Le stress lié au travail: approches économique et de gestion.
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Le stress lié au travail: approches économique et de gestion. Michel Grignon, PhD, Professeur Associé, McMaster University, et Jennifer Reddock (Étudiante doctorale, McMaster University) – Août 2010 Introduction: Dans la première partie, nous présentons l'outil économique standard pour mesurer les niveaux de stress, à savoir la prime de salaire (wage premium). Cet outil repose sur une théorie cohérente d'équilibre général et présente une solution élégante et efficace au problème de mesure du stress lié au travail. Il s'agit certainement d'une option alternative à la mesure directe par questionnaire. Dans cette première partie, nous détaillons aussi en quoi cette approche est la seule qui permette de détecter et corriger les biais de mesures du stress lié au travail liés aux mécanismes d'appariement. Si les travailleurs choisissent des emplois en fonction de leur niveau de stress perçu (et des conséquences potentielles sur leur santé mentale) alors toutes les mesures de stress (y compris celle proposées par les épidémiologistes et celles fondées sur l'observation directe des niveaux de stress des travailleurs dans leur métier constaté) seront biaisées. La littérature empirique sur les risques physiques montrent que ces biais peuvent être importants et que négliger l'approche contre-factuelle suggérée par la théorie économique – le mécanisme d'appariement – peut conduire à des sous-estimations dommageables du véritable effet que certains métiers ont sur la santé mentale. Dans la deuxième partie nous passons en revue les contributions empiriques de l'économie et de la gestion sur le stress lié au travail qui reposent sur des postulats autres que ceux fondant la théorie de la prime de salaire. Nous présentons en premier les études qui rejettent le postulat d'un marché du travail parfait, dont celles qui avancent que ce marché est incomplet (car les métiers à faible niveau de stress sont rationnés). Cependant, la plupart de ces contributions réfutent le postulat de mobilité parfaite sur lequel la méthode de la prime de salaire est fondée (il s'agit surtout de la théorie du marché dual du travail et de son application à la mesure du stress lié au travail). De manière très importante pour notre objectif méthodologique, la théorie du marché dual du travail suggère deux outils fondés sur les préférences révélées1 pour mesurer le stress lié au travail: (i) les variations dans le niveau des plaintes 1 Les “préférences révélées” diffèrent des “préférences exprimées” et les économistes leur font plus confiance car elles sont mesurées sans biais de déclaration/justification. Par exemple, le salaire que je reçois pour compenser les désagréments de mon poste de travail révèle la valeur négative que j'associe à ces désagréments. Je 1
officielles entre les métiers ou les firmes, ainsi que (ii) le taux de rotation (turn-over) par métier ou entreprise (si l'élasticité du salaire à la pénibilité est infinie, comme le suggère le modèle de la prime de salaire, il n'y aurait aucun mouvement à l'équilibre). Nous présentons les méthodes fondées sur les plaintes et sur les rotations ainsi que leurs implications empiriques (de la même façon que ce que nous faisons pour la méthode de la prime de salaire). Nous passons alors en revue des postulats plus mineurs (en tout cas d'un point de vue empirique) de la théorie de la prime de salaire, à savoir l'exogénéité des préférences et l'exogénéité des dotations initiales. Ces postulats sont cruciaux dans les débats normatifs sur l'équité du stress lié au travail mais ne semblent pas avoir généré une littérature empirique importante à ce jour. Enfin, nous fournissons un exemple numérique (voir annexe) de l'effet potentiel des mécanismes d'appariement sur la mesure du stress lié au travail. Nous utilisons aussi l'annexe pour fournir des résultats empiriques (tirés de la littérature économique et de gestion) sur le caractère plausible d'un tel appariement: que savons nous que les sociologues ne savent pas sur les moyens qu'utilisent les individus pour sélectionner leur emploi (les sociologues ayant évidemment tendance à décrire tout ce qui empêche les individus de choisir leur emploi), et si les niveaux anticipés de stress jouent un rôle quelconque dans ce mécanisme? Nos stratégies de recherche et nos résultats (hits et téléchargements) sont présentés dans des annexes à la fin de cette revue. pourrais bien sûr exprimer un niveau de mécontentement bien supérieur mais l'économiste pense que, tant que je ne mets pas mes actes en accord avec mes paroles, de telles déclarations se résument à de la posture et ne disent pas grand-chose sur la “vraie” dis-satisfaction liée au travail.
Partie 1: la méthode de la prime de salaire et ses applications (ou l'absence d'application) au problème du stress lié au travail. Les économistes ne sont certainement pas les mieux placés pour fournir des éclairages intéressants sur le stress professionnel ou, d'ailleurs, n'importe quelle autre caractéristique des métiers. La raison en est que les économistes utilisent des concepts d'équilibre général plutôt que d'équilibre partiel pour construire leur vision du monde. Un niveau non désiré ou non optimal de stress lié au travail est par construction un concept d'équilibre partiel: à l'équilibre chaque travailleur désire (au sens des préférences révélées) son niveau de stress lié au travail et il ne peut y avoir de place pour quoi que ce soit de non désiré par les individus, au sens de Pareto – s'ils sont en désaccord avec leur situation ils peuvent toujours voter avec leurs pieds et changer de travail (le fait que les employés quittent leur travail quand ils ne sont pas contents est un fait empirique établi dans la littérature en gestion; par exemple, Trevor, 2001, et Hom et Konicky, 2001, montrent, sur données de panel, qu'un niveau faible de satisfaction pour le travail est un prédicteur fiable et fort de rotation de la main d'oeuvre). Cela ne signifie pas que les économistes ne peuvent contribuer à une méthode de mesure du stress lié au travail. Au contraire, comme expliqué dans l'annexe 1 ci-dessous, cette vision néo- classique d'individus choisissant leur niveau préféré de stress lié au travail permet aux économistes de formaliser, détecter, mesurer, et dans une certaine mesure, contrôler un biais de sélection crucial dans l'évaluation du stress lié au travail, et, encore plus important, dans l'évaluation de l'effet du stress sur la santé et la productivité. Nous présentons en premier lieu une version simplifiée du cadre néo-classique de mesure de la désutilité du travail et plus particulièrement des désutilités spécifiques des différentes professions, connue sous le nom de théorie de la prime de salaire. Le fondement principal du modèle néo-classique est l'hypothèse du salaire compensateur (Rosen, 1986). Elle fonctionne comme suit: à l'équilibre les individus échangent leur niveau de stress (et les autres désagréments liés au travail) contre de l'argent. Le montant qu'ils reçoivent pour compenser ces désagréments est appelé la prime de salaire et ceci fournit la valeur (le coût) du niveau de stress ou de danger ou de n'importe quel autre désagrément lié au travail ou au lieu de travail. Par exemple, Masters (1969) affirme que le manque de liberté d'action et les horaires contraints sont des désagréments qui engendrent une perte de contrôle pour les travailleurs qui doit être compensée à travers un supplément de salaire. Celui-ci est la meilleure traduction en Euros ou Dollars des valeurs 3
négatives de caractéristiques que les individus n'aiment pas à propos de leur travail. Le mythe fondateur est celui de Henry Ford: qui il a pris la décision d'augmenter le salaire horaire versé dans ses usines les travailleurs ont fait la queue pour être embauchés chez lui, ce qui fournit une illustration parlante de l'existence d'un marché du travail et d'un prix attaché à chaque niveau de désutilité du travail. Sur la base d'un tel modèle, si nous pouvions calculer la prime de salaire de chaque métier ou, encore mieux, de chaque employeur et chaque emploi chez cet employeur, nous aurions une bonne idée du coût du stress et des autres désagréments du travail dans chacune des ces entreprises et métiers. 1.1 Comment mesurer la prime de salaire? L'idée est de comparer les niveaux de salaires de différentes entreprises ou pour certains métiers, en contrôlant le niveau de capital humain (et, donc, le niveau de salaire espéré). À l'équilibre (et sans stress ou autres désagréments) les salaires devraient refléter la productivité individuelle, qui reflète elle- même son niveau de capital humain2. Le capital humain variant avec l'âge, l'ancienneté (il s'agit de ce qu'on appelle le capital humain spécifique) et l'éducation (le capital humain générique), la relation empirique estimée sur données individuelles entre le salaire et ces variables permet de mesurer le montant de salaire déterminé par le capital humain (Mincer, 1974 – l'équation estimée est: ln[w(s, x)] = α0 + ρs s + β 0 x + β 1 x2 + ε, avec w le salaire observé pour l'individu, s son niveau d'éducation en années d'études et x son ancienneté, en mesurée aussi en années). Toute différence entre le niveau observé de salaire et ce niveau déterminé par le capital humain est une prime (la prime de salaire est donc en fait le résidu de l'équation de Mincer). L'analyse empirique de la prime de salaire a été principalement appliquée à la mesure des risques physiques (Viscusi, 1978, Olson, 1981, Cousineau et al. 1992). Stoddard, 2004, fournit un exemple d'application hors de ce domaine: elle utilise une mesure de l'attractivité des différents états aux EUA (et non au niveau du lieu de travail) pour capturer la désutilité 2 Il s'agit d'un concept d'équilibre général et, à cause de cela, il y a mobilité parfaite du travail et donc du capital humain entre secteurs: si un secteur de l'économie offre des rendements plus élevés au capital humain, il va attirer plus de travailleurs et le taux de rendement du capital humain dans ce secteur reviendra au niveau moyen de l'économie. .
relative de travailler à un endroit plutôt qu'à un autre et elle montre que les salaires varient entre les états (une fois contrôlé le capital humain par état); elle capture l'attractivité des états par un effet fixe, ce qui signifie qu'elle n'est pas vraiment décrite mais simplement entrée dans l'équation comme un terme d'erreur au niveau de l'état (wij = β0 + β1Xij + uj + vij, i étant l'individu et j l'état dans lequel il vit. De fait, l'approche par l'effet fixe est une approche en boîte noire et elle ne fournit aucun détail sur ce qui rend tel état plus attractif – une approche plus générale aurait consisté en une mesure dircete de l'attractivité au niveau de l'état, appelée q, et un coefficient estimé pour ce niveau qj, l'équation devenant : wij = β0 + β1Xij + β2qj + vij). Pour résumer l'économiste va comparer le salaire moyen des infirmières en standardisé par l'âge, l'ancienneté et l'éducation à celui des enseignants standardisé de même et va considérer que la différence (disons positive) représente la pénibilité supplémentaire du métier d'infirmière par rapport à celui d'enseignant. 1.2 Utilisation de la méthode de la prime de salaire pour corriger le biais d'appariement: Le cadre simple de la prime de salaire nous permet de repérer immédiatement un problème potentiel de mesure lié à l'endogénéité. En termes techniques, toute régression repose sur le postulat que le terme d'erreur est indépendant des variables entrées dans la régression (ici, typiquement, du niveau de risque du métier). Cependant, si les individus sélectionnent leur métier sur la base du niveau de pénibilité, utilisant pour cela une information que nous, analystes, ne pouvons observer (et donc ne pouvons contrôler, elle fait donc partie du terme d'erreur vij) mais qui est liée à leur niveau de salaire (typiquement, vouloir ou savoir utiliser cette information est lié à la productivité ou au niveau de richesse de l'individu), alors le postulat d'indépendance est violé. Si les erreurs ne sont pas distribuées indépendamment de la variable dépendante et d'une indépendante (ici u) le coefficient estimé pour cette variable dans l'équation sera biaisé et notre mesure du stress sera simplement fausse. Pour être clair : ceci n'est pas un défaut de la méthode de la prime de salaire mais bien plutôt un problème qui existerait dans n'importe quelle méthode de mesure du niveau de stress associé à un emploi donné fondée sur la mesure et la comparaison des niveaux de stress de travailleurs se trouvant occuper ces emplois ici et maintenant. La beauté de l'équation de la prime de salaire et de l'objection standard d'endogénéité de la part de l'économiste est de révéler (et de résoudre) un problème de fond de toutes les approches du stress lié au travail qui ne tiennent pas compte du contre-factuel suivant : si les individus ne 5
sélectionnaient pas du tout leur emploi en fonction de leur niveau perçu de stress et étaient distribués au hasard dans les emplois, le véritable effet de ces emplois sur le stress serait bien différent de ce qu'on observe dans la situation réelle dans laquelle il y a appariement des travailleurs et des emplois. La littérature sur les risques physiques liés au travail signale deux sources d'endogénéité: Gunderson et Hyatt (2001) suggèrent un effet richesse dans lequel les individus plus riches (pour des raisons non liées à leur capital humain et donc non capturées dans l'équation de Mincer) préfèrent des emplois “meilleurs” (moins dangereux, ou plus attractifs pour des raisons extérieures au contenu propre de l'emploi et du salaire). Le biais d'endogénéité proviendrait alors d'un effet de revenu classique dans une équation visant à mesurer un effet prix (le coût d'un environnement de travail dangereux); parce que la richesse est corrélée positivement au salaire, cette source de biais conduit à sous-estimer la prime de salaire si l'analyste utilise des Moindres Carrés Ordinaires sans correction d'endogénéité (ou, bien évidemment, si nous utilisons toute méthode observationnelle de mesure du stress lié au travail, y compris la méthode standard ici et maintenant des épidémiologistes). Garen (1988) suggère une autre source d'endogénéité dans le modèle de la prime de salaire : certains individus peuvent bénéficier d'un avantage de productivité s'ils travaillent dans un environnement dangereux mais perdent cet avantage dans un environnement non dangereux (Garen donne l'exemple d'un travailleur ayant du sang-froid). Il appelle ce biais “biais d'auto-sélection”. Il est certain que ceci va biaiser l'estimation de la prime de salaire mais il est maintenant difficile de savoir dans quelle direction puisque l'effet revenu est toujours présent (conduisant à une sous-estimation) mais l'hétérogénéité de productivité tendrait à conduire à une sur-estimation de la prime de salaire dans les emplois dangereux. Les trois études empiriques corrigeant ce biais des estimations standard par les moindres carrés ordinaires (MCO) (Garen, 1988, Gunderson et Hyatt, 2001 et Shanmugam, 2001) trouvent de fait des biais d'endogénéité et d'auto-sélection à la fois patents et substantiels. Il est clair que les individus choisissent leur emploi en fonction du niveau de sécurité de ces emplois et que, par conséquent, tout mesure du niveau d'inconfort de ces emplois sera biaisée si l'économiste utilise la stratégie standard de la prime de salaire. Par exemple, Gunderson et Hyatt (2001) montrent, sur la base de données canadiennes, que ce mécanisme d'appariement conduit à une sous-estimation de la mesure standard par les MCO de la valeur monétaire des risques professionnel : corriger ce biais augmente l'estimation de 50%. De même, Shanmugam corrige des biais de sélection dans son étude de la prime de salaire liée au risque de mortalité et de blessure en Inde et trouve que, transposés en termes de valeur monétaire de la
vie humaine, l'estimation biaisée est cinq fois moindre que la valeur après correction du biais. L'annexe fournit une illustration de la façon dont le mécanisme d'appariement affecte la mesure du stress lié au travail mesuré au niveau d'un employeur, d'une branche, ou d'une économie entière. Ici, nous détaillons la méthode utilisée par les économistes pour corriger du biais d'appariement ou d'auto-sélection dans la mesure des risques professionnels. La différence fondamentale entre l'économiste type et l'épidémiologiste type réside dans l'utilisation par le premier d'un modèle théorique pour corriger le biais de sélection ex post (en utilisant des variables instrumentales ou un modèle structurel estimé par un système d'équations simultanées) alors que le second cherchera un mode d'observation plus complexe ex ante. Notre sentiment est que, en moyenne, rendre la collecte de données plus complexe augmente le coût des études et peut compromettre la qualité des données collectées (des protocoles d'observation trop complexes peuvent engendrer des données peu claires). La correction du premier type de biais (la préférence pour la sécurité augmente avec la richesse) repose sur une stratégie de variable instrumentale: plutôt que d'entrer des niveaux observés de désagrément (dans le cas présent, des risques d'accident) associés à un métier, uj (j désigne maintenant un métier et non un état comme dans Stoddard et le niveau de risque peut être mesuré via des statistiques fournies par les compagnies d'assurance et les institutions de prévoyance), l'économiste commence par estimer une première équation (dite auxiliaire) dans laquelle le niveau de risque de chaque métier est la variable dépendante et les indépendantes sont choisies telles qu'elles expliquent bien le niveau de risque mais sont indépendantes du niveau de richesse. On appelle de telles variables des instruments et leur qualité peut être mesurée a postériori (on contrôle qu'ils sont bien corrélés avec u mais pas trop avec la richesse). Le principal instrument utilisé par Gunderson et Hyatt (2001) est une variable indicatrice prenant une valeur 1 si l'employeur fait partie d'un plan d'assurance des risques professionnels tarifés au risque (experience-rating) et 0 sinon. Cette décision, prise par l'employeur, est vue comme exogène (au sens où elle est hors du contrôle du travailleur) mais influence certainement le niveau de risque dans l'entreprise (car ce type de tarification incite fortement à réduire les risques). L'équation de la prime de salaire utilise alors la valeur estimée du risque u dans cette équation auxiliaire, plutôt que la valeur mesurée. Si les instruments sont de bonne qualité, la prime de salaire sera alors estimée sans aucune pollution par l'effet richesse lié au fait que les individus choisissent un niveau de risque plus faible quand ils peuvent se l'offrir. 7
Formellement, le modèle est le suivant: L'équation auxiliaire au niveau de l'employeur utilise l'instrument I pour estimer le niveau de risque de l'entreprise : qj = βIj + ej Le niveau de risque estimé (on utilise la part déterministe de l'équation auxiliaire) est alors qˆ j = β̂I j calculé pour chaque entreprise : et utilisé comme variable indépendante dans l'équation de salaire compensateur: Wi = β 0 + β1 X ij + β 2 qˆ j + vij La correction du second type de biais est légèrement plus complexe. Là encore, il s'agit d'estimer deux équations, une pour les salaires utilisant le niveau de risque comme indépendante, et une pour le niveau de risque utilisant cette fois des caractéristiques individuelles (dans les articles utilisés ici il y a trois équations estimées mais ceci est seulement du au fait que les auteurs distinguent risques mortels et non mortels; nous présentons ici une version simplifiée avec un seul risque). L'équation de la prime de salaire est W = β0 + β1X1,ij + β2qj + (vij + φiqi). W est le salaire, X1 les déterminants du capital humain, et q le niveau de risque mesuré au niveau du métier. L'endogénéité est liée au fait que le terme d'erreur est le fruit d'un vrai terme aléatoire (potentiellement lié à la richesse comme précédemment) et d'une corrélation non observable φi entre le risque et la productivité de l'individu (cette corrélation représente l'hétérogénéité : les travailleurs relativement plus productifs dans les situations à risque auront un salaire plus élevé quand q augmente, à X constant. L'équation auxiliaire dans ce cas doit permettre de capturer l'effet de la corrélation non observable φi. Garen (1988) suggère de régresser q sur le capital humain, l'aversion au risque (reflétant le sang-froid) et la richesse: qi = π0 + π1X1i + π2X2i + π3Zi + hi. (q est mesuré au niveau individuel et non de l'employeur : il s'agit du niveau de risque d'un métier mais observé pour un individu donné dans cette position. La partie déterministe de l'équation de prime de risque devient maintenant: E(W | q, X1) = β 0 + β1X1 + β2q + E(v + φ1q | q, X1) = β0 + β1X1 + β2q + E(v + φ1q | q = π(X1+X2+Z) + h,X1) = β0 + β1X1 + β2q + E(v + φ1q | h = q – π(X1+X2+Z), X1) = β0 + β1X1 + β2q + E(v | h, X1) + qE(φ1 | h,X1)
= β0 + β1X1 + β2q + g1h + g2qh. Il en découle la stratégie empirique suivante: Premièrement, estimer le risque q sur le capital humain, l'aversion au risque et le revenu. Ensuite, utiliser les résidus estimés de cette équation auxiliaire, h, dans l'équation de la prime de salaire et estimer : Wij = β0 + β1X1ij + β2qj + γ1hi + γ2qihi+ εij. Le coût du risque est maintenant une fonction des deux paramètres (γ1 et γ2). On peut noter pou conclure que la seule étude poursuivant les trois stratégies empiriques (MCO, endogénéité, auto-sélection) est celle de Gunderson et Hyatt (2001) et qu'elle conclut que l'estimateur corrigé du biais d'endogénéité et celui corrigé du biais d'auto-sélection donnent des valeurs très proches du coût du danger professionnel et sont tous deux bien plus élevés que ceux estimés par les MCO. Il est impossible de savoir si on peut généraliser cette conclusion ou si elle ne s'applique qu'à la province canadienne de l'Ontario dont sont issues les données, et si on peut la généraliser à d'autres types de risques (le stress) ou bien si elle ne s'applique qu'au risque physique. 1.3 Études empiriques de la prime de salaire liée aux conditions de travail stressantes. 1.3.1 Études générales des primes de salaire abordant le problème des différences compensatrices pour les conditions de travail en général : Brown et Medoff (1989) utilisent les conditions de travail comme une de leurs variables indépendantes dans une étude de la prime de salaire des grandes entreprises (pourquoi les grandes entreprises versent- elles de meilleurs salaires?). Ils commencent par souligner la difficulté de définir, et encore plus de mesurer, les conditions de travail. Ils utilisent une enquête longitudinale américaine (l'enquête sur la qualité des métiers) et utilisent les variables suivantes pour décrire les conditions de travail : 1. horaires hebdomadaires de travail: des variables indicatrices prenant la valeur 1 si l'individu travaille en horaires décalés (deuxième ou troisième shift) - deux variables indiquant le degré de choix laissé au travailleur sur ses heures supplémentaires - des variables indiquant si les conditions de travail sont dangereuses ou malsaines et si le danger posé est sérieux ou non 2. des variables fourre-tout indiquant si l'individu souhaiterait de meilleures conditions de travail: 9
des variables indiquant si l'un des aspects des conditions de travail crée un problème important ou non des variables décrivant le temps de trajet travail-domicile. Brown et Medoff trouvent que les conditions de travail n'expliquent qu'une faible part de l'écart de salaire entre petites et grandes entreprises; cela ne signifie pas qu'il n'existe pas de prime de salaire pour les conditions de travail, mais que le produit de cette prime potentielle pour les conditions de travail et de la corrélation entre conditions de travail et taille d'entreprise est faible3. Lallemand, Plasman et Rycx (2005) ont reproduit cette étude sur données belges liant information sur les employeurs et leurs employés. Ils utilisent les variables suivantes pour contrôler les conditions de travail: 1. Type de contrat (permanent ou temporaire) 2. Nombre d'heures travaillées 3. Indicatrice du paiement des heures supplémentaires 4. Existence de primes pour le travail posté, de nuit ou du week-end. Leurs résultats confirment ceux de Brown et Medoff (1989) sur le fait que les conditions de travail expliquent une faible part de la prime liée à la taille de l'entreprise. 1.3.2 Littérature sur la prime de salaire des infirmières : Il n'existe pas beaucoup d'études comparant les salaires entre secteurs d'activité (et encore moins entre entreprises) en contrôlant par le niveau de capital humain. Une raison évidente en est la difficulté à se procurer des données. Afin d'estimer proprement une prime de salaire il faut en effet disposer d'une enquête détaillée en population générale (pour contrôler les variables de capital humain) et de suffisamment d'individus observés dans chaque métier. Par exemple, d'après la base Ecosanté de l'OCDE pour 2009 les infirmières représentaient 1,9% de la force de travail civile en France en 2006. Dans une enquête standard fournissant de l'information sur les salaires, l'éducation, l'ancienneté et les autres variables influençant le capital humain (par exemple l'incapacité), 5.000 à 20.000 individus actifs sont enquêtés, ce qui donne environ 100 à 400 infirmières et peut donc se révéler insuffisant pour 3 Brown et Medoff (1989) ne calculent pas la prime de salaire liée aux conditions de travail, leur paramètre d'intérêt étant la prime de salaire liée à la taille de l'entreprise.
contrôler les autres facteurs influençant le salaire (par exemple le lieu de résidence et les heures travaillées par semaine). Grushen et Krueger (1990) exploitent l'enquête de 1985 sur les salaires dans le secteur hospitalier du Bureau of Labor Statistics aux EUA. Ils trouvent une corrélation négative entre le salaire moyen (par hôpital) des infirmières et le degré de supervision (mesuré par le ratio du nombre de chefs à celui du nombre d'infirmières dans l'hôpital). Ceci pourrait indiquer que l'absence de contrôle par le travailleur sur son propre travail (soit, être surveillé) n'est pas compensé financièrement pour les infirmières et que, par conséquent, le stress lié au travail ne peut être mesuré proprement par les différences de salaire entre infirmières (cela ne dit rien à propos d'une prime de salaire pour les infirmières par rapport aux autres professions). L'économiste mesurant le stress lié au travail sur la base de la théorie des différences compensatrices produirait donc une estimation biaisée (et même de manière absurde dans ce cas puisqu'il trouverait que les hôpitaux donnant plus d'autonomie aux infirmières généreraient plus de stress lié au travail). 1.3.3 Une approche alternative possible: la prime de salaire quand les entreprises ne font rien pour réduire les risques. Une dernière approche pourrait consister à regarder les différentiels de salaire entre des firmes comparables mais se dotant de politiques différentes pour prévenir les risques et le stress lié au travail. Si on observait que les entreprises réduisant le stress au travail payaient des salaires moindres, cela donnerait une idée du coût du stress lié aux conditions de travail. Le problème est qu'il n'existe pas à ce jour d'enquêtes sur les établissements recensant de manière systématique leurs politiques de luttes contre le stress au travail et les salaires qu'ils versent – cela pourrait être inclus dans les enquêtes ACEMO en France bien évidemment. Comment mesure-t-on la lutte contre le stress lié au travail? La réponse peut provenir des EUA car les juges considèrent de plus en plus le stress comme étant de la responsabilité de l'employeur procurant ainsi un incitatif pour les employeurs à lutter contre le stress et à mesurer les moyens mis en oeuvre pour lutter contre le stress (sous le regard critique des syndicats) afin de se défendre en justice. Ainsi, Ivanevich et al. (2001) prônent une approche préventive plutôt que réactive du stress professionnel de la part des employeurs, de façon à “s'occuper du stress avant de devoir expliquer leur manque d'action devant le juge.” Ils se réfèrent au stress comme à une “cause de maladie et d'inconfort psychologique occasionnant des changements psychosomatique et physiques” et ils citent des cas 11
juridiques citant un élément stressant clairement identifiable ou bien résultant d'un environnement généralement stressant et conduisant à du stress émotionnel et dans lesquels les employeurs ont été reconnus responsables (page 61). Hurley (2007) suggère d'observer si les établissements imposent à leurs employés l'apprentissage d'activités d'auto-protection visant à maintenir un bon équilibre vie professionnelle -vie personnelle. Ongori et Agolla (2008) recense les réponses des établissements au stress des employés et différencient entre interventions primaires, qui peuvent aller jusqu'à des changements structurels dans l'organisation du travail, des interventions secondaires (programmes d'apprentissage pour répondre plus efficacement au stress) et des interventions tertiaires qui procure des soins aux individus affectés par le stress au travail.
Partie 2: approches alternatives dans la littérature en économie et gestion du stress lié au travail – lever les postulats de l'approche par la prime de salaire. La méthode de la prime de salaire est simple mais limitée. Premièrement, les primes de salaire ne permettent pas de distinguer les différents types d'inconvénients liés à un métier ou une entreprise. La prime peut résulter du niveau de stress et du manque de contrôle mais aussi de la qualité dégradée de l'environnement (saleté et danger; Cole et al. (2009) montrent que le fait de travailler dans un des cinq secteurs d'activités exigeant de travailler dans un environnement sale au Royaume Uni correspond à une légère prime de salaire), la durée du travail (par exemple, Pusel et Muller, 2008, trouvent une prime de salaire associée au fait de travailler à temps partiel en Afrique du Sud), les relations sociales dans l'entreprise (Lester, 1967, suggère qu'une ambiance de travail impersonnelle dans les grandes entreprises explique une part de la compensation supérieure dans ces entreprises), le niveau de danger physique, ou les opportunités que le travailleur doit abandonner à cause de son métier (par exemple, Edlun et al. 2009 calculent une prime de salaire pour les entraîneuses ayant des relations sexuelles payées, prime compensant pour le fait qu'elles doivent renoncer à des opportunités de mariage). Deuxièmement, de nombreux facteurs non observables (au-delà des caractéristiques objectives du métier) peuvent expliquer des différentiels de salaires entre secteurs, entreprises ou postes, ce qui entraîne un biais de variable omise dans l'équation de prime de salaire. Par exemple, il existe une littérature abondante sur les primes de salaire liée à la taille de l'établissement (les grands établissements payent mieux en moyenne), ou encore, dans les pays en développement, sur le fait que les entreprises étrangères ou celles tournées vers l'exportation payent mieux pour le même travail. Un autre effet souvent mentionné est celui de la discrimination (voir ci-dessous, partie sur la segmentation du marché du travail): si les hommes ou les blancs sont considérés comme plus productifs par les employeurs qui, par conséquent, les payent mieux (afin de les attirer), les métiers ou les firmes employant plus d'hommes ou de blancs seront aussi caractérisés par des niveaux de salaire moyens plus élevés sans qu'il y ait pour autant aucune différence dans leur niveau de désutilité. Par exemple, Usui (2008) montre qu'aux EUA, la prime de salaire associée aux métiers à prédominance masculine dépasse de loin la valeur (estimée indépendamment) de l'inconfort de ces métiers. Enfin, la méthode de la prime de salaire repose, comme toute analyse de bien-être néo-classique, sur un ensemble de postulats forts: 1. Tous les marchés, notamment le marché du travail, sont parfaits et complets. Un marché du travail parfait signifie que tous les types de métiers et d'emplois sont offerts et qu'il y a mobilité parfaite 13
du capital humain. 2. Les préférences sont exogènes 3. Les dotations initiales sont exogènes Nous explorons maintenant les conséquences de ces postulats à tour de rôle et examinons les approches s'affranchissant de tels postultats, dans la littérature en économie et gestion, tant en matière de méthodes de mesure que de résultats sur le stress professionnel et ses déterminants au niveau de la firme ou du secteur d'activité. Lever les postulats de la méthode des différences salariales compensatrices: Partie 2.1. Complétude du marché du travail et développement du capitalisme. La complétude du marché du travail repose sur l'idée que sur un marché parfait il existerait toujours un employeur désireux de demander le type de travail qu'un salarié veut offrir. Tous les types d'emploi seraient toujours disponibles et les travailleurs pourraient toujours trouver un emploi correspondant à leur niveau désiré de stress (ou à l'absence de stress). L'histoire économique montre qu'un tel postulat ne tient pas: la distribution des niveaux de stress a certainement changé spectaculairement au cours des trois derniers siècles (avec l'avènement du système industriel sur les décombres du système manufacturier, le travail typique de la manufacture est beaucoup moins facile à trouver maintenant qu'au 17ème siècle). Dans le modèle d'équilibre général les individus peuvent échanger n'importe quel niveau de stress contre n'importe quel niveau de salaire. Dans la vraie vie économique cependant il semble que le niveau moyen de stress augmente avec les phases successives du développement capitaliste et les emplois sans stress deviennent rares. Marx est certainement le principal économiste politique à avoir remis en question l'idée de la complétude. Dans les chapitres historiques du Capital il décrit comment chaque nouveau mode de production change la relation entre le travailleur et son travail. Il s'agit du concept d'aliénation du travail4. Comme on va le voir ci-dessous, l'aliénation est un concept complexe (et ambigu) mais on peut le tenir comme proche du concept du stress au travail étudié ici. 4 La théorie de l'aliénation a engendré de nombreuses discussions et nous ne prétendons pas donner ici un compte-rendu complet de ces discussions (ne serait-ce que parce que nous sommes loin de connaître toute cette littérature). Nous avons essayé de nous limiter aux points les plus importants dans notre perspective (la complétude de l'arbitrage possible entre stress et salaire).
Marx insiste sur le fait que l'aliénation/stress est indépendante de l'exploitation même si ces deux phénomènes sont issus de la prédominance du capital sur le travail (le capital est rare et puissant, le travail est rendu abondant par le capital et par conséquent impuissant, Marglin, 1974, Putterman, 1984) . Même si les travailleurs étaient parfaitement compensés pour les conséquences du nouveau mode de production ils seraient toujours moins bien lotis au final parce que la compensation reçue ne couvre pas les pertes d'utilité mais seulement la diminution de la force de travail (la capacité à travailler). Ce que dit Marx, c'est que les travailleurs industriels peuvent recevoir un salaire supérieur à celui des travailleurs manufacturiers, mais que la raison en est que les travailleurs industriels utilisent plus leur force de travail et que les employeurs capitalistes ont besoin d'entretenir cette force; mais les travailleurs ne sont pas compensés pour la perte d'utilité due au fait de travailler dans l'environnement ennuyeux et aliénant de l'usine comparé à l'environnement de la manufacture ou du système de travail à domicile. La principale raison pour laquelle les travailleurs sont aliénés/stressés dans la description marxiste du système capitaliste est qu'il n'ont pas de véritable choix. Le capitalisme restraint la gamme des choix et amène tous les individus (capitalistes compris) vers une réification des relations humaines qui est source d'aliénation. Suivant Herbert Gintis (1972) une ruse idéologique du capitalisme consiste à dépeindre toutes les formes de travail comme équivalentes et néfastes (une nuisance qu'on doit accepter pour percevoir un revenu) et à nier que le travail puisse être source d'épanouissement personnel : “La société capitaliste enseigne aux hommes et aux femmes à être compétitifs, matérialistes, soumis à l'autorité, préoccupés par leur statut, dépourvus de créativité et de spiritualité” (traduction personnelle de Gintis, 1972). Il (Gintis) considère que l'augmentation de la toxicomanie et de la consommation d'alcool, ainsi que des maladies mentales comme des conséquences de la contraction de l'ensemble des possibles sur le marché du travail capitaliste5. Pour paraphraser Marx en termes contemporains on pourrait dire que le capitalisme augmente la moyenne et décroît la variance entre emplois du niveau d'aliénation. Le marché du travail devient plus uniformément plus aliénant avec le développement capitaliste. Quel est le contenu de ce travail uniformément plus aliénant? L'aliénation au sens marxiste est un concept plus philosophique qu'empirique : ce qu'il signifie au fond d'après Marx c'est que les travailleurs ne peuvent réaliser leur véritable nature humaine à travers leur travail. Par conséquent, le temps passé à travailler devient séparé (aliéné) du temps de loisir (ou temps utilisé pour soi-même) et 5 Oscar Wilde caractérise la différence entre approches néo-classique et marxiste avec son esprit habituel quand il écrit que “le travail est la malédiction des classes alcooliques”. 15
appartient à la transaction commerciale. C'est ce qu'on appelle la séparation du moi par le travail dans la société capitaliste. Il est clair que les travailleurs ainsi séparés de leur moi sont mécontents et ressentent de la frustration (et, partant, du stress et de la peine) mais ce qui est moins clair est la question de la mesure du niveau de séparation du moi car cela supposerait de pouvoir mesurer la vraie nature humaine au préalable! Ce qui se rapproche le plus d'une mesure de l'aliénation est la perception d'un décalage entre ce que les travailleurs conçoivent comme un travail de qualité et le type de travail qu'ils sont censés fournir (E.P. Thompson, 1963, décrit cela comme une opposition entre le travail par vocation (“work”), qui n'aliène pas, et le travail par nécessité (“labour”) qui, lui, aliène). Mais là encore, la perception du travail de qualité est fortement subjective et les décalages perçus peuvent refléter toutes sortes de mécontentements des travailleurs. La séparation de soi est la forme suprème de l'aliénation par le travail, mais, suivant West (1969), il existe deux autres formes d'aliénation chez Marx : l'impuissance (les travailleurs n'ont pas leur mot à dire sur le processus de production) et l'isolement social (les travailleurs deviennent atomisés dans le processus de production et plus généralement dans la vie quotidienne – le capitalisme brise les liens sociaux). Ces concepts sont certainement proches de ceux de “éléments de contrôle” et “soutien” chez Karasek et Theorell (1996) et sont plus simples à mesurer que la séparation de soi. Pour notre objectif (mesurer le stress professionnel) la conclusion principale de la critique marxiste de l'approche néo-classique et que les primes de salaire ne permettent pas de comparer des pays situés à des étapes différentes du développement capitaliste ou la même société dans le temps quand les années d'observation sont suffisamment éloignées pour que le pays ait évolué dans les phases de développement capitaliste. Une conclusion plus radicale serait aussi qu'il est inutile de mesurer le niveau d'aliénation (et de stress professionnel) puisqu'on peut le déduire du degré d'intégration dans le système capitaliste (les salariés étant, dans cette conception, plus aliénés par définition que les employeurs individuels, eux-mêmes plus aliénés que les professions libérales, Marglin, 1974); une approche vaguement marxienne pourrait ainsi égaler le degré de concurrence et d'intégration dans la mondialisation et développement du capitalisme et pourrait en déduire que l'intégration dans les marchés mondialisés (par exemple la fin du monopole de France Télécom) implique une augmentation du stress. Que disent les économistes politiques non marxistes de la complétude du marché du travail ? Que Smith ait cru à l'aliénation (Lamb 1973) ou ait vu au contraire le développement du capitalisme comme profitant à tous (West, 1969) est discuté. Cependant, ce qui compte plus dans notre perspective est que
Smith écrit que le développement du capitalisme accroît plus qu'il ne limite la variabilité dans le degré d'aliénation (bien qu'il n'emploie pas directement ce terme). Le mécanisme-clé du capitalisme est la division du travail et le mécanisme perpetuel de différenciation et de spécialisation des travailleurs. Par conséquent les classes inférieures deviennent plus étroitement confinées dans certaines tâches et courent le risque de devenir stupides (selon la propre terminologie de Smith) en raison de la nature abrutissante de leur travail, du manque d'autonomie et de possibilités d'éducation. Smith dit très clairement que plus une société est développée et plus ses classes inférieures sont stupides. En revanche, il ne partage pas la conception pessimiste selon laquelle le travailleur moyen devient plus stupide (sa vision du capitalisme comme mutuellement bénéfique signifie certainement que la grande majorité des travailleurs devient moins stupide en devenant plus riche) mais il recommande quand même que l'état intervienne dans l'éducation pour faire en sorte que même les classes inférieures bénéficient de l'augmentation du revenu résultant du développement capitaliste. La conception smithienne critique aussi les analyses néo-classique par la prime de salaire : selon Smith il existe une externalité dans le développement du capitalisme (la division du travail est cette externalité, au sens où elle affecte l'ensemble des choix des travailleurs indépendamment de leurs propres décisions) et cette externalité crée une dualité sur le marché du travail. Les classes inférieures souffrent de salaires plus bas et de plus d'aliénation (stupidité) pendant que les classes supérieures empochent les bénéfices d'un revenu supérieur et d'un travail plus intéressant. Empiriquement cependant, cette critique s'oppose frontalement à celle de Marx sur un point : l'automatisation. Pour Marx, les machines et l'automatisation du travail sont source d'aliénation parce que plus de machines signifie une réification plus intense du travail. Pour Smith au contraire, plus de machines veut dire plus de liberté pour les travailleurs et un besoin moindre de spécialisation. La littérature smithienne radicale est fondée sur le concept de spécialisation et le rétrécissement des tâches accomplies par les travailleurs comme marqueur du stress et des conditions de travail détériorées. Approches empiriques sur la complétude et l'aliénation : La conception marxienne de l'aliénation (qui conduit éventuellement à ce que nous appelons le stress) est principalement discutée dans les études empiriques sous la forme de l'impuissance des travailleurs et la question devient : pourquoi est-ce le capital qui emploie le travail et non le contraire (pourquoi n'existe-t-il pas de coopératives de travailleurs viables en environnement capitaliste, Putterman, 1984)? La discussion entre Marglin et Landes (1986) tourne autour du rôle social des patrons (ajoutent-ils une quelconque valeur et remplissent-ils un rôle sociétal ou bien abusent-ils 17
simplement de leur position de pouvoir?), une discussion qui renvoie à la base théorique de l'aliénation marxiste : si l'aliénation est le produit d'un processus de production organisé socialement (le processus capitaliste) alors le stress professionnel est corrélé au capitalisme mais pas à l'industrialisation en tant que telle. Selon cette conception marxiste une coopérative industrielle ne serait pas aliénante et génératrice de stress mais une firme capitaliste générera la bureaucratie et les relations de pouvoir qui rendent le travail aliénant pour les travailleurs (d'après Archibald, 1992, la coopérative comme réponse au conflit permanent est aussi suggérée par John Stuart Mill). Du coup, les études empiriques dans la tradition marxiste s'intéressent à la corrélation entre contrôle bureaucratique et aliénation/stress ou entre le sens de la justice (principalement compris comme le fait que les contremaîtres et cadres méritent leur position et remplissent un rôle socialement utile) et niveau de stress. Une organisation moins bureaucratique du travail et un degré plus faible de contrôle extérieur sur le travail individuel devrait conduire à un moindre niveau de stress. Un argument de cette littérature (Marglin, 1974, Gintis, 1972) est que la concentration des travailleurs dans l'usine est une composante-clé du contrôle capitaliste sur les travailleurs et la source principale de l'aliénation. Ceci peut expliquer pourquoi cette littérature a pratiquement disparu avec l'avènement de formes plus flexibles de gestion (ce qu'on nomme le Toyotaisme), voire de formes déconcentrées de travail (travail à domicile par exemple). Une exception est la récente contribution de Banai et Reisel (2007). Ils mesurent l'aliénation telle qu'évaluée par des mangers dans différentes entreprises dans six pays (Cuba, Allemagne, Hongrie, Israel, Russie et EUA) et mesurent la corrélation avec des caractéristiques des emplois et le niveau de soutien de la part de l'encadrement (deux mesures-clés dans le modèle de Karasek (1979)). Leur hypothèse de recherche est que les valeurs sociétales (plus ou moins individualistes ou collectives) vont conditionner l'effet des caractéristiques du poste sur l'aliénation. Si on assimile les valeurs sociétales à propos de l'individualisme avec le degré de développement du capitalisme, ceci représente une approximation raisonnable de la critique marxiste de la méthodologie des primes de salaire. Banai et Reisel mesurent l'aliénation sur la base de la série suivante de questions : (les enquêtés doivent répondre s'ils sont d'accord ou non avec les affirmations suivantes) : 1. Il m'arrive souvent de souhaiter être ailleurs 2. Je sens que mes activités quotidiennes ne reflètent pas mes intérêts et valeurs profonds 3. Je voudrais vivre une vie différente
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