" Le " dictionnaire, ça n'existe pas - Normes et idéologies dans les dictionnaires de langue française
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« Le » dictionnaire, ça n’existe pas Normes et idéologies dans les dictionnaires de langue française Médéric Gasquet-Cyrus, Aix-Marseille Université
Points de vue o … d’un linguiste o … d’un lexicographe (partiel) o … d’un amoureux des dictionnaires
Introduction Le dictionnaire comme « terrain » et objet de recherche sociolinguistique Un genre discursif (discours à débats ; cf. Blommaert 2010, Discourse) Un « objet éminemment social » : « Construire un dictionnaire revient donc inévitablement à proposer une description sociale de la langue » (Rey 2020 : 17) Dans le cadre d’une « lexicographie identitaire » (Gasquet-Cyrus, 2007, 2012), comment certains dictionnaires (glossaires, lexiques…) constituent à la fois des tentatives de prise en compte de la variation tout en reproduisant des processus de normalisation qui participent de l’essentialisation de variétés ou de langues, voire à la prescription.
Introduction Une invitation : croiser lexicographie et sociolinguistique & REY, C. Dictionnaire et société, Paris, Champion, 2020.
« Le » dictionnaire, un objet pluriel Les dictionnaires sont des artefacts (et pas des livres « sacrés ») Les dictionnaires ont des auteurs/autrices à titre individuel (Estienne, Nicot, Furetière, Emile Littré, Pierre Larousse, Paul Robert…) ou collectif (Académie française, Encyclopédie, Société Larousse, Société Le Robert, Hachette, Wiktionnaire…) Les dictionnaires diffèrent sur les points suivants : s Contenu s Objectifs (normatifs, prescriptifs, descriptifs, pédagogiques…) s Public visé s Taille s Prix Who speaks what language to whom and when? (Fishman 1965) à Ø Who speaks (or writes) what language (or what language variety) to whom and when and to what end? (Fishman 1972) Ø Qui fait quel dictionnaire pour qui et quand, et à quelles fins ?
« Le » dictionnaire, ce n’est pas « la langue » « Les dictionnaires généraux de la langue français produits dans l’Hexagone, que le public tend à considérer comme des dictionnaires de la langue française “tout court”, s’étalent sur les rayons des bibliothèques et des librairies, les derniers millésimes bénéficiant de présentoirs accrocheurs. Cette vision a quelque chose de rassurant : la langue est là, croit-on. […] la lexicographie officielle du français, en figeant la langue et en la réduisant à un usage social survalorisé, nous a fait croire à son homogénéité et à son immanence. Nous avons fini par croire que la langue des dictionnaires était LA langue. » (Bavoux 2008 : 15-17) « Tous les dictionnaires du versant officiel ont été restrictifs dans leur principe, même si, depuis quelques décennies, ils ont amorcé un mouvement de récupération ou de sauvetage d’une partie des mots jadis rejetés. C’est au prix de ces coupes claires qu’ils ont construit une image apparemment stable et homogène de la variété éminemment construire qu’ils nomment LE français. » (Bavoux 2008 : 18)
Dictionnaires et normalisation « […] pour tout le monde, initiés et non-initiés, évoquer les dictionnaire Robert et Larousse, par exemple, c’est en termes de représentation faire appel à des références telles qu’elles ont valeur d’institution, au point même de pouvoir faire autorité dans les jeux radiophoniques et télévisés portant sur la langue française. » (Pruvost 2002 : 17) « […] le dictionnaire constitue l’instance de reconnaissance lexicale puisqu’il est l’instance qui reconnaît officiellement, qui légalise l’existence des mots dans la langue : il existe les mots qui possèdent une existence sociale légale (quelques dizaines de milliers), d’autres qui possèdent une existence légale, mais non sociale, dans la mesure où leur existence inconnue n’est attestée que par les dictionnaires ; d’autres, enfin, qui travaillent au grand jour dans le discours, et qui travaillent la langue, mais que le dictionnaire refuse, au moins pour un temps, d’enregistrer et condamne au statut de clandestins. » (Vargas, 1993 : 37-38) « Fétichisation » du dictionnaire, « foi lexicographique des Français » (Chaudenson 2006)
Les dictionnaires comme outils de normalisation Les dictionnaires ont contribué au processus de grammatisation (Auroux 1994) des langues vernaculaires européennes. Ces langues (français, italien, espagnol, allemand…), qui n’étaient pas considérées comme des langues à part entière tant le latin dominait l’Europe, se sont constituées au fil des siècles en tant que « langues » (associées à des pouvoirs, des États, des nations) à travers différentes étapes, dont la parution de dictionnaires qui en ont « posé », fixé l’existence. Dictionnaires et grammatisation (Auroux 1994) - instruments de codification / normalisation / standardisation - instruments glottopolitiques d’individuation des langues « Les dictionnaires européens naissent des tentatives de nationalisation et de stabilisation des langues vernaculaires » ; « Une langue d’Etat imprimée, lexicographiée (XVIe siècle) » (Pruvost 2006 : 19) « La langue que décrivent ces dictionnaires, qu’on serait tenté de croire naturelle, est une langue instituée » (Balibar, 1985)
Les dictionnaires comme outils de normalisation Les dictionnaires sont des objets qui, dans certaines sociétés et au fil du temps, ont pris une place considérable dans la normalisation des langues. Cette normalisation joue sur plusieurs niveaux. (i) Normalisation formelle : les dictionnaires proposent voire imposent dans leurs entrées une certaine forme aux mots, une certaine orthographe ; ils contribuent ainsi à la codification des langues, à la régularisation/stabilisation de certaines formes…). (ii) Normativisation d’ordre prescriptif : les dictionnaires, rédigés par des êtres humains porteurs de leurs propres idéologies dans des contextes socio- historiques particuliers, ont tendance à imposer certains points de vue sur le monde, sur la langue et sur sa forme ; et parce qu’ils sont des objets régulièrement consultés et parfois érigés en « arbitres », ils ont tendance à imposer des normes, des définitions, des règles de langage dans une perspective prescriptive. (iii) Homogénéisation : en constituant le stock lexical d’une langue, les dictionnaires ont tendance à contribuer à la construction d’une entité « langue » (ou « variété de langue »). Or les langues ont des frontières floues qui font l’objet de débats, de tensions.
Dictionnaires et normalisation « Les dictionnaires, en fait, font la langue, alors qu’ils ne devraient que la décrire. » (Taverdet 2008 : 278) Principe d’individuation sociolinguistique Individuation sociolinguistique : « processus par lequel une communauté ou un groupe social tend à systématiser ses différences, à les sacraliser, à les considérer comme déterminantes, à en faire un élément de reconnaissance. » (Marcellesi 1986 : 24)
Dictionnaires et doxa « Nègre. Nom donné spécialement aux habitants de certaines contrées de l’Afrique, de la Guinée, « Femme n. f. La compagne de la Sénégambie, de la Cafrerie, de l’homme ; celle qui est ou etc., qui forment une race qui a été mariée » d’homme noirs, inférieurs en intelligence à la race blanche, dite race caucasienne. (…) » Dictionnaire complet de la langue française, par P. Larousse, 7e édition, Paris, Aug. Boyer et Cie, Libraires-Editeurs, 1875. Le dictionnaire « reflète non seulement un état de langue et de norme linguistique, mais témoigne aussi d’un état de société (mœurs, croyances, valeurs) à un moment donné de son histoire » (C. Rey et Ph. Reynés 2009).
Quelques dictionnaires historiques 1539 : Robert Estienne, Dictionnaire françoislatin contenant les motz et les manieres de parler François tournez en latin 1606 : Jean Nicot, Thresor de la langue française
Quelques dictionnaires historiques 1680 : Dictionnaire François Richelet 1690 : Dictionnaire universel, Furetière
L’Académie française (1634) au service du roi « Tandis que nous nous appliquons à l'embellir [la langue], vos armes victorieuses la font passer chez les Etrangers, nous leur en facilitons l'intelligence par nostre travail, & vous la leur rendez necessaire par vos Conquestes; & si elle va encore plus loin que vos Conquestes, si elle se voit aujourd'huy establie dans la pluspart des Cours de l'Europe, si elle reduit pour ainsi dire les Langues des Païs où elle est connuë, à ne servir presque plus qu'au commun du Peuple, si enfin elle tient le premier rang entre les Langues vivantes, elle doit moins une si haute destinée à sa beauté naturelle, qu'au rang que vous tenez entre les Rois & les Heros. Que si l'on a jamais deu se promettre qu'une Langue vivante peust parvenir à estre fixée, & à ne dépendre plus du caprice & de la tyrannie de l'Usage, nous avons lieu de croire que la nostre est parvenuë de nos jours à ce glorieux point d'immutabilité, puisque les livres & les autres monumens qui parleront de Vostre Majesté, seront tousjours regardez comme faits dans le beau siecle de la France, & feront à jamais les delices de tous les Peuples, & l'estude de tous les Rois. » Dédicace des Académiciens à Louis XIV, Dictionnaire de l’Académie, 1694.
Le Dictionnaire de l’ Statuts : « la principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » 9 éditions 1694 1718 1835 1932-35 1740 1877 1992 1762 1798
Le Dictionnaire de l’Académie française Les « recommandations normatives » de la 9e édition du DAF « Il nous est également apparu que nos notations habituelles : familier, populaire, vulgaire, argotique, trivial, avaient de moins en moins d’effet dissuasif, comme si, même assortis de ces mentions, le fait que des mots grossiers soient mentionnés “dans le dictionnaire” autorisait leur emploi sans discernement ni retenue. Que nous ayons dû en faire état, parce qu’ils sont d’un usage parlé, hélas fréquent, ne saurait constituer un encouragement à s’en servir en aucune occasion qui commande, oralement ou dans l’écrit, un langage correct. Aussi avons-nous introduit de place en place des remarques normatives, bien visibles, qui proscrivent les expressions, constructions ou utilisations le plus agressivement fautives et dont on peut craindre qu’elles ne s’installent dans le mauvais usage. » (Avertissement, 1992)
Une question d’actualité autour de iel L’entrée du pronom neutre iel dans le dictionnaire Le Robert en ligne a suscité une vive polémique…
https://dictionnaire.lerobert.com/dis-moi-robert/raconte-moi-robert/mot-jour/pourquoi-le-robert-a-t-il-integre-le-mot-iel-dans-son-dictionnaire-en-ligne.html
Dictionnaires et variations Le dictionnaire peut être conçu comme « un répertoire certes normativisant – officiel ou non – mais accordant aussi une place au phénomène de variation, que celle-ci soit linguistique, sociale ou culturelle. » (Rey et Reynés, 2012 : 11). à Dictionnaires de « variétés » : argots, noms de métiers, sociolectes, technolectes, « parlers jeunes », français régionaux, variétés non-standard… à Ouverture croissante à la variation des dictionnaires privés nationaux (Larousse, Robert) Variation diatopique : français, francophonie, variétés topolectales, régionalismes… Dictionnaires de « variétés » de français - Des « belgicismes » au « français de Belgique » - Des « canadianismes » aux « francismes » dans les dictionnaires de « français québécois » - Dictionnaires en langues « régionales » (occitan, catalan, breton…)
Dictionnaires, variation et débats : l’exemple du TDF Lou Tresor dóu Felibrige (1878-1886) Frédéric Mistral (1830-1914) 1854 : Fondation du Félibrige 1878-1886 : rédaction et publication du dictionnaire Lou Tresor dóu Felibrige ou Dictionnaire provençal-français embrassant les divers dialectes de la langue d’oc moderne
Dictionnaires, variation et débats : l’exemple du TDF Lou Tresor dóu Felibrige (1878-1886)
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De Sutom à Motchus 14/01/2022 Échanges privés Demande “publique” 20/01/2022
De Sutom à Motchus © Photo Lola Hakimian
Le dictionnaire “standard”
Le dictionnaire “marseillais”
Le dictionnaire “marseillais”
Conclusion Les dictionnaires sont pris dans une double contrainte : Ø Ils essaient de saisir un état (lequel ?) de la langue (laquelle ? Quelles frontières, quelles limites ?) Ø mais ils ne peuvent pas être exhaustifs, ils ne peuvent pas être le reflet parfait de l’usage (un dictionnaire papier est déjà partiellement « dépassé » quand il est publié), ils en sont réduits à homogénéiser, à simplifier… Les dictionnaires ne sont pas des produits finis, mais produits construits, ils ne constituent pas des discours de vérité sur la langue, mais des discours partiels/pluriels/hétérogènes qui sont pris dans une pluralité d’autres discours métalinguistiques.
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