Monseigneur Georges Lemaître et le débat entre la cosmologie et la foi (à suivre)
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Revue théologique de Louvain Monseigneur Georges Lemaître et le débat entre la cosmologie et la foi (à suivre) Dominique Lambert Abstract This article tries to give a detailed analysis of the way in which Georges Lemaitre understood the relationship between science (and cosmology in particular) and fait h. This under standing evolved from a simple conciliatory attitude in his youth (1920-23) to an original conception of «the theory of the two paths to the Truth» (1936). The article also attempts to throw new light on Georges Lemaitre' s reaction to Pius XII' s address Un' Ora (1951) and on the inherent limits of the «theory of the two paths». Citer ce document / Cite this document : Lambert Dominique. Monseigneur Georges Lemaître et le débat entre la cosmologie et la foi (à suivre). In: Revue théologique de Louvain, 28ᵉ année, fasc. 1, 1997. pp. 28-53; doi : https://doi.org/10.3406/thlou.1997.2867 https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_1997_num_28_1_2867 Fichier pdf généré le 29/03/2018
Revue théologique de Louvain, 28, 1997, 28-53. Dominique Lambert Monseigneur Georges Lemaître et le débat entre la cosmologie et la foi I. Introduction Le but de cette étude est de mettre en évidence la manière dont Georges Lemaître a envisagé les rapports entre ses conceptions théologiques et ses connaissances scientifiques et plus particulièrement cosmologiques. Nous voulons analyser tout d'abord la manière dont les idées de Lemaître ont évolué au cours du temps pour aboutir, en 1936, à une tentative de solution originale du problème sciences-foi: la «théorie des deux chemins». Nous tentons ensuite de jeter une lumière nouvelle sur sa réaction au discours Un' Ora de Pie XII (1951) en nous basant sur un document inédit et une source indirecte. Nous esquissons ensuite les limites inhérentes à la solution de Lemaître en envisageant la manière dont il a vécu les rapports sciences-foi durant la dernière partie de sa vie (1960-1966). IL Le concordisme modéré d'un séminariste Au moment où Georges Lemaître entre à la Maison Saint-Rom- baut, résidence des vocations tardives de l'Archidiocèse de Malines, en octobre 1920, il est porteur d'un diplôme de docteur en sciences mathématiques et physiques et d'un baccalauréat en philosophie thomiste. Les occupants de la Maison Saint-Rombaut suivaient les cours principaux au Grand Séminaire de Malines et bénéficiaient d'une série de privilèges en ce qui concerne la discipline1. Ceci laissa vraisemblablement le temps à Georges Lemaître pour approfondir ses connaissances scientifiques2 et pour situer celles-ci par rapport à l'enseignement théologique qui lui était dispensé. 1 Par exemple, les séminaristes de la Maison Saint-Rombaut n'étaient pas tenus à faire la promenade hebdomadaire à la maison de campagne du séminaire appelée familièrement: «Papenhof» (communication orale du chanoine Goeyvaerts, 2-10-1995). 2 Durant son séminaire, entre 1921 et le 31 mai 1922, il rédigea un mémoire de 130 pages intitulé «La physique d'Einstein» destiné au concours des bourses de
G. LEMAÎTRE: LA COSMOLOGIE ET LA FOI 29 Le 29 juin 1921, Lemaître rédige une petite étude intitulée: «Les trois premières paroles de Dieu»3. Il s'agit, comme il l'affirme lui- même, d'un «essai d'interprétation scientifique des premiers versets de l'hexameron»4. Lemaître rappelle, en se fondant sur l'encyclique de Léon XIII Providentissimus Deus, que la Bible ne constitue pas un enseignement systématique sur la constitution intime des choses matérielles. Cependant, le séminariste-mathématicien n'exclut pas que certaines vérités touchant à la structure du monde physique aient pu se glisser dans le texte écrit par l'auteur de la Genèse5, puisque celui-ci était directement inspiré par l'Esprit créateur qui connaît, mieux que quiconque, cette structure. On peut donc chercher à retrouver dans les premiers versets de la Bible certaines informations concernant le Cosmos et qui seraient confirmées par la science contemporaine ou des indices annonciateurs d'une nouvelle synthèse physique. Cependant, il n'échappe pas à Lemaître que cette dernière recherche serait pratiquement impossible à réaliser car on n'a pas de prise sur ce que serait cette nouvelle synthèse6. Il n'est donc pas étonnant de constater que la deuxième partie de l'étude de Lemaître ne constitue pas un essai qui viserait à extraire du texte biblique quelques résultats compatibles avec une hypothétique science du futur. Lemaître cherche plutôt à préciser le sens de trois voyage dont il sera le lauréat (manuscrit conservé aux Archives Lemaître de Lou- vain-la-Neuve et publié dans l'ouvrage suivant: Mgr Georges Lemaître savant et croyant. Actes du colloque tenu à Louvain-la-neuve le 4 novembre 1994 suivi de La physique d'Einstein. Texte inédit de Georges Lemaître, édités par J.-F. Stoffel, Louvain-la-Neuve, Centre interfacultaire d'étude en histoire des sciences, 1996). Une analyse de ce travail de jeunesse de Lemaître a été réalisée par Lucien Bossy: La physique d'Einstein de Georges Lemaître (1922), in Mgr Georges Lemaître savant et croyant, p. 9-22. 3 Ce manuscrit est conservé aux Archives Lemaître de Louvain-la-Neuve. Il a été publié dans l'ouvrage: Mgr Lemaître savant et croyant, p. 107-1 1 1. Contrairement à ce qu'affirment O. Godait et M. Heller {Les relations entre la science et la foi chez Georges Lemaître, in Pontificia Academia Scientiarum Commentarii, t. III, n° 21, 1979, p. 1-12), il ne s'agit pas d'un «sermon» (p. 5 et 8). 4 G. Lemaître, Les trois premières paroles de Dieu, in Mgr Lemaître savant et croyant, p. 109. Georges Lemaître a peut-être rédigé cet «essai d'interprétation» en rapport avec son cours d'exégèse qui, à l'époque, était donné vraisemblablement par G. Ryckmans (Archives de l'Archevêché de Malines-Bruxelles, Annuaire officiel du diocèse de 1922, 25e année, p. 13). 5 Pour Lemaître, comme pour l'exégèse officielle de son temps, il s'agit de Moïse. 6 G. Lemaître, Les trois premières paroles de Dieu, p. 109.
30 D. LAMBERT passages de la Genèse7 en s 'appuyant sur les données de la physique de son temps. Cette science joue ici le rôle d'un «outil» qui guide l'interprétation biblique. Celle-ci se base méthodologiquement sur deux principes que Lemaître précise explicitement8: «1 - La substance du texte est contenue dans les paroles attribuées à Dieu. Le reste n'est qu'introduction ou explication» et «2 - Les mots concrets doivent être pris dans un sens général abstrait». Pour illustrer ce mode d'interprétation, considérons la «première parole de Dieu»: Fiat lux. Lemaître l'interprète de la manière suivante9: «Que la lumière soit, que l'immensité où rien n'existait10 soit remplie de lumière circulant et se croisant en tout sens». Selon la théorie du corps noir, nous dit le séminariste-mathématicien, un corps ne peut exister sans immédiatement émettre toute une série de radiations. L'absence totale de lumière, terme concret qui fait référence à la notion abstraite et générale de radiation, signifie donc le néant de matière qui est désigné dans la Bible par le mot «ténèbre». Selon cette interprétation le Fiat lux devient donc une autre manière de caractériser la création ex nihilo. La science physique ne vient donc pas anéantir le bien-fondé du texte biblique, elle contribue au contraire à nous rapprocher du contenu dogmatique de la théologie de la création. La méthode interprétative que se forge Lemaître est dans la droite ligne de l'encyclique Providentissimus Deus. En effet, cette méthode contrecarre les auteurs critiqués par Léon XIII dans son célèbre avertissement: «II est nécessaire de combattre ceux qui abusent des sciences physiques, fouillent partout dans les Saints Livres en vue d'y trouver des preuves de l'ignorance des auteurs en ces matières et vilipender leurs écrits». Cependant, l'interprétation ne sombre pas dans un concordisme «fort» qui établirait un parallélisme direct entre les paroles bibliques et certains résultats scientifiques. La lecture biblique de Lemaître n'est pas littérale: les mots concrets peuvent être les symboles de notions abstraites et générales. De plus la science n'est utilisée que comme instrument qui restreint les inter- 7 Fiat lux (Gn 1,3); Fiat firmamentum in medio aquarum et dividat aquas ab aquis (Gn 1,6); Congregentur aquae quae sub coelo sunt in locum unum et appareat arida (Gn 1,9). 8 G. Lemaître, Les trois premières paroles de Dieu, p. 109. 9 Ibid. 10 Souligné par Lemaître.
G. LEMAÎTRE: LA COSMOLOGIE ET LA FOI 31 prétations possibles. Il subsiste pourtant une sorte de concordisme «faible» ou «modéré» dans le texte de Lemaître, puisqu'il identifie bel et bien lux avec l'objet propre de la physique des radiations. Georges Lemaître reste donc, durant les années 1921-22, un séminariste de son temps. Cependant, on voit nettement, par son «concordisme modéré», qu'il cherche une voie originale et méthodologique- ment précise pour articuler ses connaissances en physique et sa lecture de l'Écriture Sainte. Si l'on se penche sur le «concordisme modéré» du jeune Lemaître, on peut se poser plusieurs questions. Celui-ci a-t-il été suscité par son passage au séminaire ou était-il déjà bien présent dans sa pensée avant 1920? A-t-il abandonné rapidement ce genre de concordisme et sous quelles influences? Est-il resté quelques traces de ce concordisme de jeunesse dans les derniers écrits de Lemaître? Nous allons répondre directement à la première question, laissant les deux autres pour la suite de notre travail. Dans une interview accordée à Duncan Aikman pour le New York Times Magazine en février 193311, Georges Lemaître nous a offert incidemment une précieuse indication qui nous permet de faire remonter assez loin son intérêt pour les rapports entre la science et la Bible: Lemaître tells of a classroom scène in which he figured. An old father was expounding at the desk. Before him sat the lad who was to disco- ver the expanding universe and who, even then, was brimful of science. In his eagerness the lad read into a passage of Genesis an anticipation of modem science. «I pointed it out», says Lemaître, «but the old father was skeptical. 'If there is a coincidence', he decided, 'it is of no importance. Also if you should prove to me that it exists I would consider it unfortunate. It will merely encourage more thoughtless people to imagine that the Bible teaches infallible science, whereas the most we can say is that occasio- nally one of the prophets made a correct scientific guess'». Le passage cité semble indiquer que le problème du rapport entre la Genèse et la science passionnait déjà Lemaître durant ses études secondaires chez les Pères jésuites (1904-1910)12. Cependant, il 11 D. Aikman, Lemaître follows two paths to truth, in The New York Times Magazine (19 février 1933), p. 3, 18. 12 Le terme «father» semble indiquer qu'il s'agit d'un religieux (jésuite puisque Lemaître a fait ses études dans deux écoles de la Compagnie). Le terme «lad»
32 D. LAMBERT apparaît aussi que Lemaître n'a pas tiré immédiatement toutes les conclusions du sage conseil de son professeur, puisqu'il sera de nouveau tenté par une forme de concordisme durant son séminaire. Dans la suite nous allons voir que Lemaître va renoncer à toute tentative concordiste. Les racines de ce renoncement se trouvent en fait déjà inscrites dans «Les trois premières paroles de Dieu» puisqu'il y remarque à la suite de saint Augustin et de Léon XIII13: L'Esprit Saint parlant par les auteurs sacrés n'a pas voulu enseigner aux hommes la constitution intime des choses que nous voyons, enseignement qui n'eût été d'aucune utilité pour le salut. L'enseignement biblique et le domaine de la foi se verront progressivement confinés, chez le cosmologiste louvaniste, dans le champ des questions sotériologiques ou morales. Cependant, on peut se demander si la rupture avec le concordisme de jeunesse ne laissera pas Lemaître devant un vide théologique important. Le concordisme, sous une forme ou sous une autre, constitue une mauvaise manière de poser les rapports entre Dieu et l'Univers, entre la foi et la science ou, si l'on veut, une théologie de la création. Ceci nous semble évident aujourd'hui. Mais lorsqu'on abandonne le concordisme, il convient de le remplacer par une autre approche théologique de la réalité cosmologique. Sinon, il semble bien que l'on soit acculé soit à ne plus comprendre les enjeux théologiques des sciences de la nature, soit à retomber sans y prendre garde dans de nouvelles formes subtiles de concordisme. La suite de notre étude explicitera la manière dont désigne un jeune garçon, on peut donc en inférer qu'il s'agit d'un écolier. On pourrait remettre en question cette interprétation. En effet, le contexte de l'article semble indiquer que Lemaître avait compris et admis la remarque de son professeur. Pourquoi se serait-il engagé de nouveau dans une voie concordiste lors de son séminaire? Une réponse pourrait être que l'histoire racontée par Lemaître s'est déroulée non pas chez les jésuites et dans le secondaire mais au séminaire et qu'elle a pour origine «Les trois premières paroles de Dieu». En effet, «lad» signifie également «jeune homme» et le journaliste a très bien pu désigner par «father» un prêtre séculier. (Aux États-Unis, on prenait d'ailleurs souvent Lemaître pour un jésuite: cf. «...the jesuit priest professor of relativity at the University of Louvain and pioneer in the theory of the expanding universe», New York Times, (11-12-1932); «And while you are a member of the Order of Jesuits, ... », lettre inédite envoyée le 20-02- 1933, par Franck William Regener à Lemaître à la suite de la parution de l'article du New York Times Magazine du 19-02-1933, Archives Lemaître, Louvain-la-Neuve). Dans cette hypothèse, Lemaître aurait déjà pu abandonner son concordisme «faible» au cours de sa formation sacerdotale. 13 G. Lemaître, Les trois premières paroles de Dieu, p. 107.
G. LEMAÎTRE: LA COSMOLOGIE ET LA FOI 33 Georges Lemaître a géré son abandon du concordisme et les conséquences que cet abandon a induites au niveau de sa pensée et de sa vie. III. La «théorie des deux chemins» Nous allons tenter maintenant de préciser la manière dont Georges Lemaître a pensé les rapports sciences-foi à partir de 1923. Ses conceptions ont été le fruit d'un faisceau d'influences, dont les plus importantes furent certainement celles d'Eddington et d'Einstein. Dans les années trente, le cosmologiste louvaniste aura l'occasion de présenter explicitement ses conceptions dans une série d'interviews et dans une conférence importante faite au VIème Congrès catholique de Malines (1936). 1. L'influence d'Eddington: la séparation de la science et de la foi. Après avoir été ordonné par le cardinal Mercier le 22 septembre 1923, Lemaître part pour Cambridge (Angleterre) afin d'y suivre, durant un an, des cours comme étudiant-chercheur en astronomie. Cette année le marquera profondément. Il aura l'occasion de suivre les enseignements d'Eddington (1882-1944), directeur de l'observatoire et grand spécialiste de la relativité. L'influence d'Eddington sur Lemaître fut très importante, non seulement au niveau proprement scientifique14, mais aussi au niveau philosophique et religieux. Eddington est un Quaker15. Pour lui les explications scientifiques ne décrivent pas la totalité du réel. Elles ne décrivent d'ailleurs en aucune manière le réel matériel en soi mais bien plutôt les rapports que nous avons avec lui. Pour aborder ce réel, nous ne pouvons que 14 Lemaître a étudié la relativité entre autres dans l'ouvrage d'Eddington (Space, Time and Gravitation: An outline of the General Relativity theory, Cambridge University Press, 1920). L'unité conceptuelle de l'œuvre de Lemaître peut en fait se comprendre en se référant aux idées fondamentales d'Eddington (Cf. D. Lambert, L'unité de l'œuvre de Georges Lemaître, en préparation) qui elles-mêmes sont largement influencées par les travaux du mathématicien Clifford. Les affinités entre les travaux scientifiques de Lemaître et d'Eddington ont été soulignées de manière éclairante par A. Deprit dans Les amusoires de Monseigneur Lemaître, in Revue des Questions Scientifiques, t. 155 (2), 1984, p. 193-224, particulièrement p. 219- 222. 15 A.V. Douglas, Arthur Stanley Eddington, Londres, Nelson, 1956.
34 D. LAMBERT construire un certain nombre de concepts qui se fondent les uns sur les autres de manière à former des «cycles». Par exemple, nous apprend Eddington16, si nous voulons savoir ce qu'est la matière, nous donnerons une description physique qui fera intervenir, entre autres, des forces gravitationnelles. Mais qu'est-ce que la force? Pour en parler, nous devons faire référence à un champ qui est caractérisé par un potentiel. Mais qu'est-ce qu'un potentiel? En relativité générale, celui-ci se décrit par une «métrique», c'est-à-dire au fond par une grandeur géométrique qui exprime une distance sur l' espace- temps. Cette distance ne prend un sens physique que par le biais de mesures d'espace et de temps. Comment allons-nous mesurer ces grandeurs? En utilisant des échelles graduées et des horloges. Mais que sont ces appareils? Ce sont des systèmes matériels! Mais nous voilà alors ramenés à la matière que nous entendions bien définir en commençant notre raisonnement. La seule manière de sortir de ce cycle est de constater que la matière est en fait quelque chose qui est connu par un sujet X. La description de ce qu'est le sujet connaissant nous conduit à prendre en considération la pensée et donc une réalité qui échappe, tout au moins en partie, à la physique proprement dite. Comme le dit explicitement Eddington17, «...le plan des cycles fermés de la physique (...) suppose un arrière-fond qui échappe à nos investigations». Cet arrière-fond est, pour l'astronome de Cambridge, spirituel et il fait référence à un Logos universel que l'on peut appeler Dieu. De tout ceci, nous pouvons déduire18 «qu'il ne saurait y avoir de conflit entre la science et la religion parce qu'elles appartiennent à des domaines de pensée absolument différents». En effet, si nous utilisons les méthodes de la physique, nous resterons prisonniers des cycles dont nous avons parlé, sans jamais rencontrer l' arrière-fond spirituel du monde. De même la considération de l' arrière-fond ne nous conduit pas sur le plan des cycles conceptuels de la physique. Nous avons affaire à deux plans distincts, mais tout à fait pertinents, de la pensée. Pour Eddington, le conflit historique entre la science et la religion provient de ce que l'on se confine strictement dans les deux domaines sans essayer de définir leurs limitations propres. Donc, théo- 16 A. S. Eddington, La nature du monde physique (Traduit par G. Gros), Paris, Payot, 1929, p. 262-266. 17 Ibid., p. 331. 18 Ibid., p. 346.
G. LEMAÎTRE: LA COSMOLOGIE ET LA FOI 35 riquement, il ne peut y avoir de conflit sciences-foi. C'est l'absence de délimitations précises des frontières des discours scientifiques et religieux qui engendre les problèmes. Une des originalités épistémo- logiques d'Eddington sera donc de chercher à baliser les limites de ces deux langages. Les conceptions religieuses propres à l'astronome de Cambridge le mènent à une vision assez pragmatique de la foi19: «...la religion ou le contact avec la puissance spirituelle20, si on lui reconnaît quelque importance générale, doit être une question de la vie ordinaire». La foi est liée à une expérience intime et personnelle et le sens mystique que possèdent certaines personnes peut être comparé au sens poétique ou même au sens de l'humour21. Il est fort probable que les conceptions religieuses du jeune Lemaître ont été directement influencées par celles de son maître de Cambridge. En effet, cette manière de voir les rapports entre les sciences et la foi va se retrouver, dès les années trente, dans les écrits ou les déclarations de Lemaître. Ceci ne passera d'ailleurs pas inaperçu car le nom d'Eddington sera souvent lié à celui du cosmo- logiste de Louvain lorsqu'on évoquera le problème posé par ces rapports22. En fait il existe tout de même une légère différence d'approche entre les deux scientifiques. Ce qui rapproche Lemaître d'Eddington à partir des années trente, c'est tout d'abord la volonté de situer sur des plans strictement distincts les discours scientifiques et religieux. C'est ensuite le souci de confiner la foi à des questions liées à une expérience personnelle. Nous détaillerons ceci dans un moment. Ce qui les différencie, c'est probablement 19 Ibid., p. 336. 20 Ce contact se réalise exclusivement, pour Eddington, par la médiation d'une «voix intérieure» (Ibid., p. 282) ce qui est caractéristique des Quakers. Le monde spirituel tel que nous nous le représentons est, selon Eddington, un monde construit «au moyen de symboles empruntés à notre propre personnalité comme nous édifions le monde scientifique au moyen des symboles métriques du mathématicien» (Ibid., p. 333). Il y a donc une sorte de parallélisme entre la structure du langage scientifique et celui de l'expérience mystique. 21 Ibid., p. 319-320. 22 Par exemple dans le New York Times Magazine (19-02-1933): «Like Eddington, the abbé (= G.L.) believes that some things are imparted to us by révélation. There is no reasoning about the process. There is a lifting of a veil». Paul Labérenne, dans un article intitulé: L'astronomie et l'histoire de la pensée humaine ( in Astronomie [Encyclopédie de la Pléiade; sous la direction d'Evry Schatzman], Paris, Gallimard, 1962, p. 24), qualifie conjointement - et de manière fort imprécise - Lemaître et Eddington de «fidéistes».
36 D. LAMBERT le fait que Lemaître n'a pas cherché, comme son maître, à préciser d'une manière approfondie les limites propres des discours scientifiques et théologiques. Il le confesse d'ailleurs à la fin de sa vie23: «Peut-être (Eddington) a-t-il été plus loin que moi en cherchant à définir la frontière entre la Science et la Religion (cependant) la citation que je vais vous lire montre bien qu'il n'a pas confondu les domaines. Après avoir cité (librement) une phrase d'Hermann Weyl, il la commente ainsi: 'La science physique est ramenée à reconnaître un domaine d'expériences au-delà de ses frontières mais non à l'annexer'». Le séjour à Cambridge n'est probablement pas le seul élément qui ait poussé Lemaître à préciser ses positions quant aux rapports sciences-foi. Il y eut aussi et surtout la rencontre avec Einstein. 2. De la rencontre avec Einstein au concept de «commencement naturel» La première rencontre de Lemaître avec Einstein date de 1927 au cinquième Congrès Solvay24 à Bruxelles. Elle ne fut guère satisfaisante; en effet, Einstein ne pouvait supporter l'idée d'un Univers en expansion qui contrariait sa vision d'un monde immuable. Les deux scientifiques eurent l'occasion de se retrouver plus tard aux États-Unis25. Leurs relations y furent beaucoup plus cordiales. Cependant, Einstein ne voulait en aucun cas admettre l'idée qui sous-tendait la théorie de l'atome primitif, à savoir l'existence d'une singularité initiale. Il avait d'ailleurs demandé à Lemaître de vérifier si cette singularité initiale, où l'Univers possède un «rayon» nul, ne pouvait pas disparaître si l'on perturbait un peu la symétrie sphérique de l'Univers26. Le refus d'Ein- 23 II s'agit d'un extrait d'une conférence intitulée: «Univers et Atome», faite aux Anciens de l'Université Catholique de Louvain le 23 juin 1960 à la Bourse de commerce de Namur (manuscrit inédit conservé à la Bibliothèque Universitaire Moretus- Plantin à Namur, FUNDP). 24 Les Conseils Solvay et les débuts de la physique moderne (édité par P. Marage et G. Wallenborn), Université Libre de Bruxelles, 1995, p. 161-194. 25 G. Lemaître, Rencontres avec A. Einstein, in Revue des Questions Scientifiques, t. 129 (5e série, t. 19), 1958, p. 129-132. Réédité dans la même revue: t. 166, 1995, p. 159-164. Une analyse des rencontres entre les deux scientifiques peut être trouvée dans l'article de O. Godart et M. Heller, Einstein-Lemaître: rencontre d'idées, in Revue des Questions Scientifiques, t. 110, 1979, p. 23-43. 26 En réalité cette singularité initiale persiste même si l'on introduit une anisotro- pie dans l'Univers. La démonstration par laquelle Lemaître réussit à convaincre Einstein préfigure les célèbres théorèmes de Penrose et Hawking sur le caractère inévi-
G. LEMAÎTRE: LA COSMOLOGIE ET LA FOI 37 stein d'admettre une singularité initale n'est pas lié à un argument strictement scientifique, mais bien plutôt à une conviction métaphysique: « . . .lorsque je (= G.L.) lui parlais de l'atome primitif, (Einstein) m'arrêtait, 'Non pas cela, cela suggère trop la création'»27. La réaction d'Einstein est en fait basée sur une confusion si souvent entretenue, encore de nos jours28, entre «commencement» et «création» de l'Univers. Or, il est certain que Lemaître, de par sa formation au baccalauréat en philosophie et au Séminaire de Malines, n'ignorait pas la discussion que saint Thomas d'Aquin introduit dans la Somme théologique29, en se référant, entre autres, à saint Augustin à propos de la différence qu'il convient de maintenir conceptuelle- ment entre l'acte créateur qui transcende toute temporalité - et qui est une relation par laquelle Dieu pose le monde dans son être - et la notion de commencement du temps physique. Philosophiquement, on pourrait très bien concevoir un monde créé et qui n'aurait jamais commencé dans le temps. Il suffit d'admettre que la relation par laquelle Dieu pose ce monde dans son être enveloppe une durée infinie. Ceci est tout à fait concevable puisque Dieu, en son éternité, peut très bien «dominer» cet infini phénoménal (le temps même infini reste une grandeur liée aux phénomènes contingents). Si l'on reste au niveau de la physique ou de la philosophie30, il n'y a donc aucune table des singularités dans un espace-temps soumis à certaines contraintes techniques (Cf. G. Lemaître, L'Univers en expansion, in Annales de la Société Scientifique de Bruxelles, t. 53, 1933, p. 51-85; S.W. Hawking & G.F.R. Elus, The Large Scale Structure of Space-Time, Cambridge University Press, p. 261-275). 27 G. Lemaître, Rencontres avec A. Einstein, p. 130. 28 Un livre éloquent à ce propos est celui de S. Hawking, Une brève histoire du temps (traduit de l'anglais par I. Naddeo-Souriau), Paris, Flammarion, 1989. Un exemple de confusion «création-commencement» est donné p. 27: «Un Univers en expansion n'exclut pas la possibilité d'un créateur mais il définit l'instant où ce dernier aurait pu accomplir son œuvre». 29 P, qu.46, art.2. 30 Pour saint Thomas, c'est seulement lorsqu'on se situe au niveau de la Révélation que l'on peut affirmer que le monde a réellement commencé dans le temps. Ici, on pourrait dire que le raisonnement du Docteur angelique se situe assez près des antinomies de Kant. Pour ce dernier le commencement du monde est une notion qui nous échappe en vertu des contradictions qu'il introduit inévitablement dans le langage. Aujourd'hui on pourrait objecter à Kant et à saint Thomas que le problème du commencement du temps est un problème parfaitement bien posé dans le cadre strict de la cosmologie physique. Cependant, cela n'enlèverait aucunement le mérite du Docteur angelique d'avoir distingué prudemment la notion théologique de création de celle de commencement. À ce propos cf. A.D. Sertillanges, L'idée de création et ses retentissements en philosophie, Paris, Montaigne, 1945, p. 5-24. Le Père Sertillanges connaissait les théories de Lemaître et d'Eddington (cf. p. 38).
38 D. LAMBERT raison de lier la notion de singularité initiale temporelle (le commencement du temps) à la notion théologique de création ni de refuser cette dernière sous prétexte que certains modèles d'Univers possèdent un passé temporellement infini. Lemaître était en outre particulièrement bien placé pour effectuer cette distinction «création-commencement» parce que, contrairement à ce que l'on laisse souvent sous-entendre, son premier modèle d'Univers31 (qui porte maintenant le nom d'Univers d'Eddington-Lemaître) n'avait ni commencement ni fin temporels. Pour autant que l'on en puisse juger, la motivation de ce travail capital de Lemaître n'a rien à voir avec des préoccupations religieuses ou métaphysiques. Il s'agissait pour lui de construire une sorte d'interpolation entre le modèle d'Univers statique et massif d'Einstein et celui de de Sitter qui était en expansion mais de masse nulle. De même, la motivation profonde de la théorie de l'atome primitif se situe exclusivement dans le prolongement d'exigences théoriques issues de la mécanique quantique et de la thermodynamique et certainement pas dans le sillage de réflexions métaphysiques ou religieuses32. C'est probablement la remarque cinglante d'Einstein, renforcée plus tard par celle des défenseurs de la théorie de la création continue de matière (Bondi-Hoyle-Gold)33, qui vont déterminer Lemaître à préciser, par opposition, sa propre interprétation de la distinction 31 G. Lemaître, Un univers homogène de masse constante et de rayon croissant rendant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extra- galactiques, in Annales de la Société Scientifique de Bruxelles, t. 47, 1927, p. 49-59. Réédité dans Georges Lemaître et l'Académie royale de belgique: Œuvres choisies et notice biographique (Avant-propos de Ph. Roberts-Jones), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1995, p. 11-22. 32 Cela se comprend aisément en lisant les contributions suivantes: G. Lemaître, The beginning of the world from the point of view of quantum theory, in Nature, t. 127, 1931, p. 706; L'hypothèse de l'atome primitif: Essai de cosmogonie (Préface de F. Gonseth) suivi de L'hypothèse de l'atome primitif et le problème des amas de galaxies: Rapport présenté par G. Lemaître au onzième conseil de physique Solvay, juin 1958 et de Georges Lemaître et son œuvre. Bibliographie des travaux de Georges Lemaître par O. Godart, Bruxelles, Culture et Civilisation, 1972, p. 84-86 et p. 155: «Si donc par la pensée, on veut essayer de remonter le cours des temps, on doit s'attendre à trouver jadis l'énergie concentrée en un nombre moindre de quanta. La condition initiale doit être un état de concentration maximum. C'est en essayant de formuler cette condition qu'a germé l'idée de l'atome primitif. Qui sait si l'évolution des théories du noyau ne permettra un jour de considérer l'atome primitif comme un quantum unique?» Nous reviendrons en détail sur ce point dans les lignes qui suivent. 33 Cf. A. Deprit, Les amusoires de Monseigneur Lemaître, p. 218-219.
G. LEMAÎTRE: LA COSMOLOGIE ET LA FOI 39 entre création et commencement de l'Univers. Cette interprétation est fondée sur un concept original forgé par le cosmologiste louvaniste, le commencement naturel3* de l'Univers, que nous allons expliciter maintenant. Comme le dit Lemaître lui-même35: «L'hypothèse d'un commencement naturel du monde (...) s'oppose à celle de création surnaturelle»36. Ce concept de «commencement naturel» appartient donc strictement au domaine de la science. Si nous essayons de penser la «création surnaturelle» ex nihilo au moyen de catégories physiques, nous introduisons nécessairement des incohérences dans notre discours scientifique. Lemaître montre cela en expliquant que l'état de l'Univers physique à un instant donné (même celui que l'on voudrait improprement appeler le «moment de la création») présuppose toujours la donnée d'un système physique préalable qu'il appelle le «pré-monde» car il n'y a pas d'explication physique «à partir de rien»37. Or, l'affïrma- 34 Ce concept apparaît de manière explicite dans L'hypothèse de l'atome primitif et le problème des amas de galaxies, p. 8. Il est déjà évoqué dans les notes qui ont servi à Lemaître pour préparer sa conférence au Foyer Culturel de Lille (29-02-1952) et dans celles qui ont servi de base à sa conférence intitulée: «L'étrangeté de l'Univers» (Cf. G. Lemaître, L'étrangeté de l'Univers, in La Revue Générale Belge, t. 96, 1960, p. 1- 14; une définition de ce commencement naturel apparaît p. 13). Ces différentes notes manuscrites sont extraites d'un carnet inédit conservé aux Archives Lemaître de Lou- vain-la-Neuve (annoté par Gilbert Lemaître en 1995). Le concept de commencement naturel apparaît aussi dans le manuscrit intitulé The expanding universe destiné à «L'Encyclopédie catholique japonaise» et qui ne fut publié qu'en 1985 (M. Heller & O. Godart, The expanding universe: Lemaître' s unknown manuscript, Tucson, Pachart Publishing House, p. 47). Ce manuscrit n'est pas daté. Heller et Godart font l'hypothèse, plus ou moins plausible, que celui-ci a du être écrit au début des années quarante. 35 G. Lemaître, Univers et Atome. 36 Ceci peut être rapproché d'un passage du manuscrit The expanding universe {op. cit., p. 47): parlant de l'événement physique qui marque les tout premiers moments de l'Univers, Lemaître affirme: «We may speak of this event as of a beginning. I do not say a création. Physically it is a beginning in that sensé that if something has happened before it has no observable influence on the behaviour of our universe, as any feature of matter before this beginning has been completely lost by the extrême contraction at the theoretical zéro. Ail pre-existence of the universe hâve a metaphysical character. Physically every thing happens as if the theoretical zéro was really a beginning. The question if it was really a beginning or rather a création: something starting from nothing, is a philosophical question which cannot be settled by physical or astronomical considérations». 37 Cette critique est tout à fait intéressante pour nous aujourd'hui. En effet, certaines théories qui veulent éviter la singularité initiale (le Big Bang) ont recours à un scénario qui engendre l'Univers à partir du «vide quantique». Ainsi, les vulgarisateurs se sont cru autorisés à parler à ce propos de «création ex nihilo». Or ceci n'a pas de sens car le «vide quantique» n'est pas un néant matériel. C'est au fond un
40 D. LAMBERT tion d'une «création» rabattue sur le plan de la seule physique reviendrait à nier l'existence de ce «pré-monde», ainsi que l'exprime très nettement Lemaître38: «Affirmer la création c'est dire que ce prémonde dont le monde réel aurait pu provenir est une fiction. En réalité le monde a été créé de rien, ce pré-monde n'a pas existé. On peut exprimer ceci en disant que la création n'est pas une notion naturelle». Après avoir montré l'indépendance du «commencement naturel» par rapport à toute notion théologique, Lemaître précise par quelles voies théoriques ce genre de «commencement» est introduit en physique. Si nous considérons tout d'abord la relativité générale, nous voyons que certains modèles d'Univers peuvent avoir des singularités correspondant à un «rayon» de valeur nulle. En ce «point», la taille de l'Univers ne peut plus diminuer et les lois de la physique semblent s'arrêter (ou commencer) ainsi, comme le signale Lemaître39: «Une valeur nulle du rayon de l'espace introduit un commencement naturel». Si nous considérons ensuite la thermodynamique jointe à la mécanique quantique, nous voyons que l'énergie est distribuée sous forme de «paquets discrets», les quanta. De plus la multiplication des quanta correspond en fait à l'augmentation de l'entropie c'est-à-dire de la quantité de désordre présente dans le système physique considéré. Donc40: «L'augmentation de l'entropie qu'exprime le second principe ou la dégradation de l'énergie c'est la pulvérisation de l'énergie». Si nous remontons le cours du temps, l'entropie diminue et il doit exister un moment où celle-ci est rigoureusement nulle. Cette situation correspond à un état où l'Univers n'est formé que d'un seul quanta. Il s'agit donc du minimum absolu du processus de fractionnement de l'énergie et il n'est plus possible de concevoir un état antérieur d'entropie plus basse. Nous obtenons dès lors un commencement naturel de l'Univers qui, dans ce cas particulier, est aussi le commencement de la multiplicité41. «pré-monde» au sens de Lemaître, qui n'est autre que l'état énergétique fondamental de l'Univers. 38 G. Lemaître, Univers et Atome. 39 Ibid. 40 Ibid. Ce point est expliqué en grand détail par Lemaître dans L'hypothèse de l'atome primitif, p. 84-86 et dans L'Univers, Louvain, Nauwelaerts, 1951, p. 57-72. 41 Cet aspect de l'œuvre de Lemaître a été analysé philosophiquement par Jean Ladrière dans son article: La portée philosophique de l'hypothèse de l'atome primitif», in Mgr Lemaître savant et croyant, p. 76-79.
G. LEMAÎTRE: LA COSMOLOGIE ET LA FOI 41 On comprend donc que la notion de commencement naturel de l'Univers n'a rien à voir avec une quelconque notion théologique. Elle est liée simplement à des «horizons» du langage, c'est-à-dire à des frontières théoriques au-delà desquelles certains concepts sont complètement dépourvus de sens42. Les caractérisations du commencement naturel en termes de singularité initiale ou d'entropie minimale sont, nous dit Lemaître43, «contenues dans l'hypothèse de l'atome primitif. Atome au sens étymologique du mot. Paquet quan- tique unique, simplicité parfaite coïncidant avec le zéro initial du rayon de l'espace de telle façon que la pulvérisation, la désintégration de l'atome remplisse de ses fragments d'une manière uniforme l'espace elliptique dès la naissance de son rayon». L'hypothèse de l'atome primitif n'est donc fondée sur aucune conception ou motivation théologiques. Georges Lemaître l'a rappelé clairement lors du Congrès Solvay de 195844 et en 1963 il est même allé jusqu'à dire que45: «l'hypothèse de l'atome primitif est l'antithèse de la création surnaturelle du monde». Il est intéressant de signaler ici qu'Eddington qui, par ses considérations sur l'entropie de l'Univers, stimula les premières réflexions de Lemaître sur l'atome primitif46, n'accepta jamais celles-ci. L'astronome de Cambridge estimait en effet que47 «Les considéra- 42 La notion de zéro absolu de température constitue un bon analogue de ce genre de frontière. On ne peut plus descendre en-dessous du zéro absolu car cela n'a plus de sens physique. La température est en effet liée à un mouvement de particules et le zéro absolu correspond à une «immobilité» des particules. 43 G. Lemaître, Univers et Atome. 44 G. Lemaître, L'hypothèse de l'atome primitif et le problème des amas de galaxies, op.cit., p. 9.: «Personnellement j'estime qu'une telle théorie (celle de l'atome primitif) reste entièrement en dehors de toute question métaphysique ou religieuse». En réalité déjà le 15-01-1934, lors de son discours de remerciement pour la réception de la «Médaille Mendel» décernée par le Villanova Collège (Université catholique aux USA tenue par des augustins), Lemaître affirmait l'indépendance de sa théorie de l'atome primitif par rapport au discours théologique (O. Godart, Monseigneur Lemaître, sa vie, son œuvre (notes de A. Deprit), in Revue des Questions Scientifiques, t. 95, 1984, p. 155-181; cf. p. 174). 45 G. Lemaître, Univers et Atome. Cette affirmation est sans doute un peu forcée et à mettre sur le compte de l'irritation du cosmologiste face à la mauvaise foi de ses opposants, car si l'hypothèse de l'atome est indépendante logiquement de toute nécessité théologique (Cf. Congrès Solvay, 1958), elle ne peut en être l'antithèse. 46 O. Godart, Monseigneur Lemaître, sa vie, son œuvre (notes de A. Deprit), p. 167. 47 A. Eddington, L'Univers en expansion (traduit de l'anglais par J. Rossignol), Paris, Hermann, 1934, p. 71. Dans le même ouvrage Eddington affirme: «Puisque je
42 D. LAMBERT tions sur le commencement des choses échappent presque au raisonnement scientifique. Nous ne pouvons donner de raisons scientifiques pour affirmer que le monde ait été créé d'une manière plutôt que d'une autre. Mais je suppose que nous avons tous sur ce sujet quelque sentiment esthétique». Ce passage est intéressant, car on voit bien que la volonté qui animait Eddington de bien séparer la science de toute autre considération (métaphysique ou religieuse), risque ici de limiter la recherche scientifique. En effet, en reléguant, contrairement à ce que fait Lemaître, la question du commencement dans un domaine extérieur à la science, celui de l'expérience esthétique personnelle et subjective48, il se prive de l'analyser en profondeur. Or c'est de cette analyse qu'est précisément sortie la théorie du big bang qui est largement confirmée aujourd'hui au niveau expérimental. Au fond, Eddington fait ici la confusion dénoncée plus haut entre commencement et création49. Il se prive alors de la stimulation que pourrait exercer un imaginaire esthétique, métaphysique ou même théologique sur le développement de sa science et celle-ci s'en appauvrit corrélativement. Nous atteignons ici un aspect conceptuellement important en ce qui concerne les rapports entre la science et la théologie. En effet, on voit bien qu'il est nécessaire de bien distinguer les deux domaines non seulement pour respecter leur autonomie et leur richesse propres mais aussi et peut-être surtout pour ne pas se priver d'une résonance entre les deux «univers» — qui s'évanouirait s'ils ne puis éviter d'introduire cette question d'un commencement, j'ai l'impression que la théorie la plus satisfaisante serait celle pour laquelle ce commencement ne serait pas d'une soudaineté trop inesthétique» (p.72) et «Lemaître ne partage pas mon idée d'une évolution à partir de 'l'état Einstein' (univers statique de rayon non-nul). Sa théorie du commencement est une théorie en feu d'artifice pour employer l'expression de l'auteur lui-même» (p.76). 48 Selon André Deprit (in O. Godart, Monseigneur Lemaître, sa vie, son œuvre, p. 167), cette attitude est probablement liée à ses convictions de quaker: «Un quaker n'admet pas qu'on lui impose d'autorité une interprétation de la Bible; qui plus est, Eddington a ses raisons personnelles de rejeter l'idée qu'à un moment donné du temps l'Univers tel que nous le connaissons aurait été créé de rien. Il ne s'en explique pas, car, fidèle aux enseignements de Georges Fox, il désire laisser à chacun le privilège d'éprouver cette expérience mystique unique qu'est l'interprétation personnelle de la Bible». 49 De nombreux passages du livre L'Univers en expansion, p. 71-78, portent la trace de cette confusion. Alors qu 'Eddington vient de parler de modèles purement mathématiques d'Univers, il affirme, par exemple, en guise de conclusion: «Et maintenant abandonnons la Création pour revenir à des problèmes sur lesquels il nous est possible d'avoir quelques renseignements» (p. 77).
G. LEMAÎTRE: LA COSMOLOGIE ET LA FOI 43 étaient identifiés purement et simplement - qui s'avère très souvent fructueuse pour stimuler les réflexions dont ils sont le siège. Distinguer les deux domaines, ne revient donc pas à les isoler hermétiquement comme si l'un n'avait rien à apporter à l'autre, mais bien plutôt à les articuler correctement. On peut donc se réjouir que Lemaître n'ait pas suivi, sur ce point précis, les traces de son maître de Cambridge, nous aurions été privés de cette conception du commencement naturel de l'univers qu'est l'atome primitif. 3. Par les deux chemins vers le Dieu caché Si l'on se base sur les divers documents qui sont à notre disposition, on voit nettement que Lemaître précise et fixe sa conception des rapports entre la science et la religion durant les années trente. Les influences combinées d'Eddington et d'Einstein, que nous venons d'analyser, forcent le jeune prêtre à revoir les conceptions qui étaient les siennes à la Maison Saint-Rombaut et l'occasion lui est vite donnée d'exprimer ses nouvelles idées dans les nombreuses conférences et interviews que lui demandent les cercles universitaires ou culturels et les journaux lors de ses séjours aux États-Unis50. En 1933, Lemaître a complètement intégré la distinction faite par Eddington entre la science et la foi51. Il ne peut donc y avoir aucun conflit entre la science et la religion. Bien entendu, il faut quand même expliquer l'existence de certains points d'accrochage dans l'histoire de l'Église, l'affaire Galilée par exemple. Pour Georges Lemaître, comme pour Pierre Duhem52 avant lui, l'affaire Galilée provient de ce que ce dernier a outrepassé ses compétences53: «In a word, he (Galilée) was another scientist who did not understand the 50 Pour une liste de ces séjours aux États-Unis, cf. J-F. Stoffel, Mgr Georges Lemaître. Bio-bibliographie, in Mgr Georges Lemaître, savant et croyant, p. 145- 220. 51 D. Aikman, Lemaître follow s two paths to truth. The famous physicist, who is also a priest, tells why he finds no conflict between science and religion, in New York Times Magazine, 19-02-1933, p. 3 et 18. 52 II est intéressant de noter que la vision conventionnaliste de Duhem n'est pas tellement éloignée de l'idéalisme d'Eddington. Pour les deux scientifiques, la science est complètement distincte d'une métaphysique parce que la première ne décrit pas l'Univers tel qu'il est mais bien plutôt les modèles qui représentent le monde tel qu'il est pour nous, tel qu'il nous apparaît au travers des «grilles» que nous nous sommes données a priori. 53 D. Aikman, Lemaître follow s..., p. 18.
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