Le principe de précaution, une nouvelle logique de l'action entre science et démocratie
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Parution dans la revue Philosophie politique, mai 2000 Le principe de précaution, une nouvelle logique de l’action entre science et démocratie Olivier Godard1 Introduction Il est légitime pour la réflexion politique de s’intéresser au principe de précaution pour la bonne raison que ce principe se situe à la charnière de deux problèmes majeurs de représentation auxquels la question des risques donne un nouveau tour dans les démocraties contemporaines : d’un côté les représentations du monde (le monde physique, le vivant, les objets techniques, le monde social…) marquées par la tension entre les représentations sociales2 et les représentations scientifiques ; de l’autre côté la représentation et la prise en charge des intérêts et demandes des citoyens par les institutions publiques. Le principe de précaution s’est imposé comme une référence centrale du débat public sur la prévention et la gestion des risques dans une période et pour des questions qui mettent en difficulté la solution classique que constituait le modèle de légitimité rationnelle-légale. Or ce modèle liait les deux problèmes de représentation en faisant de la connaissance scientifique objective la base indispensable et légitime d’une action publique rationnelle engagée par des agents compétents au service du bien collectif. La qualité de l’expertise scientifique mobilisée par l’État devait ainsi être le garant du bien-fondé des décisions prises par les autorités qui, à ce titre, méritaient la confiance des citoyens. La période contemporaine donne à voir l’effritement, sinon la crise, d’un modèle qui se trouve en quelque sorte attaqué par les deux bouts, celui de la représentation du monde et celui de la représentation politique. Dans différents domaines comme celui de la santé publique, l’alimentation et l’environnement, la science contemporaine révèle qu’elle n’est souvent pas en mesure d’apporter en temps utile les connaissances validées attendues pour fonder l’intervention publique en raison et tout particulièrement pour concevoir et mettre en œuvre des stratégies efficientes de prévention de risques. En dépit des conquêtes statistiques sur lesquelles l’État-Providence s’est bâti (Ewald, 1986 ; Desrosières, 1993), toute une classe de risques en vient à défier l’action publique sans que la science puisse offrir de certitudes sur les enchaînements de causes en jeu, voire sur l’existence même des risques en question. 1.- directeur de recherche au CNRS, Laboratoire d’Économétrie de l’École Polytechnique. 2 .- Denise Jodelet (1989, p. 36) caractérise les représentations sociales de la façon suivante : « C’est une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social ». Elle notait également (p. 34) : « Le manque d’information et l’incertitude de la science favorisent l’émergence de représentations qui vont circuler de bouche à oreille ou rebondir d’un support médiatique à l’autre. »
O. Godard – Le principe de précaution -2- Cependant, la présomption d’irréversibilité ou de gravité de ces risques fait apparaître, aux yeux d’une partie de la population et de certains responsables tout au moins, la nécessité d’une prévention précoce, sans repousser la prise en compte du risque jusqu’au moment où un tableau scientifique suffisamment complet et stabilisé pourrait être disponible afin de lui ajuster l’action de façon rationnelle. Les responsables doivent alors s’engager dans la prévention ou dans la préparation de l’adaptation aux risques potentiels avant de pouvoir disposer de certitudes scientifiques sur les causes en jeu ou même sur l’existence du danger. Il leur faut apprendre à agir avant de savoir. Par ailleurs, à la suite de différentes évolutions économiques et sociales, d’affaires de corruption ou de pratiques financières illicites de la part des milieux dirigeants, et surtout de drames et catastrophes sanitaires parmi lesquels la transmission du virus du SIDA par la transfusion sanguine et le déclenchement de cancers de la plèvre par les poussières d’amiante occupent des positions clés, une large défiance s’est installée au sein de la population vis à vis des institutions publiques et des responsables qui les animent concernant leur aptitude à prévenir les risques et à gérer les crises (Lagadec, 1981, 1988) au mieux des intérêts des gens. Cette défiance affecte tout à la fois la classe politique, l’administration, les experts et les chercheurs scientifiques et les dirigeants d’entreprises, c’est-à-dire tous ceux qui, à un titre ou à un autre, peuvent être tenus pour responsables du cours des choses. Le principe de précaution surgit ainsi dans un paysage social et politique de la gestion des risques dans lequel des parties importantes de la population ne se sentent pas représentées et défendues comme elles le souhaitent face aux risques collectifs qui menacent leur vie, leur santé, leur intimité ou leur milieu de vie. Au-delà de considérations techniques et gestionnaires bien mises en évidence par le rapport rédigé sur le principe de précaution par Philippe Kourilsky et Geneviève Viney pour le Premier ministre (2000), c’est dans ce double contexte d’incapacité de la science à garantir en temps utile un fondement rationnel à l’action publique, et de l’existence d’un fond de défiance vis à vis des institutions publiques et des responsables dans le domaine de la gestion des risques qu’il faut inscrire la réflexion sur ce nouveau principe. Il n’est pas excessif d’y voir la manifestation d’une crise de la représentation et de penser que c’est sur ce terrain de la représentation que le principe de précaution doit innover pour ne pas être simplement un facteur d’amplification de la crise. Plus précisément, c’est en cherchant à établir de nouveaux agencements entre représentation du monde et représentation citoyenne que ce principe peut contribuer à dénouer une crise de confiance devenue crise de légitimité. La réflexion politique sur la mise en œuvre de la précaution se doit de mettre en ordre une constellation de notions qui polarisent ce champ intellectuel. Si la pensée de l’action publique est traditionnellement attachée à la raison, l’irruption du principe de précaution est souvent reliée à la réflexion de Hans Jonas faisant de la peur spirituelle envers ce qui peut menacer l’humanité le fondement d’une nouvelle éthique de responsabilité qui s’imposerait de façon catégorique aux responsables politiques (Jonas, 1990). On entrevoit également la nécessité de situer les rapports noués entre les intérêts et l’éthique dans ce domaine, de reconsidérer le rôle de la science lorsque ses énoncés demeurent frappés d’incertitudes et de controverses, de réfléchir à l’importance pratique respective à accorder à l’imagination des possibles et aux faits d’expérience. Il faut également repenser les relations entre l’agir et le savoir : d’un côté l’action doit être calibrée dans son contenu et son calendrier en fonction des perspectives de développement des connaissances ; de l’autre côté il faut considérer
O. Godard – Le principe de précaution -3- l’engagement dans une action génératrice de risque comme un moyen d’en savoir plus sur la nature ou l’ampleur du risque et traiter en conséquence cette action comme une expérience scientifique suivie comme telle. Il y a enfin lieu, ici aussi, de considérer les innovations à réaliser pour introduire des éléments d’une démocratie de participation dans les procédures et les institutions d’une démocratie représentative. Tout cela pousse à déplacer la manière de comprendre la raison qui doit étayer l’action publique. La précaution ne résultera pas d’un choix tranché en faveur de l’un des pôles, par exemple du seul attachement aux procédures scientifiques d’analyse du risque, mais de la capacité à trouver un point d’équilibre entre les différentes lignes de force. C’est dans cette perspective qu’il est possible d’apporter des réponses à quelques questions récurrentes. Le principe de précaution agence-t-il une rupture du lien entre l’action publique et la science ou la raison, au profit d’une autonomie du politique ou à celui de la dictature d’une opinion erratique sous l’emprise de la peur ? D’où faut-il attendre l’exercice d’une maîtrise des risques potentiels ? De l’abstention ou d’une prise de risque engagée dans des conditions renouvelées ? La solution ne passe-t-elle pas par une transformation de la raison publique elle-même, moins assurée de ses modalités scientifiques et rationnelles, mais plus ouverte sur la confrontation large au sein de la société, la participation des citoyens et la délibération ? 1. Repères dans l’histoire juridique du principe de précaution La formulation explicite et revendiquée comme telle d’un principe de précaution, et pas seulement de recommandations s’appuyant sur une attitude précautionneuse pour aborder certains risques, est originaire du domaine de la protection de l’environnement et de la gestion des ressources naturelles3. L’environnement est en effet un des domaines où se combinent une présomption d’irréversibilité des phénomènes négatifs que l’on veut éviter et des incertitudes scientifiques importantes, du fait même de la complexité des interactions en jeu et de l’horizon de long terme qui limitent la portée des démarches expérimentales. Les premières formulations explicites du principe comme principe de politique publique ont été adoptées en Allemagne à la fin des années 1960, sous le nom de Vorsorgeprinzip (von Moltke, 1988) pour orienter l’action dans le domaine de la pollution de l’air. Il est devenu par la suite dans ce pays l’un des cinq principes de base sur lesquels s’appuient les politiques de protection de l’environnement. Dans ce contexte, il combinait les idées de détection précoce des menaces, d’action préventive et d’adoption de mesures de protection sans attendre l’obtention de certitudes scientifiques sur la nature, l’étendue ou les causes de la dégradation de l’environnement. Il était partie prenante de la doctrine animant l’action des pouvoirs publics sans avoir le statut de règle juridique. Au plan international, 1987 est une date marquante avec la déclaration ministérielle de la deuxième Conférence internationale sur la protection de la mer du Nord qui se réfère 3 .- On trouvera dans le recueil dirigé par T. O’Riordan et J. Cameron (1994) diverses contributions sur l’histoire du principe et sur son développement jusqu’au début des années 1990 en Allemagne, au Royaume Uni, en Australie et aux États-Unis.
O. Godard – Le principe de précaution -4- explicitement à une ‘approche de précaution’ pouvant requérir l’adoption de mesures de contrôle de substances toxiques avant qu’une relation de causalité soit clairement établie avec des dommages à l’environnement. Il ne s’agit certes encore que de soft law, comme disent les anglo-saxons. Depuis lors, le principe de précaution compte au nombre des principes affirmés par la Déclaration de Rio adoptée en 1992 lors du Sommet de la Terre. Surtout, il est entré dans le droit communautaire avec le Traité de Maastricht, pour être confirmé par le Traité d’Amsterdam. Le droit interne français le reconnaît formellement en 1995 à l’occasion de la loi sur le renforcement de la protection de l’environnement. A la différence du Traité de Maastricht qui ne fait que le mentionner comme l’un des principes sur laquelle s’appuie la politique de l’environnement, ce dernier texte en donne une définition circonstanciée. En fait, très vite en Europe, le principe de précaution n’a pas été cantonné au seul domaine de l’environnement. Son extension aux domaines de la sécurité alimentaire et de la santé publique a été opérée à la fois en droit interne dans un pays comme la France, et en droit communautaire. Les affaires du sang contaminé et de la vache folle n’y sont pas pour rien. C’est en avril 1993 qu’examinant les responsabilités engagées dans la première de ces affaires, le Commissaire du gouvernement Légal proposait au Conseil d’État de considérer « qu’en situation de risque, une hypothèse non infirmée devait être tenue provisoirement pour valide, même si elle n’est pas formellement démontrée », formule devenue célèbre sur laquelle se sont, par exemple, constamment appuyées les recommandations des comités d’experts scientifiques ayant à connaître des risques sanitaires résultant de l’épidémie d’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB). Néanmoins, le Conseil d’État ne s’est avancé que fort prudemment sur cette question. Il n’a pas repris à son compte cette formule du Commissaire Légal dans ses arrêts. En 1995, ayant à statuer sur la responsabilité des centres de transfusion sanguine qui ont délivré des lots contaminés, il a conclu à un nouveau cas de responsabilité « pour risque » c’est-à-dire sans faute, en évitant de mettre en jeu une notion de défaut de précaution (Long, 1997). Les arrêts ultérieurs dans lesquels le principe de précaution fait l’objet d’une reconnaissance indirecte ont trait d’une part à la justification d’une suspension d’autorisation administrative (cas du maïs transgénique Novartis à l’automne 1998) et d’autre part à la confirmation du droit des autorités de prendre des mesures de précaution visant la santé publique sans attendre d’avoir des certitudes scientifiques sur la nature ou l’étendue des risques (cas touchant à l’ESB en 1999). Au niveau européen, la Cour de Justice européenne a spectaculairement validé le principe de précaution pour des enjeux de santé publique à l’occasion d’une décision provoquée par la contestation britannique du bien-fondé de l’interdiction de l’exportation du bœuf anglais. La Cour a en effet estimé que : « lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée des risques pour la santé des personnes, les institutions peuvent prendre des mesures sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées » (attendu 99, cas C-180/96). Sans que le terme ne soit employé, c’est la substance du principe de précaution qui est ici affirmée. Au niveau international, une percée importante a été faite, notamment sous la pression des européens, à l’occasion de l’adoption à Montréal en janvier 2000, du protocole sur la biosécurité, touchant à la circulation internationale des OGM. Alors que les États-Unis et le Canada s’étaient refusé jusqu’alors à reconnaître dans le principe de précaution un principe du droit international de l’environnement, ce texte, qui demande encore à être ratifié, proclame notamment le droit des États de faire obstacle à l’importation d’OGM sur leur territoire même
O. Godard – Le principe de précaution -5- lorsqu’ils ne disposent pas encore de preuves scientifiques de l’existence des dangers qu’ils redoutent. L’essor du principe de précaution dans différentes branches du droit (interne, communautaire, international) et dans différents domaines (environnement, santé publique, sécurité alimentaire) fait qu’aux yeux de certains auteurs, ce principe serait en passe d’acquérir le statut de principe général du droit après être déjà devenu une règle de droit autonome susceptible d’être utilisée par le juge indépendamment des formes de traduction légale et administrative que les pouvoirs publics voudront lui donner4. Cette extension rapide de la force juridique attribuée au principe doit être comprise comme significative d’un phénomène de société. C’est d’ailleurs comme règle de droit d’origine coutumière que ce principe est présenté par certains auteurs pour lui conférer le statut de règle générale du droit5. Raison de plus pour se pencher avec attention sur le contenu de ce principe. 2. Des controverses sur le sens et la portée du principe Le principe de précaution est devenu un enjeu important de la gestion publique, confirmant l’intuition d’Ulrich Beck (1992) qui caractérisait les sociétés occidentales contemporaines comme des « sociétés du risque » puisque le débat public tend à s’y organiser de façon prédominante autour de la gestion de ces risques collectifs qui entremêlent sources technologiques et naturelles. En contrepartie de ce succès social, le principe fait l’objet d’interprétations ou de revendications variées correspondant manifestement à des projets idéologiques ou politiques différents, voire antagonistes. Le principe de précaution est par exemple au centre des controverses sur le contrôle du génie génétique (Kourilsky-Viney, 2000) : doit-il s’exercer du sein même de la science en fonction des seuls paramètres scientifiques ou bien relève-t-il de l’exercice d’un contrôle social plus large, quitte à ce que la question des risques pour la sécurité alimentaire et environnementale soit elle-même insérée dans un cadre d’évaluation plus large ? Comme le suggère cet exemple, le principe manifeste la recherche d’une nouvelle attitude, plus sélective et moins naïve, envers la science et la technique, sans pour autant verser dans l’obscurantisme anti-scientifique. Une simple extension de la prudence ou une rupture dans les valeurs de la modernité ? Pour certains analystes le principe de précaution est un outil juridique d’une portée délimitée, s’ajoutant à tout un ensemble de concepts et dispositifs organisant déjà l’intervention publique en matière de prévention des risques. Ainsi, pour le rapport Kourilsky-Viney (2000), le principe de précaution est une règle de vigilance active qui n’est « à tout prendre, que l’une des conséquences du principe de prudence qui est lui-même très ancien, de telle sorte que la 4 .- En cela, la réalité de la jurisprudence a dépassé et contredit explicitement cette formulation de la Loi Barnier selon laquelle les différents principes énoncés, dont le principe de précaution, doivent « inspirer » la protection, la restauration et la mise en valeur de l’environnement « dans le cadre des lois qui en définissent la portée ». 5 .- Sur ces aspects juridiques se reporter à la deuxième partie « les aspects normatifs et judiciaires du principe de précaution », pp. 117-207 du rapport Kourilsky-Viney (2000).
O. Godard – Le principe de précaution -6- formulation actuelle du principe de précaution n’a, à vrai dire, rien d’une innovation fondamentale » (p. 211). Dans le même sens Lucien Abenhaïm (1999) souligne que si le principe de précaution se caractérise par le fait que les responsables n’attendent pas d’avoir des certitudes scientifiques pour adopter des mesures visant à prévenir certains dangers, il s’agit là de la démarche classique adoptée de longue date en santé publique à partir de l’approche épidémiologique des « facteurs de risque ». L’identification progressive de ces derniers ne peut en effet pas être confondue avec celle des « causes », puisque ces dernières sont inconnues au moment d’engager les actions de prévention. La nouveauté de la précaution viendrait donc essentiellement de l’application au domaine de l’environnement d’une approche déjà adoptée dans le domaine de la santé publique. Pour être intéressante, cette analyse laisse entière la question de la signification que peut alors prendre le principe de précaution dans le domaine de la santé publique : s’agit-il seulement de faire ce que l’on faisait déjà depuis plusieurs décennies ? En fait, là où l’épidémiologie classique aborde des phénomènes avérés aux causes non encore élucidées, le principe de précaution vise des dangers dont l’existence même n’est pas confirmée d’un point de vue scientifique. La précaution implique une approche prospective des dangers dont on peut penser qu’en allant bien au-delà des données empiriques disponibles, elle ne se situe pas dans le strict prolongement des pratiques antérieures. Pour d’autres analystes, le principe de précaution participe d’une nouvelle vision du monde en rupture avec certaines des valeurs et normes centrales de comportement qui ont présidé au développement technologique, industriel et économique de la période contemporaine (Godard, 2000b). Les politistes Tim O’Riordan et Andrew Jordan (1995) adoptent cette perspective radicale quand ils explorent les thèmes clés qui leur paraissent constitutifs du principe. Ils retiennent ainsi la préoccupation nouvelle, sensible dans l’attention donnée aux risques d’irréversibilité, pour l’intégrité, la résilience6 ou la vulnérabilité des systèmes écologiques et sociaux, et surtout la reconnaissance d’une valeur intrinsèque aux systèmes naturels ; il y aurait là la source d’une nouvelle obligation morale de protection des droits de la nature et de préservation de conditions suffisantes pour le développement des différentes formes de vie. Dans la même perspective radicale, ces auteurs estiment que le principe effectue une inversion de la charge de la preuve, qui désormais incomberait aux acteurs du développement technologique et économique, et fonde une nouvelle source de responsabilité civile pour tous ceux qui ne se montrent pas assez prudents dans leurs entreprises. Ils reconnaissent néanmoins que ces conceptions ne font pas l’unanimité et que les idées normatives retenues par les gouvernements et les textes juridiques pour caractériser le principe de précaution sont loin de manifester une adhésion « forte » à de telles conceptions. Il existe évidemment des positions intermédiaires comme celle du philosophe des techniques Dominique Bourg (1999). Ce dernier souligne d’abord la nouveauté qui affecte la qualité même du progrès technique aujourd’hui en débat. Contrairement au type de progrès qui s’est exercé jusqu’au milieu du XXe siècle, visant principalement l’amélioration des conditions matérielles de vie, les domaines proposés à l’intervention des techniques touchent désormais de près à l’intime (santé, alimentation) et à l’identité biologique et culturelle des 6 .- Il s’agit de la capacité d’un système à maintenir son identité tout en s’adaptant aux perturbations émanant de son environnement.
O. Godard – Le principe de précaution -7- personnes, sans plus pouvoir bénéficier d’un consensus social évident. De plus, la vision classique du progrès établissait un lien étroit avec les idées de pleine connaissance des causes et de maîtrise cognitive et pratique des phénomènes en jeu et donc de leurs conséquences. Aujourd’hui, le pouvoir technique a été démultiplié par les nouveaux savoirs, mais se trouvent démultipliées en même temps l’incertitude et l’imprévisibilité des effets indirects ou éloignés des nouvelles techniques, ce qui mène à l’incapacité pratique de ceux qui les ont promues à en garantir la maîtrise collective. C’est ce contexte qui, aux yeux de Dominique Bourg, justifie l’ouverture d’un nouvel espace pour une évaluation éthique et citoyenne des choix technologiques. La dimension politique l’emporte ici à ses yeux sur une approche juridique qui pourrait avoir l’inconvénient d’en donner une traduction par trop mécanique. Néanmoins, puisque le principe de précaution relève du droit et pas seulement de la réflexion normative sur la décision, il convient de s’interroger sous quelle forme le droit s’en saisit. Une obligation de prévention ou un droit d’agir reconnu aux Autorités ? Au minimum, le principe de précaution indique que les autorités publiques ont le droit légitime de prendre des mesures de précaution, sans que ces décisions puissent être attaquées pour violation d’autres règles comme la liberté du commerce ou la liberté d’entreprise. L’étendue de ce droit est cependant l’objet d’appréciations diverses. S’agissant par exemple du droit international du commerce, cette possibilité légitime n’est que temporaire et doit s’appuyer dans un délai raisonnable sur l’apport de preuves scientifiques suffisantes collectées à la suite d’une procédure rigoureuse d’évaluation des risques. En revanche en droit interne français et en droit communautaire, l’invocation par les plaignants d’une rupture de l’égalité devant les charges publiques est apparue subordonnée aux impératifs de santé publique ; seule l’exigence d’une erreur manifeste d’appréciation pourrait motiver l’annulation d’une mesure administrative de précaution. Cela laisse aux pouvoirs publics une large marge d’appréciation quant à l’opportunité des mesures de précaution à prendre ou à ne pas prendre. Au niveau international, cette conception du principe avait été bien illustrée par la déclaration ministérielle de la deuxième Conférence internationale sur la protection de la mer du Nord qui énonçait en 1987 : « une approche de précaution s’impose afin de protéger la mer du Nord des effets dommageables éventuels des substances les plus dangereuses. Elle peut7 requérir l’adoption de mesures de contrôle des émissions de ces substances avant même qu’un lien de cause à effet soit formellement établi sur le plan scientifique ». L’énoncé prend ici une forme possibiliste : « elle peut requérir ». Les formulations prenant la tournure « on ne doit pas retarder… » vont dans le même sens en ne disant pas quelles mesures il faudrait prendre. Laissée ouverte, la question appelle la mise en œuvre de procédures d’évaluation, de délibération sur la conduite à tenir et de décision, que le principe de précaution n’a pas vocation à court-circuiter mais à stimuler et encadrer. Cette approche possibiliste ne satisfait pas d’autres intervenants dans ce débat. Ceux-là entendent faire du principe de précaution une matrice complète des choix publics en matière 7 .- Souligné par moi.
O. Godard – Le principe de précaution -8- de prévention des risques ou un principe hiérarchiquement supérieur à toute autre considération. En conséquence, les différentes procédures existantes qui concourent à la décision publique se trouveraient d’une façon ou d’une autre court-circuitées ou réalignées. Ces mêmes analystes entendent également durcir le tissu des obligations incombant aux responsables publics : le principe instituerait à leur endroit l’obligation, et non le loisir de prendre les mesures de précaution appropriées face aux risques potentiels de dommages graves et / ou irréversibles à la santé publique et à l’environnement. On peut aujourd’hui estimer que le principe est bien devenu une règle autonome de droit (Kourilsky-Viney, 2000), et que de ce fait il engendre de nouvelles obligations pour les pouvoirs publics. Le débat n’est pas tranché pour autant sur la nature de ces obligations. De façon littérale, le principe de précaution oblige à une prise en compte des risques avant l’acquisition de certitudes scientifiques. Mais que veut dire au juste ‘prendre en compte’ ? Certains analystes plaident en faveur du respect d’un large pouvoir discrétionnaire d’appréciation reconnu aux autorités publiques, tandis que d’autres souhaitent voir ces obligations détaillées. Dans le deuxième cas, l’affaire peut être laissée à la jurisprudence ou peut faire l’objet d’une organisation légale. Les règles peuvent décrire de façon plus précise les comportements à adopter et à proscrire, ou bien définir seulement les procédures à suivre par les autorités pour prendre en compte les risques. C’est cette dernière approche procédurale que soutiennent Laurence Boy (1999b), qui voit dans le principe avant tout « une notion processuelle et méthodologique », et le rapport Kourilsky-Viney (2000). En revanche, Marie- Angèle Hermitte (2000, pp. 379-383) plaide en faveur d’un contrôle renforcé de l’institution judiciaire sur les actes administratifs sous l’angle de la précaution. Ce contrôle aurait à s’étendre à l’examen précis des motifs des décisions, d’une façon beaucoup plus exigeante que celle qui émane de la référence à l’erreur manifeste d’appréciation. Cela impliquerait que les obligations en jeu ne soient pas seulement des obligations de procédure. La raison principale invoquée par cet auteur est celle du besoin d’une plus grande transparence devant l’opinion et d’une participation accrue des citoyens à la définition de leur destin. Cette dernière idée mérite d’être examinée avec attention. Si l’on peut admettre que l’amélioration de la transparence et de l’implication citoyenne expose l’action publique à une contrainte de justification rigoureuse, il n’est pas assuré que ce soit par un resserrement du contrôle judiciaire sur la gestion collective des risques qu’on obtienne le résultat recherché. Deux arguments incitent au contraire à vouloir protéger une marge suffisante d’autonomie pour un processus de prise en charge politique de la prévention des risques comprenant à la fois information du public, délibération collective, consultation de différentes instances et appréciation finale par les pouvoirs publics, le tout demeurant à l’abri d’une sanction judiciaire dès lors que les procédures prévues et les droits fondamentaux seraient respectés : • L’action administrative est placée sous l’autorité des gouvernants qui sont eux-mêmes responsables devant leurs concitoyens et électeurs selon des procédures politiques (élections). L’exercice de cette responsabilité politique nécessite que les intéressés disposent d’une liberté significative d’appréciation et de décision, s’agissant de risques collectifs, sans être pris dans les tenailles étroites du contrôle judiciaire. Le contrôle renforcé du juge aurait pour effet de restreindre ou de réduire à néant la portée de la délibération collective sur la juste précaution, en induisant de la part des décideurs une attitude de couverture personnelle vis à vis du risque de sanction judiciaire. Par
O. Godard – Le principe de précaution -9- hypothèse, l’action judiciaire serait en effet déclenchée par ceux qui sont ou se considèrent comme les victimes actuelles ou potentielles des décisions prises par les gouvernants. En cela, l’institution judiciaire est la pointe légale avancée du point de vue des victimes sur une question ou une décision. Ce point de vue ne saurait se confondre avec celui de la collectivité tout entière tel qu’il peut résulter d’une délibération politique large sur les niveaux de risques acceptables. Or il est essentiel de maintenir une différence entre le point de vue des citoyens pris comme communauté de règles et de destin, et celui des personnes atteintes dans leurs existences particulières et leurs droits. Les deux composantes sont essentielles au fonctionnement de la démocratie moderne, ce qu’exprime l’insistance moderne sur l’État de droit (Chevallier, 1998). Mais on ne peut pas rabattre la délibération collective et la responsabilité politique sur la seule logique judiciaire, comme sont tentés de le faire ceux pour qui la démocratie se ramène à la défense des droits individuels face aux abus de l’État8. La préservation d’un espace autonome de délibération, d’appréciation et de décision politique s’impose d’autant plus pour l’instauration d’une démocratie technique que le juge n’est pas responsable devant les citoyens. • Pour qu’un contrôle renforcé du juge puisse s’exercer sur l’opportunité et la nature des mesures de prévention et pas seulement sur le respect des procédures, il est nécessaire que les comportements à adopter en application du principe de précaution soient strictement balisés, sauf à accorder au juge une si large latitude qu’elle entrerait en contradiction avec le principe de sécurité juridique. Même si certains analystes (Lascoumes, 1996, 1997 ; Boy, 1999a et b) estiment que le principe de précaution a désormais le statut de standard juridique, comme peuvent l’avoir en droit civil les notions de ‘gestion en bon père de famille’ ou de ‘bonnes mœurs’, cette exigence de précision va conduire, par la force des choses, à tirer le principe de précaution vers ce que j’appelle une ‘règle d’abstention’. C’est en effet cette règle qui est la plus commode à traduire sous forme de prescriptions et d'interdictions : en présence d’un risque de dommages graves dont l’existence n’est pas encore confirmée par la science, les responsables auraient l’obligation d’organiser l’abstention, c’est-à-dire de retirer un produit du marché, de ne pas autoriser un produit nouveau ou d’interdire de façon absolue des rejets polluants aux effets potentiellement graves. Or cette manière de comprendre le principe de précaution constituerait un détournement conceptuel qui ne saurait être défendu en raison, comme je le plaide dans la section suivante. Les choix de procédures de mise en œuvre du principe de précaution sont susceptibles d’arbitrer indirectement les débats sur le contenu normatif à lui donner. En l’occurrence, le renforcement du contrôle judiciaire sur le fond des décisions de prévention est susceptible de faire prévaloir les conceptions les moins défendables, simplement parce que, formellement, elles s’inscrivent mieux dans l’univers juridique que les autres et que les décideurs chercheront à se couvrir personnellement. Au total, il n’apparaît guère assuré que la substitution d’un contrôle renforcé, exercé par le juge, à l’exercice de la responsabilité politique contribue à une meilleure prise en 8 .- Sur cette question, voir les analyses d’Antoine Garapon (1996) sur l’institution judiciaire comme nouvelle scène de la démocratie, puisqu’elle permet aux citoyens d’interpeller les gouvernants.
O. Godard – Le principe de précaution - 10 - compte des avis des citoyens dans la détermination de la juste prévention des risques et que le renforcement de ce contrôle ne biaise pas le contenu normatif du principe. Une règle d’abstention ou une règle d’action ? Il existe aujourd'hui un écart important et persistant entre la conception que des groupes militants, certains experts, des journalistes et, en conséquence, une partie de l’opinion ont du principe de précaution et ce qu'il est réellement dans les textes juridiques qui se sont essayés à le définir ou dans la réflexion théorique sur la prévention des risques (Godard, 1997a et b ; Kourilsky et Viney, 2000). Cet écart n'est pas contingent, il n’est pas seulement attribuable à un défaut d’information. Il a une signification politique. D’un côté, le principe de précaution est une règle d’abstention face à des risques potentiellement graves pour la santé humaine ou pour l’environnement. De l’autre côté, il s’agit d’un principe d’action, visant à encadrer les nouvelles conditions de l’agir technologique sans bloquer l’innovation et la prise de risque. Une formulation remarquablement claire de la règle de l’abstention a été donnée dans un article de Rafaële Rivais (1998), journaliste au Monde, dans un commentaire de l'avis suspensif du Conseil d'État émis à propos du recours en annulation de l'autorisation de mise en culture en France du maïs génétiquement modifié de la société Novartis. Voulant expliquer à son lectorat ce qu’était le principe de précaution, la journaliste écrivait : « principe qui veut qu'un décideur ne se lance dans une politique que s'il est certain qu'elle ne comporte absolument aucun risque environnemental ou sanitaire ». Est-ce cela le principe de précaution pour le droit français ? On pourrait croire qu’il s’agit là d’une traduction acceptable si on se réfère aux réflexions du Conseil d’État sur le droit de la santé présentées dans son rapport annuel de 1998. Les rapporteurs y discutent de la portée du principe de précaution et commencent par le caractériser de la façon suivante dans le domaine de la santé publique : « Ce nouveau concept se définit par l’obligation pesant sur le décideur public ou privé de s’astreindre à une action ou de s’y refuser en fonction du risque possible. Dans ce sens, il ne lui suffit pas de conformer sa conduite à la prise en compte des risques connus. Il doit, en outre, apporter la preuve, compte tenu de l’état actuel de la science, de l’absence de risque » (Conseil d’État, 1998, p. 256). L’exigence de « preuve de l’absence de risque » est ainsi mentionnée en toutes lettres comme constitutive du principe de précaution ! Cependant, la suite du texte montre que cette formulation sert de repoussoir pour mieux défendre l’idée qu’il n’y a pas lieu de faire du principe de précaution un nouveau fondement de la responsabilité dans le domaine de la santé publique. Surtout, elle est fort éloignée de la lettre et de l’esprit de la définition légale retenue dans le domaine de la protection de l’environnement par la Loi Barnier de 1995 (loi-95-101). En l’état de la législation française fin 1999, ce texte est le seul à proposer une définition légale explicite du principe de précaution. Il s’agit du « principe selon lequel l'absence de certitude, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommage grave et irréversible à l'environnement à un coût économiquement acceptable ». Ici, l’apport principal du principe est d’inciter à une prise en compte précoce des risques : sans dire ce qui doit être fait en substance, il demande d’abord qu’on ne le retarde pas au motif du manque de certitudes. Il offre également des repères pour calibrer la prévention et organiser la prise de risques dans cet intervalle particulier où les connaissances
O. Godard – Le principe de précaution - 11 - scientifiques n’offrent la preuve ni de l’existence ni de l’inexistence des dangers. Loin d’exiger l’abstention, cette formulation du principe renvoie aux procédures qui peuvent concourir à la formation d’un jugement éclairé sur les trois points que sont le caractère grave et irréversible des dommages potentiels, la juste proportion des mesures de prévention et leur acceptabilité économique. Toutes ces notations signifient bien, de façon incontestable, que l'on n’est pas ici en présence d’une règle d’abstention. L’affaire est suffisamment importante pour qu’on s’attarde à exposer à nouveau9 les raisons pour lesquelles il y a lieu de ne pas assimiler le principe de précaution à une règle d’abstention. 3. Ne pas assimiler le principe de précaution à une règle d’abstention La « règle de l’abstention » a trois composantes peu défendables lorsqu’elle sont prises isolément et encore moins lorsqu’elles forment bloc : le dommage zéro comme norme générale de l’action publique face aux risques collectifs ; l’absorption de la problématique de décision par l’évitement du scénario du pire ; l’inversion de la charge de la preuve. Elles déclinent l’exigence première de la certitude (formulation de R. Rivais), ou de la preuve (formulation des rapporteurs du Conseil d’État), de l’absence de risque comme préalable à l’action technique ou économique légitime. Le dommage zéro comme norme générale face aux risques L’idée de preuve de l’absence de risque contient l’idée implicite que le « dommage zéro » pourrait représenter une norme possible et désirable. Or dans un monde de rareté où l’ensemble des demandes concurrentes ne peuvent pas être satisfaites et où s’imposent des arbitrages sur l’emploi des ressources économiques, il est impossible de faire du « dommage zéro » une norme universelle. Il en va de même pour le « risque zéro ». Dans le seul domaine de la santé publique, la prise en compte des risques est contrainte par les budgets publics disponibles. Tout emploi de ressources pour prévenir un risque particulier implique donc ce que les économistes appellent un coût d’opportunité, correspondant au fait que ces ressources ne seront plus disponibles pour la prévention d’autres risques. Par ailleurs, les actions risquées présentent généralement des avantages qui les rendent attractives, soit dans le domaine de la santé, soit dans une perspective économique et sociale plus large. En particulier, elles peuvent contribuer à prévenir d’autres risques, éventuellement beaucoup moins incertains, comme l’a illustré la controverse sur la remise en cause du programme de vaccination obligatoire contre l’hépatite B en milieu scolaire (Kourilsky-Viney, 2000). La plupart des situations décisionnelles nécessitent en fait un arbitrage entre un risque et un autre et non pas entre une option risquée et une autre qui en serait totalement dépourvue. La mise en œuvre raisonnable du principe de précaution ne peut éviter une pesée des différents aspects et intérêts en présence, même si l’on n’accorde pas le même poids à chacun. Au critère du risque minimal, sinon du risque zéro, que représente la règle d’abstention, le principe de précaution oppose une forme ou une autre d’approche coûts-avantages, sans évidemment restreindre cette démarche aux seuls coûts et avantages commerciaux. 9 .- Pour des exposés plus complets, voir O. Godard (1997b et 1999).
O. Godard – Le principe de précaution - 12 - A dire vrai, chaque fois que le thème du risque zéro est abordé, personne ne le revendique formellement comme norme générale. Martine Rèmond-Gouilloud (1999) voit d’ailleurs dans une soi-disant demande de « risque zéro » de la part de l’opinion un mythe inventé comme repoussoir par les chercheurs et les décideurs inquiets par la contestation de leurs rôles plus qu’une réalité sociologique ou politique. Cependant les experts ne manquent pas, qui font de ce risque zéro un objectif vers lequel il serait naturel et rationnel de vouloir tendre10. Il est certes possible pour les pouvoirs publics de se donner pour objectif d’approcher du risque zéro dans des cas très particuliers, du fait de l’ampleur et de la discontinuité attendue dans les dangers potentiels et de la médiocrité des avantages escomptés, tout en sachant que la mobilisation des ressources requises dans ces cas-là aura pour contrepartie d’empêcher que l’on donne un traitement analogue à d’autres risques. Mais il faut alors des justifications particulières et exceptionnelles (une gravité potentielle exceptionnelle même à faibles doses, par exemple) à un tel traitement d’exception. Il ne pourrait pas suffire d’invoquer le principe de précaution qui, en tant que norme générale, ne les fournit pas. L’absorption de la décision par l’évitement du scénario du pire On invoque le principe de précaution lorsque la réalité du risque n’est pas encore bien établie sur le terrain scientifique, que plusieurs hypothèses ou théories sont encore en concurrence sans qu’une démarche scientifique ait encore pu les départager. Face à de tels risques dont l’existence est encore marquée par les controverses scientifiques11, il est sage de chercher à cerner ce que pourrait être le pire scénario, mais il ne le serait pas d’accorder une importance exclusive à ce scénario du pire. Or c’est ce qui résulterait de l’exigence d’innocuité : si le pire scénario est bénin, l’activité suspectée peut être autorisée ; s’il ne l’est pas, la preuve de l’absence de risque ne peut donc pas être apportée et l’autorisation devrait être refusée. Cette approche du problème conduit à de grandes difficultés pratiques. Dans un contexte scientifique incertain et controversé, un scénario du pire ne peut pas être vu comme le reflet objectif et unique d’une réalité qui n’est encore connue que de façon partielle et parcellaire. La construction des scénarios dépend de l’imagination des scénaristes et de différentes conventions de méthode pour choisir les séquences d’effets pris en compte et définir des points d’arrêt et de clôture de l’évaluation. Il s’agit donc d’un exercice qui incorpore des éléments contingents et extra-scientifiques. De plus, dans un contexte de controverse scientifique et sociale sur les options d’action à retenir, la logique de la controverse sociale conduira les camps en présence à s’engager dans une surenchère du pire afin de disqualifier l’option adverse. Cela peut aisément aboutir in fine à un « nivellement par le pire », chaque option d’action en présence étant créditée d’un potentiel équivalent de 10 .- Ainsi Marie-Angèle Hermitte (1997, p. 180) observe-t-elle : « Je n’ai pas connaissance de revendications de risque zéro ; lorsqu’on évoque cette éventualité, c’est toujours pour se donner l’objectif d’y tendre, jamais de le réaliser ». 11 .- Pour une caractérisation des univers controversés et une description des faits stylisés qui caractérisent la décision collective dans ce type de contexte, voir O. Godard (1993, 1999).
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