois autres hommes atta- quent Putghers et son valet, malgré « la trève 5 » décrétée par les « apaiseurs6 » de Bruges. Selon ses dires, Putghers renouvelle alors sa proposition de composition en offrant une somme plus élevée que la précédente. Mais Dielz ne veut rien entendre. S’ensuit alors une mêlée où trois hommes sont tués (le valet et deux des agresseurs — dont Dielz — et deux autres blessés : Putghers qui a la main coupée et le troisième agresseur, le pied). « Par crainte de rigueur de justice » à l’issue de ce combat où il a blessé mortellement deux hommes et en a estropié un troi- sième, Putghers se réfugie dans une église (droit d’asile)7 et demande rémission au souverain, le duc de Bourgogne (qui est comte de Flandre) pour pouvoir rester au pays, près de sa femme et de ses enfants. . Voir Petit-Dutaillis (1908) concernant la lettre de rémission donnée à Bruges, en 1455, par Philippe le Bon, à Jean Putghers, bourgeois de Bruges, pour le meurtre qu’il a commis. . Le mayeur et les échevins forment le magistrat urbain, c’est à dire la justice locale. . Sur le modèle ecclésiastique de la « trève de Dieu » ou « paix de Dieu » imposée par l’Église pour interdire les combats pendant certaines périodes, les pacificateurs urbains peuvent imposer une « trève » qui interdit, pendant un temps, toute violence afin de permettre la conclusion d’un paix définitive. Ces trèves peuvent être conclues par les parties (trèves conventionnelles), par voie normative (trèves légales), par voie réglementaire par une autorité locale (trève-le-comte, trève-l’évêque ou trève-le-roi), ou encore par voie judiciaire (trève judiciaire). Les parties sont obligées de négocier une paix définitive dans le délai imposé par la trève. . Les « apaiseurs » ou « appaisiteurs » sont des notables, sorte de médiateurs, chargés d’apaiser les querelles entre bourgeois. On en trouve dans les villes flamandes, comme à Bruges et à Gand (Nicholas, 1970) et en Brabant (Rousseaux, 1996 : 287-294). . Il n’est pas permis d’extraire, par la force, un criminel d’un lieu d’asile ecclésiastique où il est parvenu à se réfugier (Poullet, 1869 : 39).
Le crime pardonné 39 Les arguments qu’il avance à l’appui de sa requête sont les suivants : il a offert réparation à sa victime (qui a refusé) ; celle-ci a brisé la trêve décrétée entre les deux clans par les apaiseurs (arbitres) brugeois ; il se trouvait dès lors en état de légitime défense (et sous la protection de la justice) lorsqu’il a été agressé. Enfin, il reconnaît son fait, s’en repent et en demande pardon. Il obtiendra rémission, sans amende et sans réparation. En filigrane de cette histoire, assez exemplaire, c’est d’abord la violence des querelles entre bourgeois qui est révélée : trois morts et deux blessés (estropiés). C’est ensuite la vanité des efforts déployés par les autorités urbaines pour empêcher la vengeance : l’arbitrage du mayeur et des échevins, garants de l’offre de composition (paix à partie), la trêve décrétée par les apaiseurs, notables bourgeois, arbitrant les conflits privés. L’échec de ces pratiques de médiation et de négociation avec la victime qui refuse toute compensation ne peut que déboucher sur de nouvelles violences auxquelles, malheureusement pour elle, elle ne survivra pas cette fois. Après le combat où il blesse mortellement deux hommes et en estropie un troisième, l’agresseur-agressé prend la fuite « par crainte de rigueur de justice » et se réfugie dans un église où il peut espérer bénéficier pour quelque temps du droit d’asile. Mais sa situation a changé, il est devenu, malgré lui, un homicide. Dès lors, ce n’est plus vers la justice locale ou les apaiseurs qu’il se tourne, mais vers le souve- rain, pour obtenir rémission de son crime et échapper à un procès criminel qui le condamnerait à la mort ou à l’exil (bannissement). Certes, dans le récit qu’il présente pour obtenir son pardon, le deman- deur charge sa victime, tandis qu’il apparaît lui-même comme l’offensé. C’est de bonne guerre et cela lui réussit puisqu’il obtient son pardon, apparemment sans condition, ce qui paraît plus étrange. En effet, les conditions matérielles et financières imposées en préalable à l’octroi de la rémission représenteront, par la suite, un poids considérable. Cette affaire est également exemplaire en ce sens qu’elle se situe à une époque charnière, le milieu du XVe siècle, où l’on voit coexister trois niveaux de justice. Premièrement, la justice négociée, avec ses apaiseurs, les médiateurs qui décrètent une trève pour permettre aux parties de conclure la paix. Deuxièment, la justice urbaine, avec le mayeur qui intervient comme garant de la composition, la réparation proposée par l’agresseur à la victime. Enfin, suite à l’échec de ces procédures tradi- tionnelles de négociation, la justice du souverain, le duc de Bourgogne qui est à l’époque comte de Flandre, qui s’impose ici comme le dernier recours pour l’homicide qui veut échapper au procès criminel.
40 C R I M I N O L O G I E , VO L 3 2 N ° 1 ( 19 99 ) Pardonner des coupables Cinquante ans plus tard, le contexte a changé : la justice criminelle s’est « modernisée », le souverain est devenu le seul garant de l’ordre public, il a défini de nouveaux coupables et de nouvelles procédures qui rompent avec les pratiques négociées de la justice médiévale, malgré quelques îlots de résistance, telle la pratique de la rémission des homi- cides. Mais ici encore, la procédure s’est complexifiée, à la fois pour limiter la pratique du pardon et la réserver au seul souverain. On se trouve donc, à partir du début du XVIe siècle, dans un nouveau cas de figure qui combine les effets de la nouvelle justice pénale (criminalisa- tion des comportements, culpabilisation et responsabilisation de l’accusé, punition et châtiment exemplaire) avec les survivances de la tradition médiévale, désormais intégrées dans le même processus de monopolisation par le souverain. Punir et pardonner constituent les deux faces complémentaires de la justice royale. La pratique du pardon, étudiée par Gauvart (1991) pour la France médiévale, par Davis (1987) et Muchembled (1989) pour le XVIe siècle, ou, sous une autre approche, par Delumeau (1990), ne peut se comprendre que dans son rapport avec la culpabilisation ou l’auto-accu- sation. « Péché avoué est à moitié pardonné » : pour être pardonné, il faut d’abord avoir reconnu sa responsabilité, sa culpabilité, son péché. Qu’il s’agisse de l’Église et de la confession, du « sacrement de pardon », ou de l’auto-accusation de l’auteur d’un crime qui demande rémission, le pécheur ou l’auteur d’un fait criminel qui demande le pardon s’inscrit dans le même processus d’auto-accusation que l’accusé qui avoue son crime sous la torture devant la justice criminelle. Le rituel du pardon, tout comme celui de la condamnation, est en quelque sorte calqué sur le modèle du rituel religieux de la confession. Le vocabulaire est d’ailleurs le même : la justice criminelle qui torture un accusé pour lui arracher des aveux se fonde sur ses « confessions » pour le condamner. L’homicide qui demande son pardon est contraint de s’auto-accuser et de reconnaître sa responsabilité, même s’il allègue toutes sortes de circonstances atténuantes pour excuser son crime. La procédure des lettres de rémission, octroyées par le souverain à celui qui demande son pardon, avant que ne soit déclenchée la poursuite — c’est ce qui distingue la rémission de la grâce qui intervient après la condamnation — est soigneusement réglementée dès la fin du
Le crime pardonné 41 Moyen Âge, et redéfinie au XVIe siècle dans la législation royale, lorsque le souverain tente de s’en réserver le monopole. Dans les Pays-Bas, la législation de Charles-Quint (1515-1555), particulièrement abondante sur ce point8, témoigne de cet enjeu majeur. Comme par le grand nombre des requestes que l’on présente journelle- ment en nostre conseil privé, on perchoit la multitude fréquente et énor- me des homicides, meurdres et abus qui se commectent en nos pays et seigneuries de par deçà, procédant tant par négligence des officiers qui ne font leur debvoir d’appréhender et corriger les dicts homicides, que au moyen de la facilité de concession des lettres de rémission et pardon des dicts homicides et autres délits9... Pour réduire le nombre d’homicides, trop souvent impunis à cause de la négligence des officiers de justice et de la trop grande facilité avec laquelle on en obtient le pardon, il faut organiser la répression, interdire le règlement à l’amiable et réglementer strictement la pratique de la rémission. L’ordonnance de 1541 qui fait la synthèse des différentes dispositions législatives prises sur ce point depuis le début du règne interdit formellement la composition (« paix à partie » ou justice négo- ciée). Désormais, les officiers de justice — quels qu’ils soient — doivent poursuivre tous les homicides, en se prêtant main forte et assistance, sans tenir compte des frontières des juridictions, sous peine d’être privés de leur office (processus de centralisation et de contrôle). La procédure de rémission est soigneusement réglementée et seul le souverain peut accorder le pardon. L’octroi de la rémission est soumis à différents contrôles excercés tant par la justice locale que par les Conseils provin- ciaux de justice, qui jouent dans les Pays-Bas un rôle analogue à celui des Parlements en France. La procédure d’entérinement de ces lettres de rémission par les Conseils provinciaux doit avoir lieu dans un délai de six mois, sous peine de révocation. Les conditions du pardon sont clai- rement définies de manière à en limiter la pratique. Dans la requête qu’il adresse au souverain pour obtenir son pardon, l’auteur du fait doit d’abord s’autodénoncer en décrivant minutieuse- ment toutes les circonstances qui l’ont amené à commettre un crime. S’il oublie de mentionner quelque chose dans la narration de son méfait, sa lettre est déclarée « subreptice » (mensongère et non recevable). . Une dizaine d’ordonnances : 1515, 1516, 1518, 1527, 1528, 1541, 1542, 1544, 1545, 1546 (Recueil des ordonnances des Pays-Bas, 2e série, 1506-1700, t.1 à 5). . Ordonnance de Charles-Quint du 20 octobre 1541, (Recueil des Ordonnances des Pays- Bas, 2e série, 1536-1543, t. 4, Bruxelles, 1907, p. 325.
42 C R I M I N O L O G I E , VO L 3 2 N ° 1 ( 19 99 ) Semblablement, toutes fausses expressions faites pour aliéner le fait, si comme en narrant l’impétrant être de bonne fame et le trépassé de mauvaise vie et conversation, ou semblable, font et feront la rémission subreptice et nulle. À la réception de cette lettre, le souverain fait ouvrir une enquête par la justice locale afin de vérifier la bonne foi, mais surtout la bonne réputation de l’impétrant. Celui-ci doit alors se soumettre « à réparation », c’est-à- dire qu’il doit dédommager sa victime, ou le plus souvent, les parents de sa victime, puisque plus de 90 % des rémissions interviennent dans des cas d’homicides10. Il négocie alors avec ceux-ci le montant de la somme à payer pour réparer le dommage qu’il leur a causé. Enfin, avant de permettre à l’impétrant de faire « entériner » sa lettre de rémission, la justice vérifie si la réparation a bien été effectuée, si la partie lésée est prête à lui « pardonner ». Le demandeur doit alors se livrer à la justice et demeurer en prison jusqu’à ce que le juge ait prononcé son élargissement, après avoir vérifié, par voie d’enquête, le bien fondé de sa requête. Les juges peuvent refuser la rémission « si le cas y est disposé » — ce qui leur laisse un large pouvoir d’appréciation. La famille de la victime est invitée à comparaître lors de l’entérinement, non seulement pour faire valoir ses intérêts, mais aussi pour marquer son accord sur la rémission ou la refuser le cas échéant. Lorsque toutes ces conditions ont été remplies, l’impétrant doit enfin s’acquitter d’une amende à l’égard du souverain, dont le montant est fixé en fonction de sa qualité et de ses moyens11, ainsi que des frais de justice. Il peut alors retirer sa lettre de rémission qui le libère à tout jamais de toute poursuite pour ce cas, le rétablit en son honneur et en ses biens, interdisant solennellement à quiconque de l’accuser désormais, selon la formule rituelle que l’on retrouve à la fin de chaque lettre de rémission : Préférant grâce et miséricorde à rigueur de justice, avons quitté, remis et pardonné, quittons, remettons et pardonnons de grâce especialle par ces présentes lettres, ensemble toute peine, amende et offense corporelle et criminelle... le remettant et restituant en ses bonne fame et renommée, et ses biens non confisqués si aucuns y en a, tout ainsi et par la manière qui estoit auparavant l’advenu dudit cas d’homicide, imposant sur ce silence . Pour l’Artois, entre 1386 et 1660, sur 3500 lettres de rémission, 97% concernent des crimes de sang ayant entraîné mort d’homme (Muchembled, 1989 : 19) ; pour le Namurois, sur 162 demandes de rémission, entre 1600 et 1699, 147 concernent des homicides, soit 90% (Dupont-Bouchat et Noel, à paraître). . L’ordonnance précise que l’amende ne pourra être fixée par les juges à moins de vingt carolus d’or, mais bien plus haut, selon la qualité de l’impétrant.
Le crime pardonné 43 perpétuel à notre procureur et à tous les autres justiciers, satisfaction toutefois faite à la partie intéressée, premièrement et avant tout si ce n’est fait, et pourvu que le dit remanant sera tenu d’amender le dit homicide envers nous civilement, selon l’exigence du cas et la faculté de ses biens, et avec ce payer dépens, frais et mises de justice raisonables...12 Le souverain s’est donc substitué aux diverses formes antérieures de la justice négociée et réparatrice pour l’intégrer dans une procédure qui lui en assure la maîtrise et le contrôle. Si le coupable évite par ce biais le procès criminel et le châtiment corporel, il n’en demeure pas moins soumis à réparation, d’une part vis-à-vis de la famille de la victime, comme par le passé, mais encore vis-à-vis du souverain, par le biais d’une amende civile qui constitue la deuxième condition financière à l’octroi du pardon. En exigeant cette réparation, le souverain se présente ainsi comme l’offensé et se substitue partiellement à la victime qui a déjà totalement disparu dans le procès criminel. Cette procédure longue et coûteuse devrait décourager plus d’un accusé. Or, les traces de ces lettres de rémission, conservées dans les archives judi- ciaires des hautes juridictions d’Ancien Régime (Parlement de Paris, en France, Conseils provinciaux de justice en Belgique), sont légion. La requête adressée au souverain est la plus intéressante en ce qui concerne l’analyse de la criminalité, la personnalité de l’accusé, la manière dont il relate les circonstances du fait et les excuses qu’il invoque pour se faire pardonner son geste. La procédure d’entérinement qui regroupe les diffé- rentes pièces de l’enquête effectuée par la justice locale (enquête de moralité auprès de l’entourage, négociation de la réparation avec la famille de la victime, et la lettre de rémission elle-même, lorsqu’elle n’a pas été retirée par l’accusé) permet de reconstituer les étapes du pardon, et, notamment, la procédure de « réparation » qui nous intéresse plus spécialement ici. Payer pour réparer Le XVIIe siècle a conservé le vocabulaire du Moyen Âge pour qualifier la négociation qui intervient entre les parents du meurtrier et ceux de la victime, dans le cadre de la procédure de réparation préalable à l’octroi de la . Lettre de rémission accordée par les Archiducs Albert et Isabelle, souverains des Pays- Bas, à Jean de Floyon, jeune homme à marier, militaire, pour l’homicide commis sur la personne de Antoine Gonnet, domestique du bailli d’Avin, en juin 1612 (Archives de l’État à Namur, Conseil Provincial, Grâces et rémission, n° 3601, 1611-1612).
44 C R I M I N O L O G I E , VO L 3 2 N ° 1 ( 19 99 ) rémission. Le contrat de paix à partie, conclu devant notaire, le 13 novembre 1619, entre Pierre Denis, résidant à Beez (Namur), père de l’agresseur, et Marie de Wartey, mère de la victime, tous deux « jeunes hommes à marier », témoigne de la manière dont se négocie l’appointement — c’est-à-dire l’accord sur le montant des dommages dont le versement conditionne la restauration de la paix. La procédure archaïque a donc été conservée et réin- tégrée dans le corps de la procédure moderne de rémission. Ce jourd’huy 13 novembre 1619, par devant nous nottaire soubsigné, comparurent en leurs personnes Pierre Denis résident à Beez, proche Namur, partie faisant pour Godefroid Denis son fils à marier, d’une part, et Marie de Wartey, veuve de Gaspard Tahir, assistée de Antoine Tahir, son fils, et de Martin Lesnes d’autre part, lesquels touchant le cas advenu de la mort de Nicolas Tahir, fils de la dite Marie et aussi jeune homme à marier, passé environ deux mois, se sont par l’intercession des honorables et vénérables personnes gens de bien soubsignés, ap- pointelz et fait paix telle que s’ensuit. Le père représente son fils mineur, donc « incapable », et la veuve est entourée par un de ses fils et par un « mambour » qui l’assistent, parce qu’une femme ne peut comparaître seule ; le contrat est également garanti par la présence des membres des deux familles et des témoins, honorables et vénérables, dont deux curés. Les conditions de la paix se négocient donc, comme par le passé, en communauté, et non individuel- lement, avec une certaine solennité. Le père de l’agresseur s’engage à faire célébrer deux services religieux solennels pour l’âme du défunt, dans deux églises différentes, « avec prêtres, diacres et sous-diacres », comme l’état de la victime l’exige, avec pour chaque service « quatre torches et quatre chandelles de cire ». Il devra également donner une croix de pierre sur laquelle sera gravée l’effigie du Christ et la mention « Cy repose Nicolas Tahir ». Celle-ci devra être déposée sur la fosse où est enterrée la victime endéans les trois mois, tandis que les deux services devront être célébrés endéans les huit jours, à dater de la signature du contrat. En outre, le père de l’agresseur devra encore payer une somme de 80 florins à la famille de la victime, à verser en deux temps, le premier (40 florins) avant le premier jour du carême, le deuxième (les 40 florins restants) avant la saint Gilles. Il s’engage à remplir toutes ces conditions dans les délais prévus, sous peine de saisie de « tous ses biens meubles et immeubles, présents et futurs ». Moyennant quoi les parents de la victime, sa mère, son frère, tous ceux qui sont présents et aussi les parents absents, « quittent et pardonnent le dit Godefroid de ce que en leur regard il les a offensé ». Suivent enfin les
Le crime pardonné 45 signatures des témoins parmi lesquels celles des curés de Jambes et de Lives (les deux paroisses où doivent se célébrer les offices religieux), et les marques des parents des deux parties dont aucun ne sait écrire13. À en juger d’après ce contrat, c’est une affaire bien banale qui se solde ainsi : une querelle entre jeunes gens mineurs qui s’est terminée par la mort de l’un d’entre eux. Pour obtenir le pardon de son fils, c’est le père qui s’engage à réparer l’offense faite à la famille de la victime, moyen- nant deux messes, une pierre tombale et une somme d’argent, relative- ment importante pour des gens sans doute modestes, puisque le versement est réparti en deux temps. C’est, somme toute, un arrange- ment assez classique, tel qu’on peut en retrouver par dizaines dans les dossiers d’entérinement des lettres de rémission. Tantôt la somme est plus élevée, selon les moyens de la famille de l’agresseur ou l’appétit de la famille de la victime. Le 1er juillet 1630, Jacques de Fenffe, également jeune homme à marier, s’est pris de querelle avec un autre garçon de son âge qu’il a tué, à la ducasse du village. Il en coûtera à sa famille deux cents florins de dommages, la moitié pour payer les obsèques, l’autre moitié à répartir en deux versements, l’un de 25 florins à payer avant Noël et l’autre de 75 florins, six mois plus tard. Auxquels il faut ajouter l’amende au profit du souverain et les frais de justice pour l’entérinement de la lettre de rémission14. D’après les informations dont on dispose, le coût minimal de la lettre de rémission s’élèverait à Namur au XVIIe siècle à environ 200 florins, répartis en trois parts. Les dommages versés à la famille de la victime s’élèvent au minimum à 80 florins, mais c’est souvent 100 et plus. L’amende à verser au souverain varie en fonction de la qualité et des moyens de l’impétrant, mais en pratique, elle semble être calquée sur le montant des dommages versés à la victime (soit au minimum 80 florins). Quant aux frais de justice, ils représentent à peu près la moitié de l’amende (soit 40 florins, dans le meilleur cas). Si l’on essaie de se repré- senter ce que ces sommes valent à l’époque, on sait que le florin vaut 20 sous et que le salaire moyen est de 15 sous par jour ; un pot de bière coûte de un à deux sous. Le coût moyen d’une lettre de rémission équi- vaudrait dans ce cas à 245 journées de travail — ce qui représente une somme astronomique qui n’est pas à la portée de tout le monde. D’où les facilités de paiement accordées et surtout le nombre de lettres qui ne . Copie du contrat daté du 13 novembre 1619 (Archives de l’État à Namur, Conseil Provincial, Grâces et rémissions, n° 3612). . Archives de l’État à Namur, Conseil Provincial, Grâces et rémissions, n° 3627, 1630-1632.
46 C R I M I N O L O G I E , VO L 3 2 N ° 1 ( 19 99 ) sont pas retirées parce que l’ensemble des frais n’a pu être assumé par la famille pour « racheter », au sens propre du terme, le pardon. La famille de la victime peut refuser l’accord sous prétexte que la somme proposée n’est pas suffisante. Ainsi la veuve d’un bourgeois de Gembloux, tué par un militaire sans le sou, refuse tout accord avec l’agres- seur qui ne peut lui proposer qu’une somme dérisoire de 10 patacons, d’ailleurs prêtée par son capitaine, par charité. La veuve a fixé le montant à 100 patacons, puis elle accepte de négocier et de baisser jusqu’à 80, mais pas moins. En conséquence, les lettres de rémission restent en suspens15. Dans ce monde rural, les dommages en nature peuvent encore compenser ou compléter les sommes en numéraire : en 1626, Nicolas Baugnet, fermier à Franc-Waret, a dû payer à la famille de sa victime une somme de 50 florins, plus une vache d’une valeur de 20 florins, plus une certaine quantité de blé. Jean Bartholomé ne verse que 10 florins, mais il devra en outre offrir 30 messes pour le repos de l’âme de sa victime et s’acquitter des frais de funérailles. Lorsque le blessé agonise longtemps avant de mourir (au maximum quarante jours, après quoi la responsabilité de l’agresseur n’est plus en cause), il lui faut également acquitter les frais de chirurgien : ainsi Léonard Petit, fermier à Saint-Germain, devra verser à la veuve de Guillaume Paul la somme de 120 florins, plus 6 setiers de blé, et enfin prendre à sa charge les frais de chirurgien occasionnés par les trois semaines d’agonie de la victime16. À qui profite le crime et qui bénéficie du pardon? Si les familles des victimes tentent d’obtenir un maximum de la part de l’agresseur, les amendes versées à la justice vont dans les caisses du souverain sans qu’il lui en coûte, puisque les frais de procédure sont également à charge de l’impétrant. Le pardon rapporte donc sans coûter, contrairement au procès criminel qui coûte très cher au trésor lorsque la vente des biens confisqués au meurtrier ne peut payer les frais de procédure — ce qui est le plus souvent le cas, les accusés étant généralement les plus démunis. Financièrement, le pardon est donc une meilleure affaire et cela explique peut-être pourquoi cette pratique . Archives de l’État à Namur, Conseil Provincial, Grâces et rémissions, n° 3644, 1642. . Archives de l’État à Namur, Conseil Provincial, Grâces et rémissions, n° 3644, 1642.
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