LE FANTASTIQUE DANS LE SPECTRE LARGE DE GÉRARD PRÉVOT - DIVA PORTAL
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Mémoire de licence (Kandidatuppsats) Le fantastique dans Le Spectre large de Gérard Prévot Une analyse basée sur la théorie de Tzvetan Todorov Auteur: Fredrik Pettersson Directeur de mémoire: Liviu Lutas Examinator: Kirsten Husung Termin: HT18 Ämne: Franska Nivå: Grundnivå Kurskod: 2FR30E
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 Abstract This thesis is centred on the fantastic features in Le Spectre Large by Gérard Prévot (1975) and subsequently on a comparison with the features from another collection by Prévot, La Nuit du Nord (1974), studied by Ricci in 1993. The analysis is based on Tzvetan Todorov’s theory of the fantastic, which puts its emphasis on the hesitation whether the enigmatic phenomena has its origins in the natural (uncanny) or the supernatural (marvellous) world. The research of Prévot’s literary work is interesting given that, compared to other Belgian fantastic writers such as Jean Ray or Thomas Owen, Gérard Prévot is still rather unknown and not much studied. With regard to the results, it is found that the stories have a mixed qualities in relation to fantastic theory. In the better tales, the fantastic is born out of a narration with a limited point of view and a vague and sometimes unknown narrator. It is also born out of the plot which introduces the disruptive elements at the very last page. When comparing the corpus with Ricci’s study (1993), several common features are found, but also a few differences. Prévot has written the two books using a similar vocabulary and the stories often take place in related environments – the North, a place with mysterious connotations. A fantastic which Ricci calls “social” can also be found in both collections. The main point of difference between the books is the narration. While the narrator in La Nuit du Nord has an omniscient status, the one in Le Spectre Large is clearly limited and anonymous. Keywords: Gérard Prévot, the fantastic, Belgian literature, Le Spectre Large, Marabout, literature, Tzvetan Todorov, French, francophone, French-speaking, fear, hesitation, supernatural, marvellous, magic realism. Résumé Ce mémoire est centré sur les caractéristiques fantastiques dans le Spectre large de Gérard Prévot (1975) et par la suite, sur une comparaison avec les caractéristiques d’un autre recueil de Prévot, la Nuit du Nord (1974), étudié par Ricci en 1993. Notre analyse est basée sur la théorie du fantastique de Tzvetan Todorov qui met en avant l’hésitation à savoir si le phénomène énigmatique provient de l’étrange ou du merveilleux. L’étude de l’œuvre littéraire de Prévot est intéressante car, comparé aux autres fantastiqueurs belges comme Jean Ray ou Thomas Owen, Gérard Prévot reste relativement inconnu et peu étudié. Pour ce qui est du résultat, nous trouvons que les contes du recueil ont des qualités variées relativement à la théorie fantastique. Les principales caractéristiques fantastiques du Spectre large naissent surtout grâce à une narration à point de vue limité et au narrateur obscur, parfois inconnu. Le fantastique naît aussi grâce à l’intrigue qui fait venir la force perturbatrice, souvent à la toute dernière page. En comparant nos résultats avec l’étude de Ricci (1993), nous trouvons plusieurs points en commun mais aussi de divergence. Prévot a écrit les deux livres en utilisant un lexique similaire et les contes se déroulent souvent dans des lieux similaires, dans le Nord — un lieu ayant des connotations mystiques. Un fantastique dit « social » se trouve aussi dans les deux recueils. La principale différence entre les deux livres est la narration. Tandis que le narrateur de la Nuit du Nord possède un savoir absolu qui lui donne le statut omniscient, il est clairement limité dans son point de vue et parfois anonyme dans le Spectre large. Mots-clés : Gérard Prévot, le fantastique, littérature belge, le Spectre large, Marabout, littérature, Tzvetan Todorov, français, francophone, peur, doute, hésitation, surnaturel, merveilleux, réalisme magique. i
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 Table de matières 1. Introduction ................................................................................................... 1 2. Études antérieures et cadre théorique ..................................................... 3 2.1 Un fantastique belge ? ..................................................................... 3 2.2 Un fantastique prévotien ?............................................................... 5 2.3 Récapitulatif et l’objectif du mémoire .............................................. 7 2.4 Cadre théorique : le fantastique todorovien.................................... 7 2.5 Critique contre Todorov .................................................................... 9 3. Corpus et méthodes ...................................................................................10 3.1 Introduction du corpus ................................................................... 10 3.2 La lecture attentive......................................................................... 11 3.3 Hypothèses ..................................................................................... 12 3.4 Disposition de l’analyse ................................................................. 12 4. Analyse .........................................................................................................13 4.1 Paratexte et mise en texte ............................................................. 13 4.2 Narration ......................................................................................... 14 4.3 Diégèse ........................................................................................... 17 5. Conclusion ...................................................................................................22 6. Bibliographie ...............................................................................................25 ii
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 1. Introduction Je me demande si j’ai dormi ou rêvé ou vécu. C’est tellement pareil au fond. Pendant l’acte ou pendant le sommeil (oui même pendant le sommeil où l’on est agi par un autre soi-même, ce qui revient à agir par une volonté indirecte), on peut encore croire à des différences. (Prévot 1975:123.) Le présent mémoire entreprend une analyse de la dimension fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot (1975). Dans ce recueil de petits contes, le lecteur rencontre le personnage principal lorsque celui-ci fait face aux moments les plus épouvantables de sa vie — des passages liés à l’amour, à la solitude et au changement de sa personne ou de la personne d’un autre. Pour que le lecteur complètement profane en fantastique comprenne mieux le sujet de ce mémoire, nous commençons par aller tout droit à un éclaircissement donné par Reguant (2018:2) : Dans le langage courant, fantastique désigne quelque chose d’imaginaire, qui n’existe pas dans la réalité, il peut s’agir également d’une chose étonnante par son importance ou par ses qualités hors du commun. […] Dans les arts littéraires, fantastique fait référence à une œuvre où il y a une transgression du réel et où des éléments surnaturels interviennent sans qu’il soit avéré que ce surnaturel existe. (Reguant 2018:2.) Dans notre contexte littéraire, il faut donc faire la différence entre les usages de ce mot. Donc, sans compliquer les choses, signalons que « fantastique » ne désigne pas simplement un genre où l’univers est imaginaire ou irréel. En anglais, ce terme ne se traduit pas par fantasy. Plusieurs chercheurs ont vu la nécessité de souligner ceci (cf. Malrieu 1992:17 ; Fitting 1995:275 ; Linck 2010) car ces deux termes sont souvent confondus par le marché du livre et même par certains critiques. En effet, la fantasy se présente dans un univers irréel ou surnaturel – ou sinon dans un univers réel dans lequel le surnaturel y est accepté (Reguant 2018) et ceci, nous le verrons, n’est pas le cas pour le fantastique. 1 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 En tant que genre, le fantastique serait né au début du 19e siècle, le nom étant la conséquence d’une homophonie similaire entre l’allemand Fantasiestücke et le français fantastique (Malrieu 1992 ; Prince 2015). C’est également à cette époque que le genre aurait connu sa culmination si l’on considère le nombre de récits produits et surtout la place que le fantastique a occupé dans la société — c’est-à-dire sa signification et son importance. Le fantastique faisait alors partie des genres « nobles » et il a correspondu aux grandes préoccupations des pays occidentaux (Malrieu 1994:36). Comme toutes les modes, cette période-là a cependant vu sa fin et l’intérêt du public a diminué. Le genre est finalement tombé dans la marge de la littérature dans certains pays (Harvey 2014), parmi les littératures qui ne suscitent l’intérêt que des spécialistes. Or, ceci n’a pas impliqué un arrêt total de la production fantastique. À en croire Baronian (2007:219), le cas belge est spécial car il constitue un courant autonome, non marginal et les Belges auraient « une disposition naturelle au fantastique ». Certains Belges sont, de plus, devenus fantastiqueurs de premier rang, par exemple Thomas Owen et Jean Ray — quelque chose qui signale que les écrivains belges méritent de se faire prêter attention dans les milieux littéraires. Gérard Prévot est belge aussi. Il est venu relativement tard au fantastique (Ricci, 1993) et son œuvre, mise en comparaison avec celles des autres écrivains belges, est assez inconnue au grand public. Autrement dit, sa façon d’écrire le fantastique et ses particularités à lui restent largement à être éclairées et c’est cela que nous envisageons de faire dans ce mémoire. 1.2 Plan du mémoire Ce mémoire est reparti de la manière suivante : Nous commençons par nous orienter un peu dans le domaine d’études littéraires ayant un rapport avec notre corpus. Ensuite, nous abordons le cadre théorique, soit le fantastique todorovien avec ces points principaux. Finalement, après avoir expliqué la méthode utilisée, ainsi que les hypothèses, nous nous lançons dans l’analyse. 2 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 2. Études antérieures et cadre théorique Le fantastique est quelque chose qui ne cesse de susciter de l’intérêt dans les cercles académiques et éditoriaux (Lutas 2017:63). Une recherche sur www.theses.fr, le portail de l’enseignement supérieur regroupant les thèses de doctorat en France, donne un résultat de non moins de 530 documents universitaires mentionnant le mot « fantastique ». Ce résultat montre sans aucun doute l’étendu de ce coin du monde littéraire — et ceci sans compter l’effort des chercheurs des mondes anglo- et hispanophones. Un bref panorama du champ de recherches littéraires sur le fantastique montre que le domaine est vaste. Comme l’espace est limité dans ce mémoire, nous ne ferons pas plus qu’effleurer la partie des recherches qui ont un lien avec Gérard Prévot et son œuvre. 2.1 Un fantastique belge ? Au premier lieu, mentionnons qu’une partie des recherches sur le fantastique comporte des tentatives intéressantes de rassembler les œuvres de différent pays et de différentes périodes de temps pour ensuite trouver leurs particularités à elles — et leur interaction avec d’autres pays et d’autres littératures. Grâce à ces efforts, l’on peut lire de l’évolution de différent fantastiques nationaux, notamment au Brésil (Lopes 1975), en Roumanie (Apostol 2009), au Mexique (Velasco Vargas 2006) au Japon (Napier 1996) et au Canada (Berrichi, 2016). Chose intéressante pour ce mémoire, des recherches de ce type ont également été effectuées sur le fantastique belge et sur ce que l’on a nommé « l’école belge de l’étrange ». En effet, les Belges ont reconnu une identité propre au fantastique belge malgré le fait qu’à l’étranger, on a mis cette littérature en marge et on l’a critiqué de manquer d’originalité : « à Paris on crée et […] à Bruxelles on copie » (Soncini Fratta 1993:33). Cette littérature belge a, contrairement à ce que nous avons indiqué dans l’introduction, connu son plus grand développement pendant le 20e siècle et non le 19e et qui plus est, le fantastique n’a pas été vu comme marginal par les Belges, — ce qui s’est finalement passé en France par exemple (Baronian 2007). 3 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 Ce qui est emblématique des initiateurs fantastiques belges, selon Soncini Fratta (1993), c’est que ces écrivains n’étaient pas en harmonie avec la société belge — et parfois même refusés par cette dernière. Ils ont fait usage d’un langage révolutionnaire et inhabituel, soulevant des sujets qui contraignaient « le lecteur à se replier sur lui-même, dans une époque où, toujours plus, il demandait à la littérature un moment de distraction » (ibid:43). Baronian (2007:251) décrit les auteurs de cette littérature « de réaction » de la façon suivante : Des francs-tireurs, des révoltés, des rebelles, des frondeurs, des voyageurs de l’ombre, des hommes et des femmes n’acceptant pas la douloureuse tyrannie du réel, refusant l’apparat des convenances, dénonçant les lois fallacieuses de la raison raisonnante. Il souligne également que « l’école belge » ne comportait pas un contrat ou des règles auxquelles les écrivains devaient se soumettre avant d’en faire partie. C’est plutôt que les auteurs belges, indépendamment l’un de l’autre, ont écrit partiellement de la même façon. Baronian dit qu’ils se rejoignent par des voies parallèles des réalités fantastiques et celles de la poésie. Aujourd’hui, le style belge s’établit surtout dans le langage (Soncini Fratta 1993), sur la base d'un lexique et d’une structure volontairement classique, rappelant celui du 19e siècle. Soncini Fratta (1993:37) le définit comme « une langue rêvée » déréalisante et hypotaxique 1 (au lieu de parataxique 2), qui, grâce aux écarts stylistiques et des effets rhétoriques, construit un monde rêvé. Étant donné que notre corpus a été écrit par un Belge, ces études sont certainement intéressantes. Or, par manque d’espace, nous n’appuierons pas ce mémoire-ci sur l’école belge, mais nous le garderons pour les recherches futures. Néanmoins, nous estimons que c’est quelque chose d’importante à connaître. 1 Hypotaxe : technique littéraire favorisant des phrases longues et complexes. Abondance de subordination de phrases et propositions. 2 Parataxe : technique littéraire qui favorise des phrases courts et simples. Juxtaposition de phrases au lieu de subordination. Ressemble au discours oral. 4 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 2.2 Un fantastique prévotien ? Ensuite, une autre partie des recherches sur le fantastique montre comment se manifeste le fantastique dans un livre littéraire spécifique ou chez un écrivain. L’écrivain écrit-il le fantastique de la même manière dans toute son œuvre ou y a-t-il eu un changement de narration ou de mise en texte ? Traits en commun ou en divergence ? Ainsi, Harvey (2014) examine le fantastique baudelairien et son ouverture vers le « nouveau », Delon (2014) étudie l’Histoire de Juliette et remarque un changement de direction littéraire chez Marquis de Sade envers le fantastique, et finalement, Chassay (2015) fait redécouvrir le premier gagnant du Prix Goncourt, John- Antoine Nau et son Force ennemie — le contenu étant à la fois un ouvrage de science-fiction et un conte fantastique. Nous devons aussi mentionner les études féministes sur le fantastique. En parlant du personnage principal du récit fantastique, Malrieu (1992:60) signale un point important par rapport à l’Histoire : « il faut qu’il s’agisse d’un homme. Seuls les hommes, de façon générale, étaient susceptibles de correspondre à tous les schémas précédents ». En bref : le fantastique, ainsi que la littérature générale (et d’autres médias), a eu tendance à regarder et à décrire les femmes d’une certaine manière. Les études féministes abordent ce problématique — notons Dal Molin (2002), Bowen Raddeker (2014) et Richter (2011). Pour revenir au sujet (le fantastique chez tel écrivain), c’est dans cette catégorie des recherches littéraires que le présent mémoire contribue — plus spécifiquement sur le fantastique chez Gérard Prévot. À l’aide des éditions Marabout en Belgique (collection fantastique depuis 1962), plusieurs écrivains fantastiques belges sont sortis de l’ombre et, plus tard, sont devenus fameux dans leur champ (notamment Jean Ray, Thomas Owen et Franz Hellens). Or, Gérard Prévot et son œuvre, aussi publiée chez les éditions Marabout fantastique, n’ont pas atteint la même renommée. Baronian (2007:247) indique que, sans vraiment savoir pourquoi, l’œuvre de Prévot reste peu connue aujourd’hui. En quelque sorte, nous faisons la même constatation lorsque nous essayons de trouver des études universitaires sur Prévot : Il y en a très peu écrit sur Prévot et son œuvre. 5 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 Ricci (1993) est l’exception grâce à son analyse du discours fantastique dans un autre recueil de Prévot, la Nuit du Nord (1974), et cette étude va servir de point de comparaison pour ce mémoire. Déjà, pour décrire Prévot, Baronian (2007:246) dit : « Pour Prévot, tout est dès l'abord fantastique: impropre, incommode, inconvenant, inopportun. Tout est déchirure, puisque, dès l'abord aussi, tout est déchiré ». Ricci (1993:126), à son tour, ajoute : « Prévot a été défini comme un ‘être de rupture’, insoumis à l'égard de toute norme et dégagé de tout conformisme, et son œuvre a pris une tournure à la fois métaphysique et sociale ». Selon Ricci (1993:126), les contes de Prévot se réunissent sous les décors nordiques (souvent la Flandre, le Nord de la France ou l’Allemagne), les techniques stylistiques déréalisantes, une vision du monde sous le signe de la déchirure et finalement une réflexion profonde sur l'être et sur le destin. Les contes de la Nuit du Nord auraient été choisis précisément car ils expriment à la fois « la magie du quotidien, l'effroi d'être, d'aimer et de vivre, la fascination de la mort et des ombres » (ibid:127). Un point remarquable est que l’hésitation todorovienne est souvent dissipée, Selon Ricci, à la fin du conte et à la place s’inscrit la coexistence du réel et du surréel dans l’ordre du vraisemblable. L’originalité de Prévot serait aussi d’exprimer sa propre vision du monde et comment les fantômes sont en nous, dans notre peau, notre nature (Ricci 1993:128). Le fantastique des contes de la Nuit du Nord se caractérisent ainsi par la sensation de regarder sans comprendre et par le fait de ne pas pouvoir échapper à ce sentiment, voire à la destinée en tout. D’après ce bilan, le fantastique de Prévot est métaphysique et social, basé sur un discours réaliste (point de repères précis, détails réalistes) et une narration autoritaire (narrateur extradiégétique et omniscient). Comme indiqué auparavant, la Nuit du Nord sert de point de référence dans notre analyse du Spectre large. Nous verrons si nous pouvons corroborer les traits qu’a soulevés Ricci de la Nuit du Nord et de cette façon établir que ce sont effectivement les traits d’un fantastique prévotien. 6 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 2.3 Récapitulatif et l’objectif du mémoire Dans la section ci-dessus, nous avons tenté de faire un bref panorama des recherches littéraires liées à Gérard Prévot. Nous avons mentionné que certains chercheurs se concentrent sur les différents fantastiques nationaux, dont l’école belge est intéressante pour nous ; nous avons aussi soulevé les chercheurs qui se spécialisent dans l’œuvre d’un écrivain quelconque. Le présent mémoire part de cette dernière catégorie : L’œuvre de Gérard Prévot est peu connue et mérite l’attention d’une étude plus approfondie. Le présent mémoire a pour objectif d’étudier et de définir les caractéristiques distinctes du fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot (1975). Qui plus est, ces caractéristiques seront mises en comparaison avec ce qu’a écrit Ricci (1993) sur la Nuit du Nord. 2.4 Cadre théorique : le fantastique todorovien Berrichi (2016:102) résume en une phrase les discussions théoriques sur le fantastique : « Le fantastique a fait couler beaucoup d’encre ». Nous sommes également prêts à l’admettre. Malrieu (1992:38), à son tour, précise que le « mot fantastique, loin d’être éclairant, représente plutôt une sorte d’auberge espagnole : chacun y met ce qui lui plaît ». Il y a, en effet, une large gamme de définitions du fantastique — et parfois, cela prête même à confusion et à contradiction. La plupart des principales théories du fantastique ont été formulées en une décennie — vers 1960 (Malrieu 1992) mais le débat en est loin d’être conclu et comme nous verrons, il continue de sortir de nouvelles interprétations de nos jours. Nous commençons cette section par examiner les points principaux du fantastique todorovien, ensuite, nous évoquerons une critique de la théorie de Todorov et finalement, nous comparerons brièvement cette définition avec d’autres. En 1970, Tzvetan Todorov a publié sa théorie sur le fantastique, qui s’est avérée un grand succès. Selon Todorov (1970:29), le fantastique occupe le temps d’incertitude qui se produit quand celui qui perçoit, face à un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de notre monde, doit opter pour l’une des deux explications suivantes : soit pour une explication liée à l’imaginaire (surnaturel expliqué — le genre de l’étrange), soit pour une 7 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 explication changeant les lois connues de la réalité (surnaturel accepté — le genre du merveilleux). Le tableau 2.1 indique le fantastique todorovien d’après cette définition. Table 2.1 Représentation du fantastique todorovien Étrange pur Fantastique-étrange Fantastique-merveilleux Merveilleux pur Le fantastique (pur) se trouve ici. « J’en vins presque à croire » (Todorov 1970:35) résume ainsi l’esprit ou le cœur du fantastique. L’hésitation est primordiale. Les deux catégories immédiatement à gauche et à droite du centre (fantastique-étrange et fantastique merveilleux) consistent en les cas où le récit reste fantastique durant la plus grande partie mais finalement tombe dans une solution de merveilleux ou d’étrange. Il y a d’autres genres que l’on pourrait placer sur cette échelle. Le réalisme magique serait par exemple, selon Ransom (2013:152), situé entre le fantastique pur et le merveilleux pur, distingué par ce qu’il établit un monde intégralement réaliste où apparaissent des êtres et des phénomènes qui seront jugés imaginaires, c’est-à-dire irréels, par le lecteur mais non par les personnages. Pour qu’il y ait fantastique, Todorov (1970:36–38) stipule trois conditions, dont deux doivent absolument être satisfaites (la première et la troisième). Premièrement, le texte doit obliger le lecteur à considérer le monde des personnages (la diégèse) comme un monde réel de personnes vivantes et subséquemment à hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements survenus. Deuxièmement, l’hésitation peut être ressentie par le personnage principal aussi, mais ce n’est pas obligatoire. En fait, l’hésitation peut être totalement absente dans le texte et quand même présente chez le lecteur. Troisièmement, le fantastique implique une manière de lire qui exclut la poésie et l’allégorie. La troisième condition est compréhensible car nous pouvons nous douter que c’est moins probable que le lecteur hésite ou doute si tout le récit était à prendre comme une grosse allégorie. Ces trois points seraient l’essentiel pour Todorov. Il signale que seule la présence du surnaturel dans un récit ne suffirait pas pour le fantastique. Effectivement, ce trait se trouve dans maints genres et ce ne serait pas unique pour le fantastique. Il en va de même pour la peur. La peur est souvent liée au fantastique mais ce n’est pas nécessairement une 8 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 condition (Todorov 1970:40). Ceci est notable car d’autres définitions prennent la peur pour point principal du fantastique. Finalement, Todorov mentionne quelques dispositifs du fantastique, notamment l’usage de l’imparfait et de la modalisation (par exemple des locutions introduisant le doute dans un énoncé). 2.5 Critique contre Todorov Passons maintenant à la critique car c’est important de mentionner que la théorie de Todorov n’est pas sans reproches. Ce passage sera court car il n’y a pas assez d’espace pour en rendre compte entièrement. La critique, telle que nous la comprenons, est centrée autour des questions de savoir qui doit hésiter et comment si l’allégorie est incompatible avec le fantastique si le fantastique todorovien est trop limitant. Comme nous l’avons vu, Todorov rejette la lecture allégorique. Cette condition est cependant contestée par certains chercheurs qui ne trouvent pas d’incompatibilité entre fantastique et allégorie (Lutas 2017). Bourget (1995) trouve par exemple que le fantastique et l’allégorie ne s’excluent pas l’un de l’autre dans Peu de chagrin de Balzac. Lafond (2007), de son côté, prétend que Todorov est trop centré sur le texte et que sa définition du fantastique est trop limitante. Il est de l’avis que Todorov n’a pas assez explicitement déclaré si c’est le personnage ou le lecteur qui doit hésiter. De toute façon, cette hésitation serait trop exigeante et en pratique, « La plupart des textes ne parviennent pas à maintenir cette hésitation jusqu’à leur clôture » (Lafond 2007:paragr. 3). Par conséquent, nombre d’ouvrages ne seront pas classés dans le fantastique. Notons cependant le contraire chez d’autres critiques. Malrieu (1992:18) critique la définition de Todorov pour être trop vaste, réunissant ainsi des livres issus de toutes sortes de champs, qui n’ont effectivement rien à voir l’un avec l’autre. Nous sommes d’avis que cette critique peut être justifiée. L’exigence de l’hésitation doit être difficile à maintenir jusqu’au bout du récit, mais en même temps, il y a des textes qui y réussissent et en conséquence produisent un effet fort. Quant aux ouvrages qui tombent ou ne tombent pas dans la catégorie « fantastique » d’après la définition de 9 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 Todorov, nous pouvons seulement dire que cela devrait être normal que telle ou telle définition générique modifie la composition même d’un genre donné. Ce n’est peut-être pas si alarmant si un livre fait partie d’une catégorie durant une période pour ensuite être reclassifié durant une autre. En fait, Todorov (1970:18) souligne ce point de vue lorsqu’il parle de genres historiques et genres théoriques. Tout en reconnaissant la critique et les possibles défauts de la théorie de Todorov, nous l’appliquerons telle quelle, notamment puisque Todorov reste depuis longtemps l’autorité en ce qui concerne le fantastique (Lafond 2007 ; Lutas 2017 ; Ransom 2013). En effet, il semble que l’on ne puisse aborder le sujet du fantastique sans du moins faire référence à Todorov. 3. Corpus et méthodes Cette section présente le corpus ainsi que la manière selon laquelle le livre sera analysé. 3.1 Introduction du corpus L’œuvre fantastique de Gérard Prévot compte au total deux romans et quatre recueils. Le Spectre large : et autres contes fantastiques est paru en 1975 et consiste en un recueil de 19 petits textes (appelés contes) sur 179 pages. Alors que la plupart des contes sont d’environ 10 pages, quelques-uns sont très courts et ne contiennent que quatre ou cinq pages. Voici la liste des contes : 1. Le spectre large 11. Le bal du rat mort 2. La simultané 12. La mort à marée haute 3. Swiss Made 13. La fiancée de l’Ecluse 4. La Putain bleue 14. Un dimanche à Oursel 5. Le portail 15. La balançoire 6. L’interview 16. 10, rue de la Colline 7. Le vendredi 13 décembre 17. Les tourterelles 8. Le temps se casse à chaque 18. Une soirée à l’auberge des instant Gueux de mer 9. La perle noire de Madras 19. Le bunker 10. Histoire de Marie Gadoue 10 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 Le nombre et la longueur des contes peuvent sembler insolites pour le lecteur habitué à lire des romans, mais le récit court est, selon Prince (2015:73), la forme fantastique par excellence. Nous voudrions bien résumer tous les contes en quelques mots pour que le lecteur de ce mémoire comprenne mieux l’analyse mais il s’avère que les contes sont assez divers. Par conséquent, les points réunissant les contes seront abordés directement dans l’analyse. 3.2 La lecture attentive La méthode utilisée pour analyser le corpus est principalement la lecture attentive (le close reading en anglais). C’est une méthode essentielle pour l’analyse et pour la compréhension de la littérature (Substance 2009). La lecture attentive consiste en prêter attention aux détails significatifs et en ralentir la lecture — notamment à cause des nombreuses annotations qu’il faut faire (Walsh 2017:132). Il s’agit d’une analyse pensive et critique qui cherche les configurations non aléatoires. Selon Howe (2009), la lecture attentive a pour objective de savoir comment un texte réalise l’effet produit chez le lecteur. Autrement dit : c’est une exploration entre ce qui est dit et comment c’est dit. Ainsi faut-il considérer des aspects comme : le vocabulaire, le choix de mots, la syntaxe, la structure et l’usage de figures rhétoriques et de symboles (McConn 2017:2). Walsh (2017) explique que la lecture attentive accentue une rencontre directe avec le texte, avant de connaître son contexte. Grâce à l’attention qu’y est prêté et aux relectures, le texte monte en complexité et le lecteur peut lier les détails séparés l’un à l’autre. La lecture attentive est associée à la Nouvelle Critique, apparue dans les années 1950 et 1960, qui base sa lecture et son interprétation de l’ouvrage seule sur le contenu (le texte) et rejette ainsi les critiques historiques et biographiques, jusqu’alors prévalent (cf. Howe 2009 ; Maurel 1994). Roland Barthes est emblématique de ce mouvement : L'image de la littérature que l'on peut trouver dans la culture courante est tyranniquement centrée sur l'auteur, sa personne, son histoire, ses goûts, ses passions […] L'auteur est censé nourrir le livre, c'est-à-dire qu'il existe avant lui, 11 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 pense, souffre, vit pour lui ; il est avec son œuvre dans le même rapport d'antécédence qu'un père entretient avec son enfant […] Il faut considérer, tout au contraire, que grâce au lecteur, ‘tout texte est écrit éternellement ici et maintenant‘ [...] la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur. (Barthes 1984:64, 66.) Selon cette critique littéraire, c’est le texte et sa relation avec le lecteur qui importent, et l’on ne peut guère prétendre qu’il y ait une seule façon correcte d’interpréter un livre. 3.3 Hypothèses Pour nous aider à répondre à nos questions de recherche, les hypothèses suivantes ont été formulées à partir des études antérieures et du cadre théorique. L’analyse sera concentrée sur la vérification ou l’infirmation de ces hypothèses. H1 : Dans le Spectre large de Gérard Prévot il y a des éléments, des aspects ou des phénomènes qui rendent le lecteur, et possiblement le ou les personnages, hésitant — hésitant à savoir si ledit phénomène provient de l’étrange ou du merveilleux. H2 : Le Spectre large a des points en commun avec la Nuit du Nord dont les contes se réunissent sous : les décors nordiques, une hésitation todorovienne dissipée à la fin du conte introduisant la coexistence du réel et du surréel, une manière d’écrire montrant comment les fantômes sont en nous et dans notre peau, la sensation de regarder sans comprendre et sans pouvoir échapper à ce sentiment, un fantastique métaphysique et social, basé sur un discours réaliste (point de repères précis, détails réalistes) et finalement une narration autoritaire (narrateur extradiégétique et omniscient). 3.4 Disposition de l’analyse L’analyse est divisée selon trois catégories principales : 1) le paratexte et la mise en texte, 2) la narration et finalement 3) la diégèse. Quant aux hypothèses, elles seront abordées au sein de chaque catégorie. Cela implique aussi que tout au long de l’analyse, nous comparons le contenu du Spectre large avec l’étude de la Nuit du Nord de Ricci (1993) par rapport auxdits catégories. 12 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 4. Analyse Dans cette section, nous procédons à l’analyse du Spectre large. Au cours de l’analyse, nous nous sommes rendu compte que les différents contes ont des qualités différentes par rapport à la théorie fantastique. Alors que certains contes ont déclenché des frissons et des sensations fantastiques (todoroviennes), d’autres sont sur le bord de l’incompré- hensible et ils ont évoqué la confusion plutôt que l’hésitation. Les citations présentées dans l’analyse viennent surtout de ce premier groupe de contes. Par rapport à l’objectif du mémoire, cette analyse montre surtout les caractéristiques distinctes du fantastique du Spectre large. 4.1 Paratexte et mise en texte Par rapport aux éléments fantastiques, nous allons commencer l’analyse par envisager le paratexte et le vocabulaire. Le sous-titre « et autres contes fantastiques », ainsi que le nom de la collection, « Fantastique », des éditions Marabout marqué sur la couverture mettent clairement le lecteur dans l’attente de lire un livre fantastique. Cependant, le titre lui- même a été habilement choisi car, bien que le mot spectre soit synonyme pour ‘fantôme’ dans le langage courant, cela signifie aussi « Représentation effrayante d'une idée, d'un événement menaçant » (Larousse s.d.). Ce choix de mot nous met donc en garde et nous force à ne pas trop vite aller chercher des fantômes classiques dans les contes du recueil. Le spectre peut bien être une perspective effrayante ou simplement la crainte (provenant de nous ne savons où). Cette interprétation est renforcée par l’image de la couverture qui présente une sorte de monstre menaçant et engloutissant toute une ville. Quant au vocabulaire, à travers tout le recueil, les textes sont marqués par des mots connotant d’une manière ou autre l’épouvante ou l’incertitude. On peut ainsi lire des mots ou des verbes comme : spectres, rêver, colline maudite, feu d’enfer, doutes, seul, menace, inquiet, hostile, nocturne, sorcellerie, diable, victime, hanté, enfer. Considérons par exemple ce passage : J’y avais pour ma part connu toutes les peurs autrefois, voilà mon Dieu, voilà neuf ans déjà. Cette maison, je l’avais héritée de mes parents et, m’y retrouvant seul à vingt-neuf ans, j’y avais découvert avec un émerveillement doublé d’effroi tous les spectres de mon enfance. (Prévot 1975:146. C’est nous qui soulignons.) 13 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 De plus, le narrateur évoque souvent l’autre sans que le lecteur sache de qui ou de quoi il est question. Chaque conte a certains mots-clefs en italique aussi. Ce vocabulaire invite le lecteur à s’arrêter un moment et à penser à la signification et c’est, pour nous, évident que ce type de vocabulaire a été choisi pour renforcer l’effet fantastique. Or, quelquefois l’usage devient même trop prévisible et ainsi forcé. Nous dirions même que cela se fait au mépris du fantastique. Au lieu de dire qu’un personnage a peur ou au lieu de parler d’un spectre, ce serait possible de montrer cela en utilisant d’autres mots, des paraphrases. Ce serait agréable si le lecteur lui-même pouvait s’en apercevoir plus subtilement, sans y être conduit par le narrateur. En même temps, voulant privilégier le récit court, c’est compréhensible que l’auteur ait opté pour un vocabulaire plus résumant que détaillant. Ce vocabulaire nous semble être un trait général du fantastique prévotien. En effet, Ricci (1993:134) indique que la Nuit du Nord a recours à un répertoire thématique typique du genre ainsi que l'emploi systématique des mots propres à évoquer la peur, le mystère, etc. [qui] déterminent tout de suite le surgissement d'un espace […] occupé par la créature la plus classique de la littérature fantastique: le démon. Il semble que les deux recueils, de ce point de vue, soient écrits de la même manière. 4.2 Narration Selon nous, l’aspect qui contribue le plus à la fantasticité de ce recueil est le narrateur et son statut face au contenu de l’histoire narrée. Il faut dire que le narrateur n’a pas exactement le même statut (focalisation, voix et perspective) dans tous le contes. Ainsi, il est parfois homodiégétique et parfois hétérodiégétique — et grâce à un point de vue limité, nous devons souvent interpréter au maximum l’information limitée que nous avons sous la main. Or même s’il n’est jamais omniscient, il semble parfois connaître plus que les personnages (du moins l’on pourrait s’en douter). C’est justement la fonction testimoniale (cf. Reuter 2016:40) qui est intéressante ici. Effectivement ce n’est pas toujours les personnages qui hésitent mais surtout le narrateur et si nous ne pouvons pas avoir 100 % confiance en le degré de certitude du narrateur, cela ouvre des voies pour que la fantasticité puisse s’élargir : 14 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 C’est alors qu’elle entra. Il ne lui suffisait pas de me savoir au fond de son enfer, il lui fallait encore jouir du désespoir auquel elle m’avait entrainé. Peut-être aussi voulait-elle simplement s’assurer de ma présence afin d’être plus heureuse avec l’autre. Je n’en sais rien. Je ne puis même pas dire exactement ce qui s’est passé. (Prévot 1975:41–42. C’est nous qui soulignons.) Moins le narrateur est sûr, plus d’issues ouvertes — et cela impose au lecteur de juger si les faits donnés proviennent raisonnablement de l’étrange ou du merveilleux. Justement, pourquoi le narrateur hésite-t-il ? Devrions-nous douter de sa fiabilité ? Dans presque tous les contes du Spectre large, le narrateur narre l’histoire avec plein d’assurance pour ensuite, à un moment donné, déclarer ou montrer qu’il hésite devant un détail : D’ailleurs, le temps était splendide. Quand il pénétra sur l’imp — non, sur la terrasse, à la suite de Sophie —, Gehrard ne trébucha qu’à peine sur la première marche d’un escalier de pierre, puis admira le paysage. (Prévot 1975:138. C’est nous qui soulignons.) Il faut dire que cette maison du 10, rue de la Colline (pourquoi le 10 ? Il n’y a aucune autre maison à perte de vue) est particulièrement impressionnante. Surtout vue du tout. C’est une vaste maison perdue entre la compagne et les bois. Il faut avoir le caractère de Laura pour y vivre seule sans céder, le soir venu, à la peur. (Prévot 1975:146. C’est nous qui soulignons.) Ils n’étaient pas nombreux dans la salle où le poêle à bois, alimenté trop fréquemment par des rondins énormes, répandait une chaleur insoutenable. Douze filles et douze garçons, peut-être. Je ne sais plus. Ce dont je me souviens, c’est de la souffrance que nous éprouvâmes, les tourterelles et moi, à subir ce feu d’enfer […] (Prévot 1975:154. C’est nous qui soulignons.) Ces passages montrent aussi comment l’on a la sensation que le narrateur raconte une histoire qu’il a vécue ou dont il a entendu parler, il y a longtemps. Pour cette raison, le lecteur peut admettre quelques erreurs de la part du narrateur tout en s’attendant à ce que la presque totalité du conte soit fidèlement narrée. Le premier conte, également intitulé le Spectre large, est intéressant pour notre analyse grâce à un autre aspect, soit la question à savoir le narrateur qui est-il ? Nous avons déjà mentionné que dans certains contes, le narrateur est le héros de l’histoire et le récit devient ainsi encore plus intime, mais dans ce conte-ci, la question devient elle- même une part de la fantasticité car jusqu’à la fin, l’on hésite sur la réponse. 15 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 C’est l’histoire de l’héroïne Constance Achenbach, l’idiot villageois Frédérik qui manque d’intelligence (et dont le narrateur ignore le nom de famille) et finalement Herr Gerard Trimbach (l’on apprend à la dernière page qu’il était l’amant de Constance et que, en ce moment, il est mort mais ce n’est pas clair s’il est mort au sens propre ou au sens figuré). D’abord, ce conte forme un jeu de qui est l’autre. Il y a un autre qui tourmente Constance par des appels téléphoniques et Frédérik est un autre pour Constance car elle ne le connaît pas, parfois elle ne le voit même pas clairement. Constance est aussi une autre aux yeux de Gerard car elle a apparemment changé de caractère (on peut se douter qu’elle a cessé de l’aimer mais c’est impossible à vérifier). Ensuite quant au narrateur, on se doute qu’il y en a deux. Un narrateur classique qui narre l’histoire objectivement (bien qu’il ne soit pas omniscient) et un autre qui pourrait en effet être l’autre. La transition en quelques mots entre les deux narrateurs dans la paragraphe-ci-dessous soulève cependant, à notre avis, la possibilité qu’il s’agisse d’un narrateur qui a deux personnalités : [Jusqu’ici, le récit est narré objectivement à la troisième personne.] Tout ce que Frédérik avait à faire était de l’enfermer pour la nuit dans la chambre bleue de l’étage et de se retirer. Il le fit. Elle était maintenant avec moi. O Constance, que tu es belle sous le fard ! Ne heurte pas cette porte. C’est inutile. Ne cherche pas. Les murs sont sans issue. Ne crie pas […] [La suite du paragraphe est narrée par un narrateur à la première personne s’adressant à Constance.] (Prévot 1975:12. C’est nous qui soulignons.) Grâce à ce ou ces narrateurs, et grâce aux ultimes événements des dernières lignes du conte, qui sont surprenants mais pas impossibles, le fantastique est maintenu jusqu’à la clôture et il n’y a pas vraiment de dénouement. Au lieu de cela, on finit par se poser des questions. Qui parlait ? Était-ce lui ou un autre inconnu ? Il y a toujours des possibilités mais l’on n’est jamais sûr. De ce point de vue, le conte se maintient bien à l’intérieur du cadre fantastique todorovien. Nous avons démontré que le narrateur limité est un trait primordial du Spectre large. Ce fait constitue cependant un grand point de différence par rapport à la Nuit du Nord. Ricci (1993:130) nous dit que « [l]e récit est raconté par un narrateur dont la fonction 16 (26)
Fredrik Pettersson Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot 2018 traditionnelle de détenteur d'un savoir absolu est garantie par la qualité de son statut de narrateur extradiégétique, omniscient ». Comme nous l’avons vu, les contes du Spectre large ne contiennent pas de narrateur ayant un savoir absolu — c’est tout au contraire, la fantasticité naît grâce au fait que le narrateur n’est pas omniscient. Donc, à en croire Ricci, le ou les narrateurs se différencient considérablement entre les deux recueils et c’est un point important à noter, non moins en ce qui concerne notre deuxième hypothèse. 4.3 Diégèse Si nous passons à la fiction (espace, personnages, histoire, etc.), nous notons tout de suite que presque tous les contes se passent dans le nord de la France ou surtout dans le nord de la Belgique. C’est souvent simplement « le Nord » qui est évoqué par le narrateur et même si de différents lieux sont mentionnés (par exemple Zeebrugge, Picardie, Paris, Écluse), c’est principalement à Ostende et sa mer que l’histoire se déroule. Par manque d’espace, il y a relativement peu de descriptions des lieux dans les textes mais nous dirions quand même que les contes ont pour point de repère un espace réaliste. La proximité de la mer semble particulièrement importante pour l’atmosphère fantastique de l’histoire. Elle fait souvent partie du récit, soit comme lieux principal pour les événements fantastiques, soit grâce aux choses ayant un lien avec la mer, par exemple la brise-lames ou la corne de brume dans citation ci-dessous. La mer est vaste (à perte de vue) et reste à grandes parties inconnues pour l’humain. Qui plus est, elle est menaçante car elle peut engloutir non seulement les personnes mais des villes entières. Voilà pourquoi la mer est l’un des lieux fantastiques par excellence dans ce recueil. L’importance de la mer se voit encore plus dans certains contes où elle joue un rôle plus actif. Dans La Simultanée on lit : C’est de là que j’assistai, navré et triomphant, à la tempête la plus terrible qu’Ostende eût connue depuis des siècles — depuis que la mer, un jour, alla se perdre jusqu’à Bruges. […] les camions eux-mêmes, tout devenait un projectile aux mains du vent. […] Une femme sans âge, d’aspect vulgaire, vint s’abattre à côté de moi. Je fis un pas vers elle, mais je fus emporté moi-même. La mer déjà venait vers nous. (Prévot 1975:26. C’est l’auteur qui souligne.) 17 (26)
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