Le principe de précaution, une nouvelle logique de l'action entre science et démocratie

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Parution dans la revue Philosophie politique, mai 2000

                                   Le principe de précaution,
      une nouvelle logique de l’action entre science et démocratie

                                                                Olivier Godard1

Introduction
Il est légitime pour la réflexion politique de s’intéresser au principe de précaution pour la
bonne raison que ce principe se situe à la charnière de deux problèmes majeurs de
représentation auxquels la question des risques donne un nouveau tour dans les démocraties
contemporaines : d’un côté les représentations du monde (le monde physique, le vivant, les
objets techniques, le monde social…) marquées par la tension entre les représentations
sociales2 et les représentations scientifiques ; de l’autre côté la représentation et la prise en
charge des intérêts et demandes des citoyens par les institutions publiques. Le principe de
précaution s’est imposé comme une référence centrale du débat public sur la prévention et la
gestion des risques dans une période et pour des questions qui mettent en difficulté la solution
classique que constituait le modèle de légitimité rationnelle-légale. Or ce modèle liait les deux
problèmes de représentation en faisant de la connaissance scientifique objective la base
indispensable et légitime d’une action publique rationnelle engagée par des agents compétents
au service du bien collectif. La qualité de l’expertise scientifique mobilisée par l’État devait
ainsi être le garant du bien-fondé des décisions prises par les autorités qui, à ce titre,
méritaient la confiance des citoyens.
        La période contemporaine donne à voir l’effritement, sinon la crise, d’un modèle qui
se trouve en quelque sorte attaqué par les deux bouts, celui de la représentation du monde et
celui de la représentation politique. Dans différents domaines comme celui de la santé
publique, l’alimentation et l’environnement, la science contemporaine révèle qu’elle n’est
souvent pas en mesure d’apporter en temps utile les connaissances validées attendues pour
fonder l’intervention publique en raison et tout particulièrement pour concevoir et mettre en
œuvre des stratégies efficientes de prévention de risques. En dépit des conquêtes statistiques
sur lesquelles l’État-Providence s’est bâti (Ewald, 1986 ; Desrosières, 1993), toute une classe
de risques en vient à défier l’action publique sans que la science puisse offrir de certitudes sur
les enchaînements de causes en jeu, voire sur l’existence même des risques en question.

1.- directeur de recherche au CNRS, Laboratoire d’Économétrie de l’École Polytechnique.
2
 .- Denise Jodelet (1989, p. 36) caractérise les représentations sociales de la façon suivante : « C’est une forme
de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction
d’une réalité commune à un ensemble social ». Elle notait également (p. 34) : « Le manque d’information et
l’incertitude de la science favorisent l’émergence de représentations qui vont circuler de bouche à oreille ou
rebondir d’un support médiatique à l’autre. »
O. Godard – Le principe de précaution          -2-

Cependant, la présomption d’irréversibilité ou de gravité de ces risques fait apparaître, aux
yeux d’une partie de la population et de certains responsables tout au moins, la nécessité
d’une prévention précoce, sans repousser la prise en compte du risque jusqu’au moment où un
tableau scientifique suffisamment complet et stabilisé pourrait être disponible afin de lui
ajuster l’action de façon rationnelle. Les responsables doivent alors s’engager dans la
prévention ou dans la préparation de l’adaptation aux risques potentiels avant de pouvoir
disposer de certitudes scientifiques sur les causes en jeu ou même sur l’existence du danger. Il
leur faut apprendre à agir avant de savoir.
        Par ailleurs, à la suite de différentes évolutions économiques et sociales, d’affaires de
corruption ou de pratiques financières illicites de la part des milieux dirigeants, et surtout de
drames et catastrophes sanitaires parmi lesquels la transmission du virus du SIDA par la
transfusion sanguine et le déclenchement de cancers de la plèvre par les poussières d’amiante
occupent des positions clés, une large défiance s’est installée au sein de la population vis à vis
des institutions publiques et des responsables qui les animent concernant leur aptitude à
prévenir les risques et à gérer les crises (Lagadec, 1981, 1988) au mieux des intérêts des gens.
Cette défiance affecte tout à la fois la classe politique, l’administration, les experts et les
chercheurs scientifiques et les dirigeants d’entreprises, c’est-à-dire tous ceux qui, à un titre ou
à un autre, peuvent être tenus pour responsables du cours des choses. Le principe de
précaution surgit ainsi dans un paysage social et politique de la gestion des risques dans
lequel des parties importantes de la population ne se sentent pas représentées et défendues
comme elles le souhaitent face aux risques collectifs qui menacent leur vie, leur santé, leur
intimité ou leur milieu de vie.
        Au-delà de considérations techniques et gestionnaires bien mises en évidence par le
rapport rédigé sur le principe de précaution par Philippe Kourilsky et Geneviève Viney pour
le Premier ministre (2000), c’est dans ce double contexte d’incapacité de la science à garantir
en temps utile un fondement rationnel à l’action publique, et de l’existence d’un fond de
défiance vis à vis des institutions publiques et des responsables dans le domaine de la gestion
des risques qu’il faut inscrire la réflexion sur ce nouveau principe. Il n’est pas excessif d’y
voir la manifestation d’une crise de la représentation et de penser que c’est sur ce terrain de la
représentation que le principe de précaution doit innover pour ne pas être simplement un
facteur d’amplification de la crise. Plus précisément, c’est en cherchant à établir de nouveaux
agencements entre représentation du monde et représentation citoyenne que ce principe peut
contribuer à dénouer une crise de confiance devenue crise de légitimité.
        La réflexion politique sur la mise en œuvre de la précaution se doit de mettre en ordre
une constellation de notions qui polarisent ce champ intellectuel. Si la pensée de l’action
publique est traditionnellement attachée à la raison, l’irruption du principe de précaution est
souvent reliée à la réflexion de Hans Jonas faisant de la peur spirituelle envers ce qui peut
menacer l’humanité le fondement d’une nouvelle éthique de responsabilité qui s’imposerait
de façon catégorique aux responsables politiques (Jonas, 1990). On entrevoit également la
nécessité de situer les rapports noués entre les intérêts et l’éthique dans ce domaine, de
reconsidérer le rôle de la science lorsque ses énoncés demeurent frappés d’incertitudes et de
controverses, de réfléchir à l’importance pratique respective à accorder à l’imagination des
possibles et aux faits d’expérience. Il faut également repenser les relations entre l’agir et le
savoir : d’un côté l’action doit être calibrée dans son contenu et son calendrier en fonction des
perspectives de développement des connaissances ; de l’autre côté il faut considérer
O. Godard – Le principe de précaution                 -3-

l’engagement dans une action génératrice de risque comme un moyen d’en savoir plus sur la
nature ou l’ampleur du risque et traiter en conséquence cette action comme une expérience
scientifique suivie comme telle. Il y a enfin lieu, ici aussi, de considérer les innovations à
réaliser pour introduire des éléments d’une démocratie de participation dans les procédures et
les institutions d’une démocratie représentative. Tout cela pousse à déplacer la manière de
comprendre la raison qui doit étayer l’action publique. La précaution ne résultera pas d’un
choix tranché en faveur de l’un des pôles, par exemple du seul attachement aux procédures
scientifiques d’analyse du risque, mais de la capacité à trouver un point d’équilibre entre les
différentes lignes de force.
        C’est dans cette perspective qu’il est possible d’apporter des réponses à quelques
questions récurrentes. Le principe de précaution agence-t-il une rupture du lien entre l’action
publique et la science ou la raison, au profit d’une autonomie du politique ou à celui de la
dictature d’une opinion erratique sous l’emprise de la peur ? D’où faut-il attendre l’exercice
d’une maîtrise des risques potentiels ? De l’abstention ou d’une prise de risque engagée dans
des conditions renouvelées ? La solution ne passe-t-elle pas par une transformation de la
raison publique elle-même, moins assurée de ses modalités scientifiques et rationnelles, mais
plus ouverte sur la confrontation large au sein de la société, la participation des citoyens et la
délibération ?

1. Repères dans l’histoire juridique du principe de précaution

La formulation explicite et revendiquée comme telle d’un principe de précaution, et pas
seulement de recommandations s’appuyant sur une attitude précautionneuse pour aborder
certains risques, est originaire du domaine de la protection de l’environnement et de la gestion
des ressources naturelles3. L’environnement est en effet un des domaines où se combinent une
présomption d’irréversibilité des phénomènes négatifs que l’on veut éviter et des incertitudes
scientifiques importantes, du fait même de la complexité des interactions en jeu et de
l’horizon de long terme qui limitent la portée des démarches expérimentales.

         Les premières formulations explicites du principe comme principe de politique
publique ont été adoptées en Allemagne à la fin des années 1960, sous le nom de
Vorsorgeprinzip (von Moltke, 1988) pour orienter l’action dans le domaine de la pollution de
l’air. Il est devenu par la suite dans ce pays l’un des cinq principes de base sur lesquels
s’appuient les politiques de protection de l’environnement. Dans ce contexte, il combinait les
idées de détection précoce des menaces, d’action préventive et d’adoption de mesures de
protection sans attendre l’obtention de certitudes scientifiques sur la nature, l’étendue ou les
causes de la dégradation de l’environnement. Il était partie prenante de la doctrine animant
l’action des pouvoirs publics sans avoir le statut de règle juridique.
       Au plan international, 1987 est une date marquante avec la déclaration ministérielle de
la deuxième Conférence internationale sur la protection de la mer du Nord qui se réfère

3
 .- On trouvera dans le recueil dirigé par T. O’Riordan et J. Cameron (1994) diverses contributions sur l’histoire
du principe et sur son développement jusqu’au début des années 1990 en Allemagne, au Royaume Uni, en
Australie et aux États-Unis.
O. Godard – Le principe de précaution         -4-

explicitement à une ‘approche de précaution’ pouvant requérir l’adoption de mesures de
contrôle de substances toxiques avant qu’une relation de causalité soit clairement établie avec
des dommages à l’environnement. Il ne s’agit certes encore que de soft law, comme disent les
anglo-saxons. Depuis lors, le principe de précaution compte au nombre des principes affirmés
par la Déclaration de Rio adoptée en 1992 lors du Sommet de la Terre. Surtout, il est entré
dans le droit communautaire avec le Traité de Maastricht, pour être confirmé par le Traité
d’Amsterdam. Le droit interne français le reconnaît formellement en 1995 à l’occasion de la
loi sur le renforcement de la protection de l’environnement. A la différence du Traité de
Maastricht qui ne fait que le mentionner comme l’un des principes sur laquelle s’appuie la
politique de l’environnement, ce dernier texte en donne une définition circonstanciée.
        En fait, très vite en Europe, le principe de précaution n’a pas été cantonné au seul
domaine de l’environnement. Son extension aux domaines de la sécurité alimentaire et de la
santé publique a été opérée à la fois en droit interne dans un pays comme la France, et en droit
communautaire. Les affaires du sang contaminé et de la vache folle n’y sont pas pour rien.
C’est en avril 1993 qu’examinant les responsabilités engagées dans la première de ces
affaires, le Commissaire du gouvernement Légal proposait au Conseil d’État de considérer
« qu’en situation de risque, une hypothèse non infirmée devait être tenue provisoirement pour
valide, même si elle n’est pas formellement démontrée », formule devenue célèbre sur laquelle
se sont, par exemple, constamment appuyées les recommandations des comités d’experts
scientifiques ayant à connaître des risques sanitaires résultant de l’épidémie
d’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB). Néanmoins, le Conseil d’État ne s’est avancé
que fort prudemment sur cette question. Il n’a pas repris à son compte cette formule du
Commissaire Légal dans ses arrêts. En 1995, ayant à statuer sur la responsabilité des centres
de transfusion sanguine qui ont délivré des lots contaminés, il a conclu à un nouveau cas de
responsabilité « pour risque » c’est-à-dire sans faute, en évitant de mettre en jeu une notion de
défaut de précaution (Long, 1997). Les arrêts ultérieurs dans lesquels le principe de
précaution fait l’objet d’une reconnaissance indirecte ont trait d’une part à la justification
d’une suspension d’autorisation administrative (cas du maïs transgénique Novartis à
l’automne 1998) et d’autre part à la confirmation du droit des autorités de prendre des
mesures de précaution visant la santé publique sans attendre d’avoir des certitudes
scientifiques sur la nature ou l’étendue des risques (cas touchant à l’ESB en 1999).
        Au niveau européen, la Cour de Justice européenne a spectaculairement validé le
principe de précaution pour des enjeux de santé publique à l’occasion d’une décision
provoquée par la contestation britannique du bien-fondé de l’interdiction de l’exportation du
bœuf anglais. La Cour a en effet estimé que : « lorsque des incertitudes subsistent quant à
l’existence ou à la portée des risques pour la santé des personnes, les institutions peuvent
prendre des mesures sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient
pleinement démontrées » (attendu 99, cas C-180/96). Sans que le terme ne soit employé, c’est
la substance du principe de précaution qui est ici affirmée.
        Au niveau international, une percée importante a été faite, notamment sous la pression
des européens, à l’occasion de l’adoption à Montréal en janvier 2000, du protocole sur la
biosécurité, touchant à la circulation internationale des OGM. Alors que les États-Unis et le
Canada s’étaient refusé jusqu’alors à reconnaître dans le principe de précaution un principe du
droit international de l’environnement, ce texte, qui demande encore à être ratifié, proclame
notamment le droit des États de faire obstacle à l’importation d’OGM sur leur territoire même
O. Godard – Le principe de précaution                  -5-

lorsqu’ils ne disposent pas encore de preuves scientifiques de l’existence des dangers qu’ils
redoutent.
        L’essor du principe de précaution dans différentes branches du droit (interne,
communautaire, international) et dans différents domaines (environnement, santé publique,
sécurité alimentaire) fait qu’aux yeux de certains auteurs, ce principe serait en passe
d’acquérir le statut de principe général du droit après être déjà devenu une règle de droit
autonome susceptible d’être utilisée par le juge indépendamment des formes de traduction
légale et administrative que les pouvoirs publics voudront lui donner4. Cette extension rapide
de la force juridique attribuée au principe doit être comprise comme significative d’un
phénomène de société. C’est d’ailleurs comme règle de droit d’origine coutumière que ce
principe est présenté par certains auteurs pour lui conférer le statut de règle générale du droit5.
Raison de plus pour se pencher avec attention sur le contenu de ce principe.

2. Des controverses sur le sens et la portée du principe
Le principe de précaution est devenu un enjeu important de la gestion publique, confirmant
l’intuition d’Ulrich Beck (1992) qui caractérisait les sociétés occidentales contemporaines
comme des « sociétés du risque » puisque le débat public tend à s’y organiser de façon
prédominante autour de la gestion de ces risques collectifs qui entremêlent sources
technologiques et naturelles. En contrepartie de ce succès social, le principe fait l’objet
d’interprétations ou de revendications variées correspondant manifestement à des projets
idéologiques ou politiques différents, voire antagonistes. Le principe de précaution est par
exemple au centre des controverses sur le contrôle du génie génétique (Kourilsky-Viney,
2000) : doit-il s’exercer du sein même de la science en fonction des seuls paramètres
scientifiques ou bien relève-t-il de l’exercice d’un contrôle social plus large, quitte à ce que la
question des risques pour la sécurité alimentaire et environnementale soit elle-même insérée
dans un cadre d’évaluation plus large ? Comme le suggère cet exemple, le principe manifeste
la recherche d’une nouvelle attitude, plus sélective et moins naïve, envers la science et la
technique, sans pour autant verser dans l’obscurantisme anti-scientifique.

Une simple extension de la prudence ou une rupture dans les valeurs de la
modernité ?

Pour certains analystes le principe de précaution est un outil juridique d’une portée délimitée,
s’ajoutant à tout un ensemble de concepts et dispositifs organisant déjà l’intervention publique
en matière de prévention des risques. Ainsi, pour le rapport Kourilsky-Viney (2000), le
principe de précaution est une règle de vigilance active qui n’est « à tout prendre, que l’une
des conséquences du principe de prudence qui est lui-même très ancien, de telle sorte que la

4
 .- En cela, la réalité de la jurisprudence a dépassé et contredit explicitement cette formulation de la Loi Barnier
selon laquelle les différents principes énoncés, dont le principe de précaution, doivent « inspirer » la protection,
la restauration et la mise en valeur de l’environnement « dans le cadre des lois qui en définissent la portée ».
5
 .- Sur ces aspects juridiques se reporter à la deuxième partie « les aspects normatifs et judiciaires du principe de
précaution », pp. 117-207 du rapport Kourilsky-Viney (2000).
O. Godard – Le principe de précaution                 -6-

formulation actuelle du principe de précaution n’a, à vrai dire, rien d’une innovation
fondamentale » (p. 211). Dans le même sens Lucien Abenhaïm (1999) souligne que si le
principe de précaution se caractérise par le fait que les responsables n’attendent pas d’avoir
des certitudes scientifiques pour adopter des mesures visant à prévenir certains dangers, il
s’agit là de la démarche classique adoptée de longue date en santé publique à partir de
l’approche épidémiologique des « facteurs de risque ». L’identification progressive de ces
derniers ne peut en effet pas être confondue avec celle des « causes », puisque ces dernières
sont inconnues au moment d’engager les actions de prévention. La nouveauté de la précaution
viendrait donc essentiellement de l’application au domaine de l’environnement d’une
approche déjà adoptée dans le domaine de la santé publique. Pour être intéressante, cette
analyse laisse entière la question de la signification que peut alors prendre le principe de
précaution dans le domaine de la santé publique : s’agit-il seulement de faire ce que l’on
faisait déjà depuis plusieurs décennies ? En fait, là où l’épidémiologie classique aborde des
phénomènes avérés aux causes non encore élucidées, le principe de précaution vise des
dangers dont l’existence même n’est pas confirmée d’un point de vue scientifique. La
précaution implique une approche prospective des dangers dont on peut penser qu’en allant
bien au-delà des données empiriques disponibles, elle ne se situe pas dans le strict
prolongement des pratiques antérieures.

        Pour d’autres analystes, le principe de précaution participe d’une nouvelle vision du
monde en rupture avec certaines des valeurs et normes centrales de comportement qui ont
présidé au développement technologique, industriel et économique de la période
contemporaine (Godard, 2000b). Les politistes Tim O’Riordan et Andrew Jordan (1995)
adoptent cette perspective radicale quand ils explorent les thèmes clés qui leur paraissent
constitutifs du principe. Ils retiennent ainsi la préoccupation nouvelle, sensible dans
l’attention donnée aux risques d’irréversibilité, pour l’intégrité, la résilience6 ou la
vulnérabilité des systèmes écologiques et sociaux, et surtout la reconnaissance d’une valeur
intrinsèque aux systèmes naturels ; il y aurait là la source d’une nouvelle obligation morale de
protection des droits de la nature et de préservation de conditions suffisantes pour le
développement des différentes formes de vie. Dans la même perspective radicale, ces auteurs
estiment que le principe effectue une inversion de la charge de la preuve, qui désormais
incomberait aux acteurs du développement technologique et économique, et fonde une
nouvelle source de responsabilité civile pour tous ceux qui ne se montrent pas assez prudents
dans leurs entreprises. Ils reconnaissent néanmoins que ces conceptions ne font pas
l’unanimité et que les idées normatives retenues par les gouvernements et les textes juridiques
pour caractériser le principe de précaution sont loin de manifester une adhésion « forte » à de
telles conceptions.
        Il existe évidemment des positions intermédiaires comme celle du philosophe des
techniques Dominique Bourg (1999). Ce dernier souligne d’abord la nouveauté qui affecte la
qualité même du progrès technique aujourd’hui en débat. Contrairement au type de progrès
qui s’est exercé jusqu’au milieu du XXe siècle, visant principalement l’amélioration des
conditions matérielles de vie, les domaines proposés à l’intervention des techniques touchent
désormais de près à l’intime (santé, alimentation) et à l’identité biologique et culturelle des

6
 .- Il s’agit de la capacité d’un système à maintenir son identité tout en s’adaptant aux perturbations émanant de
son environnement.
O. Godard – Le principe de précaution         -7-

personnes, sans plus pouvoir bénéficier d’un consensus social évident. De plus, la vision
classique du progrès établissait un lien étroit avec les idées de pleine connaissance des causes
et de maîtrise cognitive et pratique des phénomènes en jeu et donc de leurs conséquences.
Aujourd’hui, le pouvoir technique a été démultiplié par les nouveaux savoirs, mais se trouvent
démultipliées en même temps l’incertitude et l’imprévisibilité des effets indirects ou éloignés
des nouvelles techniques, ce qui mène à l’incapacité pratique de ceux qui les ont promues à en
garantir la maîtrise collective. C’est ce contexte qui, aux yeux de Dominique Bourg, justifie
l’ouverture d’un nouvel espace pour une évaluation éthique et citoyenne des choix
technologiques. La dimension politique l’emporte ici à ses yeux sur une approche juridique
qui pourrait avoir l’inconvénient d’en donner une traduction par trop mécanique.
        Néanmoins, puisque le principe de précaution relève du droit et pas seulement de la
réflexion normative sur la décision, il convient de s’interroger sous quelle forme le droit s’en
saisit.

Une obligation de prévention ou un droit d’agir reconnu aux Autorités ?

Au minimum, le principe de précaution indique que les autorités publiques ont le droit
légitime de prendre des mesures de précaution, sans que ces décisions puissent être attaquées
pour violation d’autres règles comme la liberté du commerce ou la liberté d’entreprise.
L’étendue de ce droit est cependant l’objet d’appréciations diverses. S’agissant par exemple
du droit international du commerce, cette possibilité légitime n’est que temporaire et doit
s’appuyer dans un délai raisonnable sur l’apport de preuves scientifiques suffisantes
collectées à la suite d’une procédure rigoureuse d’évaluation des risques. En revanche en droit
interne français et en droit communautaire, l’invocation par les plaignants d’une rupture de
l’égalité devant les charges publiques est apparue subordonnée aux impératifs de santé
publique ; seule l’exigence d’une erreur manifeste d’appréciation pourrait motiver
l’annulation d’une mesure administrative de précaution. Cela laisse aux pouvoirs publics une
large marge d’appréciation quant à l’opportunité des mesures de précaution à prendre ou à ne
pas prendre.
        Au niveau international, cette conception du principe avait été bien illustrée par la
déclaration ministérielle de la deuxième Conférence internationale sur la protection de la mer
du Nord qui énonçait en 1987 : « une approche de précaution s’impose afin de protéger la
mer du Nord des effets dommageables éventuels des substances les plus dangereuses. Elle
peut7 requérir l’adoption de mesures de contrôle des émissions de ces substances avant même
qu’un lien de cause à effet soit formellement établi sur le plan scientifique ». L’énoncé prend
ici une forme possibiliste : « elle peut requérir ». Les formulations prenant la tournure « on ne
doit pas retarder… » vont dans le même sens en ne disant pas quelles mesures il faudrait
prendre. Laissée ouverte, la question appelle la mise en œuvre de procédures d’évaluation, de
délibération sur la conduite à tenir et de décision, que le principe de précaution n’a pas
vocation à court-circuiter mais à stimuler et encadrer.
       Cette approche possibiliste ne satisfait pas d’autres intervenants dans ce débat. Ceux-là
entendent faire du principe de précaution une matrice complète des choix publics en matière

7
 .- Souligné par moi.
O. Godard – Le principe de précaution          -8-

de prévention des risques ou un principe hiérarchiquement supérieur à toute autre
considération. En conséquence, les différentes procédures existantes qui concourent à la
décision publique se trouveraient d’une façon ou d’une autre court-circuitées ou réalignées.
Ces mêmes analystes entendent également durcir le tissu des obligations incombant aux
responsables publics : le principe instituerait à leur endroit l’obligation, et non le loisir de
prendre les mesures de précaution appropriées face aux risques potentiels de dommages
graves et / ou irréversibles à la santé publique et à l’environnement.
        On peut aujourd’hui estimer que le principe est bien devenu une règle autonome de
droit (Kourilsky-Viney, 2000), et que de ce fait il engendre de nouvelles obligations pour les
pouvoirs publics. Le débat n’est pas tranché pour autant sur la nature de ces obligations. De
façon littérale, le principe de précaution oblige à une prise en compte des risques avant
l’acquisition de certitudes scientifiques. Mais que veut dire au juste ‘prendre en compte’ ?
Certains analystes plaident en faveur du respect d’un large pouvoir discrétionnaire
d’appréciation reconnu aux autorités publiques, tandis que d’autres souhaitent voir ces
obligations détaillées. Dans le deuxième cas, l’affaire peut être laissée à la jurisprudence ou
peut faire l’objet d’une organisation légale. Les règles peuvent décrire de façon plus précise
les comportements à adopter et à proscrire, ou bien définir seulement les procédures à suivre
par les autorités pour prendre en compte les risques. C’est cette dernière approche procédurale
que soutiennent Laurence Boy (1999b), qui voit dans le principe avant tout « une notion
processuelle et méthodologique », et le rapport Kourilsky-Viney (2000). En revanche, Marie-
Angèle Hermitte (2000, pp. 379-383) plaide en faveur d’un contrôle renforcé de l’institution
judiciaire sur les actes administratifs sous l’angle de la précaution. Ce contrôle aurait à
s’étendre à l’examen précis des motifs des décisions, d’une façon beaucoup plus exigeante
que celle qui émane de la référence à l’erreur manifeste d’appréciation. Cela impliquerait que
les obligations en jeu ne soient pas seulement des obligations de procédure. La raison
principale invoquée par cet auteur est celle du besoin d’une plus grande transparence devant
l’opinion et d’une participation accrue des citoyens à la définition de leur destin. Cette
dernière idée mérite d’être examinée avec attention.
       Si l’on peut admettre que l’amélioration de la transparence et de l’implication
citoyenne expose l’action publique à une contrainte de justification rigoureuse, il n’est pas
assuré que ce soit par un resserrement du contrôle judiciaire sur la gestion collective des
risques qu’on obtienne le résultat recherché. Deux arguments incitent au contraire à vouloir
protéger une marge suffisante d’autonomie pour un processus de prise en charge politique de
la prévention des risques comprenant à la fois information du public, délibération collective,
consultation de différentes instances et appréciation finale par les pouvoirs publics, le tout
demeurant à l’abri d’une sanction judiciaire dès lors que les procédures prévues et les droits
fondamentaux seraient respectés :
    •   L’action administrative est placée sous l’autorité des gouvernants qui sont eux-mêmes
        responsables devant leurs concitoyens et électeurs selon des procédures politiques
        (élections). L’exercice de cette responsabilité politique nécessite que les intéressés
        disposent d’une liberté significative d’appréciation et de décision, s’agissant de risques
        collectifs, sans être pris dans les tenailles étroites du contrôle judiciaire. Le contrôle
        renforcé du juge aurait pour effet de restreindre ou de réduire à néant la portée de la
        délibération collective sur la juste précaution, en induisant de la part des décideurs une
        attitude de couverture personnelle vis à vis du risque de sanction judiciaire. Par
O. Godard – Le principe de précaution               -9-

        hypothèse, l’action judiciaire serait en effet déclenchée par ceux qui sont ou se
        considèrent comme les victimes actuelles ou potentielles des décisions prises par les
        gouvernants. En cela, l’institution judiciaire est la pointe légale avancée du point de
        vue des victimes sur une question ou une décision. Ce point de vue ne saurait se
        confondre avec celui de la collectivité tout entière tel qu’il peut résulter d’une
        délibération politique large sur les niveaux de risques acceptables. Or il est essentiel
        de maintenir une différence entre le point de vue des citoyens pris comme
        communauté de règles et de destin, et celui des personnes atteintes dans leurs
        existences particulières et leurs droits. Les deux composantes sont essentielles au
        fonctionnement de la démocratie moderne, ce qu’exprime l’insistance moderne sur
        l’État de droit (Chevallier, 1998). Mais on ne peut pas rabattre la délibération
        collective et la responsabilité politique sur la seule logique judiciaire, comme sont
        tentés de le faire ceux pour qui la démocratie se ramène à la défense des droits
        individuels face aux abus de l’État8. La préservation d’un espace autonome de
        délibération, d’appréciation et de décision politique s’impose d’autant plus pour
        l’instauration d’une démocratie technique que le juge n’est pas responsable devant les
        citoyens.
    •   Pour qu’un contrôle renforcé du juge puisse s’exercer sur l’opportunité et la nature des
        mesures de prévention et pas seulement sur le respect des procédures, il est nécessaire
        que les comportements à adopter en application du principe de précaution soient
        strictement balisés, sauf à accorder au juge une si large latitude qu’elle entrerait en
        contradiction avec le principe de sécurité juridique. Même si certains analystes
        (Lascoumes, 1996, 1997 ; Boy, 1999a et b) estiment que le principe de précaution a
        désormais le statut de standard juridique, comme peuvent l’avoir en droit civil les
        notions de ‘gestion en bon père de famille’ ou de ‘bonnes mœurs’, cette exigence de
        précision va conduire, par la force des choses, à tirer le principe de précaution vers ce
        que j’appelle une ‘règle d’abstention’. C’est en effet cette règle qui est la plus
        commode à traduire sous forme de prescriptions et d'interdictions : en présence d’un
        risque de dommages graves dont l’existence n’est pas encore confirmée par la science,
        les responsables auraient l’obligation d’organiser l’abstention, c’est-à-dire de retirer
        un produit du marché, de ne pas autoriser un produit nouveau ou d’interdire de façon
        absolue des rejets polluants aux effets potentiellement graves. Or cette manière de
        comprendre le principe de précaution constituerait un détournement conceptuel qui ne
        saurait être défendu en raison, comme je le plaide dans la section suivante.
        Les choix de procédures de mise en œuvre du principe de précaution sont susceptibles
d’arbitrer indirectement les débats sur le contenu normatif à lui donner. En l’occurrence, le
renforcement du contrôle judiciaire sur le fond des décisions de prévention est susceptible de
faire prévaloir les conceptions les moins défendables, simplement parce que, formellement,
elles s’inscrivent mieux dans l’univers juridique que les autres et que les décideurs
chercheront à se couvrir personnellement.
       Au total, il n’apparaît guère assuré que la substitution d’un contrôle renforcé, exercé
par le juge, à l’exercice de la responsabilité politique contribue à une meilleure prise en

8
 .- Sur cette question, voir les analyses d’Antoine Garapon (1996) sur l’institution judiciaire comme nouvelle
scène de la démocratie, puisqu’elle permet aux citoyens d’interpeller les gouvernants.
O. Godard – Le principe de précaution         - 10 -

compte des avis des citoyens dans la détermination de la juste prévention des risques et que le
renforcement de ce contrôle ne biaise pas le contenu normatif du principe.

Une règle d’abstention ou une règle d’action ?

Il existe aujourd'hui un écart important et persistant entre la conception que des groupes
militants, certains experts, des journalistes et, en conséquence, une partie de l’opinion ont du
principe de précaution et ce qu'il est réellement dans les textes juridiques qui se sont essayés à
le définir ou dans la réflexion théorique sur la prévention des risques (Godard, 1997a et b ;
Kourilsky et Viney, 2000). Cet écart n'est pas contingent, il n’est pas seulement attribuable à
un défaut d’information. Il a une signification politique. D’un côté, le principe de précaution
est une règle d’abstention face à des risques potentiellement graves pour la santé humaine ou
pour l’environnement. De l’autre côté, il s’agit d’un principe d’action, visant à encadrer les
nouvelles conditions de l’agir technologique sans bloquer l’innovation et la prise de risque.
        Une formulation remarquablement claire de la règle de l’abstention a été donnée dans
un article de Rafaële Rivais (1998), journaliste au Monde, dans un commentaire de l'avis
suspensif du Conseil d'État émis à propos du recours en annulation de l'autorisation de mise
en culture en France du maïs génétiquement modifié de la société Novartis. Voulant expliquer
à son lectorat ce qu’était le principe de précaution, la journaliste écrivait : « principe qui veut
qu'un décideur ne se lance dans une politique que s'il est certain qu'elle ne comporte
absolument aucun risque environnemental ou sanitaire ». Est-ce cela le principe de
précaution pour le droit français ? On pourrait croire qu’il s’agit là d’une traduction
acceptable si on se réfère aux réflexions du Conseil d’État sur le droit de la santé présentées
dans son rapport annuel de 1998. Les rapporteurs y discutent de la portée du principe de
précaution et commencent par le caractériser de la façon suivante dans le domaine de la santé
publique : « Ce nouveau concept se définit par l’obligation pesant sur le décideur public ou
privé de s’astreindre à une action ou de s’y refuser en fonction du risque possible. Dans ce
sens, il ne lui suffit pas de conformer sa conduite à la prise en compte des risques connus. Il
doit, en outre, apporter la preuve, compte tenu de l’état actuel de la science, de l’absence de
risque » (Conseil d’État, 1998, p. 256). L’exigence de « preuve de l’absence de risque » est
ainsi mentionnée en toutes lettres comme constitutive du principe de précaution ! Cependant,
la suite du texte montre que cette formulation sert de repoussoir pour mieux défendre l’idée
qu’il n’y a pas lieu de faire du principe de précaution un nouveau fondement de la
responsabilité dans le domaine de la santé publique. Surtout, elle est fort éloignée de la lettre
et de l’esprit de la définition légale retenue dans le domaine de la protection de
l’environnement par la Loi Barnier de 1995 (loi-95-101).
        En l’état de la législation française fin 1999, ce texte est le seul à proposer une
définition légale explicite du principe de précaution. Il s’agit du « principe selon lequel
l'absence de certitude, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment,
ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un
risque de dommage grave et irréversible à l'environnement à un coût économiquement
acceptable ». Ici, l’apport principal du principe est d’inciter à une prise en compte précoce des
risques : sans dire ce qui doit être fait en substance, il demande d’abord qu’on ne le retarde
pas au motif du manque de certitudes. Il offre également des repères pour calibrer la
prévention et organiser la prise de risques dans cet intervalle particulier où les connaissances
O. Godard – Le principe de précaution               - 11 -

scientifiques n’offrent la preuve ni de l’existence ni de l’inexistence des dangers. Loin
d’exiger l’abstention, cette formulation du principe renvoie aux procédures qui peuvent
concourir à la formation d’un jugement éclairé sur les trois points que sont le caractère grave
et irréversible des dommages potentiels, la juste proportion des mesures de prévention et leur
acceptabilité économique. Toutes ces notations signifient bien, de façon incontestable, que
l'on n’est pas ici en présence d’une règle d’abstention. L’affaire est suffisamment importante
pour qu’on s’attarde à exposer à nouveau9 les raisons pour lesquelles il y a lieu de ne pas
assimiler le principe de précaution à une règle d’abstention.

3. Ne pas assimiler le principe de précaution à une règle d’abstention
La « règle de l’abstention » a trois composantes peu défendables lorsqu’elle sont prises
isolément et encore moins lorsqu’elles forment bloc : le dommage zéro comme norme
générale de l’action publique face aux risques collectifs ; l’absorption de la problématique de
décision par l’évitement du scénario du pire ; l’inversion de la charge de la preuve. Elles
déclinent l’exigence première de la certitude (formulation de R. Rivais), ou de la preuve
(formulation des rapporteurs du Conseil d’État), de l’absence de risque comme préalable à
l’action technique ou économique légitime.

Le dommage zéro comme norme générale face aux risques

L’idée de preuve de l’absence de risque contient l’idée implicite que le « dommage zéro »
pourrait représenter une norme possible et désirable. Or dans un monde de rareté où
l’ensemble des demandes concurrentes ne peuvent pas être satisfaites et où s’imposent des
arbitrages sur l’emploi des ressources économiques, il est impossible de faire du « dommage
zéro » une norme universelle. Il en va de même pour le « risque zéro ». Dans le seul domaine
de la santé publique, la prise en compte des risques est contrainte par les budgets publics
disponibles. Tout emploi de ressources pour prévenir un risque particulier implique donc ce
que les économistes appellent un coût d’opportunité, correspondant au fait que ces ressources
ne seront plus disponibles pour la prévention d’autres risques. Par ailleurs, les actions risquées
présentent généralement des avantages qui les rendent attractives, soit dans le domaine de la
santé, soit dans une perspective économique et sociale plus large. En particulier, elles peuvent
contribuer à prévenir d’autres risques, éventuellement beaucoup moins incertains, comme l’a
illustré la controverse sur la remise en cause du programme de vaccination obligatoire contre
l’hépatite B en milieu scolaire (Kourilsky-Viney, 2000). La plupart des situations
décisionnelles nécessitent en fait un arbitrage entre un risque et un autre et non pas entre une
option risquée et une autre qui en serait totalement dépourvue. La mise en œuvre raisonnable
du principe de précaution ne peut éviter une pesée des différents aspects et intérêts en
présence, même si l’on n’accorde pas le même poids à chacun. Au critère du risque minimal,
sinon du risque zéro, que représente la règle d’abstention, le principe de précaution oppose
une forme ou une autre d’approche coûts-avantages, sans évidemment restreindre cette
démarche aux seuls coûts et avantages commerciaux.

9
 .- Pour des exposés plus complets, voir O. Godard (1997b et 1999).
O. Godard – Le principe de précaution                 - 12 -

        A dire vrai, chaque fois que le thème du risque zéro est abordé, personne ne le
revendique formellement comme norme générale. Martine Rèmond-Gouilloud (1999) voit
d’ailleurs dans une soi-disant demande de « risque zéro » de la part de l’opinion un mythe
inventé comme repoussoir par les chercheurs et les décideurs inquiets par la contestation de
leurs rôles plus qu’une réalité sociologique ou politique. Cependant les experts ne manquent
pas, qui font de ce risque zéro un objectif vers lequel il serait naturel et rationnel de vouloir
tendre10.
        Il est certes possible pour les pouvoirs publics de se donner pour objectif d’approcher
du risque zéro dans des cas très particuliers, du fait de l’ampleur et de la discontinuité
attendue dans les dangers potentiels et de la médiocrité des avantages escomptés, tout en
sachant que la mobilisation des ressources requises dans ces cas-là aura pour contrepartie
d’empêcher que l’on donne un traitement analogue à d’autres risques. Mais il faut alors des
justifications particulières et exceptionnelles (une gravité potentielle exceptionnelle même à
faibles doses, par exemple) à un tel traitement d’exception. Il ne pourrait pas suffire
d’invoquer le principe de précaution qui, en tant que norme générale, ne les fournit pas.

L’absorption de la décision par l’évitement du scénario du pire

On invoque le principe de précaution lorsque la réalité du risque n’est pas encore bien établie
sur le terrain scientifique, que plusieurs hypothèses ou théories sont encore en concurrence
sans qu’une démarche scientifique ait encore pu les départager. Face à de tels risques dont
l’existence est encore marquée par les controverses scientifiques11, il est sage de chercher à
cerner ce que pourrait être le pire scénario, mais il ne le serait pas d’accorder une importance
exclusive à ce scénario du pire. Or c’est ce qui résulterait de l’exigence d’innocuité : si le pire
scénario est bénin, l’activité suspectée peut être autorisée ; s’il ne l’est pas, la preuve de
l’absence de risque ne peut donc pas être apportée et l’autorisation devrait être refusée.
        Cette approche du problème conduit à de grandes difficultés pratiques. Dans un
contexte scientifique incertain et controversé, un scénario du pire ne peut pas être vu comme
le reflet objectif et unique d’une réalité qui n’est encore connue que de façon partielle et
parcellaire. La construction des scénarios dépend de l’imagination des scénaristes et de
différentes conventions de méthode pour choisir les séquences d’effets pris en compte et
définir des points d’arrêt et de clôture de l’évaluation. Il s’agit donc d’un exercice qui
incorpore des éléments contingents et extra-scientifiques. De plus, dans un contexte de
controverse scientifique et sociale sur les options d’action à retenir, la logique de la
controverse sociale conduira les camps en présence à s’engager dans une surenchère du pire
afin de disqualifier l’option adverse. Cela peut aisément aboutir in fine à un « nivellement par
le pire », chaque option d’action en présence étant créditée d’un potentiel équivalent de

10
  .- Ainsi Marie-Angèle Hermitte (1997, p. 180) observe-t-elle : « Je n’ai pas connaissance de revendications de
risque zéro ; lorsqu’on évoque cette éventualité, c’est toujours pour se donner l’objectif d’y tendre, jamais de le
réaliser ».
11
 .- Pour une caractérisation des univers controversés et une description des faits stylisés qui caractérisent la
décision collective dans ce type de contexte, voir O. Godard (1993, 1999).
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