Le Malade imaginaire - La Coursive
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Photographie de répétition Le Malade imaginaire de Molière mise en scène Claude Stratz En tournée 11 SEPT > 19 DÉC 19 avec la troupe de la Comédie-Française Reprise au Théâtre Marigny Alain Lenglet, Coraly Zahonero, Guillaume Gallienne, AVRIL > MAI 20 Julie Sicard, Christian Hecq, Yoann Gasiorowski, Élissa Alloula, Clément Bresson
ÉDITO D ’ÉRIC RUF LE MALADE IMAGINAIRE À ce jour ont endossé déjà le bonnet de nuit du malade – Une « épure », en construction ou en architecture, et avec quel talent – Alain Pralon, Gérard Giroudon et à est un traçage au sol de l’embase d’un décor ou d’un présent Guillaume Gallienne qui avait joué d’ailleurs le assemblage. Elle est l’empattement initial, dessiné, pensé, notaire dans cette mise en scène il y a quelques années. de la construction à venir, le départ de sa perspective et La dernière pensionnaire engagée, Élissa Alloula, enfile la l’assurance de sa hauteur. robe jaune poussin d’Angélique, sous le regard scrupuleux Il en est de certains spectacles comme de certaines et amusé de Julie Sicard qui jouait le rôle à la création et constructions, leurs fondations sont si justement pensées qui, depuis quelques saisons, a repris celui de Toinette qu’elles durent longtemps. après Catherine Hiegel et Muriel Mayette-Holtz. Alain Chaque saison, l’administrateur général de la Comédie- Lenglet est notre Béralde historique, mémoire du spectacle Française se voit proposer une liste de réforme de et aujourd’hui chef de troupe, après avoir été, un moment, décors. Il faut alors décider d’en « casser » certains, ceux remplacé par Hervé Pierre et Gilles David. Nous ne de spectacles dont les reprises ont épuisé leur public comptons plus les Cléante : je fus le premier suivi – mais potentiel, pour permettre aux ateliers de construction dans quel ordre ? – par Loïc Corbery, Laurent Stocker, d’en stocker de nouveaux. Cette rotation est obligatoire Benjamin Lavernhe, [...] même Cyril Teste y est passé lors mais chaque réforme est une condamnation sans retour. d’une tournée. Inutile de convoquer ici les notaires, père et fils Diafoirus, Monsieur Purgon, Monsieur Fleurant, trop Sur cette liste, le stylo tremble souvent à en biffer d’acteurs lèveraient le doigt, témoins de leur participation certains dont « l’épure » justement est exemplaire, surtout à un moment donné, toute la Troupe presque. lorsqu’il s’agit de titres classiques. Quand une version est Ce spectacle désigne, en creux, la qualité et l’exception manifestement réussie, épouse justement ce qui a rendu de la Comédie-Française. C’est un modèle singulier. La classique l’œuvre montée et en renouvelle très simplement Troupe est là pour que les grands spectacles vivent au- le plaisir et l’intérêt, la condamner définitivement n’est delà d’une exploitation normale et la passation des rôles pas chose facile. D’autant qu’il faudra, pour en créer une entre les déjà 535 sociétaires et le nombre plus important nouvelle, attendre que les années passent pour éviter le encore de pensionnaires depuis Molière est une tradition simple effet de comparaison et sans assurance d’ailleurs chaque jour renouvelée. Les Comédiens-Français que cette réédition soit à la hauteur de la précédente. connaissent tous cette école de l’humilité et mettent leur pas dans ceux de leurs prédécesseurs, faisant, de Le Malade imaginaire de Claude Stratz est de cette veine et programmes de spectacles en captations d’archives, un de cette serpentine, longue et permanente réussite (bientôt travail archéologique sensible pour rendre à chaque 500 représentations). Le bonheur des lectures lorsqu’il réplique et à chaque mouvement, le geste originel, le hic s’agit de classiques tient sans doute à leur singularité et et nunc du départ. Ce principe, et ce n’est que justice, au fait que les metteurs en scène réussissent à contourner a besoin de la liberté et du singulier de chacun des toute convention établie pour épouser le muscle profond nouveaux comédiens distribués pour se réinventer. des œuvres. L’épure initiale de Claude était forte et C’est ce travail que la nouvelle distribution réunie pour tragique, son spectacle crépusculaire et dense – les fraises servir le spectacle de Claude Stratz a effectué pour cette des médecins, les clystères (notre considération à leur tournée d’automne qui nous mènera notamment dans égard s’est d’ailleurs transformée en craintive vénération) dix villes d’Île-de-France, de Saint-Denis à Sartrouville, mais avant tout le désir obsédant de contrefaire la mort, Chaville ou encore Rueil-Malmaison, et pour sa de faire le mort, d’entendre post mortem ce qu’on pense reprise au Théâtre Marigny afin d’être fidèle à sa beauté de nous, de pouvoir séparer le grain de l’ivraie. Vieux crépusculaire. fantasme taraudant mais toujours vivace. J’ai souvent remarqué – et le parallèle est pertinent aussi s’agissant d’architecture – que lorsque l’équation initiale d’un spectacle est aussi justement posée, alors la distribution peut être entièrement remaniée, chaque nouvel impétrant épousant avec évidence ce qui a été premièrement énoncé. Ainsi de L’Avare monté par Jean- Paul Roussillon et joué plus de 25 ans, Lucrèce Borgia montée par Denis Podalydès, jouée plus de 170 fois et dont aucune actrice, aucun acteur n’a fait l’entièreté de l’exploitation, ou notre Malade imaginaire monté par Claude Stratz, repris de salle originelle en Théâtre éphémère, de villes américaines en centre ville chinois... La mort de Claude, quelques années après la création, n’a empêché ni le désir, ni la nécessité de jouer ce spectacle à l’envi(e) justement. C’est la règle du Français et sa permanence exceptionnelle. 2
SOMMAIRE GÉNÉRIQUE Édito d'Éric Ruf p.2 Le Malade imaginaire L’argument, Molière, épilogue d’une vie de théâtre p.4 de Molière Le Malade imaginaire, comédie de la mélancolie Mise en scène Claude Stratz par Claude Stratz p.5 Scénographie et costumes Ezio Toffolutti Biographie du metteur en scène p.6 Lumières Jean-Philippe Roy Alain Lenglet, Julie Sicard et Guillaume Gallienne Musique originale Marc-Olivier Dupin parlent du Malade imaginaire propos recueillis par Laurent Muhleisen p.7 Travail chorégraphique Sophie Mayer Une musique pour Le Malade imaginaire Maquillages, perruques et prothèses par Marc-Olivier Dupin p.11 Kuno Schlegelmilch Le Malade imaginaire, comédie mêlée de musique Assistanat à la mise en scène Marie-Pierre Héritier et de danses, par Joël Huthwohl p.12 Assistanat à la scénographie Angélique Pfeiffer Historique du Malade imaginaire Assistanat aux maquillages et prothèses Elisabeth par Joël Huthwohl p.13 Doucet et Laurence Aué Interprètes du rôle d’Argan p.15 En tournée p.16 avec Au cinéma – Pathé Live p.17 Alain Lenglet Béralde Biographies des comédiens de la Troupe p.18 Coraly Zahonero Béline Biographies des musiciens p.23 Guillaume Gallienne Argan Informations pratiques p.26 Julie Sicard Toinette Christian Hecq Monsieur Diafoirus et Monsieur Purgon Yoann Gasiorowski Cléante Élissa Alloula Angélique Clément Bresson Thomas Diafoirus, Monsieur Bonnefoy et Monsieur Fleurant et Prune Bozo*, Marthe Darmena*, Marie de Thieulloy* Louison Élodie Fonnard*, Donatienne Michel-Dansac* soprano DATES DU SPECTACLE Étienne Duhil de Bénazé*, Jérôme Billy* ténor En tournée en France Ronan Debois*, Jean-Jacques L’Anthoën* baryton-basse du 11 septembre au 19 décembre 2019 Jorris Sauquet clavecin *en alternance Reprise au Théâtre Marigny d'avril à mai 2020 Au cinéma – Pathé Live Spectacle diffusé dans plus de 300 salles de cinéma en France et à l'étranger En direct le jeudi 14 mai 2020 à 20h15 Reprises dans les salles de cinéma les 1er, 7 et 14 juin à 17h et le 8 juin à 20h 3
LE SPECTACLE L' ARGUMENT MOLIÈRE, ÉPILOGUE D’UNE VIE DE THÉÂTRE Argan, le « malade imaginaire », entend marier sa fille La mythologie moliéresque a longtemps fait du Malade Angélique, qui aime Cléante, à Thomas Diafoirus afin de imaginaire une pièce testament, symbole d’une vie vouée disposer d’un médecin à demeure. Béline, sa deuxième au théâtre. Certes, la réplique d’Argan proférée par Molière épouse qui complote pour profiter de son héritage, lui-même – « N’y a-t-il pas quelque danger à contrefaire le préfèrerait, quant à elle, envoyer la jeune fille au couvent. mort » – quelques heures avant son trépas le 17 février 1673, Aidé de Toinette, la servante de la maison, qui va jusqu’à peut apparaître comme une prémonition et l’ultime sacrifice se déguiser en médecin, Béralde, le frère d’Argan parvient d’un homme au service de son art jusque dans la mort. Mais à révéler à son frère les véritables sentiments de Béline. contrairement à la légende, Molière n’est pas mort sur scène Convaincu de se faire passer pour mort, Argan découvre au cours de la quatrième représentation de sa nouvelle successivement la duplicité de sa femme et l’amour de sa pièce, créée le 10 février 1673 au Palais-Royal. Le registre fille Angélique. Il accède alors au désir de cette dernière, de La Grange nous apprend qu’il est rentré chez lui rue de qui épousera Cléante, et, sur les conseils de son frère, Richelieu, et le récit supposé de cette mort en scène, amplifié décide de devenir médecin lui-même : une cérémonie au cours des siècles, se met au service d’une hagiographie parodique et bouffonne, à laquelle participent tous les du héros littéraire qui prendra tout son essor à l’époque personnages, tient lieu d’intronisation. romantique. La récente biographie de Georges Forestier (Molière, Gallimard, 2018) déconstruit ce mythe et rétablit la vérité des faits et du contexte. À l’hiver 1673, Molière est au sommet de son art avec la création récente d’œuvres importantes (Psyché, Les Fourberies de Scapin, La Comtesse d’Escarbagnas en 1671, Les Femmes savantes en 1672) jouées tant à la cour qu’à la ville. Il est notamment l’organisateur du Ballet des ballets pour le Roi. Contrairement au portrait communément dressé d’un homme amoindri par une maladie chronique pulmonaire qui finira par l’emporter, il est en pleine possession de ses moyens jusqu’aux jours précédant la première du Malade : le même registre mentionne qu’il est alors atteint d’une « fluxion », c'est-à-dire une affection broncho-pulmonaire qui provoque finalement l’hémorragie fatale. Mais il n’a certainement pas écrit son ultime pièce en pensant à sa propre fin. Néanmoins, deux événements viennent probablement assombrir les dernières années de sa vie : la mort de Madeleine Béjart le 17 février 1672, compagne de toujours et mère d’Armande, sa jeune épouse, et celle de son fils Pierre en octobre 1672. Par ailleurs, les tractations de Lully pour obtenir le privilège de l’opéra et restreindre les possibilités pour les autres troupes de théâtre d’avoir recours à la musique et à la danse, ont certainement préoccupé et occupé Molière. Auteur de nombreuses comédies-ballets – dont beaucoup en collaboration avec Lully lui-même – il est bien sûr visé par cette interdiction, mais parvient à plaider sa cause auprès du Roi. Fort de son effectif assuré de six chanteurs et douze violons, il commence la composition du Malade imaginaire à l’automne 1672, avec la collaboration de Beauchamp pour la danse et de Charpentier pour la musique, prévoyant la création pour le Carnaval suivant et espérant faire jouer cette nouvelle comédie mêlée, sans machines ni changements de décor à vue, sur les scènes éphémères de la cour. Molière se retire alors de la scène, laissant à Baron le soin de le remplacer : il s’occupe de sa pièce et de la publication de ses œuvres. Le Malade imaginaire, créé le 10 février 1673, remporte un grand succès et génère une recette très importante. La mort de son auteur, la restructuration des troupes et les manœuvres de Lully ne permettront néanmoins pas de la jouer à la cour avant le printemps 1674. Agathe Sanjuan Photographie de répétition Conservatrice-archiviste à la Comédie-Française 4
LE MALADE IMAGINAIRE, COMÉDIE DE LA MÉLANCOLIE PAR CLAUDE STRATZ Quand Molière écrit Le Malade imaginaire, il se sait en feignant d’entrer dans les sentiments d’Argan et de gravement malade. Sa dernière pièce est une comédie, Béline, que Toinette aidera Angélique. C’est comme faux mais chaque acte se termine par une évocation de la mort. maître de musique que Cléante peut s’introduire dans la On ne peut s’empêcher de voir derrière le personnage maison. C’est qu’il faut être hypocrite pour dénoncer les d’Argan (interprété par Molière lui-même à la création) impostures et les mensonges. l’auteur mourant, qui joue avec la souffrance et la mort. La pièce a suscité les interprétations les plus contradictoires : Le même thème, tragique dans la vie devient comique on a joué Argan malade, on l’a joué resplendissant de sur la scène, et c’est avec son propre malheur que l’auteur santé, on l’a joué tyrannique, on l’a joué victime, on l’a choisit de nous faire rire. joué comique, on l’a joué dramatique. C’est que tout cela y Dans un siècle où les écrivains ne parlent pas d’eux- est, non pas simultanément mais successivement. Molière mêmes, Molière nous fait une confidence personnelle : propose une formidable partition, toute en ruptures, il est si affaibli, nous dit Béralde, « qu’il n’a justement toute en contradictions où le comique et le tragique sont de la force que pour porter son mal ». Le vrai malade étroitement imbriqués l’un dans l’autre, où ils sont l’envers joue au faux malade. Toute la pièce tourne autour de l’un de l’autre. Derrière la grande comédie qui a intégré l’opposition du vrai et du faux : vrai ou faux médecin, certains schémas de la farce, on découvre l’inquiétude, vrai ou faux maître de musique, vraie ou fausse mort. l’égoïsme, la méchanceté, la cruauté. Cette dialectique culmine au dernier acte quand, dans Comédie paradoxale ? Dans cette pièce rien n’est tout à une parodie de diagnostic (où le poumon est la cause fait dans l’ordre des choses. L’unité de temps, par exemple, de tous les maux d’Argan), Molière fait dire à Toinette y est respectée et pourtant discrètement subvertie : le déguisée en médecin la vérité de son mal : à la quatrième premier acte commence en fin d’après-midi et se termine représentation, Molière crache du sang et meurt à la nuit tombante, les deux actes suivants se déroulant le quelques heures plus tard – du poumon, justement. C’est matin et l’après-midi du lendemain. La dernière pièce de l’imposture au second degré, l’imposture (de Toinette) Molière commence donc dans les teintes d’une journée pour dénoncer l’imposture (des médecins), qui finalement finissante ; c’est une comédie crépusculaire, teintée dit la vérité. C’est du mensonge que surgit la vérité. C’est d’amertume et de mélancolie. le mensonge d’Argan (quand il joue au mort) qui révèle Claude Stratz, mise en scène la trahison de Béline. C’est en « changeant de batterie », janvier 2001 5
BIOGRAPHIE DU METTEUR EN SCÈNE CLAUDE STRATZ, MISE EN SCÈNE Il a mis en scène : 1975 Les Bakkhantes d’Euripide (ESAD de Genève) Né à Zurich, Claude Stratz étudie la psychologie à 1976 Tamerlan d'après Marlowe (ESAD) l'Université de Genève avec Jean Piaget. Il enseigne la dramaturgie et l'interprétation à l'École supérieure d'art 1978 Woyzeck de Büchner (Théâtre de Carouge) dramatique de Genève. Assistant de Patrice Chéreau 1980 Le Prince de Hombourg de Kleist (Comédie de au Théâtre des Amandiers de Nanterre de 1981 à 1988, Genève) il dirige ensuite la Comédie de Genève de 1989 à 1999, 1982 Les Troyennes d'Euripide (ESAD) l'École supérieure d'art dramatique de Genève de 1999 1984 L'École des mères et Les Acteurs de bonne foi de à 2001 et le Conservatoire national supérieur d’art Marivaux (ESAD) dramatique de septembre 2001 à sa mort en 2007. 1985 Le Legs et L'Épreuve de Marivaux (Comédie de Genève et Théâtre de Nanterre Amandiers) 1987 Le Suicidé de Nicolaï Erdman (Comédie de Genève et Théâtre de Nanterre Amandiers) 1989 Chacun à son idée de Pirandello (Comédie de Genève et TNS) 1990 Jules César de Shakespeare (Comédie de Genève) 1991 L'Otage de Paul Claudel (Comédie de Genève) 1992 Le Pain dur de Paul Claudel (Comédie de Genève) L'École des mères et Les Acteurs de bonne foi de Marivaux (Comédie de Genève et Théâtre de la Commune d'Aubervilliers) 1993 Le Baladin du monde occidental de John M. Synge (Comédie de Genève) 1995 Fantasio de Musset (Comédie de Genève et Théâtre National de Chaillot en 1996) Monsieur Bonhomme et les incendiaires de Max Frisch (Comédie de Genève et Athénée Théâtre Louis-Jouvet en 2001) 1996 Un ennemi du peuple de Henrik Ibsen (Comédie de Genève et Théâtre de la Colline en 1998) 1997 Le Drame d'Olivier Chiacchiari (Comédie de Genève) 1998 Sa Majesté des mouches texte français d’Olivier Chiacchiari d’après William Golding (Comédie de Genève) 1999 Ce soir on improvise de Pirandello (Comédie de Genève et Athénée Théâtre Louis-Jouvet) 2000 La Critique de l'École des femmes et L'Impromptu de Versailles de Molière (ESAD) Le Silence et Le Mensonge de Nathalie Sarraute (ESAD) 2001 Le Malade imaginaire de Molière (Comédie- Française) 2003 La Bohème de Puccini (Opéra de Lausanne) 2004 Le Malade imaginaire de Molière (Theater in der Josefstadt, Vienne) 2005 Les Grelots du fou de Luigi Pirandello (Théâtre du Vieux-Colombier) Portrait de Claude Stratz © Jürg Bohlen 6
ALAIN LENGLET, JULIE SICARD ET GUILLAUME GALLIENNE PARLENT DU MALADE IMAGINAIRE MIS EN SCÈNE PAR CLAUDE STRATZ ALAIN LENGLET* Béralde Claude Stratz, au fil des nombreuses reprises de son Donc, pour Claude, Béralde ne devait pas « s’installer » spectacle à la Comédie-Française, aimait plaisanter en pour « raisonner » Argan ; en incarnant le point de disant qu’il n’était plus « que » le metteur en scène du vue de Molière (la haine des médecins), il devait avoir Malade imaginaire ; sur le même mode, à une époque, quelque chose du Molière de Philippe Caubère dans le je n’étais plus « que » le comédien qui jouait Béralde. film d’Ariane Mnouchkine, et participer à une vision Du vivant de Claude, chaque reprise était cependant radicale et crépusculaire de la pièce. Cette confrontation extrêmement stimulante, tant il avait le goût à retravailler de Béralde avec Argan prenait vite le ton de ces la pièce, et en particulier cette fameuse scène dite du conversations politiques qu’on a en famille, où chacun « raisonneur », que nous avons essayé de traiter de façon défend son point de vue avec âpreté. Ici, la polémique particulière. Claude pensait en effet que Béralde, bien va si loin que Molière – dans son extraordinaire lucidité, qu’étant au cœur du complot visant à amadouer Argan sur lui qui se sait condamné – fait dire à Argan que s’il était la question du mariage d’Angélique, n’était pas forcément médecin, il laisserait crever cet auteur qui se moque tant l’homme de la situation ; il arrive chez son frère qui trône de la médecine ; Claude avait donné un ton extrêmement sur son fauteuil, reclus dans cet intérieur bourgeois quasi nerveux à sa mise en scène. Après sa mort en 2007, j’ai désaffecté – désinfecté ! – en y apportant les effluves de l’impression que le spectacle s’était un peu arrondi, dilaté. la nuit de carnaval à laquelle il vient de participer (c’est Je suis passé par tellement d’émotions contradictoires, intéressant à noter lorsqu’on sait que Molière est mort tellement de couches de jeu au fil des années que l’aspect quatre jours après la première, un 17 février, en plein fébrile, enfiévré, a sans doute fini par s’estomper. carnaval). Il est accompagné des polichinelles, et n’a pas À la création, je jouais le « jeune frère » d’Argan / Alain forcément envie d’avoir ce type de conversation. Il dit Pralon ; aujourd’hui ce rapport va être complètement venir « en passant » ; il est un peu essoufflé, pas forcément inversé face à Guillaume Gallienne. Entre temps, j’ai joué ivre (et peut-être ai-je eu tort d’envisager le rôle sous cet Béralde face à Gérard Giroudon, qui incarnait un Argan angle lors des premières séries) en tout cas enivré par la pareil à un grand enfant désemparé, et très malheureux ; fête, par cette distraction qui n’est peut-être plus de son en tant que Béralde avec le temps je devenais peut-être âge. De ce point de vue, en reprenant une nouvelle fois plus inquiet pour cet Argan-là que pour celui d’Alain le rôle aujourd’hui, 18 ans après la création et à l’âge que Pralon. j’ai, j’en viens à jouer effectivement un personnage un peu En reprenant la mise en scène de Claude aujourd’hui, trop vieux pour ce genre de virées nocturnes ! je crois qu’Éric Ruf – qui n’était autre que le Cléante de Photographie de répétition 7
ALAIN LENGLET, JULIE SICARD ET GUILLAUME GALLIENNE PARLENT DU MALADE IMAGINAIRE MIS EN SCÈNE PAR CLAUDE STRATZ la création du spectacle en 2001 – souhaite redonner s’agissait pour lui d’être au plus près de ce qui est dit et au spectacle son caractère « urgent » et crépusculaire écrit, dans l’immédiateté qui caractérise le rapport qu’on d’origine. a aux textes d’aujourd’hui. J’ai toujours adoré jouer ce spectacle, que nous avons L’aspect très crépusculaire que Claude a donné à la mise tourné dans le monde entier, et qui partout a rencontré en scène de son Malade était passionnant à travailler. l’écho que l’universalité de la pièce appelle. Il était C’est celui-ci que nous essayons de retrouver dans cette intéressant de voir les différences de réaction du public reprise, car au fil des années, le spectacle s’était trop en Chine et aux États-Unis, par exemple. La question du « éclairé » au gré des tournées et des reprises de rôles. C’est mariage arrangé ne résonne pas de la même façon dans l’imminence de la mort, ce côté sombre, qui intéressaient les deux cultures, ni celle des sommes d’argent colossales Claude dans la pièce ; il y a de quoi, quand on songe que qu’un individu doit dépenser pour se soigner ! Molière lui-même est mort quatre jours après avoir créé À chaque fois pourtant, une certaine appréhension se le rôle du Malade. mêle à ma joie : dans une mise en scène aussi radicale, Jouer avec Catherine Hiegel était évident : le rapport bien que profondément classique, il s’agit toujours de maternel de Toinette et Angélique, nous l’avions déjà. trouver un équilibre entre la longueur de la scène et le fait Il a fallu bien sûr modifier ce rapport quand le rôle de ne rien « installer » ; il faut trouver les bons moments de Toinette a été repris par Muriel Mayette-Holtz ; et les bons ressorts pour « ré-alimenter » la discussion, et Toinette est devenue une grande sœur. C’est un luxe, ne pas perdre pied. dans une carrière, de pouvoir changer de rôle dans un * Alain Lenglet interprète le rôle de Béralde depuis la création du même spectacle ; du fait de connaître les deux rôles, je spectacle, en 2001. Il a été de toutes les reprises. sais ce qu’attend Angélique de Toinette et vice versa. Aujourd’hui ce qui est particulier dans cette reprise, c’est JULIE SICARD Toinette que les anciennes Toinette ne sont plus dans la Maison, je n’ai plus le regard de mes aînées sur cet héritage qui Je suis entrée à la Comédie-Française pour jouer le m’a été légué et je vais sans doute pouvoir m’approprier rôle d’Angélique à la création du spectacle en 2001. Le davantage de choses encore. hasard veut qu’au départ, ce rôle devait être confié à J’ai créé ma Toinette en même temps que Gérard Giroudon Coraly Zahonero, qui finalement n’était pas libre, et créait son Argan, au Théâtre éphémère. Ensuite, nous qui aujourd’hui joue le rôle de Béline, lequel avait été sommes partis en tournée, et il n’y avait pas d’Angélique créé par Catherine Sauval. Auparavant, j’avais déjà disponible dans la Troupe. On m’a donc demandé de joué au Français en tant qu’élève stagiaire, aux côtés « repasser » au rôle de la jeune première, ce que j’ai fait d’Alain Pralon ; quant à Catherine Hiegel – la Toinette avec beaucoup de plaisir. J’ai pu à cette occasion vérifier de Claude Stratz, qui elle-même avait joué Angélique à quel point le travail de Claude Stratz était formidable dans la mise en scène de Robert Manuel – elle avait été et précis ; il n’y a pas eu de « contamination » d’un rôle mon professeur au Conservatoire. Grâce à eux j’ai passé par l’autre. En voyant aujourd’hui Élissa travailler l’audition. Je les soupçonne d’ailleurs d’avoir un peu Angélique et en l’aidant du mieux que je peux, je retrouve insisté auprès de Claude puisque quand il m’a vue, il a le travail de Claude, l’idée précise qu’il avait de cette d’abord trouvé que je n’étais pas « assez jolie » pour jouer jeune amoureuse et de son chemin vers une certaine la jeune première auprès d’Éric Ruf ! L’ironie du sort veut émancipation. À travers Angélique, Élissa partage, je même qu’au cours des répétitions, il lui arrivait de me crois, les mêmes défis que moi à la création : il y a une dire que parfois il pressentait trop Toinette derrière mon excitation particulière à entrer dans cette forme stricte, Angélique ! Sans doute avait-il peur de cela du fait que ce canon classique qu’est la jeune première de Molière j’étais une ancienne élève de Catherine et que nous avions lorsqu’on est une jeune fille d’aujourd’hui. C’est le travail une relation très « mère-fille ». Malheureusement, Claude avec Claude qui m’a permis de voir à quel point une n’a jamais su que par la suite, j’ai effectivement fini par « jeune première » pouvait être concrète, vivante, aimer jouer Toinette… et souffrir d’une façon organique, viscérale. Angélique Claude Stratz était un extraordinaire directeur d’acteur. est entière et entièrement dans l’émotion. Aujourd’hui encore, je me souviens de tout ce qu’il disait, Avoir joué Angélique et Toinette dans Le Malade m’a de toutes les indications qu’il m’a données. Cela est très permis de comprendre que c’est Angélique qui porte utile dans les discussions que j’ai avec Élissa Alloula, qui le drame, et que Toinette n’est pas qu’un rôle comique. reprend aujourd’hui le rôle d’Angélique et qui n’a jamais Il était intéressant d’avoir déjà connu la douleur joué de jeune première auparavant. d’Angélique pour pouvoir ensuite, en tant que Toinette, Ce qui est magnifique, c’est que Claude, ami et assistant la comprendre et l’aider ; je sais par où elle passe. Et de Patrice Chéreau, a monté ce Malade imaginaire de de l’autre côté, la relation entre Toinette et Argan est façon « classique » et en même temps complètement insoupçonnable du point de vue d’Angélique, cette intemporelle. Si le spectacle n’a pas vieilli, même après relation de « vieux couple ». Toinette jouit d’une liberté 18 ans, c’est je crois grâce au rapport honnête que interdite à Angélique. Claude avait à l’œuvre de Molière. Sa lecture de la pièce Pour finir, je peux dire que si mon expérience dans cette ne différait pas de celle de pièces contemporaines ; il mise en scène est particulière, c’est aussi parce que ma 8
ALAIN LENGLET, JULIE SICARD ET GUILLAUME GALLIENNE PARLENT DU MALADE IMAGINAIRE MIS EN SCÈNE PAR CLAUDE STRATZ fille y a joué le rôle de Louison. J’avais un trac fou pour quatre jours après la création de la pièce… elle, si bien que pendant le spectacle je m’inquiétais C’est un élément qui n’a pas échappé à Claude Stratz, et qui pour Angélique, (jouée alors par Claire de La Rüe du donne à sa mise en scène cette tonalité crépusculaire. Le Can) pour Toinette (que je jouais moi-même) et pour Malade imaginaire est clairement une pièce testamentaire, Louison ! J’avais l’impression d’avoir une triple partition où l’auteur, par la voix d’Argan, se dit à lui-même : « Crève ! dans la tête. Crève ! ». Jouer un spectacle sur une durée aussi longue et dans En travaillant la pièce, porté par le regard bienveillant deux rôles différents a aussi ceci de remarquable qu’on d’Éric Ruf qui faisait partie de la distribution de Claude finit par connaître le texte de tout le monde et la mise Stratz, on se rend compte que Molière y a placé des en scène par cœur. Je me surprends d’ailleurs, au cours ingrédients d’autres comédies ; on y trouve du Sganarelle de cette reprise, à défendre certains détails, parfaitement bien sûr, du Géronte dans des Fourberies de Scapin, ou gravés dans ma mémoire, et qui selon moi participent à de l’Harpagon de L’Avare et même du M. Jourdain du retrouver la couleur d’origine du spectacle. Bourgeois gentilhomme. Toutefois, Molière explore en Argan un homme brisé, amer, au bout du rouleau. Il dit GUILLAUME GALLIENNE* Argan des choses merveilleuses sur la liberté des femmes, leur liberté de choix. L’œuvre regorge de pendants, comme Ce qui est très marquant pour moi dans Le Malade par exemple le discours d’Angélique sur le mariage face imaginaire, c’est qu’on parte, chez Argan, d’une angoisse à la vénalité de Béline, la description désopilante de extrêmement forte de la mort, et que c’est de ce motif, Thomas Diafoirus par son père – qui le tient pour un de ce socle, que toute l’intrigue découle. C’est à l’instant parfait crétin – face à la vivacité et à la ruse de Louison… précis où le personnage du Malade se sent abandonné, à Molière pousse l’humour très loin en nous faisant rire la fin de la première scène, que les choses se précipitent : des propos d’un père sur son fils, et on l’imagine riant il lui faut un médecin dans la famille ! Cela vire à lui-même en écrivant la scène. l’obsession, et l’aveugle sur tout le reste. Si cela ne se fait Jouer cette angoisse totale de la maladie et de la mort est pas, il crèvera dans les trois jours… Trois jours, et non intéressant si l’on se réfère par exemple à la polémique quatre – alors que c’est ce délai qu’il escompte pour le ma- sur les vaccins qui secoue aujourd’hui le monde médical : riage d’Angélique. Lorsqu’on sait que Molière est mort Photographie de répétition 9
ALAIN LENGLET, JULIE SICARD ET GUILLAUME GALLIENNE PARLENT DU MALADE IMAGINAIRE MIS EN SCÈNE PAR CLAUDE STRATZ on entend différemment la scène d’Argan avec Béralde lorsque l’un demande ce que l’on peut faire quand on est malade et que l’autre répond : rien ! Il n’y a pas beaucoup de psychologie dans Le Malade imaginaire : l’état d’hypocondrie avancé d’Argan fait que tout va très vite : il y a urgence ! La mise en scène de Claude Stratz durait moins de deux heures. Cela dit, en tant qu’acteur, je n’ai pas les mêmes caractéristiques que mes prédécesseurs dans ce rôle ; il est certain aussi que je ne l’aurais pas inventé comme cela. En termes de filiation, je me réclame davantage d’un Roland Bertin que d’un Alain Pralon. Bien que je me doive d’être fidèle à la mise en scène de Claude Stratz, et c’est à moi de « faire le travail », j’ai un recours plus immédiat à une forme de rondeur, de naïveté, d’enfance. Il est fort probable que ma composition laisse entrevoir cela ; reste à faire en sorte que cela s’inscrive dans l’esprit de la mise en scène ; mais j’entends très bien le moteur de l’angoisse, de la colère et surtout de l’urgence dans la pièce ! Ce qui est très beau dans cette mise en scène, c’est que rien ne la parasite : l’humeur se fige à l’écoute de l’autre ; elle est à la base du déroulement de l’action, sans en être constamment le résultat. Le rythme est rapide, mais ne s’emballe pas, il n’y a pas de fioritures, tout est très précis et très net. Claude Stratz est en permanence au plus près du texte, il ne se place jamais au-dessus de lui. Et puis, cette idée de Polichinelles, de danse macabre qui vient s’inscrire dans la comédie-ballet, est absolument formidable. Je parlais de Géronte et d’Harpagon, mais il y a aussi du Misanthrope dans la pièce ; cette maison murée, ces fresques passées à la chaux, cette peur du microbe, de l’extérieur, ce nombrilisme qui consiste à se mettre au centre de la maison, sur un « trône » (dans les deux sens du terme), et de tout faire tourner autour de soi, cette lumière diffuse, tout cela a quelque chose de presque vampirique. Je vais « chercher le rôle » au cours des répétitions – où tout va relativement vite puisqu’il s’agit d’une reprise – mais, comme toujours, je continuerai à « essayer » et à « goûter » des choses pendant les représentations avec la complicité de mes merveilleux camarades. C’est un chemin passionnant à creuser, tant le rôle est immense. *Guillaume Gallienne interprétera le rôle d’Argan pour la première fois. Il prend dans cette mise en scène la succession d’Alain Pralon et de Gérard Giroudon. Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française. 10
UNE MUSIQUE POUR LE MALADE IMAGINAIRE PAR MARC-OLIVIER DUPIN, MUSIQUE ORIGINALE Composer une musique de scène pour une pièce aussi rythmé, dansant et métriquement irrégulier. La deuxième mythique et symbolique de la collaboration entre Molière qui correspond aux discours pompeux des docteurs est et Lully, est un exercice bien particulier. La première idée une fugue didactique, construite sur le thème le plus fut de conserver la présence sur scène de trois chanteurs stupide qui soit. Le juro précède un récitatif parlé d’Argan et d’un clavecin tout en la complétant par une discrète sur fonds de clavecin. Le vivat se termine par une ronde bande-son. La deuxième, à laquelle le metteur en scène effrénée. Claude Stratz était particulièrement attaché, est la référence à un certain parfum de commedia dell’arte. Au-delà du texte et des indications de Claude Stratz, la Molière écrit le premier intermède en forme de sérénade référence à l’Italie mais aussi à Mozart, m’est apparue de Polichinelle, en italien. À la fin du deuxième acte, évidente après avoir vu le magnifique décor d’Ezio Béralde annonce à Argan la venue d’un divertissement Toffolutti. Les couleurs parfois un peu passées de ce qui prendra la forme d’une irruption bruyante dans lieu grandiose et un peu délabré m’ont évidemment fait les appartements d’Argan, de musiciens de carnaval, penser au Stravinsky de Pulcinella ou du Rake’s progress. déguisés et masqués. C’est dans cet esprit que je composai Et pour le duo d’Angélique et Cléante, nous voulions un ces intermèdes, clairement en référence à la musique réel moment de vocalité et d’opéra, mobilisant à la fois les vocale italienne, populaire et savante de la fin de la capacités vocales et instrumentales des comédiens. Renaissance et du baroque. Le premier est en forme de Enfin, la bande-son cherche à créer un « ailleurs », le sérénade (tonale, ternaire et avec une tendre pensée au monde extérieur à l’univers clos d’Argan : un claveciniste sublime air de Barberine de Mozart) ; le deuxième est qui fait des exercices dans une maison voisine, une davantage un pastiche déglingué comme Stravinsky les cloche, un chien au lointain, les bruits du carnaval, etc. aimait : une « carcasse » classique, mais des rythmes et Ainsi, en me laissant porter par l’immense grandeur des dissonances à la mesure de l’exaspération du Malade. du texte, la poésie des indications de Claude Stratz et la Le dernier intermède qui consacre la réception d’Argan beauté du décor, j’ai en effet tenté d’oublier le poids de en médecin, suit assez fidèlement la structure du texte l’histoire. de Molière. La première séquence, en latin bringuebalant et truffé de français, est presque en forme de rap : parlé Le Malade imaginaire © Claudine Doury, 2001, coll. Comédie-Française 11
LE MALADE IMAGINAIRE, COMÉDIE MÊLÉE DE MUSIQUE ET DE DANSES PAR JOËL HUTHWOHL Au XVIIe siècle, théâtre, musique et danse étaient André Jolivet, directeur de la musique de la Comédie- souvent étroitement mêlés. Molière lui-même magnifia Française. Le renouveau des divertissements ne fit pas l’association des trois arts en créant la comédie-ballet. l’unanimité. La critique fut de nouveau partagée en 1958 À ce titre, Le Malade imaginaire, avec son prologue sur les ballets de la mise en scène de Robert Manuel. à la gloire du roi, ses trois intermèdes – celui de Ils furent supprimés dès 1960, malgré une partition de Polichinelle, celui des Mores et la cérémonie burlesque Georges Auric, que son travail pour le ballet des Fâcheux des médecins qui clôt le spectacle –, sans oublier le petit en 1924 avait contribué à faire connaître. En 1971, Jean- opéra que donnent Cléante et Angélique, est une de ses Laurent Cochet transforma le prologue en une étonnante comédies-ballets les plus accomplies. Pour produire scène muette entre Toinette, Françoise Seigner, et Argan, le spectacle, Molière dut même étoffer sa troupe, car la Jacques Charon, qui se réveillait en bougonnant. La pièce pièce nécessitait douze violons, douze danseurs, trois s’achevait avec le Ballet des microbes et Thomas Diafoirus symphonistes et sept chanteurs. Il avait d’ailleurs dû se et les lutins, sur une musique d’Émile Magne. battre, l’année précédente, pour avoir le droit de donner Place doit être faite à la mise en scène de Jean-Marie musique et danse sur son théâtre au Palais Royal, face Villégier et Christophe Galand en 1990 au Théâtre du à son ancien compère Jean-Baptiste Lully, surintendant Châtelet. À cette occasion, William Christie et les Arts et compositeur de la musique du roi, qui, pressentant florissants interprétèrent la totalité des intermèdes l’avenir prometteur de l’opéra, avait obtenu du roi le dans leur version originale, grâce à la redécouverte par privilège d’établir une Académie royale de musique à un chercheur américain à la Bibliothèque-Musée de Paris, accompagné d’une forte limitation de l’emploi de la Comédie-Française des parties manquantes de la musiciens, de danseurs et de chanteurs sur les autres musique de Charpentier. Le public parisien put ainsi scènes. Entre les deux « Baptiste », qui avaient pourtant se faire une idée du spectacle complet de la création du collaboré étroitement depuis Le Mariage forcé en 1664, Malade imaginaire. Un futur sociétaire de la Comédie- ce conflit signifiait la rupture. Molière fit donc appel à un Française, Jean Dautremay, et une ancienne sociétaire, autre compositeur, Marc-Antoine Charpentier, tout en Christine Murillo, y incarnaient Argan et Toinette. continuant à confier les ballets à Pierre de Beauchamps, Cette reconstitution voulait montrer que l’intrigue de son col-laborateur de longue date. la comédie et les sujets des ballets sont habilement liés À l’époque, les intermèdes avaient leur part dans le et que le prologue et les intermèdes « dessinent un autre succès de la pièce auprès du public, qui appréciait autant plan de réalité, un autre étage, un grenier de l’imaginaire, les parties chantées et dansées que l’étude de caractère. qui est en rapport profond avec l’étage apparemment plus La Grange et Armande Béjart, la femme de Molière, en réel où se situe la comédie »2. particulier, se taillèrent un beau succès, sur le théâtre Le parti de Gildas Bourdet en 1991 à la Comédie- Guénégaud, dans le duo de Cléante et d’Angélique. Française fut tout autre. Dans une version totalement L’engouement du XVIIIe siècle pour la musique, malgré une revue de la pièce, dans un esprit loufoque, il choisit de certaine désaffection pour Molière, explique que, jusqu’à souligner les entrées et les temps forts du spectacle – la période romantique, les intermèdes aient fait partie sans prologue, ni intermèdes – en insérant librement intégrante du spectacle1. En revanche, au XIXe siècle, les dans le cours de la pièce une musique de scène, mélange divertissements furent progressivement abandonnés. d’inspirations baroques et de sonorités contemporaines, Seule subsistait la cérémonie des médecins lors de la composée par Angélique et Jean-Claude Nachon. La célébration de l’anniversaire de Molière, le 15 janvier, composante musicale et chorégraphique de la comédie- pratique légitimée et magnifiée par le développement ballet ne laisse donc plus aujourd’hui indifférents les des études moliéresques. Les tentatives pour « restaurer » metteurs en scène, et écrire une nouvelle partition la musique de Charpentier restèrent isolées. En 1851, pour Le Malade imaginaire relève, comme le pensaient Jacques Offenbach, directeur de la musique de la Angélique et Jean-Claude Nachon, du défi, défi relevé par Comédie-Française, composa une ouverture. La nouvelle Marc-Olivier Dupin en 2001 pour la mise en scène de orchestration qu’A. Roques fit en 1860 pour la Comédie- Claude Stratz. Il compose une musique sous l’influence Française fut sans doute la plus complète ; mais les de la commedia dell’arte, un choix qui n’aurait pas déplu divertissements étaient généralement considérés comme à Molière, lui qui a si longtemps partagé son théâtre avec artificiellement juxtaposés à la comédie dont ils cas- les Comédiens-Italiens. saient le rythme. Joël Huthwohl, Il fallut attendre 1944 et la mise en scène de Jean Meyer directeur du département des arts du spectacle pour que soient réintroduits les intermèdes, notamment à la Bibliothèque nationale de France celui de Polichinelle qu’incarnait Jean-Louis Barrault. La musique, inspirée de Charpentier, avait été écrite par 1. D’après Sylvie CHEVALLEY, « Histoire d’une pièce : Le Malade 2. Marc FUMAROLI, « Le Malade guéri, ou la victoire de la fiction sur imaginaire chez Molière, 1673-1973 », dans Études sur Pézenas et sa le mensonge » dans le programme du Malade imaginaire, Théâtre du région, IV-3-1973. Châtelet, 1990, p. 17-20. 12
HISTORIQUE DU MALADE IMAGINAIRE PAR JOËL HUTHWOHL Le Malade imaginaire, trentième et dernière comédie une dimension grave et émouvante que les années n’ont de Molière, reste indissolublement liée au sort de son pas effacée. Elle reste gravée dans les mémoires selon les auteur. Jouée pour la première fois le 10 février 1673 mots du registre de La Grange : « Ce mesme jour, après la sur le théâtre de Molière au Palais-Royal, cette comédie- comédie, sur les 10 heures du soir, Monsieur de Molière ballet en trois actes et en prose, « mêlée de musique et de mourust dans sa maison rue de Richelieu, ayant joué le danses », avait été écrite pour être représentée à l’occasion roosle dudit malade imaginaire fort incommodé d’un du Carnaval avec l’espoir que son succès inciterait le roi rhume et fluction sur la poitrine […] ». à réclamer qu’elle soit jouée à la cour. Malgré le triomphe Dès le 24 février 1673, le théâtre du Palais-Royal rouvrit des trois premières représentations, Louis XIV ne vit et, le 3 mars, La Thorillière reprenait le rôle d’Argan, jamais Molière dans le rôle d’Argan. Le 17 février, au soir mais la troupe de Molière, privée de son chef, ne put de la quatrième représentation, Jean-Baptiste Poquelin se maintenir. Après Pâques, La Thorillière, Baron et mourait dans sa maison de la rue de Richelieu. Sur scène les Beauval furent engagés par l’Hôtel de Bourgogne. le comédien avait dû puiser toute son énergie de serviteur La troupe qui restait fut chassée du Palais-Royal et du public pour surmonter le malaise qui montait. Dès la s’installa à l’Hôtel Guénégaud2 où la rejoignirent, sur toile baissée, il fut transporté chez lui où il succomba ordre du roi, les comédiens du Théâtre du Marais. À d’une « fluxion », le sang ayant envahi ses poumons. Sa Guénégaud, la Troupe reprit Le Malade imaginaire qui condition de comédien l’empêcha de recevoir l’absolution fut enfin représenté devant le roi le 21 août 1674. En 1680, et compliqua la célébration de l’office religieux voulu Louis XIV réunit les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne par les siens. L’archevêque de Paris n’autorisa qu’une et de Guénégaud pour fonder une troupe unique, qu’on cérémonie modeste à la tombée du jour. Cependant si allait appeler la Comédie-Française. Elle donna dès le l’on en croit La Gazette d’Amsterdam, la notoriété du 6 septembre Le Malade imaginaire. Depuis cette date, personnage l’emporta et ce ne sont pas moins de huit prêtres et 700 à 800 personnes qui à la lueur des flambeaux accompagnèrent le convoi funèbre de Molière jusqu’au 1. Sur la vie de Molière, voir la biographie récente de Georges Forestier, Molière, Gallimard, 2018. cimetière Saint-Joseph1. La mort de Molière, au sortir 2. Aujourd’hui rue Mazarine, à la hauteur de la rue Jacques Callot. des planches, donne à la comédie du Malade imaginaire 13
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