Le mois En finir avec le régionalisme de papa - La Revue Nouvelle
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La Revue nouvelle • numéro 6/2021 • le mois Le mois Force cependant est de constater l’incapacité de bien des personnalités francophones à proposer un débat neuf et original, quittant les travers propres à cette « minorité qui s’ignore1 ». En même temps que les annonces de En finir avec le régionalisme réformes institutionnelles se lancent, la de papa réalité témoigne de la difficulté pro- Jonathan Piron fonde de s’engager de manière neuve et Quelque dix ans après une réforme de originale pour procéder à ces réformes. l’État ayant abouti à d’importants trans- La logique reste celle, classique, d’un ferts de compétences du fédéral vers les transfert de compétences d’une entité Régions, la Belgique s’apprête encore à à une autre. À ce manque de vision se entrer dans une phase de réflexions ins- joint un manque de clarté. Au Nord, la titutionnelles. L’annonce d’une « Plate- communauté majoritaire du pays conti- forme de dialogue » afin de préparer la nue à osciller entre des forces poussant réforme de l’État de 2024 ouvre la voie soit vers l’évaporation de l’État fédéral, à de nouveaux débats. Ils ont d’ailleurs soit vers sa restauration, mais sans bien débuté opportunément dans les pages savoir jusqu’où et pourquoi la mener. des quotidiens du pays, entre Bart de Tandis que du côté francophone, ce sont Wever et Paul Magnette, ce dernier deux travers qui ont ressurgi, renvoyant s’engageant pour une Belgique à quatre à des démons du passé. Le premier est Régions expurgée des Communautés. fransquillon, illustré par une personnalité politique affichant sans fard un masque Le potopoto politique retrouve donc le aux couleurs nationales sans être capable chemin d’un de ses questionnements d’aligner trois phrases dans la langue préférés. Mais à la différence des phases de la communauté majoritaire. L’autre antérieures de la réforme de l’État, la travers est wallingant. La proposition de séquence actuelle met en évidence débat sur la taxe kilométrique lancée par deux tensions : celle d’un mouvement le gouvernement bruxellois a vite mis centrifuge prônant un nouveau détri- en évidence des réflexes régionalistes cotage des compétences fédérales et au Sud qui refusent encore et tou- celle, plus inédite, de demandes autour jours d’envisager la capitale autrement d’un regroupement de pouvoirs vers le que comme une cité sur laquelle il est fédéral. Si les deux démarches semblent possible d’appliquer un droit de véto. opposées, elles s’inscrivent cependant chacune dans un discours prônant la ra- Échouant à se trouver un horizon, les tionalisation et l’efficience d’un système discours oscillent entre alarmisme sur la dont l’équilibre est considéré comme fin du pays et incapacité à s’inventer un éminemment fragile et ingérable, futur rassembleur. La Belgique devient point sur lequel finissent par s’accorder ainsi une prophétie autoréalisatrice, nombre d’acteurs politiques et d’obser- finissant par donner raison aux inven- vateurs. La Belgique, bien que se tar- teurs du concept (pourtant faux) d’un guant d’être fédérale depuis le début des pays composé de deux démocraties. années 1990, reste un État inaccompli, Dans ce cadre, alors que s’allongent les binational, dans un espace où l’enchevê- demandes de nouvelles réformes institu- trement d’institutions diverses échoue tionnelles, comment penser de manière à répondre aux besoins du temps. 1 | Pour reprendre les termes de Benoit Lechat.
le mois • le mois efficace la révision d’une Constitution Mais pour que l’État fonctionne, encore dont l’exemplaire original se trouve dans faut-il que les réformes aient du sens. un placard à balais ? Il y a fort à parier Or, c’est souvent ici que le bât blesse. que les nouvelles transformations ne Une première étape consiste donc à changeront guère une structure éta- penser le régionalisme autrement. tique marquée par la pression du court terme, la montée des populismes, l’in- Vers un nouveau régionalisme : fluence des lobbys et, last but not least, la Belgique à quatre plutôt le verrouillage mental considérant les que le confédéralisme structures institutionnelles avant tout L’enjeu principal ne doit pas être de sous l’angle de leur apport au dévelop- maintenir la Belgique envers et contre pement économique. Or, si réforme tout, mais plutôt de s’interroger sur le institutionnelle il y a, celle-ci ne pourra manteau que doit revêtir un État au faire l’économie de penser la Belgique XXIe siècle, voire sur le sens de l’État sur le long terme et sur sa capacité à tout court. Les dernières décennies tenir face aux chocs qui secoueront sa ont montré l’échec du modèle gestion- population. L’enjeu est de taille. Dans naire qui considère que les institutions un pays à la fois « sur-administré, mais publiques sont plus efficaces en étant sous-gouverné », pour reprendre la privatisées. Il s’agit de sortir de ce formule d’André Molitor, les processus carcan mental pour penser autrement de concertation sociale, économique l’État et son rapport à ses habitants. et environnementale se superposent et Plusieurs phases sont donc nécessaires. entrent souvent en tension. Et lorsque La première porte sur le sens même les politiques semblent à l’abri des à donner à la Belgique. Le travail doit contraintes de la concertation, l’écla- porter sur les logiques sociales et collec- tement de la représentation politique tives avant de porter sur les dispositifs complexifie à outrance les négociations. institutionnels. Car ces derniers sont Ce qui conforte, en retour, l’impression le produit d’un cadre social et culturel d’un monde politique à la fois incapable dépassé : celui de la société industrielle. de gouverner et coupé des réalités. Fondée sur l’idée de croissance et de L’effet retour est détonnant, accroissant productivité, cette société a imprégné les ressentiments et les frustrations les institutions étatiques tant dans leur de la population, nourrissant les extré- fonctionnement que dans leur mode mismes et les populismes. L’exemple des de pensée. Or, l’enjeu de la décarbo- fameux « neuf ministres de la Santé » nation pour 2050 et les contraintes illustre à merveille ce qui est aujourd’hui du réchauffement climatique rendent devenu un mantra. Le système, de- obsolètes ces institutions. Pour parvenir venu sot, tournerait sur lui-même. à assurer la transition de nos sociétés, Maintenant, que faire ? Certes, l’ambi- nos structures étatiques, et ce à plu- tion d’une Belgique à quatre Régions est sieurs niveaux, doivent se renouveler. un horizon à atteindre de par sa clarté Il s’agit également de déconstruire et sa rationalité. Mais, tout comme le les représentations réciproques entre décès de la Belgique de grand-papa a Bruxellois, Wallons et germanophones. été acté, il est nécessaire d’entreprendre Ce travail de déconstruction doit impli- la même démarche avec le régiona- quer la Flandre car il nécessite d’interro- lisme de papa. La question finalement ger nos mémoires respectives. Ce travail est toute simple : réformer, pour quoi de mémoire, qu’appelle de ses vœux Luc faire ? Pour que l’État fonctionne, pardi. 7
La Revue nouvelle • numéro 6/2021 • le mois Barbé2, est indispensable si nous voulons La Communauté germanophone, avancer ensemble au sein de ce terri- enfin, doit se voir reconnaitre son toire commun qu’est la Belgique. Ce statut d’entité régionale. Longtemps nouveau fédéralisme ne peut faire l’éco- méprisée par les Wallons, elle de- nomie d’une profonde introspection. vient un partenaire intéressant dans le concert fédéral. Mais force est de Ainsi, Bruxelles doit repenser son constater que là où les décisions se modèle de « vie commune » : une ville prennent, ses caractéristiques propres européenne, multilingue, aussi inter- sont souvent peu prises en considéra- dépendante avec la Flandre qu’avec la tion, voire oubliées. Or, le respect des Wallonie, de par son histoire et son rôle principes demandés pour Bruxelles et de capitale. Un énorme chantier : sortir la Wallonie imposent d’être cohérents d’une position de quémandeur, aller vis-à-vis d’Eupen et de Saint-Vith. au-delà des réformes internes habituel- lement présentes dans le débat public, Le philosophe français Paul Ricœur repenser un projet de ville plus ambi- résume le mieux la démarche à entre- tieux pour lutter contre les fractionne- prendre ici : « faire récit, c’est faire état ments internes et définir un véritable de toutes les mémoires ». À moins de rôle de capitale belge et européenne. vouloir évoluer vers un confédéralisme de facto, le fonctionnement à quatre De son côté, la Wallonie doit sortir de Régions devra entreprendre un travail son régionalisme défensif, se définissant commun sur ce nouveau récit à donner trop souvent par la négative, induisant à la structure qui nous gouverne. Sinon, systématiquement une posture réactive, règnera le repli sur soi au sein duquel toujours en retard. La Wallonie doit pas- seule la loi du plus fort s’imposera. ser d’une entité nostalgique voire utili- tariste à une « communauté de projets » L’autre pilier de ces réformes sera de fondée sur une approche critique de son prendre en considération les transfor- histoire, sur des valeurs postnationales et mations de nos espaces de vie dans les sur la volonté de transformer les condi- trente prochaines années : l’évolution tions de vie des Wallons. La réappropria- démographique, le dérèglement cli- tion des compétences aujourd’hui si- matique et l’accès aux ressources. tuées à la Fédération Wallonie-Bruxelles est indispensable pour réussir une telle Vers un État qui répond mue. Il sera alors plus que temps pour aux enjeux du XXIe siècle les organes wallons de rompre avec leur La sixième réforme de l’État a donné de conception orthodoxe du fonctionne- nouveaux moyens aux Régions. Dotées ment des institutions régionales. En- de compétences sociales et écono- gourdi dans la « Wallonie des copains », miques renforcées, elles sont institu- l’ensemble du système politico-ad- tionnellement davantage maitresses de ministratif est plus un obstacle qu’un leur destin. En matière d’emploi et de levier de transformation. Les multiples développement territorial en particu- compétences qui peuplent la Région lier, elles peuvent désormais développer doivent trouver l’espace pour s’exprimer des projets économiques et sociaux de et les institutions pour s’y épanouir. façon plus autonome. Or, plus que la fin annoncée des dotations de l’État fé- déral, ce sont les chocs à venir qui vont peser sur la stabilité de nos sociétés. 2 | Voir à ce sujet : Barbé L., La N-VA expliquée aux franco- La crise de la Covid-19, dont on peine phones, Namur, Etopia, 2018. encore à deviner les conséquences, n’est 8
le mois • le mois peut-être que le prélude annonciateur importante durant les prochaines décen- des chocs futurs. Si le réchauffement nies. Selon les prévisions, la population climatique est souvent mis en avant, wallonne, actuellement de 3,6 mil- nous découvrons aussi que d’autres lions d’habitants, s’élèverait à plus de éléments peuvent venir fortement 4,2 millions en 2050. Plus de 600 000 secouer nos sociétés, y compris dans nouveaux Wallons devront donc se loger, leurs fondements démocratiques. Im- travailler, vivre… sur le territoire de la possible pourtant de répondre aux défis Région. En outre, l’avènement d’une futurs si la défiance politique règne. économie de services dématérialisés et Face à cet avenir peu rassurant, in- ultraconnectés, autour de PME parti- culièrement mobiles et innovantes va terrogeons-nous sur notre degré de bouleverser la manière d’appréhender préparation. Nous aurons à affronter, et de soutenir le redéploiement éco- à l’horizon 2025-2050, une succes- nomique. Quel rôle pour les pouvoirs sion de bouleversements qui transfor- publics, quelles missions et quel fonc- meront notre société en profondeur. tionnement ? Sans oublier que ces di- Les institutions et politiques de notre verses mutations vont s’inscrire dans un pays auront l’obligation de s’adapter, contexte de crise aigüe de la démocratie voire de se transformer. De ce cô- représentative. L’apolitisme voire l’anti- té-là, le débat semble encore au point politisme, déjà bien présents aujourd’hui, mort. Mais de quels chocs s’agit-il ? pourraient encore s’amplifier. C’est une Le premier est environnemental. Le véritable refondation démocratique, changement climatique, la perte de bio- prenant le contrepied du populisme diversité et l’épuisement des ressources et de l’antiparlementarisme, qui devra naturelles imposent de nouvelles poli- mobiliser l’ensemble de la société. tiques publiques. Résumées autour de la Le régionalisme du XXIe siècle est donc notion de « transition écologique », ces plus large que celui qui visait à remettre obligations, cadrées notamment avec sur pied l’économie de la Wallonie. Il doit les Accords de Paris, vont contraindre se défaire de son enfermement men- la Belgique à réduire ses émissions de tal et envisager l’atout que représente gaz à effet de serre de 55 % en 2030 l’imaginaire collectif. En permettant et de 95 % pour 2050. Autrement dit, notamment aux citoyens, à la popula- demain. En dix ans, notre pays va devoir tion, d’être des acteurs de changement, consommer cinq fois moins d’énergie ce nouveau régionalisme crée non fossile. Il ne s’agit donc plus seulement seulement l’adhésion, mais ouvre la voie de doter les Régions d’un plan massif à la créativité des citoyens. Il ouvre, par d’isolation et de réduction des gas- la même occasion, le débat sur les règles pillages énergétiques, ainsi que d’un de fonctionnement juridiques, institu- développement économique basé sur tionnelles, économiques, permettant des objectifs d’économie circulaire. Il de quitter un système finalement très va falloir innover et changer nos modes vertical et orthodoxe dans son fonction- d’organisation collective en réduisant nement. Postnational, ce nouveau ré- de moitié le transport, la consommation gionalisme repense le rôle des autorités énergétique, la production et la destruc- publiques et mise sur la pluralisation des tion de biens… Bref, une révolution. acteurs ainsi que sur le partage des iden- Cette obligation de transition énergé- tités. C’est en ce sens que la territoriali- tique rapide devrait se réaliser dans un sation de la culture doit enfin aboutir et contexte de croissance démographique reste une étape nécessaire pour la réus- 9
La Revue nouvelle • numéro 6/2021 • le mois site du projet à quatre Régions. L’inten- Redéfinir le sens de l’État, tion finale est d’être capable de récupé- des Régions ainsi que de la Belgique rer le terrain perdu face aux sentiments La prochaine réforme de l’État sera d’impuissance actuels, ouvrant l’action écologique ou ne sera pas. Cette exi- de manière concrète au niveau du terri- gence d’écologie renvoie au sens même toire, des thématiques, des institutions. du terme, à savoir la manière dont nous Cette manière d’agir pourrait aider à habitons ce territoire qui est notre parer aux transformations en cours qui maison. Les défis environnementaux influenceront durablement le quotidien. et les autres transitions doivent être Les Wallons, les germanophones, les invités à la prochaine table des négo- Flamands et les Bruxellois ont besoin de ciations. Sinon, ils se rappelleront à une Régions qui trouvent en elles-mêmes Belgique bancale et ingouvernable. le sens et les ressources symboliques, Pour réussir cette transformation, il financières et solidaires de leur avenir. faudra inclure les citoyens dans les Les chocs à venir vont obliger les entités débats sur la réforme institutionnelle. locales et régionales à s’organiser et à Il n’est plus possible, au XXIe siècle, de s’adapter. Pour parvenir à les anticiper, défendre une démocratie enfermée ces Régions vont devoir se constituer dans le culte de la seule représentation. en sujets de leur histoire propre et se Elle devra se baser sur un droit d’in- doter de projets reconnaissant à la fois ventaire par rapport à nos institutions leur spécificité et leur coopération. Le et poser frontalement la question de projet institutionnel nécessaire face à leur efficacité au regard des enjeux ces chocs, prônant à la fois la décentrali- à venir. Plusieurs partis sont en train sation et l’efficacité des institutions, est de débattre de ces questions, mais en bien différent d’une conception utilita- restant dans un logiciel dépassé. Il est riste de l’État. Ces projets régionaux ne temps de venir avec des propositions peuvent être réduits à un simple moyen neuves. La Belgique à quatre Régions d’assurer une prospérité matérielle. Ils est un projet à faire aboutir à condition ne peuvent être des dispositifs admi- de sortir le régionalisme de sa matrice nistratifs ou gestionnaires de renfor- classique pour s’ancrer dans un fédé- cement du seul PIB régional, alors que ralisme d’ouverture et des institutions les indicateurs de développement sont en rapport avec le futur. L’enjeu est de multidimensionnels. Il doit s’agir désor- taille, mais ces temps incertains obligent mais de « réencastrer » l’économie dans à l’audace. La Belgique n’a plus besoin la société et la biosphère et de travailler de plombiers, mais d’architectes3. à la sauvegarde de la démocratie dans le même effort. Cette transformation doit se faire en tenant davantage compte des territoires, du local, de leurs besoins et de la manière dont ils coexistent aussi bien avec les ressources environ- nantes qu’avec leur inscription dans l’économie-monde. Les bio-Régions à l’essai dans divers endroits de la pla- nète, ou les institutions des Communs qui se mettent en place à Barcelone ou à Gand peuvent servir d’exemples. 3 | Lechat L., « Après le crépuscule des plombiers, l’au- rore des architectes », La Revue nouvelle, n° 5-6, mai- juin 2010, https://cutt.ly/mWq8IKK. 10
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