LE FANTASTIQUE DANS LE SPECTRE LARGE DE GÉRARD PRÉVOT - DIVA PORTAL

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Mémoire de licence
(Kandidatuppsats)

Le fantastique dans
Le Spectre large de Gérard Prévot
Une analyse basée sur la théorie de Tzvetan Todorov

                                   Auteur: Fredrik Pettersson
                                   Directeur de mémoire: Liviu Lutas
                                   Examinator: Kirsten Husung
                                   Termin: HT18
                                   Ämne: Franska
                                   Nivå: Grundnivå
                                   Kurskod: 2FR30E
Fredrik Pettersson                                         Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot                                    2018

                                                                        Abstract
                This thesis is centred on the fantastic features in Le Spectre Large by Gérard Prévot (1975) and subsequently on
                a comparison with the features from another collection by Prévot, La Nuit du Nord (1974), studied by Ricci in
                1993. The analysis is based on Tzvetan Todorov’s theory of the fantastic, which puts its emphasis on the
                hesitation whether the enigmatic phenomena has its origins in the natural (uncanny) or the supernatural
                (marvellous) world.
                     The research of Prévot’s literary work is interesting given that, compared to other Belgian fantastic writers
                such as Jean Ray or Thomas Owen, Gérard Prévot is still rather unknown and not much studied.
                     With regard to the results, it is found that the stories have a mixed qualities in relation to fantastic theory.
                In the better tales, the fantastic is born out of a narration with a limited point of view and a vague and sometimes
                unknown narrator. It is also born out of the plot which introduces the disruptive elements at the very last page.
                     When comparing the corpus with Ricci’s study (1993), several common features are found, but also a few
                differences. Prévot has written the two books using a similar vocabulary and the stories often take place in related
                environments – the North, a place with mysterious connotations. A fantastic which Ricci calls “social” can also
                be found in both collections. The main point of difference between the books is the narration. While the narrator
                in La Nuit du Nord has an omniscient status, the one in Le Spectre Large is clearly limited and anonymous.
                Keywords: Gérard Prévot, the fantastic, Belgian literature, Le Spectre Large, Marabout, literature, Tzvetan Todorov, French,
                francophone, French-speaking, fear, hesitation, supernatural, marvellous, magic realism.

                                                                        Résumé
                Ce mémoire est centré sur les caractéristiques fantastiques dans le Spectre large de Gérard Prévot (1975) et par
                la suite, sur une comparaison avec les caractéristiques d’un autre recueil de Prévot, la Nuit du Nord (1974), étudié
                par Ricci en 1993. Notre analyse est basée sur la théorie du fantastique de Tzvetan Todorov qui met en avant
                l’hésitation à savoir si le phénomène énigmatique provient de l’étrange ou du merveilleux.
                     L’étude de l’œuvre littéraire de Prévot est intéressante car, comparé aux autres fantastiqueurs belges comme
                Jean Ray ou Thomas Owen, Gérard Prévot reste relativement inconnu et peu étudié.
                     Pour ce qui est du résultat, nous trouvons que les contes du recueil ont des qualités variées relativement à
                la théorie fantastique. Les principales caractéristiques fantastiques du Spectre large naissent surtout grâce à une
                narration à point de vue limité et au narrateur obscur, parfois inconnu. Le fantastique naît aussi grâce à l’intrigue
                qui fait venir la force perturbatrice, souvent à la toute dernière page.
                     En comparant nos résultats avec l’étude de Ricci (1993), nous trouvons plusieurs points en commun mais
                aussi de divergence. Prévot a écrit les deux livres en utilisant un lexique similaire et les contes se déroulent
                souvent dans des lieux similaires, dans le Nord — un lieu ayant des connotations mystiques. Un fantastique dit
                « social » se trouve aussi dans les deux recueils. La principale différence entre les deux livres est la narration.
                Tandis que le narrateur de la Nuit du Nord possède un savoir absolu qui lui donne le statut omniscient, il est
                clairement limité dans son point de vue et parfois anonyme dans le Spectre large.
                Mots-clés : Gérard Prévot, le fantastique, littérature belge, le Spectre large, Marabout, littérature, Tzvetan Todorov, français,
                francophone, peur, doute, hésitation, surnaturel, merveilleux, réalisme magique.

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Fredrik Pettersson                                       Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot                                2018

                                                       Table de matières

                     1. Introduction ................................................................................................... 1

                     2. Études antérieures et cadre théorique ..................................................... 3

                          2.1 Un fantastique belge ? ..................................................................... 3

                          2.2 Un fantastique prévotien ?............................................................... 5

                          2.3 Récapitulatif et l’objectif du mémoire .............................................. 7

                          2.4 Cadre théorique : le fantastique todorovien.................................... 7

                          2.5 Critique contre Todorov .................................................................... 9

                     3. Corpus et méthodes ...................................................................................10

                          3.1 Introduction du corpus ................................................................... 10

                          3.2 La lecture attentive......................................................................... 11

                          3.3 Hypothèses ..................................................................................... 12

                          3.4 Disposition de l’analyse ................................................................. 12

                     4. Analyse .........................................................................................................13

                          4.1 Paratexte et mise en texte ............................................................. 13

                          4.2 Narration ......................................................................................... 14

                          4.3 Diégèse ........................................................................................... 17

                     5. Conclusion ...................................................................................................22

                     6. Bibliographie ...............................................................................................25

                                                                                  ii
Fredrik Pettersson                                Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot          2018

                     1. Introduction
                       Je me demande si j’ai dormi ou rêvé ou vécu. C’est tellement pareil au fond. Pendant
                       l’acte ou pendant le sommeil (oui même pendant le sommeil où l’on est agi par un
                       autre soi-même, ce qui revient à agir par une volonté indirecte), on peut encore
                       croire à des différences. (Prévot 1975:123.)

                 Le présent mémoire entreprend une analyse de la dimension fantastique dans le Spectre

                 large de Gérard Prévot (1975). Dans ce recueil de petits contes, le lecteur rencontre le

                 personnage principal lorsque celui-ci fait face aux moments les plus épouvantables de sa

                 vie — des passages liés à l’amour, à la solitude et au changement de sa personne ou de la

                 personne d’un autre.

                     Pour que le lecteur complètement profane en fantastique comprenne mieux le sujet

                 de ce mémoire, nous commençons par aller tout droit à un éclaircissement donné par

                 Reguant (2018:2) :

                       Dans le langage courant, fantastique désigne quelque chose d’imaginaire, qui
                       n’existe pas dans la réalité, il peut s’agir également d’une chose étonnante par son
                       importance ou par ses qualités hors du commun. […] Dans les arts littéraires,
                       fantastique fait référence à une œuvre où il y a une transgression du réel et où des
                       éléments surnaturels interviennent sans qu’il soit avéré que ce surnaturel existe.
                       (Reguant 2018:2.)

                 Dans notre contexte littéraire, il faut donc faire la différence entre les usages de ce mot.

                 Donc, sans compliquer les choses, signalons que « fantastique » ne désigne pas

                 simplement un genre où l’univers est imaginaire ou irréel. En anglais, ce terme ne se

                 traduit pas par fantasy. Plusieurs chercheurs ont vu la nécessité de souligner ceci (cf.

                 Malrieu 1992:17 ; Fitting 1995:275 ; Linck 2010) car ces deux termes sont souvent

                 confondus par le marché du livre et même par certains critiques. En effet, la fantasy se

                 présente dans un univers irréel ou surnaturel – ou sinon dans un univers réel dans lequel

                 le surnaturel y est accepté (Reguant 2018) et ceci, nous le verrons, n’est pas le cas pour le

                 fantastique.

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Fredrik Pettersson                                Le fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot            2018

                     En tant que genre, le fantastique serait né au début du 19e siècle, le nom étant la

                 conséquence d’une homophonie similaire entre l’allemand Fantasiestücke et le français

                 fantastique (Malrieu 1992 ; Prince 2015). C’est également à cette époque que le genre

                 aurait connu sa culmination si l’on considère le nombre de récits produits et surtout la

                 place que le fantastique a occupé dans la société — c’est-à-dire sa signification et son

                 importance. Le fantastique faisait alors partie des genres « nobles » et il a correspondu

                 aux grandes préoccupations des pays occidentaux (Malrieu 1994:36). Comme toutes les

                 modes, cette période-là a cependant vu sa fin et l’intérêt du public a diminué. Le genre

                 est finalement tombé dans la marge de la littérature dans certains pays (Harvey 2014),

                 parmi les littératures qui ne suscitent l’intérêt que des spécialistes.

                     Or, ceci n’a pas impliqué un arrêt total de la production fantastique. À en croire

                 Baronian (2007:219), le cas belge est spécial car il constitue un courant autonome, non

                 marginal et les Belges auraient « une disposition naturelle au fantastique ». Certains

                 Belges sont, de plus, devenus fantastiqueurs de premier rang, par exemple Thomas Owen

                 et Jean Ray — quelque chose qui signale que les écrivains belges méritent de se faire

                 prêter attention dans les milieux littéraires. Gérard Prévot est belge aussi. Il est venu

                 relativement tard au fantastique (Ricci, 1993) et son œuvre, mise en comparaison avec

                 celles des autres écrivains belges, est assez inconnue au grand public. Autrement dit, sa

                 façon d’écrire le fantastique et ses particularités à lui restent largement à être éclairées et

                 c’est cela que nous envisageons de faire dans ce mémoire.

                 1.2 Plan du mémoire
                 Ce mémoire est reparti de la manière suivante : Nous commençons par nous orienter un

                 peu dans le domaine d’études littéraires ayant un rapport avec notre corpus. Ensuite,

                 nous abordons le cadre théorique, soit le fantastique todorovien avec ces points

                 principaux. Finalement, après avoir expliqué la méthode utilisée, ainsi que les

                 hypothèses, nous nous lançons dans l’analyse.

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                 2. Études antérieures et cadre théorique
                 Le fantastique est quelque chose qui ne cesse de susciter de l’intérêt dans les cercles
                 académiques et éditoriaux (Lutas 2017:63). Une recherche sur www.theses.fr, le portail
                 de l’enseignement supérieur regroupant les thèses de doctorat en France, donne un
                 résultat de non moins de 530 documents universitaires mentionnant le mot
                 « fantastique ». Ce résultat montre sans aucun doute l’étendu de ce coin du monde
                 littéraire — et ceci sans compter l’effort des chercheurs des mondes anglo- et
                 hispanophones.
                     Un bref panorama du champ de recherches littéraires sur le fantastique montre que
                 le domaine est vaste. Comme l’espace est limité dans ce mémoire, nous ne ferons pas
                 plus qu’effleurer la partie des recherches qui ont un lien avec Gérard Prévot et son œuvre.

                 2.1 Un fantastique belge ?
                 Au premier lieu, mentionnons qu’une partie des recherches sur le fantastique comporte

                 des tentatives intéressantes de rassembler les œuvres de différent pays et de différentes

                 périodes de temps pour ensuite trouver leurs particularités à elles — et leur interaction

                 avec d’autres pays et d’autres littératures. Grâce à ces efforts, l’on peut lire de l’évolution

                 de différent fantastiques nationaux, notamment au Brésil (Lopes 1975), en Roumanie

                 (Apostol 2009), au Mexique (Velasco Vargas 2006) au Japon (Napier 1996) et au Canada

                 (Berrichi, 2016).

                     Chose intéressante pour ce mémoire, des recherches de ce type ont également été

                 effectuées sur le fantastique belge et sur ce que l’on a nommé « l’école belge de l’étrange ».

                 En effet, les Belges ont reconnu une identité propre au fantastique belge malgré le fait

                 qu’à l’étranger, on a mis cette littérature en marge et on l’a critiqué de manquer

                 d’originalité : « à Paris on crée et […] à Bruxelles on copie » (Soncini Fratta 1993:33).

                 Cette littérature belge a, contrairement à ce que nous avons indiqué dans l’introduction,

                 connu son plus grand développement pendant le 20e siècle et non le 19e et qui plus est,

                 le fantastique n’a pas été vu comme marginal par les Belges, — ce qui s’est finalement

                 passé en France par exemple (Baronian 2007).

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                      Ce qui est emblématique des initiateurs fantastiques belges, selon Soncini Fratta

                 (1993), c’est que ces écrivains n’étaient pas en harmonie avec la société belge — et parfois

                 même refusés par cette dernière. Ils ont fait usage d’un langage révolutionnaire et

                 inhabituel, soulevant des sujets qui contraignaient « le lecteur à se replier sur lui-même,

                 dans une époque où, toujours plus, il demandait à la littérature un moment de

                 distraction » (ibid:43). Baronian (2007:251) décrit les auteurs de cette littérature « de

                 réaction » de la façon suivante :

                          Des francs-tireurs, des révoltés, des rebelles, des frondeurs, des voyageurs de
                          l’ombre, des hommes et des femmes n’acceptant pas la douloureuse tyrannie du
                          réel, refusant l’apparat des convenances, dénonçant les lois fallacieuses de la raison
                          raisonnante.

                 Il souligne également que « l’école belge » ne comportait pas un contrat ou des règles

                 auxquelles les écrivains devaient se soumettre avant d’en faire partie. C’est plutôt que les

                 auteurs belges, indépendamment l’un de l’autre, ont écrit partiellement de la même

                 façon. Baronian dit qu’ils se rejoignent par des voies parallèles des réalités fantastiques

                 et celles de la poésie.

                      Aujourd’hui, le style belge s’établit surtout dans le langage (Soncini Fratta 1993), sur

                 la base d'un lexique et d’une structure volontairement classique, rappelant celui du

                 19e siècle. Soncini Fratta (1993:37) le définit comme « une langue rêvée » déréalisante et

                 hypotaxique 1 (au lieu de parataxique 2), qui, grâce aux écarts stylistiques et des effets

                 rhétoriques, construit un monde rêvé.

                      Étant donné que notre corpus a été écrit par un Belge, ces études sont certainement

                 intéressantes. Or, par manque d’espace, nous n’appuierons pas ce mémoire-ci sur l’école

                 belge, mais nous le garderons pour les recherches futures. Néanmoins, nous estimons

                 que c’est quelque chose d’importante à connaître.

                 1
                   Hypotaxe : technique littéraire favorisant des phrases longues et complexes. Abondance de subordination de phrases et
                 propositions.
                 2
                   Parataxe : technique littéraire qui favorise des phrases courts et simples. Juxtaposition de phrases au lieu de subordination.
                 Ressemble au discours oral.

                                                                                  4 (26)
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                 2.2 Un fantastique prévotien ?
                 Ensuite, une autre partie des recherches sur le fantastique montre comment se manifeste

                 le fantastique dans un livre littéraire spécifique ou chez un écrivain. L’écrivain écrit-il le

                 fantastique de la même manière dans toute son œuvre ou y a-t-il eu un changement de

                 narration ou de mise en texte ? Traits en commun ou en divergence ? Ainsi,

                 Harvey (2014) examine le fantastique baudelairien et son ouverture vers le « nouveau »,

                 Delon (2014) étudie l’Histoire de Juliette et remarque un changement de direction

                 littéraire chez Marquis de Sade envers le fantastique, et finalement, Chassay (2015) fait

                 redécouvrir le premier gagnant du Prix Goncourt, John- Antoine Nau et son Force

                 ennemie — le contenu étant à la fois un ouvrage de science-fiction et un conte

                 fantastique.

                     Nous devons aussi mentionner les études féministes sur le fantastique. En parlant du

                 personnage principal du récit fantastique, Malrieu (1992:60) signale un point important

                 par rapport à l’Histoire : « il faut qu’il s’agisse d’un homme. Seuls les hommes, de façon

                 générale, étaient susceptibles de correspondre à tous les schémas précédents ». En bref :

                 le fantastique, ainsi que la littérature générale (et d’autres médias), a eu tendance à

                 regarder et à décrire les femmes d’une certaine manière. Les études féministes abordent

                 ce problématique — notons Dal Molin (2002), Bowen Raddeker (2014) et Richter (2011).

                     Pour revenir au sujet (le fantastique chez tel écrivain), c’est dans cette catégorie des

                 recherches littéraires que le présent mémoire contribue — plus spécifiquement sur le

                 fantastique chez Gérard Prévot.

                     À l’aide des éditions Marabout en Belgique (collection fantastique depuis 1962),

                 plusieurs écrivains fantastiques belges sont sortis de l’ombre et, plus tard, sont devenus

                 fameux dans leur champ (notamment Jean Ray, Thomas Owen et Franz Hellens). Or,

                 Gérard Prévot et son œuvre, aussi publiée chez les éditions Marabout fantastique, n’ont

                 pas atteint la même renommée. Baronian (2007:247) indique que, sans vraiment savoir

                 pourquoi, l’œuvre de Prévot reste peu connue aujourd’hui. En quelque sorte, nous

                 faisons la même constatation lorsque nous essayons de trouver des études universitaires

                 sur Prévot : Il y en a très peu écrit sur Prévot et son œuvre.

                                                                      5 (26)
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                     Ricci (1993) est l’exception grâce à son analyse du discours fantastique dans un autre

                 recueil de Prévot, la Nuit du Nord (1974), et cette étude va servir de point de comparaison

                 pour ce mémoire. Déjà, pour décrire Prévot, Baronian (2007:246) dit : « Pour Prévot,

                 tout est dès l'abord fantastique: impropre, incommode, inconvenant, inopportun. Tout

                 est déchirure, puisque, dès l'abord aussi, tout est déchiré ». Ricci (1993:126), à son tour,

                 ajoute : « Prévot a été défini comme un ‘être de rupture’, insoumis à l'égard de toute

                 norme et dégagé de tout conformisme, et son œuvre a pris une tournure à la fois

                 métaphysique et sociale ».

                     Selon Ricci (1993:126), les contes de Prévot se réunissent sous les décors nordiques

                 (souvent la Flandre, le Nord de la France ou l’Allemagne), les techniques stylistiques

                 déréalisantes, une vision du monde sous le signe de la déchirure et finalement une

                 réflexion profonde sur l'être et sur le destin. Les contes de la Nuit du Nord auraient été

                 choisis précisément car ils expriment à la fois « la magie du quotidien, l'effroi d'être,

                 d'aimer et de vivre, la fascination de la mort et des ombres » (ibid:127). Un point

                 remarquable est que l’hésitation todorovienne est souvent dissipée, Selon Ricci, à la fin

                 du conte et à la place s’inscrit la coexistence du réel et du surréel dans l’ordre du

                 vraisemblable.

                     L’originalité de Prévot serait aussi d’exprimer sa propre vision du monde et

                 comment les fantômes sont en nous, dans notre peau, notre nature (Ricci 1993:128). Le

                 fantastique des contes de la Nuit du Nord se caractérisent ainsi par la sensation de

                 regarder sans comprendre et par le fait de ne pas pouvoir échapper à ce sentiment, voire

                 à la destinée en tout. D’après ce bilan, le fantastique de Prévot est métaphysique et social,

                 basé sur un discours réaliste (point de repères précis, détails réalistes) et une narration

                 autoritaire (narrateur extradiégétique et omniscient).

                     Comme indiqué auparavant, la Nuit du Nord sert de point de référence dans notre

                 analyse du Spectre large. Nous verrons si nous pouvons corroborer les traits qu’a soulevés

                 Ricci de la Nuit du Nord et de cette façon établir que ce sont effectivement les traits d’un

                 fantastique prévotien.

                                                                     6 (26)
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                 2.3 Récapitulatif et l’objectif du mémoire
                 Dans la section ci-dessus, nous avons tenté de faire un bref panorama des recherches
                 littéraires liées à Gérard Prévot. Nous avons mentionné que certains chercheurs se
                 concentrent sur les différents fantastiques nationaux, dont l’école belge est intéressante
                 pour nous ; nous avons aussi soulevé les chercheurs qui se spécialisent dans l’œuvre d’un
                 écrivain quelconque. Le présent mémoire part de cette dernière catégorie : L’œuvre de
                 Gérard Prévot est peu connue et mérite l’attention d’une étude plus approfondie.

                     Le présent mémoire a pour objectif d’étudier et de définir les caractéristiques
                     distinctes du fantastique dans le Spectre large de Gérard Prévot (1975). Qui plus
                     est, ces caractéristiques seront mises en comparaison avec ce qu’a écrit Ricci
                     (1993) sur la Nuit du Nord.

                 2.4 Cadre théorique : le fantastique todorovien
                 Berrichi (2016:102) résume en une phrase les discussions théoriques sur le fantastique :
                 « Le fantastique a fait couler beaucoup d’encre ». Nous sommes également prêts à
                 l’admettre. Malrieu (1992:38), à son tour, précise que le « mot fantastique, loin d’être
                 éclairant, représente plutôt une sorte d’auberge espagnole : chacun y met ce qui lui
                 plaît ». Il y a, en effet, une large gamme de définitions du fantastique — et parfois, cela
                 prête même à confusion et à contradiction.
                       La plupart des principales théories du fantastique ont été formulées en une décennie
                 — vers 1960 (Malrieu 1992) mais le débat en est loin d’être conclu et comme nous
                 verrons, il continue de sortir de nouvelles interprétations de nos jours.
                       Nous commençons cette section par examiner les points principaux du fantastique
                 todorovien, ensuite, nous évoquerons une critique de la théorie de Todorov et
                 finalement, nous comparerons brièvement cette définition avec d’autres.
                       En 1970, Tzvetan Todorov a publié sa théorie sur le fantastique, qui s’est avérée un
                 grand succès. Selon Todorov (1970:29), le fantastique occupe le temps d’incertitude qui
                 se produit quand celui qui perçoit, face à un événement qui ne peut s’expliquer par les
                 lois de notre monde, doit opter pour l’une des deux explications suivantes : soit pour une
                 explication liée à l’imaginaire (surnaturel expliqué — le genre de l’étrange), soit pour une

                                                                       7 (26)
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                 explication changeant les lois connues de la réalité (surnaturel accepté — le genre du
                 merveilleux). Le tableau 2.1 indique le fantastique todorovien d’après cette définition.

                                         Table 2.1 Représentation du fantastique todorovien
                      Étrange pur         Fantastique-étrange                Fantastique-merveilleux      Merveilleux pur
                                                                 
                                                  Le fantastique (pur) se trouve ici.

                 « J’en vins presque à croire » (Todorov 1970:35) résume ainsi l’esprit ou le cœur du
                 fantastique. L’hésitation est primordiale. Les deux catégories immédiatement à gauche
                 et à droite du centre (fantastique-étrange et fantastique merveilleux) consistent en les cas
                 où le récit reste fantastique durant la plus grande partie mais finalement tombe dans une
                 solution de merveilleux ou d’étrange. Il y a d’autres genres que l’on pourrait placer sur
                 cette échelle. Le réalisme magique serait par exemple, selon Ransom (2013:152), situé
                 entre le fantastique pur et le merveilleux pur, distingué par ce qu’il établit un monde
                 intégralement réaliste où apparaissent des êtres et des phénomènes qui seront jugés
                 imaginaires, c’est-à-dire irréels, par le lecteur mais non par les personnages.
                     Pour qu’il y ait fantastique, Todorov (1970:36–38) stipule trois conditions, dont deux
                 doivent absolument être satisfaites (la première et la troisième). Premièrement, le texte
                 doit obliger le lecteur à considérer le monde des personnages (la diégèse) comme un
                 monde réel de personnes vivantes et subséquemment à hésiter entre une explication
                 naturelle et une explication surnaturelle des événements survenus. Deuxièmement,
                 l’hésitation peut être ressentie par le personnage principal aussi, mais ce n’est pas
                 obligatoire. En fait, l’hésitation peut être totalement absente dans le texte et quand même
                 présente chez le lecteur. Troisièmement, le fantastique implique une manière de lire qui
                 exclut la poésie et l’allégorie. La troisième condition est compréhensible car nous
                 pouvons nous douter que c’est moins probable que le lecteur hésite ou doute si tout le
                 récit était à prendre comme une grosse allégorie.
                     Ces trois points seraient l’essentiel pour Todorov. Il signale que seule la présence du
                 surnaturel dans un récit ne suffirait pas pour le fantastique. Effectivement, ce trait se
                 trouve dans maints genres et ce ne serait pas unique pour le fantastique. Il en va de même
                 pour la peur. La peur est souvent liée au fantastique mais ce n’est pas nécessairement une

                                                                      8 (26)
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                 condition (Todorov 1970:40). Ceci est notable car d’autres définitions prennent la peur
                 pour point principal du fantastique. Finalement, Todorov mentionne quelques
                 dispositifs du fantastique, notamment l’usage de l’imparfait et de la modalisation (par
                 exemple des locutions introduisant le doute dans un énoncé).

                 2.5 Critique contre Todorov
                 Passons maintenant à la critique car c’est important de mentionner que la théorie de

                 Todorov n’est pas sans reproches. Ce passage sera court car il n’y a pas assez d’espace

                 pour en rendre compte entièrement. La critique, telle que nous la comprenons, est

                 centrée autour des questions de savoir

                        qui doit hésiter et comment

                        si l’allégorie est incompatible avec le fantastique

                        si le fantastique todorovien est trop limitant.

                 Comme nous l’avons vu, Todorov rejette la lecture allégorique. Cette condition est

                 cependant contestée par certains chercheurs qui ne trouvent pas d’incompatibilité entre

                 fantastique et allégorie (Lutas 2017). Bourget (1995) trouve par exemple que le

                 fantastique et l’allégorie ne s’excluent pas l’un de l’autre dans Peu de chagrin de Balzac.

                     Lafond (2007), de son côté, prétend que Todorov est trop centré sur le texte et que

                 sa définition du fantastique est trop limitante. Il est de l’avis que Todorov n’a pas assez

                 explicitement déclaré si c’est le personnage ou le lecteur qui doit hésiter. De toute façon,

                 cette hésitation serait trop exigeante et en pratique, « La plupart des textes ne

                 parviennent pas à maintenir cette hésitation jusqu’à leur clôture » (Lafond

                 2007:paragr. 3). Par conséquent, nombre d’ouvrages ne seront pas classés dans le

                 fantastique. Notons cependant le contraire chez d’autres critiques. Malrieu (1992:18)

                 critique la définition de Todorov pour être trop vaste, réunissant ainsi des livres issus de

                 toutes sortes de champs, qui n’ont effectivement rien à voir l’un avec l’autre.

                     Nous sommes d’avis que cette critique peut être justifiée. L’exigence de l’hésitation

                 doit être difficile à maintenir jusqu’au bout du récit, mais en même temps, il y a des textes

                 qui y réussissent et en conséquence produisent un effet fort. Quant aux ouvrages qui

                 tombent ou ne tombent pas dans la catégorie « fantastique » d’après la définition de

                                                                     9 (26)
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                 Todorov, nous pouvons seulement dire que cela devrait être normal que telle ou telle

                 définition générique modifie la composition même d’un genre donné. Ce n’est peut-être

                 pas si alarmant si un livre fait partie d’une catégorie durant une période pour ensuite être

                 reclassifié durant une autre. En fait, Todorov (1970:18) souligne ce point de vue lorsqu’il

                 parle de genres historiques et genres théoriques.

                     Tout en reconnaissant la critique et les possibles défauts de la théorie de Todorov,

                 nous l’appliquerons telle quelle, notamment puisque Todorov reste depuis longtemps

                 l’autorité en ce qui concerne le fantastique (Lafond 2007 ; Lutas 2017 ; Ransom 2013).

                 En effet, il semble que l’on ne puisse aborder le sujet du fantastique sans du moins faire

                 référence à Todorov.

                 3. Corpus et méthodes
                 Cette section présente le corpus ainsi que la manière selon laquelle le livre sera analysé.

                 3.1 Introduction du corpus
                 L’œuvre fantastique de Gérard Prévot compte au total deux romans et quatre recueils.
                 Le Spectre large : et autres contes fantastiques est paru en 1975 et consiste en un recueil
                 de 19 petits textes (appelés contes) sur 179 pages. Alors que la plupart des contes sont
                 d’environ 10 pages, quelques-uns sont très courts et ne contiennent que quatre ou cinq
                 pages. Voici la liste des contes :

                     1. Le spectre large                                                 11. Le bal du rat mort
                     2. La simultané                                                     12. La mort à marée haute
                     3. Swiss Made                                                       13. La fiancée de l’Ecluse
                     4. La Putain bleue                                                  14. Un dimanche à Oursel
                     5. Le portail                                                       15. La balançoire
                     6. L’interview                                                      16. 10, rue de la Colline
                     7. Le vendredi 13 décembre                                          17. Les tourterelles
                     8. Le temps se casse à chaque                                       18. Une soirée à l’auberge des
                        instant                                                              Gueux de mer
                     9. La perle noire de Madras                                         19. Le bunker
                     10. Histoire de Marie Gadoue

                                                                     10 (26)
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                 Le nombre et la longueur des contes peuvent sembler insolites pour le lecteur habitué à
                 lire des romans, mais le récit court est, selon Prince (2015:73), la forme fantastique par
                 excellence.
                     Nous voudrions bien résumer tous les contes en quelques mots pour que le lecteur
                 de ce mémoire comprenne mieux l’analyse mais il s’avère que les contes sont assez divers.
                 Par conséquent, les points réunissant les contes seront abordés directement dans
                 l’analyse.

                 3.2 La lecture attentive
                 La méthode utilisée pour analyser le corpus est principalement la lecture attentive (le

                 close reading en anglais). C’est une méthode essentielle pour l’analyse et pour la

                 compréhension de la littérature (Substance 2009). La lecture attentive consiste en prêter

                 attention aux détails significatifs et en ralentir la lecture — notamment à cause des

                 nombreuses annotations qu’il faut faire (Walsh 2017:132). Il s’agit d’une analyse pensive

                 et critique qui cherche les configurations non aléatoires. Selon Howe (2009), la lecture

                 attentive a pour objective de savoir comment un texte réalise l’effet produit chez le

                 lecteur. Autrement dit : c’est une exploration entre ce qui est dit et comment c’est dit.

                 Ainsi faut-il considérer des aspects comme : le vocabulaire, le choix de mots, la syntaxe,

                 la structure et l’usage de figures rhétoriques et de symboles (McConn 2017:2).

                     Walsh (2017) explique que la lecture attentive accentue une rencontre directe avec

                 le texte, avant de connaître son contexte. Grâce à l’attention qu’y est prêté et aux

                 relectures, le texte monte en complexité et le lecteur peut lier les détails séparés l’un à

                 l’autre.

                     La lecture attentive est associée à la Nouvelle Critique, apparue dans les années 1950

                 et 1960, qui base sa lecture et son interprétation de l’ouvrage seule sur le contenu (le

                 texte) et rejette ainsi les critiques historiques et biographiques, jusqu’alors prévalent (cf.

                 Howe 2009 ; Maurel 1994). Roland Barthes est emblématique de ce mouvement :

                        L'image de la littérature que l'on peut trouver dans la culture courante est
                        tyranniquement centrée sur l'auteur, sa personne, son histoire, ses goûts, ses
                        passions […] L'auteur est censé nourrir le livre, c'est-à-dire qu'il existe avant lui,

                                                                       11 (26)
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                       pense, souffre, vit pour lui ; il est avec son œuvre dans le même rapport
                       d'antécédence qu'un père entretient avec son enfant […] Il faut considérer, tout au
                       contraire, que grâce au lecteur, ‘tout texte est écrit éternellement ici et maintenant‘
                       [...] la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur.
                       (Barthes 1984:64, 66.)

                 Selon cette critique littéraire, c’est le texte et sa relation avec le lecteur qui importent, et
                 l’on ne peut guère prétendre qu’il y ait une seule façon correcte d’interpréter un livre.

                 3.3 Hypothèses
                 Pour nous aider à répondre à nos questions de recherche, les hypothèses suivantes ont
                 été formulées à partir des études antérieures et du cadre théorique. L’analyse sera
                 concentrée sur la vérification ou l’infirmation de ces hypothèses.

                       H1 : Dans le Spectre large de Gérard Prévot il y a des éléments, des aspects ou des
                       phénomènes qui rendent le lecteur, et possiblement le ou les personnages, hésitant
                       — hésitant à savoir si ledit phénomène provient de l’étrange ou du merveilleux.

                       H2 : Le Spectre large a des points en commun avec la Nuit du Nord dont les contes
                       se réunissent sous : les décors nordiques, une hésitation todorovienne dissipée à la
                       fin du conte introduisant la coexistence du réel et du surréel, une manière d’écrire
                       montrant comment les fantômes sont en nous et dans notre peau, la sensation de
                       regarder sans comprendre et sans pouvoir échapper à ce sentiment, un fantastique
                       métaphysique et social, basé sur un discours réaliste (point de repères précis, détails
                       réalistes) et finalement une narration autoritaire (narrateur extradiégétique et
                       omniscient).

                 3.4 Disposition de l’analyse
                 L’analyse est divisée selon trois catégories principales : 1) le paratexte et la mise en texte,
                 2) la narration et finalement 3) la diégèse. Quant aux hypothèses, elles seront abordées
                 au sein de chaque catégorie. Cela implique aussi que tout au long de l’analyse, nous
                 comparons le contenu du Spectre large avec l’étude de la Nuit du Nord de Ricci (1993)
                 par rapport auxdits catégories.

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                 4. Analyse
                 Dans cette section, nous procédons à l’analyse du Spectre large. Au cours de l’analyse,
                 nous nous sommes rendu compte que les différents contes ont des qualités différentes
                 par rapport à la théorie fantastique. Alors que certains contes ont déclenché des frissons
                 et des sensations fantastiques (todoroviennes), d’autres sont sur le bord de l’incompré-
                 hensible et ils ont évoqué la confusion plutôt que l’hésitation. Les citations présentées
                 dans l’analyse viennent surtout de ce premier groupe de contes.
                     Par rapport à l’objectif du mémoire, cette analyse montre surtout les caractéristiques
                 distinctes du fantastique du Spectre large.

                 4.1 Paratexte et mise en texte
                 Par rapport aux éléments fantastiques, nous allons commencer l’analyse par envisager le
                 paratexte et le vocabulaire. Le sous-titre « et autres contes fantastiques », ainsi que le nom
                 de la collection, « Fantastique », des éditions Marabout marqué sur la couverture mettent
                 clairement le lecteur dans l’attente de lire un livre fantastique. Cependant, le titre lui-
                 même a été habilement choisi car, bien que le mot spectre soit synonyme pour ‘fantôme’
                 dans le langage courant, cela signifie aussi « Représentation effrayante d'une idée, d'un
                 événement menaçant » (Larousse s.d.). Ce choix de mot nous met donc en garde et nous
                 force à ne pas trop vite aller chercher des fantômes classiques dans les contes du recueil.
                 Le spectre peut bien être une perspective effrayante ou simplement la crainte (provenant
                 de nous ne savons où). Cette interprétation est renforcée par l’image de la couverture qui
                 présente une sorte de monstre menaçant et engloutissant toute une ville.
                     Quant au vocabulaire, à travers tout le recueil, les textes sont marqués par des mots
                 connotant d’une manière ou autre l’épouvante ou l’incertitude. On peut ainsi lire des
                 mots ou des verbes comme : spectres, rêver, colline maudite, feu d’enfer, doutes, seul,
                 menace, inquiet, hostile, nocturne, sorcellerie, diable, victime, hanté, enfer. Considérons
                 par exemple ce passage :

                       J’y avais pour ma part connu toutes les peurs autrefois, voilà mon Dieu, voilà neuf
                       ans déjà. Cette maison, je l’avais héritée de mes parents et, m’y retrouvant seul à
                       vingt-neuf ans, j’y avais découvert avec un émerveillement doublé d’effroi tous les
                       spectres de mon enfance. (Prévot 1975:146. C’est nous qui soulignons.)

                                                                     13 (26)
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                 De plus, le narrateur évoque souvent l’autre sans que le lecteur sache de qui ou de quoi
                 il est question. Chaque conte a certains mots-clefs en italique aussi.
                     Ce vocabulaire invite le lecteur à s’arrêter un moment et à penser à la signification et
                 c’est, pour nous, évident que ce type de vocabulaire a été choisi pour renforcer l’effet
                 fantastique. Or, quelquefois l’usage devient même trop prévisible et ainsi forcé. Nous
                 dirions même que cela se fait au mépris du fantastique. Au lieu de dire qu’un personnage
                 a peur ou au lieu de parler d’un spectre, ce serait possible de montrer cela en utilisant
                 d’autres mots, des paraphrases. Ce serait agréable si le lecteur lui-même pouvait s’en
                 apercevoir plus subtilement, sans y être conduit par le narrateur. En même temps,
                 voulant privilégier le récit court, c’est compréhensible que l’auteur ait opté pour un
                 vocabulaire plus résumant que détaillant.
                     Ce vocabulaire nous semble être un trait général du fantastique prévotien. En effet,
                 Ricci (1993:134) indique que la Nuit du Nord a recours à un

                       répertoire thématique typique du genre ainsi que l'emploi systématique des mots
                       propres à évoquer la peur, le mystère, etc. [qui] déterminent tout de suite le
                       surgissement d'un espace […] occupé par la créature la plus classique de la
                       littérature fantastique: le démon.

                 Il semble que les deux recueils, de ce point de vue, soient écrits de la même manière.

                 4.2 Narration
                 Selon nous, l’aspect qui contribue le plus à la fantasticité de ce recueil est le narrateur et
                 son statut face au contenu de l’histoire narrée. Il faut dire que le narrateur n’a pas
                 exactement le même statut (focalisation, voix et perspective) dans tous le contes. Ainsi,
                 il est parfois homodiégétique et parfois hétérodiégétique — et grâce à un point de vue
                 limité, nous devons souvent interpréter au maximum l’information limitée que nous
                 avons sous la main. Or même s’il n’est jamais omniscient, il semble parfois connaître
                 plus que les personnages (du moins l’on pourrait s’en douter). C’est justement la
                 fonction testimoniale (cf. Reuter 2016:40) qui est intéressante ici. Effectivement ce n’est
                 pas toujours les personnages qui hésitent mais surtout le narrateur et si nous ne pouvons
                 pas avoir 100 % confiance en le degré de certitude du narrateur, cela ouvre des voies pour
                 que la fantasticité puisse s’élargir :

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                       C’est alors qu’elle entra. Il ne lui suffisait pas de me savoir au fond de son enfer, il
                       lui fallait encore jouir du désespoir auquel elle m’avait entrainé. Peut-être aussi
                       voulait-elle simplement s’assurer de ma présence afin d’être plus heureuse avec
                       l’autre. Je n’en sais rien. Je ne puis même pas dire exactement ce qui s’est passé.
                       (Prévot 1975:41–42. C’est nous qui soulignons.)

                 Moins le narrateur est sûr, plus d’issues ouvertes — et cela impose au lecteur de juger si
                 les faits donnés proviennent raisonnablement de l’étrange ou du merveilleux. Justement,
                 pourquoi le narrateur hésite-t-il ? Devrions-nous douter de sa fiabilité ? Dans presque
                 tous les contes du Spectre large, le narrateur narre l’histoire avec plein d’assurance pour
                 ensuite, à un moment donné, déclarer ou montrer qu’il hésite devant un détail :

                       D’ailleurs, le temps était splendide.
                       Quand il pénétra sur l’imp — non, sur la terrasse, à la suite de Sophie —,
                       Gehrard ne trébucha qu’à peine sur la première marche d’un escalier de pierre,
                       puis admira le paysage. (Prévot 1975:138. C’est nous qui soulignons.)

                       Il faut dire que cette maison du 10, rue de la Colline (pourquoi le 10 ? Il n’y a
                       aucune autre maison à perte de vue) est particulièrement impressionnante. Surtout
                       vue du tout. C’est une vaste maison perdue entre la compagne et les bois. Il faut
                       avoir le caractère de Laura pour y vivre seule sans céder, le soir venu, à la peur.
                       (Prévot 1975:146. C’est nous qui soulignons.)

                       Ils n’étaient pas nombreux dans la salle où le poêle à bois, alimenté trop
                       fréquemment par des rondins énormes, répandait une chaleur insoutenable. Douze
                       filles et douze garçons, peut-être. Je ne sais plus. Ce dont je me souviens, c’est
                       de la souffrance que nous éprouvâmes, les tourterelles et moi, à subir ce feu d’enfer
                       […] (Prévot 1975:154. C’est nous qui soulignons.)

                 Ces passages montrent aussi comment l’on a la sensation que le narrateur raconte une
                 histoire qu’il a vécue ou dont il a entendu parler, il y a longtemps. Pour cette raison, le
                 lecteur peut admettre quelques erreurs de la part du narrateur tout en s’attendant à ce
                 que la presque totalité du conte soit fidèlement narrée.
                     Le premier conte, également intitulé le Spectre large, est intéressant pour notre
                 analyse grâce à un autre aspect, soit la question à savoir le narrateur qui est-il ? Nous
                 avons déjà mentionné que dans certains contes, le narrateur est le héros de l’histoire et
                 le récit devient ainsi encore plus intime, mais dans ce conte-ci, la question devient elle-
                 même une part de la fantasticité car jusqu’à la fin, l’on hésite sur la réponse.

                                                                      15 (26)
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                     C’est l’histoire de l’héroïne Constance Achenbach, l’idiot villageois Frédérik qui
                 manque d’intelligence (et dont le narrateur ignore le nom de famille) et finalement Herr
                 Gerard Trimbach (l’on apprend à la dernière page qu’il était l’amant de Constance et
                 que, en ce moment, il est mort mais ce n’est pas clair s’il est mort au sens propre ou au
                 sens figuré). D’abord, ce conte forme un jeu de qui est l’autre. Il y a un autre qui
                 tourmente Constance par des appels téléphoniques et Frédérik est un autre pour
                 Constance car elle ne le connaît pas, parfois elle ne le voit même pas clairement.
                 Constance est aussi une autre aux yeux de Gerard car elle a apparemment changé de
                 caractère (on peut se douter qu’elle a cessé de l’aimer mais c’est impossible à vérifier).
                     Ensuite quant au narrateur, on se doute qu’il y en a deux. Un narrateur classique qui
                 narre l’histoire objectivement (bien qu’il ne soit pas omniscient) et un autre qui pourrait
                 en effet être l’autre. La transition en quelques mots entre les deux narrateurs dans la
                 paragraphe-ci-dessous soulève cependant, à notre avis, la possibilité qu’il s’agisse d’un
                 narrateur qui a deux personnalités :

                       [Jusqu’ici, le récit est narré objectivement à la troisième personne.]

                       Tout ce que Frédérik avait à faire était de l’enfermer pour la nuit dans la chambre
                       bleue de l’étage et de se retirer. Il le fit. Elle était maintenant avec moi.

                       O Constance, que tu es belle sous le fard ! Ne heurte pas cette porte. C’est inutile.
                       Ne cherche pas. Les murs sont sans issue. Ne crie pas […]

                       [La suite du paragraphe est narrée par un narrateur à la première personne
                       s’adressant à Constance.]

                                                                      (Prévot 1975:12. C’est nous qui soulignons.)

                 Grâce à ce ou ces narrateurs, et grâce aux ultimes événements des dernières lignes du
                 conte, qui sont surprenants mais pas impossibles, le fantastique est maintenu jusqu’à la
                 clôture et il n’y a pas vraiment de dénouement. Au lieu de cela, on finit par se poser des
                 questions. Qui parlait ? Était-ce lui ou un autre inconnu ? Il y a toujours des possibilités
                 mais l’on n’est jamais sûr. De ce point de vue, le conte se maintient bien à l’intérieur du
                 cadre fantastique todorovien.
                     Nous avons démontré que le narrateur limité est un trait primordial du Spectre large.
                 Ce fait constitue cependant un grand point de différence par rapport à la Nuit du Nord.
                 Ricci (1993:130) nous dit que « [l]e récit est raconté par un narrateur dont la fonction

                                                                      16 (26)
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                 traditionnelle de détenteur d'un savoir absolu est garantie par la qualité de son statut de
                 narrateur extradiégétique, omniscient ». Comme nous l’avons vu, les contes du Spectre
                 large ne contiennent pas de narrateur ayant un savoir absolu — c’est tout au contraire,
                 la fantasticité naît grâce au fait que le narrateur n’est pas omniscient. Donc, à en croire
                 Ricci, le ou les narrateurs se différencient considérablement entre les deux recueils et
                 c’est un point important à noter, non moins en ce qui concerne notre deuxième
                 hypothèse.

                 4.3 Diégèse
                 Si nous passons à la fiction (espace, personnages, histoire, etc.), nous notons tout de suite
                 que presque tous les contes se passent dans le nord de la France ou surtout dans le nord
                 de la Belgique. C’est souvent simplement « le Nord » qui est évoqué par le narrateur et
                 même si de différents lieux sont mentionnés (par exemple Zeebrugge, Picardie, Paris,
                 Écluse), c’est principalement à Ostende et sa mer que l’histoire se déroule. Par manque
                 d’espace, il y a relativement peu de descriptions des lieux dans les textes mais nous
                 dirions quand même que les contes ont pour point de repère un espace réaliste.
                     La proximité de la mer semble particulièrement importante pour l’atmosphère
                 fantastique de l’histoire. Elle fait souvent partie du récit, soit comme lieux principal pour
                 les événements fantastiques, soit grâce aux choses ayant un lien avec la mer, par exemple
                 la brise-lames ou la corne de brume dans citation ci-dessous. La mer est vaste (à perte de
                 vue) et reste à grandes parties inconnues pour l’humain. Qui plus est, elle est menaçante
                 car elle peut engloutir non seulement les personnes mais des villes entières. Voilà
                 pourquoi la mer est l’un des lieux fantastiques par excellence dans ce recueil.
                     L’importance de la mer se voit encore plus dans certains contes où elle joue un rôle
                 plus actif. Dans La Simultanée on lit :

                       C’est de là que j’assistai, navré et triomphant, à la tempête la plus terrible
                       qu’Ostende eût connue depuis des siècles — depuis que la mer, un jour, alla se
                       perdre jusqu’à Bruges.

                       […] les camions eux-mêmes, tout devenait un projectile aux mains du vent. […]

                       Une femme sans âge, d’aspect vulgaire, vint s’abattre à côté de moi. Je fis un pas
                       vers elle, mais je fus emporté moi-même. La mer déjà venait vers nous. (Prévot
                       1975:26. C’est l’auteur qui souligne.)

                                                                      17 (26)
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