Textes, lecteurs et machinae mnémotechniques dans la philosophie de Giordano Bruno - OpenEdition Journals

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Methodos
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Textes, lecteurs et machinæ mnémotechniques dans
la philosophie de Giordano Bruno
Texts, readers and mnemotechnics’ machinæ in Giordano Bruno’s philosophy

Alberto Fabris

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/methodos/7270
DOI : 10.4000/methodos.7270
ISSN : 1769-7379

Éditeur
Savoirs textes langage - UMR 8163

Référence électronique
Alberto Fabris, « Textes, lecteurs et machinæ mnémotechniques dans la philosophie de Giordano
Bruno », Methodos [En ligne], 20 | 2020, mis en ligne le 18 février 2020, consulté le 31 mars 2020. URL :
http://journals.openedition.org/methodos/7270 ; DOI : https://doi.org/10.4000/methodos.7270

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Textes, lecteurs et machinæ mnémotechniques dans la philosophie de Giordano B...   1

    Textes, lecteurs et machinæ
    mnémotechniques dans la
    philosophie de Giordano Bruno
    Texts, readers and mnemotechnics’ machinæ in Giordano Bruno’s philosophy

    Alberto Fabris

    Réécriture et création : lire à la Renaissance
1   La relation entre un texte et son lecteur ne dénote jamais un geste statique et purement
    réceptif : chaque (re)lecture donne vie au réseau intertextuel qui devient partie
    intégrante du texte lui-même. En outre, elle ne peut être identique d’une époque à
    l’autre : la culture, les supports et les conditions matérielles sont seulement quelques-
    unes des variables qui déterminent le rapport texte-lecteur. Si cet aspect a été au
    centre de la définition de « classique » proposée par Italo Calvino 1, il acquiert une
    importance particulière quand l’on s’intéresse aux auteurs de la Renaissance. Qu’on ait
    affaire à des sources politico-juridiques, théologiques, philosophiques ou littéraires, il
    est nécessaire de considérer écriture et lecture comme des pratiques qui font interagir
    et qui résemantisent à chaque fois les figures convergentes d’auteur, commentateur et
    lecteur. Les exemples en sont multiples. Machiavel, secrétaire de la chancellerie
    florentine, connaît et maîtrise les codes des grands juristes et de leurs commentateurs
    qui constituent des références fondamentales pour interpréter son lexique et ses
    arguments2. L’antiaristotélisme acharné de Giordano Bruno et de Tommaso Campanella
    s’abreuve à l’Aristoteles latinus inséparable des commentaires d’Averroès et de Thomas
    d’Aquin. Les octaves de la Jérusalem délivrée cachent l’immense bibliothèque de
    Torquato Tasso qui propose continuellement au lecteur des itinéraires souterrains et
    variables dans son poème, ouvert à une lecture créative et jamais définitive. Toute
    écriture se présente ainsi comme une relecture qui jette un pont entre texte(s) et
    contextes et réinterprète les uns à la lumière des autres. Pendant son voyage en Italie,
    Michel de Montaigne s’étonnait de voir comment les vers de l’Arioste, mis en musique,

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    étaient chantés par les gens du peuple et devenaient ainsi des phrases proverbiales. De
    la même façon, dans le jeu des sorts, très aimé à l’époque, il était question d’adapter des
    strophes tirées au hasard d’un livre (souvent le Roland Furieux) à l’un des participants.
    Giordano Bruno raconta comment, pendant son noviciat au couvent de S. Domenico
    Maggiore de Naples, on lui avait attribué l’octave « d’ogni legge nemico e d’ogni fede » que,
    plusieurs années après, il avait reconnu comme particulièrement conforme à son
    destin3. Dans ce témoignage du philosophe italien, son parcours biographique et
    intellectuel est présenté comme une relecture/récriture du vers ariostesque. Loin de
    rester confinée aux livres, la lecture – comme Montaigne ne cesse de le répéter – est un
    véritable acte d’« assimilation cannibale » qui transfère la page écrite au vécu, et vice-
    versa.
2   Dans les dernières années, nous avons assisté à un grand développement des
    recherches sur les pratiques de lecture aux XVIe et XVIIe siècles. Les études de Jean
    Starobinski, Lina Bolzoni et Corrado Bologna ont montré à quel point la lecture à la
    Renaissance est une activité intimement « fantastique4 » (toute connaissance se joue
    dans la phantasia), qui lie étroitement paroles et images, et les associe dans un libre jeu
    de mémoire et d’inventio. Si un auteur comme Montaigne fluidifie au maximum les
    frontières entre écrivain, texte et lecteur (les Essais, comme Starobinski l’a montré, sont
    constitutivement en mouvement), la production philosophique et littéraire de Giordano
    Bruno (1548-1600) est traversée par un questionnement constant sur les implications
    réciproques entre texte et lecteur – l’un se construisant systématiquement par rapport
    à l’autre. Figure tardive de la Renaissance, ce dominicain apostat en est à la fois l’un des
    protagonistes les plus emblématiques, excentriques et difficiles à cataloguer autrement
    qu’à travers l’adjectif qu’il choisit toujours pour définir sa propre philosophie :
    brunienne5. Lecteur attentif et « infidèle » des textes fondamentaux de son temps (de la
    tradition aristotélicienne et scolastique, aux écrits magiques et mnémotechniques de
    Paracelse et de Lulle, aux œuvres d’Érasme), Bruno traverse l’Europe et, sous l’influence
    de contextes différents, il donne des déclinaisons multiples à une pensée qui nous
    semble profondément unitaire et qui, du reste, s’exprime seulement sur une dizaine
    d’années (il est arrêté en 1592, avant d’être exécuté en 1600). Si la longue errance
    (1576-1592) à travers des environnements politiques et religieux très différents l’oblige
    à emprunter des chemins de grand intérêt pour l’historien de la philosophie, cela
    atteste aussi l’incompatibilité de son message avec la plupart des contextes culturels de
    son temps. Ainsi, les tensions et les convergences entre un grand nombre de traditions,
    toujours présentes dans ses écrits, rendent tangible son effort d’adapter sa pensée aux
    situations dans lesquelles elle devait s’exprimer. Lire Bruno signifie donc suivre le
    philosophe dans un exercice constant de relecture et de réinterprétation des auteurs
    qu’il choisit de temps en temps comme interlocuteurs6. Pour cette raison, le titre d’
    Académicien de nulle Académie arboré au début de la pièce théâtrale Le Chandelier 7, au-
    delà de sa valeur polémique, met en question quelque chose de plus profond : le sens
    même de tradition comme dogme et patrimoine défini une fois pour toute. Pour le
    philosophe de Nola, sources et auteurs (même ceux envers lesquels il manifeste sa plus
    grande admiration) sont le champ d’une confrontation toujours en acte dans laquelle
    naît la philosophie comme pratique toujours ouverte et jamais renfermable dans une
    Summa ou dans un système.
3   L’œuvre de Giordano Bruno définit ainsi de façon extrêmement éloquente le moment
    de transformations profondes qu’est la Renaissance tardive, tout en restant un cas

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    unique et particulier dont la postérité demeure toujours difficile à tracer 8. Cependant,
    dans un recueil d’études consacré à la lecture, nous avons choisi de nous concentrer
    précisément sur cet auteur car il nous semble non seulement confier au lecteur ce
    potentiel créatif bien décrit par Bolzoni9, mais aussi parce que, pour ainsi dire, il établit
    un lien très profond entre la philosophie et ses lecteurs. Si auteurs et lecteurs partagent
    tout au long de la Renaissance le rôle actif et la pratique combinatoire qui font du texte
    un élément fluide et ouvert – grâce au jeu de l’imitatio10 et au statut de la mémoire – à
    une lecture qui dévient réécriture et création11, Bruno semble aller encore plus loin.
    Texte et lecteur s’impliquent réciproquement étant l’un l’horizon de l’autre. Dans de
    nombreuses situations, le penseur napolitain avait violemment attaqué des sciences
    purement livresques qui ne savaient être rien d’autre que lettre morte ou pur débat
    académique. Au contraire, Giordano Bruno bâtit sa relation avec le lecteur sur une
    profonde exigence de vérité car, durant le « siècle de la dissimulation 12 », sa
    philosophie est plus que jamais une volonté de renouvellement de l’homme. La lecture
    n’est donc jamais un acte neutre ou indifférent car un lecteur dépourvu peut se
    retrouver piégé et emprisonné par un auteur, et devenir ainsi un « livre ambulant »
    (selon une formule brillante qu’il utilise pour définir les pédants aristotéliciens dans
    son De umbris idearum). Parmi les multiples formes de magie identifiées à la Renaissance
    (à savoir d’opérations accomplies sur et à travers des images-phantasmata 13), l’écriture
    (dans ses déclinaisons multiples) est l’une des plus puissantes. Des peintures de
    Botticelli aux fresques de Fra Angelico ou aux images christologiques flamandes, de l’
    Idea del Theatro de Giulio Camillo aux Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, peu importe
    le support matériel : toute forme d’écriture produit des images qui s’impriment dans
    l’âme. Bruno lui-même, d’ailleurs, reconnaît explicitement l’analogie entre philosophie,
    poésie et peinture dans le Sigillus sigillorum, une œuvre mnémotechnique visant à
    imprimer la Vicissitude14 incessante du réel dans l’âme humaine :
         « Les philosophes sont de quelque façon peintres et poètes, les poètes peintres et
         philosophes, les peintres philosophes et poètes. Ainsi les vrais poètes, les vrais
         peintres et les vrais philosophes se préfèrent les uns avec les autres et ils
         s’admirent réciproquement15 ».
4   Une œuvre littéraire se vivifie seulement si elle se transfère dans la chair et dans
    l’esprit du lecteur à travers un exercice d’assimilation que l’on retrouve aussi dans les
    pratiques médiévales de lecture16. Au lieu de nous concentrer sur la figure de « Bruno
    lecteur » (déjà au centre de nombreuses études17), nous avons préféré porter notre
    attention sur la place que ses propres textes attribuent à un lecteur qui constitue un
    élément essentiel au déploiement de sa pensée et qui, à son tour, se construit dans une
    relation étroite avec la parole philosophique. La comédie italienne Chandelier (1582)
    nous invite à réfléchir sur la spécificité d’une pièce conçue pour « être représentée »
    dans l’imagination fantastique18 du lecteur, qui se révèle ainsi une faculté active. Ce
    dernier, à la fois lecteur et spectateur, se retrouve même sur scène à la fin, devenant
    ainsi support matériel et personnage d’une des comédies les plus énigmatiques de la
    Renaissance. De la même manière, dans le dialogue introductif du Cantus Circæus (1582)
    le lecteur apparaît soudainement dans le palais de Circé avec un livre qui ne cesse
    jamais de basculer entre sa dimension de texte écrit et celle de lieu textuel, donc
    d’espace de la mémoire19.

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    Le Chandelier
5   Publié en 1582 à la fin du séjour parisien de notre auteur, le Chandelier se déroule à
    Naples, ville (et véritable locus memoriæ) qui devient l’emblème de la mutation
    incessante des choses au sein de la matière infinie 20. Surgi du chaos phantasticus de
    l’imagination – puissance étroitement liée au vitalisme de la matière à la base de la
    philosophe de Bruno –, Naples est animé par la même puissance créatrice et peut ainsi
    devenir le cadre d’un véritable theatrum mundi21. Si l’on pouvait faire confiance à
    l’inscription qui apparaît au frontispice – « comédie de Bruno de Nola » — les choses
    seraient très simples. Il suffit toutefois de lire les deux phrases suivantes pour
    comprendre que, dorénavant, toute certitude doit s’apprêter à être mise en question.
    L’auteur de la comédie se présente en fait comme « Académicien de nulle Académie, dit
    l’Ennuyé » et introduit son travail par la devise « In tristitia hilaris, in hilaritate tristis ». Le
    registre comique, dès le début, semble inséparable de sa source tragique conformément
    à la doctrine de Nicolas de Cues de la coincidentia oppositorum ou au topos, très récurrent
    à la Renaissance, du Democritus ridens, Heraclitus flens. Pièce brillante ou drame sombre,
    dans le Chandelier « comédie et tragédie se montr[ent] ensemble 22 » l’une n’étant pas
    possible sans l’autre. La pièce entière, à vrai dire, oscille constamment entre
    affirmation et déni car chaque élément, après avoir été annoncé, est progressivement
    déconstruit. Ainsi, les trois protagonistes principaux (Mamfurio, Bonifacio et
    Bartolomeo), en dépit de leur richesse et de leur position sociale, vont inéluctablement
    vers leur perte, étant incapables de « lire » le monde et d’adapter leurs actions au
    rythme23 immanent aux choses. Un cas exemplaire est celui de Mamfurio : le maître de
    grammaire qui s’habille avec une robe professorale, exhibant un savoir pédant et
    stérile, est privé des symboles de son statut par des gens du peuple qu’il méprise.
    Dépourvu des vêtements qui cachaient la nullité de son être, il est arrêté par des
    voleurs déguisés en gendarmes.
         « Mamfurio : […] Et cessez de me frapper, quia conquerar : est-ce une manière de
         traiter des hommes de science, des professeur éclairés ?
         Sanguino : Mensonges : tu n’as ni l’aspect ni l’allure d’un professeur (vlan, vlan).
         Mamfurio : Je vais vous réciter cent vers du poète Virgile ; aut, per capita, toute
         l’Enéide. Selon certains, le premier chant commence par : « Ille ego qui quondam » ;
         selon d’autres, qui attribuent ces vers à Varius, il a pour début « Arma virumque
         cano » ; au deuxième chant, on trouve : « Conticuere omnes » ; au troisième : «
         Postquam des Asiae » ; au quatrième : « At regina gravi » ; au cinquième : « Tu quoique
         littoribus nostris » ; au sixième : « Conticuere omnes » …
         Sanguino : Tu ne nous abuseras pas, minable, avec ces mots latins, appris pour la
         circonstance. Tu n’as aucune instruction : si tu étais lettré, tu ne serais pas truand. 24
          »
6   Le dialogue entre les personnages tourne autour du hiatus entre intériorité et
    extériorité qui est l’un des axes thématiques de la pièce. Une fois habillé en gendarme,
    même un voleur peut assurer la justice et un ignorant, pourvu qu’il maîtrise un certain
    jargon, peut se faire passer pour savant. Le déconstructionnisme du Chandelier se situe
    précisément à ce niveau car la comédie — véritable mise en scène de la philosophie de
    Bruno – est une représentation du temps de la vicissitude :
         « Le temps ôte tout et donne tout ; toutes choses se transforment, aucune ne
         s’anéantit ; l’un seul est immuable, l’un seul est éternel et peut demeurer
         éternellement un, semblable et même. — Avec cette philosophie, mon esprit prend
         une autre dimension et mon intellect se magnifie. Ainsi donc, en quelque point que
         se situe mon attente de ce soir, si la mutation s’avère, moi qui suis dans la nuit

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         j’attends le jour ; ceux qui sont dans le jour n’attendent que la nuit. Tout ce qui est
         ne peut être qu’ici ou là, près ou loin, maintenant ou ensuite, tôt ou tard. 25 »
7   Les trois personnages principaux de la pièce n’incarnent en réalité qu’un seul vice,
    réunissant trois formes de violence contre la nature : un amour absurde et égoïste, un
    savoir éloigné des choses réelles et une idolâtrie pour la richesse. Bonifacio espère
    gagner l’amour d’une prostituée à travers la magie, Bartolomeo recourt à l’alchimie
    pour s’enrichir sans travail et Manfurio, qui méprise à la fois les femmes et le peuple,
    n’aime que son savoir abstrus et livresque. Naples, espace symbolique de la
    représentation et emblème de la culture urbaine du XVIe siècle, est cependant la
    machina-monde26 qui réalise, à travers le concours de protagonistes multiples, l’œuvre
    de la vicissitude. Cela semble en fait correspondre beaucoup plus à la morale des classes
    populaires, toujours conscientes du caractère éphémère des choses et de l’opportunité
    de saisir le bon moment, qu’à la vision du monde solipsiste et abstraite de Bonifacio,
    Bartolomeo et Manfurio.
8   La nature « spatiale » de la comédie est une question très compliquée, centrale pour
    définir le rapport du Chandelier avec son public de lecteurs/spectateurs. Le livre se
    présente à la fois comme une pièce théâtrale, comme une ville ouverte sur le monde
    (qui tend constamment à envahir la scène) mais aussi comme un lieu de mémoire 27 et
    comme un « vieux bateau » sorti de l’abîme du chaos. Cette image, au-delà de ses
    implications comiques dans la représentation, est riche de références à la pensée
    spéculative de son auteur et à la culture mnémotechnique (toujours implicite dans les
    processus créatifs) que Bruno partageait avec d’autres théoriciens et artistes de son
    temps28. Au début du livre, avec un effet de retard sur l’action dramatique, le Prologue
    lui-même, en forme de dramatis persona, dénonce que la structure « si diablement
    compliqué[e]29 » de la pièce et l’indisponibilité des acteurs risquent de compromettre
    l’exécution de la comédie. Le Chandelier est ainsi comparable à une épave tirée du fond
    de la mer, un « vaisseau fantôme » animé par une étrange force.
         « « […] ce vieux ponton disloqué, disjoint et mal calfaté ! À croire qu’on l’a extrait
         du fond de l’abîme avec force crochets, grappins et crampons : il fait eau de partout,
         il est tout dégoudronné. Et c’est ça qui veut prendre la mer, gagner le large ? Sortir
         de ce havre sûr qu’est notre Mantracchio ? Quitter le grand Môle de Naples ? 30 »
9   L’horizon du Chandelier est ainsi l’espace liquide de la mer, un non-lieu qui sépare et
    unit, qui prend et qui donne à nouveau31. Quelques pages auparavant, dans la dédicace,
    Bruno avait comparé le Chandelier à la lumière qui, quoique faible, était en mesure
    d’éclairer les ténèbres d’un « siècle malheureux ». Exilé en terre étrangère, l’auteur
    l’offrait ainsi à la mystérieuse Morgana32 dont il était séparé par un « grand chaos 33 ».
    La comédie devenait ainsi l’instrument capable de traverser le vaste chaos qui séparait
    Naples-Morgane du philosophe, ainsi qu’une œuvre en mesure de « jeter quelque
    lumière sur certaines Ombres des idées34 », un compliqué traité mnémotechnique aux
    fortes implications ontologiques, publié par Bruno la même année. Comme il advient
    constamment avec l’écriture silénique35 de Bruno, chaque élément, même quand il
    plonge dans le registre comique ou quand il se construit sur le modèle d’un topos
    conventionnel, peut renvoyer au cœur de sa pensée philosophique. La référence au
    chaos, en lien avec le De umbris idearum, nous permet ainsi de comprendre que, tout en
    étant l’une des comédies les plus brillantes de la Renaissance, le Chandelier est aussi une
    réflexion philosophique de premier ordre. Élément central dans des œuvres
    mnémotechniques comme les Ombres des idées ou la Lampe des trente statues, le chaos est
    ce qui précède toute détermination tout en étant immanent à la pensée. À cet égard,

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     dans la Lampas (traité tardif que Bruno n’eut jamais le temps de publier), le Chaos (avec
     Orcus et Nox) est l’un des infigurabilia qui précède l’exposition des éléments concevables
     par l’imagination. Défini aussi totum indistinctum ou sine ordine varietas, le chaos est
     impénétrable par la pensée tout en étant la force vitale qui détermine un processus
     incessant de multiplication de l’unité dans une multiplicité infinie de formes. Conscient
     des risques qu’un tel rapprochement peut comporter, nous voudrions rappeler une
     observation de Deleuze et Guattari qui, dans Qu’est-ce que la philosophie ? 36, définissent
     Bruno comme l’un des philosophes qui avaient payé de leur vie l’injection dans le
     monde d’une dose d’immanence capable de porter atteinte à la transcendance de Dieu.
          « Le plan d’immanence est comme une coupe du chaos, et agit comme un crible. Ce
          qui caractérise le chaos, en effet, c’est moins l’absence de déterminations que la
          vitesse infinie à laquelle elles s’ébauchent et s’évanouissent : ce n’est pas un
          mouvement de l’une à l’autre, mais au contraire l’impossibilité d’un rapport entre
          deux déterminations, puisque l’une n’apparaît pas sans que l’autre ait déjà disparu,
          et que l’une apparaît comme évanouissante quand l’autre disparaît comme ébauche.
          Le chaos n’est pas un état inerte ou stationnaire, ce n’est pas un mélange au hasard.
          Le chaos chaotise, et défait dans l’infini toute consistance. Le problème de la
          philosophie est d’acquérir une consistance, sans perdre l’infini dans lequel la
          pensée plonge (le chaos à cet égard a une existence mentale autant que physique). 37
          »
10   Le chaos renvoie à la totalité indistincte du réel sur la surface de laquelle affleurent les
     éléments qui émergent et sombrent dans la nuit sans fond. Au début de la comédie,
     comme nous l’avons vu, le chaos se configure comme la force hostile qui se dresse entre
     l’auteur et son bien. D’une certaine façon, il est à l’origine de la pièce qui, sortie du
     chaos, maintient intacte la vitesse de l’infini et porte sur scène le rythme incessant de
     la vicissitude. Il y a, à notre avis, une certaine analogie entre le chaos qui anime le
     Chandelier et le chaos phantasticus que Bruno décrit dans les traités mnémotechniques
     auxquels il travaillait au même moment. Selon un postulat que le Nolain ne cesse jamais
     de répéter, le fini peut s’ouvrir à l’infini seulement en étant traversé par la puissance
     (dissolvante) du chaos qui ouvre toute forme (constitutivement limitée) à la totalité des
     possibles38. Source indistincte et réceptacle des formes, le chaos est ainsi un analogue
     de la matière et du potentiel créatif de la mémoire. À cet égard, nous pouvons peut-être
     trouver des indices de quelque intérêt au début du proprologue.
          « Je vous assure que la matière, le sujet, le mode, l’ordonnance et les circonstances
          différentes vous seront présentés en bon ordre et apparaîtront en bon ordre sous
          vos yeux ; ce qui est bien préférable à l’ordre d’un récit. Voici une sorte de toile, où
          l’on voit à la fois la trame et le tissu : comprenne qui veut comprendre, entende qui
          veut entendre.39 »
11   Plus qu’un simple récit, la structure « diablement compliqué[e] » du Chandelier est une
     question de « bon ordre », autrement dit, de dispositio. L’œuvre est ainsi la « toile » qui
     met sous les yeux du spectateur une succession d’événements qui, par son ampleur,
     offre une image adéquate du théâtre du monde. Dans le Chandelier, théâtre du monde et
     théâtre de la mémoire coïncident dans l’effort de représenter « la trame et le tissu » du
     réel, et de porter sur scène la dynamique qui anime la vicissitude incessante du réel.
     Comme une longue tradition d’études sur les mnémotechniques de la Renaissance l’a
     montré, les traités d’ars memoriæ n’avaient pas seulement pour but d’aider le lecteur à
     se souvenir des choses mais ils étaient souvent des machinæ pour façonner le sujet dans
     son for intérieur. Selon une image récurrente, l’âme était une substance malléable
     comme la cire sur laquelle on pouvait imprimer des images à travers des « sceaux ».

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     C’est ainsi que la pratique quotidienne des méditations proposée par Ignace de Loyola
     pouvait conformer le fidèle à l’image du Christ. D’une manière analogue, la scène du
     Chandelier présente au spectateur la grande image du monde, mais ne se contente pas
     de le faire abstraitement. L’univers de Giordano Bruno est l’infini où chaque point
     reflète la grande image du premier principe. Le fini peut signifier l’infini seulement s’il
     correspond au rythme immanent à l’infini, en d’autres mots, seulement à travers une
     vicissitude infinie de formes. La scène napolitaine de la taverne du Cerriglio par
     exemple, devient le microcosme à travers lequel le spectateur peut contempler l’image
     du macrocosme.
          « Les gens ont accouru en foule : les uns pour se goberger, les autres pour
          s’attrister, les uns en larmes, les autres hilares, les uns pour prodiguer des conseils,
          les autres des espérances, les uns tirant une mine comme ci, les autres une mine
          comme ça, les uns s’exprimant d’une façon, les autres tout autrement ; comédie et
          tragédie se montraient ensemble, certains carillonnaient et d’autres sonnaient le
          glas. En somme, si l’on veut savoir comment le monde est fait, on se devrait d’avoir
          été de la partie.40 »
12   Le Chandelier bascule encore une fois entre la dimension de pièce théâtrale et celle de
     machina-monde et, en défiant une fois de plus toute possibilité de représentation,
     transporte sur la scène l’humanité entière. Le voile de la fiction se déchire et l’œuvre de
     Bruno laisse transparaître ce chaos sur lequel elle avait pour un instant construit des
     formes. Des passages comme celui qui vient d’être cité montrent, à notre avis, que la «
     comedia del Bruno nolano » n’avait pas été conçue exclusivement pour être mise en scène
     (ou, du moins, cela n’était pas sa seule destination). L’entrelacement si compliqué, une
     structure qui défie non seulement les canons traditionnels, mais aussi toute possibilité
     de représentation, le passage sur la scène de foules entières : la scène du Chandelier est
     celle du théâtre intérieur du lecteur. La pièce prédispose ainsi à une lecture qui se fait
     fantasmagorie et qui permet au lecteur/spectateur d’intérioriser le rythme vital qui
     anime toute chose. La scène du théâtre coïncide ainsi avec l’espace de la ville (qui
     s’ouvre constamment sur le monde), avec le livre comme objet physique (qui au début
     prend aussi la parole) et avec l’espace intérieur du lecteur/spectateur. Les deux
     activités se trouvent ainsi unifiées dans une comédie qui demande au lecteur un rôle de
     plus en plus actif jusqu’à faire de son imagination le support agens d’« une sorte de toile
     […] où la trame et le tissu » se font ensemble. La fin de la pièce réserve cependant
     encore un « coup de théâtre » à un lecteur appelé à faire désormais partie de la
     représentation. Le déroulement du Chandelier déconstruit l’apparence extérieure de
     Bartolomeo, Bonifacio et Manfurio et la fait coïncider avec le vide de leur intériorité.
     Les trois personnages dépossédés, l’un de sa robe professorale, les autres de leurs biens
     et de leurs femmes, s’anéantissent au fur et à mesure que la pièce s’approche de sa
     conclusion alors que le lecteur/spectateur rentre soudainement sur scène.
          « Ascanio : Holà, maître Mamfurio, maître Mamfurio !
          Mamfurio : Qui est là, qui m’a reconnu ? qui m’a remarqué dans cette tenue et cette
          triste situation ? qui m’appelle par mon nom propre ?
          Ascanio : Laisse ces questions, qui n’ont que peu ou pas d’importance : ouvre les
          yeux, et regarde où tu es ; vois un peu où tu te trouves.
          Mamfurio : Quo melius videam, pour fortifier mon regard et affirmer l’acte de ma
          puissance oculaire, afin que l’acuité de ma pupille émette son rayon avec plus
          d’efficace le long de la ligne visuelle jusqu’à l’objet visible, et vienne ainsi à en
          introduire l’image dans le sens interne, idest à l’insérer par l’intermédiaire du sens
          commun dans la cellule de la faculté imaginative, je vais me coller mes besicles sur
          le nez. Oh, je vois la guirlande d’une foule de spectateurs.

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          Ascanio : N’avez-vous pas l’impression d’être dans une comédie ?
          Mamfurio : Ite sane.
          Ascanio : Ne vous croyez-vous pas sur scène ?
          Mamfurio : Omni procul dubio.
          Ascanio : À quel point voudriez-vous qu’en fût arrivée cette comédie ?
          Mamfurio : In calce, au point final : neque enim et ego risu ilia tendo.
          Ascanio : Alors, composez et donnez le plaudite.41 »
13   Après avoir mis ses lunettes, Mamfurio, qui jusqu’à ce moment avait été « aveugle »,
     s’aperçoit qu’il n’est qu’un personnage de comédie, une pure image faite de mots. De
     cette façon, il arrive à croiser le regard des spectateurs : public et acteurs se reflètent
     l’un dans l’autre et les frontières entre réel et fictif s’effondrent. La perspective du
     Chandelier a montré à ses lecteurs que, animée par une mutation infinie, toute forme se
     change « sur le dos42 » de la matière. Ayant intériorisé, grâce à cette représentation
     intérieure, la loi sous-jacente à l’infinie vicissitude des choses, le lecteur/spectateur
     peut comprendre ainsi qu’il n’est à son tour que l’un des masques multiples du théâtre
     du monde.

     Cantus Circæus
14   Nous venons de voir combien de métamorphoses sont imposées par Giordano Bruno à
     un texte qui se construit de façon très étroite avec son lecteur. Dans la tradition
     culturelle à laquelle le philosophe appartient, les livres ne sont pas des objets anodins
     mais de véritables agentes auxquels l’auteur confie un rôle performatif dans un contexte
     bien précis. Un livre, en effet, peut transformer le lecteur (c’est bien le cas d’une œuvre
     mnémotechnique), mais ce dernier peut aussi devenir à son tour livre. C’est le cas des
     détracteurs blâmés dans le De umbris idearum : « comblés comme ils sont par l’esprit
     d’Aristote, ils se réduisent à des livres qui parlent et qui marchent ». Cela ne sera que
     l’une des nombreuses transformations visant à conformer l’apparence physique des
     interlocuteurs à la qualité de leur âme. Contre ces livres en chair et en os, Hermès
     (personnage inspiré du dieu grec ainsi que d’Hermès Trismégiste) incite le De umbris
     lui-même à « entrer sur scène », conscient que chacun l’accueillera en fonction de la
     disposition de son esprit. Il y a autant de livres que de lecteurs car chaque
     interlocuteur, transformé par la lecture, transforme à son tour le texte. D’après une
     image récurrente dans ses écrits, Bruno arrive même à affirmer que, si certaines
     substances fortifient certains animaux et sont nuisibles pour d’autres, de la même
     manière une œuvre de bonne et vraie philosophie peut susciter les réprimandes des
     « bêtes qui vivent dans les ténèbres ». Le Cantus Circæus (1582) se présente comme la
     suite idéale du De umbris idearum. Comme dans le cas du Chandelier, le livre n’est pas
     l’anonyme support de la pensée du philosophe, mais il est à plein titre une imago agens,
     un personnage qui acquiert une vie autonome et qui instaure ses propres relations avec
     les autres personnages et avec le lecteur lui-même. Cette théâtralité, comme nous
     avons vu, n’est pas un simple expédient rhétorique mais une pratique qui – enracinée
     dans la vis phantastica du lecteur – peut réaliser cette forme d’autopoïèse que Bruno
     attribue à l’ars memoriæ.

      « Giordano au livre

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 Afin de voir la magicienne fille du grand soleil,
 En sortant des cachettes,
 Tu iras – ô livre – dans la demeure de Circé
 Qui occupe une région vaste.

 Tu t’apprêtes à voir les brebis bêlantes et les bœufs,
 Les pères des chevreaux sautillants,
 Tout le bétail champêtre
 Et tous les fauves sylvestres.

 Les oiseaux du ciel, avec des chants variés, parcourront
 La terre, les ondes et la mer.
 Les poissons te feront passer sans aucun souci,
 En silence, conformément à leur nature.

 Cependant, sois attentif quand tu t’approcheras de la maison
 À l’encontre des animaux domestiques :
 C’est alors que, à l’entrée du palais
 Recouvert de boue,

 Viendra vers toi le porc et, si tu t’approches trop
 Il te mordra, il te salira et il te piétinera
 Avec la boue, avec les dents et avec ses pattes ;
 nuisible avec son groin.

 Puis, sur le seuil, à l’entrée du porche
 Une meute de chiens oisifs
 T’importunera avec ses aboiements
 Et ses dents terribles.

 Si tu ne perds pas l’esprit par peur des morsures
 Et si les chiens n’ont pas crainte de ton bâton,
 Eux ne te mordront pas, et tu ne les frapperas guère :
 Poursuis car eux ne te l’empêcheront pas.

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      Une fois que tu auras réussi dans toutes ces épreuves grâce à ta persévérance,
      Parvenu à l’intérieur de la maison,
      Viendra vers toi l’oiseau solaire, le coq
      Pour t’emmener vers la fille du soleil.43 »

15   Il ne pourrait pas y avoir de meilleure façon d’introduire une œuvre qui, dès le début,
     « peint le passage » et la métamorphose. Le livre, celui que nous sommes en train de
     lire, prend vie et part à la recherche de Circé. Il s’agit du même texte qui mettra en
     scène le Cantus Circæus et qui, en représentant la correspondance naturelle (ce n’est pas
     une trans-formation) homme/animal, ne manquera pas d’agir sur le lecteur et sur le
     contexte auquel il est destiné. Nous comprenons ici que l’ars memoriæ de Bruno est,
     entre autres, une pratique politique radicale car elle se propose d’opérer une
     conversion de l’homme à partir de son intériorité. Notons au passage que, au seizième
     siècle, les plis les plus intimes de l’âme humaine étaient l’objet d’une guerre acharnée
     entre des projets de réforme très différents. Bruno se démontre parfaitement conscient
     de cela quand, dans l’Expulsion de la Bête triomphante, il affirme que pour renouveler les
     cieux il faut d’abord purger l’être humain des vices qui le défigurent. Tous ces
     éléments, même si la perspective n’était pas exactement la même, étaient déjà présents
     dans les œuvres antérieures. Parmi les autres formes d’opération avec les phantasmata,
     la lecture se démontre ainsi capable d’agir en profondeur sur le sujet et d’exercer une
     opération de façonnage de son âme aux fortes implications civiles. À cet égard, le
     Cantus Circæus représente parfaitement la conception brunienne d’écrit
     mnémotechnique et de parole philosophique au sens large. Par ailleurs, le mot latin
     cantus dispose d’une certaine ampleur sémantique car il désigne à la fois le chant (d’un
     homme comme d’un animal) ; une composition poétique mais aussi un enchantement
     ou une cérémonie magique. L’œuvre de 1582 combine ces trois aspects comme le
     suggère l’invocation de « Giordano au livre ». La parole poétique – véritable poiesis et,
     par-là, activité éminemment pratique – crée et parcourt le livre, l’anime, le vivifie et
     devient le charme grâce auquel l’enchanteur s’apprête à faire surgir le nouveau monde
     des ruines du passé.
16   Cette première partie du Cantus, au lieu d’être détachée de la suite, constitue la
     meilleure introduction au traité mnémotechnique proprement dit et nous permet de
     comprendre le caractère opérationnel de l’Ars selon Bruno. Après nous avoir introduit
     dans le palais de la magicienne Circé, le livre-personnage se transforme en pure vision
     et nous assistons directement au dialogue entre la sorcière et Meri. L’humanité, comme
     Meri le souligne, a perdu la capacité de comprendre la vraie nature des choses et
     appelle maintenant vertu et savoir ce qui contredit la nature et la raison. Face à une
     humanité défigurée par les vices et la brutalité, la fille du Soleil demande au père
     d’opérer une grande transformation pour faire correspondre l’aspect extérieur des
     hommes à la qualité de leurs âmes. Le soleil, source d’animation universelle, suscite
     dans chaque être les vertus qui, comme des graines, demeurent en puissance. Au-delà
     du langage figuré et inspiré par la tradition magique, le soleil est pour le Nolain à la fois
     vecteur d’une force cosmique qui lie les éléments et circule parmi eux, et principe
     auquel les planètes, « animaux doués d’intelligence », s’adressent pour subsister. Le fait
     de « dispenser aux choses des natures admirables » dans l’invocation initiale semble se
     charger d’une nuance supplémentaire. Si les ténèbres sont le lieu de l’indistinction où

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tous les animaux s’équivalent, la lumière permet de distinguer les qualités de chaque
créature. Au-delà de sa capacité à susciter les puissances latentes de la matière, le soleil
révèle également la vraie nature des choses et démasque l’imposture et la
dissimulation, vertus politiques faisant débat aux XVIe et XVIIe siècles44, et dénoncées à
maintes reprises par Bruno. Sous les bons auspices de l’astre solaire, la magie
s’accomplit et la plupart des hommes se retrouvent transformés en animaux : des lions,
des porcs-épics mais aussi des prédateurs nocturnes. Le choix de la faune du livre n’est
pas aléatoire mais fournit le support symbolique et mnémotechnique pour une analyse
très détaillée des vices de son temps45. L’ars memoriæ se fait ainsi l’outil idéal pour
reconnaître les maux dissimulés par la bonne réputation, la richesse et même par les
bonæ litteræ des humanistes. Pour cette raison, quand Meri avoue avoir peur face à tous
les fauves qui ont apparu, la réponse de Circé est exemplaire. La crainte de sa servante
n’a pas de raison d’être, car son rite n’a fait qu’exposer ce qui auparavant était caché
derrière une apparence anthropomorphe. L’être humain est d’ailleurs la créature la
plus dangereuse car, grâce à ses mains et surtout à ses paroles, il peut camoufler ses
vraies intentions et altérer la vérité. Au contraire, l’opération mise en place par le livre
de Bruno vise à fonder un rapport renouvelé entre l’homme et la parole. Comme le
soleil montre le vice et suscite au plus profond de l’homme les forces latentes de son
âme, une œuvre telle que le Cantus Circæus vise à faire surgir la lumière au sein de
l’intériorité du lecteur, pour donner vie à l’humanité renouvelée que propose la
philosophie de Bruno. Les œuvres mnémotechniques constituent donc l’un des axes
fondamentaux de la pensée de notre auteur et fondent leur projet sur une relation très
stricte avec le lecteur. Cependant, comme Bruno le mentionne au début du De umbris
idearum, s’abreuver à une telle source entraînera des conséquences très profondes sur
celui qui décidera d’aller jusqu’au bout. Comme un nouvel Actéon – figure chère au
Nolain – un lecteur qui veut pénétrer les secrets de l’univers reviendra au monde des
hommes transfiguré. L’ars memoriæ est ainsi la médiation capable de conformer
l’intellect humain à l’opus magnum de l’univers, c’est-à-dire de donner à l’homme une
forme de vie adéquate à l’absolu. À travers la lecture donc, l’œuvre créatrice de la
philosophie peut exprimer son potentiel et permettre à l’auteur de devenir l’artifex qui,
en consonance avec la matière, donne vie à des mondes infinis.

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NOTES
1. Voir, par exemple, la définition n° 7 du Pourquoi lire les classiques : « Les classiques sont des
livres qui, quand ils nous parviennent, portent en eux la trace des lectures qui ont précédé la
nôtre et traînent derrière eux la trace qu’ils ont laissée dans la ou les cultures qu’ils ont
traversées (ou, plus simplement, dans le langage et les mœurs ». Italo Calvino (2018), Pourquoi lire
les classiques, Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro et Christophe Mileschi, Paris,
Gallimard, édition numérique.
2. Voir, à ce propos, au moins Diego Quaglioni (2011), Machiavelli e la lingua della giurisprudenza.
Una letteratura della crisi, Bologne, Il Mulino.

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3. Cf. Lina Bolzoni (2012), Il lettore creativo. Percorsi cinquecenteschi tra memoria, gioco, scrittura,
Naples, Guida Editori et Guido del Giudice (2016), « ‘D’ogni legge nemico e d’ogni fede’. In un
verso di Ariosto la sorte di Giordano Bruno », in La Biblioteca di Via Senato, Speciale V centenario
Orlando Furioso (1516-2016), Jul 22.
4. Sur le rôle de l’imagination et de la fantaisie à la Renaissance, voir : Saverio Ansaldi (2013),
L’imagination fantastique. Images, ombres et miroirs à la Renaissance, Paris, Les Belles Lettres.
5. En effet, l’indissociabilité entre son message philosophique et sa personne historique est
toujours revendiquée par Bruno lui-même qui définit la Nolana philosophia comme un antidote
offert par les dieux à un siècle ravagé par les guerres de religion et par l’ignorance des
grammairiens et des pédants. Bruno s’attribue ainsi le rôle de Mercure envoyé par une forme de
providence (alternative à celle des christianismes de son temps), afin de restaurer la prisca
sapientia occultée après des siècles de fois et de savoirs contraires à la nature. Parallèlement avec
cette « personnalisation » de sa pensée, Bruno la situe aussi dans le contexte géographique de sa
ville natale, Nola, près de Naples. Ces deux aspects, de grande importance et qui reviennent
constamment dans la vaste production de l’auteur, ont toujours captivé l’attention des
spécialistes de la pensée de Bruno (dès Vincenzo Spampanato, Bruno e Nola, Castrovillari,
Francesco Patitucci, 1899 qui cite en exergue une phrase emblématique du philosophe et
théologien Christian Bartholmèss, auteur d’une des premières études modernes sur Bruno :
« Bruno a répandu le nom de Nola à travers l’Europe »). Sur ces aspects, nous renvoyons à Saverio
Ricci (2000), Giordano Bruno nell’Europa del Cinquecento, Rome, Salerno Editrice.
6. C’est, par exemple, le cas des philosophes présocratiques, qu’il valorise en opposition à leur
réfutation opérée par Aristote. De la même façon, Avicebron et David de Dinant sont pour lui des
interlocuteurs précieux dans son effort de dépasser la conception péripatéticienne de matière.
7. Dans sa monumentale Storia della letteratura italiana (1870-1871), Francesco De Sanctis élève
cette devise au paradigme de l’œuvre de Bruno et de son attitude à l’égard de la société de son
temps : « Cosa è questo primo lavoro? Una commedia, il Candelaio. Bruno vi sfoga le sue qualità
poetiche e letterarie. La scena è in Napoli, la materia è il mondo plebeo e volgare, il concetto è
l’eterna lotta degli sciocchi e de’ furbi, lo spirito è il più profondo disprezzo e fastidio della
società, la forma è cinica. È il fondo della commedia italiana dal Boccaccio all’Aretino, salvo che
gli altri vi si spassano, massime l’Aretino, ed egli se ne stacca e rimane al di sopra. Chiamasi
accademico di nulla accademia, detto il Fastidito. Nel tempo classico delle accademie il suo titolo
di gloria è di non essere accademico. Quel fastidito ti dà la chiave del suo spirito. La società non
gl’ispira più collera; ne ha fastidio, si sente fuori e sopra di essa ». Cf. Francesco De Sanctis, (1879
[1871]), Storia della letteratura italiana, Naples, Antonio Morano Editore, vol. 2, p. 238.
8. Dans Io dirò la verità. Il processo a Giordano Bruno (Laterza, 2018), Germano Maifreda montre que,
pendant le procès contre le philosophe, les inquisiteurs avaient accès seulement à quelques-uns
des livres qu’il avait publié. Mainfreda suppose ainsi que la pensée de Bruno n’avait qu’une
circulation très réduite et limitée à des environnements élitistes et courtisans. Un autre
argument présenté par l’auteur, est le fait que, malgré sa présence dans l’Index des livres
interdits, le nom de Bruno cesse très tôt d’être mentionné parmi les auteurs contre lesquels il
fallait concentrer la répression. Au même temps, l’accueil reçu par Henri III et les échos bruniens
dans les œuvres de Shakespeare, Marlowe, Campanella semblent prouver une certaine
considération parmi ses contemporains. En tout cas, la question est encore ouverte.
9. Cf. Lina Bolzoni (2012), Il lettore creativo. Percorsi cinquecenteschi fra memoria, gioco, scrittura,
Naples, Guida Editori. Dans ce livre, nous renvoyons en particulier aux chapitres II « Per una
tipologia cinquecentesca del lettore creativo » et III « Come Giordano Bruno legge l’Ariosto »,
consacré à l’étude de Bruno en tant que lecteur.
10. Comme dans le cas de la culture visuelle, pour comprendre le fonctionnement de textes tels que
le De Imitatione Christi ou les Exercitia spiritualia d’Ignace, il est nécessaire de les situer dans un
contexte où la lecture (tout comme la prière et la contemplation des images) constitue un procès

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