Le vin, argument identitaire du territoire
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Le vin, argument identitaire du territoire Jacques Maby Laboratoire UMR Espace Université d’Avignon La problématique proposée par cette rencontre sur « Une nouvelle géographie du vin » à Rome m’a fortement motivé par son caractère proprement renversant : et si c’était le vin qui produisait le territoire ? Cette inversion de proposition me paraît à la fois justifiée et fertile pour plusieurs raisons : 1. En tant que géographe formé à l’école des systèmes spatiaux je tiens pour assuré que les liens de causalité ne sont pas linéaires mais circulaires et que l’espace est le lieu d’interactions complexes où causes et effets sont indémêlables. Ainsi me semble-t-il logique d’affirmer que si le territoire invente du vin, il est en retour inventé par le vin du fait d’une boucle de rétroaction systémique : tout ce qui est produit revient sur ce qui l’a produit comme le dit E. Morin1. La proposition de M. Memoli inverse donc la problématique analytique classique et nous ramène à une approche systémique. 2. En tant que géographe du vignoble, ayant longuement travaillé les thématiques des terroirs et des AOC2, je suis convaincu que le terroir est un espace de nature physique mais aussi sociale puisque s’y projettent les formes juridiques, économiques et culturelles des sociétés encadrantes. Ainsi l’identité du vin doit plus à ces formes abstraites qu’aux déterminismes physiques des terroirs, de même que la colonnade de St-Pierre doit plus au baroque qu’au marbre, pour paraphraser Roger Dion3 qui parlait du style gothique et du calcaire de Notre Dame de Paris. 3. En tant que géographe de posture constructiviste, j’ai tendance à penser qu’il n’y a pas de vérité géographique validée par l’expérience du réel, mais seulement des énoncés de connaissance offrant des modèles compatibles avec les phénomènes observés. Ainsi le territoire me paraît-il être d’abord un discours d’identité spatiale produit par la société et particulièrement par les géographes à partir d’indicateurs identitaires. En conséquence, le vin peut servir d’identifiant spatial remarquable du fait de sa puissance d’évocation symbolique, de la finesse de ses affects sensoriels ou de la variété de ses représentations métaphoriques. A la manière de Guy Debord4 on pourrait poser que le territoire réel, tout en s’éloignant en une représentation, s’est constitué en spectacle par la médiation du vin. Ce sont ces principes et particulièrement le troisième point qui guident mon intervention à la journée d’étude sur le vin de Rome : comment l’identité du vin est-elle construite, quelle est la part du territoire projetée en lui, en quoi, par effet récursif, peut-il être un argument d’identité pour le territoire ? Ce jeu d’interactivité identitaire entre territoire et vin construit 1 Edgar MORIN, (1977-1991), La Méthode, 4 vol. 2 Appellation d’Origine Contrôlée, système français de reconnaissance et de protection des produits alimentaires de terroirs. 3 Roger DION, (1959), Histoire de la vigne et du vin en France. 4 Guy DEBORD, (1967), La Société du spectacle. 1
une valeur ajoutée œnoculturelle dans un sens et territoriale dans l’autre sens, valeurs ajoutées qui peuvent s’avérer d’une grande richesse mais qui restent inégalement exploitées par les acteurs économiques de la sphère vitivinicole et par les instances territoriales. I Le territoire créateur de valeur ajoutée œnoculturelle Dans un premier temps, il faut montrer le rôle du territoire dans la création des valeurs propres au vin. Il va de soi que l’espace qualifie le produit local en projetant ses propres qualités sur le vin ; les attributs spatiaux les plus divers, à différentes échelles, servent de matrice physique ou idéelle au complexe œnoculturel qui constitue le vin : 1. L’espace, sous la forme du terroir, est la base physique du vin car il lui confère une typicité organoleptique, repérable à la dégustation, confirmée par l’œnologie et qui sert de base au discours classique sur la qualité des vins. Malheureusement, ce mode d’évaluation requiert une grande compétence sensorielle et une capacité à maîtriser les références de goût que peu d’individus maîtrisent. Aussi, cette approche qui pourtant se veut objectivante, se dégrade-t-elle souvent en digressions subjectives proches de la fantaisie voire de l’imposture lorsqu’elle quitte la sphère scientifique pour entrer dans celle de la communication. De nombreux agronomes et œnologues se montrent aujourd’hui très prudents quant à la mise en relation des caractères du terroir et des caractères gustatifs. Si ces relations existent parfois statistiquement, elles ne sont jamais prédictibles ni explicables causalement et échappent ainsi au registre des sciences exactes. Les scientifiques hésitent ainsi à franchir le saut épistémologique qui les ferait basculer du monde de la mesure physique à celui de l’interprétation des affects sensoriels. L’ambition néopositiviste est donc prise en défaut : on ne peut élucider la composante esthétique du vin en la ramenant à de pures déterminations physiques car le « goût du terroir » n’est pas seulement celui du terroir physique mais pour une large part celui du terroir imaginaire inventé par nos cultures ! A l’inverse on ne peut suivre les post-modernes dans leur relativisme absolu : les qualités du vin ne sont pas purement contextuelles à l’environnement socioculturel, si le goût du vin ne peut évidemment être évalué que dans le cadre de nos catégories esthétiques, en revanche, les caractères du vin restent éminemment tributaires des terroirs. Le conflit entre le paradigme de l’esthétique du vin et celui de la science vitivinicole positiviste est-il irréductible ? Non, dès que l’on cessera de poser les mêmes questions à ces deux types d’analyse et dès que l’on admettra que la complexité de la relation vin/terroir appelle des réponses aussi bien dans le cadre des sciences dures que dans celui des sciences humaines. La qualité du vin est à relier au terroir tout autant dans le cadre d’un analyse déterministe du rôle des agents physiques que dans le cadre d’une interprétation du rôle des agents socioculturels. 2. L’espace comme lieu d’origine d’un vin est le garant de son identité et de son authenticité. En viticulture le principe identitaire relève du « droit du sol » et les caractères génétiques de l’individu « vin » sont des attributs essentiellement géographiques. Ainsi le produit est- il authentifié en tant que « cru », c’est-à-dire en tant que produit dont l’identité est conditionnée par le fait de « croître » en un lieu donné. De plus le territoire est le lieu où se réalise la « constance des usages » (formule INAO5 et OIV6 qui fait référence aux 5 Institut National des Appellations Contrôlées, organisme de gestion des appellations des produits alimentaires en France. 6 Organisation Internationale de la Vigne et du vin. 2
modalités de production propres à chaque région et à chaque AOC). Ainsi la permanence spatiale, comme une sorte d’origine continuée et durable, assure la vérité de l’identité et « l’originalité » de la qualité. La dimension temporelle est ici indissociable de la dimension spatiale : la constance historique (du vignoble et des pratiques vigneronnes) n’a de valeur que dans la constance spatiale, et « l’authenticité » du produit apparaît comme un attribut donné par la géographie tout autant que par l’histoire. En fait c’est une sorte de « durée géographique » qui confère au vignoble et au vin leur base identitaire, base sur laquelle se fondent ensuite tous les discours sur le particularisme œnologique. Il est finalement peu de produits qui s’appuient ainsi sur l’espace pour construire leur notoriété, ou du moins, en reste-t-il de moins en moins. Il y a longtemps que le « made in France » n’est plus vendeur et d’ailleurs quel est le sens de cette expression dans le système globalisé de production industrielle contemporain ? Tout comme les capitaux, les savoir-faire sont aujourd’hui délocalisés ou multi-localisés et la qualité de la marchandise devient largement indifférente à son lieu de production. Dans le secteur manufacturier, seuls peuvent résister à cette dé-spatialisation qualitative, des produits à forte valeur ajoutée culturelle comme le sont certains objets de luxe (haute décoration, haute couture, joaillerie, artisanat d’art, design…) et pour lesquels le lieu de fabrication (ou tout au moins de conception) est signifiant, et donc signifié dans le prix ! Les produits de l’agriculture suivent une évolution tout aussi contrastée : la tendance lourde du marché et de l’industrie alimentaire est à la disparition de toute référence à l’origine géographique des produits, mais la tendance consumériste à l’identification territoriale des aliments résiste et dans certains cas paraît même se renforcer. Le secteur de la distribution alimentaire l’a bien saisi et on le voit abuser de la notion de « produit du terroir », à la fois comme argument gustatif et comme garantie de sécurité alimentaire. La revendication d’espace en tant que constituant de « l’être » alimentaire est une véritable invariance structurelle, que le vin de terroir a su exploiter et vers laquelle reviennent de nombreux aliments. Il y a sans doute quelque chose de sacré dans l’acte de nutrition, même sous ses formes actuelles les plus dévoyées, tout comme il y a quelque chose de sacré dans le rapport de l’homme à la terre : la soif de vin de terroir est une soif d’identité spatiale qui, en partie, témoigne de permanences anthropologiques comme celle de l’unification nécessaire entre le territoire et la nourriture. Plus profondément encore, on peut interpréter le souci d’identification géographique comme « une inextinguible soif ontologique », celle de l’homme qui ne pouvant survivre dans l’espace profane indifférencié construit un espace sacré dans lequel il peut se situer7. 3. L’espace comme porteur de valeurs socioculturelles enrichit l’identité du vin par simple transfert osmotique. Quittant la sphère structuraliste pour celle de la culture locale et de l’histoire courte, on trouvera dans le vin un large éventail de valeurs plus triviales et essentiellement indigènes qui sont acquises par effet de contagion du milieu de production. Le vin de terroir est un produit doublement territorialisé. D’une part, étant inscrit dans un territoire réel, il intègre la pression territoriale environnante et le système vitivinicole rend compte de ces atouts ou de ces contraintes dans les processus de production comme dans les formes d’organisation sociale. Ainsi l’ensemble des 7 Voir Mircea ELIADE, Le Sacré et le profane, «L’homme religieux est assoiffé de l’être. (…) L’espace inconnu qui s’étend au-delà de son monde, espace non cosmisé parce que non consacré, simple étendue amorphe où aucune orientation n’a encore été projetée, aucune structure ne s’est encore dégagée, cet espace profane représente pour l’homme religieux le non-être absolu. Si par mésaventure il s’y égare, il se sent vidé de sa substance ontique, comme s’il se dissolvait dans le chaos, et il finit par s’éteindre. 3
paramètres qualitatifs du vin est affecté par l’effet territorial. Mais d’autre part, le vin est accompagné d’un discours œnoculturel, qu’il soit à caractère technique, esthétique ou socioculturel, dont l’inspiration essentielle est fondée sur les caractères territoriaux. Ainsi le vin est-il réinscrit territorialement au cours d’un processus de représentation mentale dans lequel l’effet territorial est idéalisé et métaphorisé : un bon connaisseur du monde de la vigne et du vin se distingue par sa capacité à maîtriser le jeu des correspondances discursives entre les propriétés vernaculaires de l’espace et les propriétés œnoculturelles du vin. Les relations sémantiques entre vin et espace local sont en effet inépuisables, qu’elles soient traitées sur le mode scientifique (ethnographie, sociologie…), sur le mode descriptif (patrimoine, histoire, environnement…) ou sur le mode allégorique (paysages, poésie, littérature…). Le commentaire peut se présenter soit comme un simple complément d’information permettant de mieux apprécier le vin (ou de mieux le choisir car les préoccupations marchandes sont évidemment massives), soit comme un véritable code explicatif permettant de « comprendre » le vin (ou du moins d’en tirer un plaisir sensoriel et esthétique qui transcende l’acte de boire en un art de déguster). Les valeurs du territoire sont alors la condition de cette transcendance, les vertus géographiques locales guident le dégustateur dans sa recherche des vertus du vin ; la richesse et la complexité de l’espace sont projetées dans le goût du vin, tout comme la palette inépuisable des affects sensoriels de la dégustation révèlent le potentiel du cadre territorial originel. L’espace s’appréhende donc à différents niveaux de perception, sous différentes dimensions sémantiques et offre ainsi un large éventail de potentialités qualitatives : 1. Le terroir et ses qualités physiques 2. Le lieu d’origine et ses qualités identitaires 3. Le territoire et ses qualités socioculturelles Ces trois domaines de la réalité spatiale servent d’une part à abriter physiquement le système vitivinicole mais permettent aussi d’en construire des représentations œnoculturelles complexes dans lesquelles se dévoile « l’être » du vin. Or c’est cette base ontologique qui constitue le motif dominant de la consommation, tout vigneron sait cela, même s’il résume le concept un peu savant et abstrait de base ontologique à celui de répertoire des caractères particuliers de son domaine viticole, ce qui est avouons-le plus clair pour tout le monde II Vin et territoire une quête commune d’identité On vient de voir que le vin avait un vital besoin d’« être », mais est-ce le cas du territoire ? La réponse serait non, si justement, il n’y avait pas le vin et son besoin identitaire, s’il n’y avait pas de produits alimentaires à distinguer, de produits industriels ou touristiques à promotionner, s’il n’y avait pas de savoir-faire locaux à développer, de capitaux à attirer, s’il n’y avait pas de campagnes à animer, de quartiers à rénover, d’espaces à protéger… La question de l’identité territoriale est indissociable de l’identité de ses composants, qu’ils soient services ou biens à échanger, infrastructures à optimiser, qualités sociales à valoriser, nature à différencier. C’est parce que le vin a besoin d’identité que le territoire a besoin d’identité, mais d’une identité élargie à toutes les facettes de la complexité territoriale, du moins à toutes celles qui signifient un « être » du territoire. Le vin participe à la construction de la représentation 4
territoriale globale, il donne et il reprend, car cette représentation - enrichie par tous les autres composants territoriaux - lui sert en retour pour solidifier ses propres représentations. Cette interactivité identitaire présente plusieurs aspects tout à fait systémiques : 1. Synergie : vin et territoire se renforcent mutuellement en se retrouvant sur des développements thématiques identitaires communs. 2. Dialectique : vin et territoire dialoguent, se répondent de manière critique ou s’opposent parfois quant à la nature ou au sens des éléments et des valeurs identitaires. 3. Harmonie : vin et territoire liés dans leur quête identitaire peuvent converger en une représentation harmonieuse de leur association identitaire. 4. Maïeutique : vin et territoire s’interrogeant mutuellement sur leurs spécificités identitaires mettent à jour de nouvelles formes et de nouvelles interprétations de leurs identités. 5. Coresponsabilité : vin et territoire ont en charge le maintien ou le développement de caractères identitaires collectifs d’intérêt majeur. L’interaction identitaire vin / territoire est observable à des niveaux très divers, mais c’est sur quelques thèmes précis qu’elle prend le plus d’ampleur et qu’elle permet au territoire de recevoir au moins autant qu’il donne. La capacité à identifier le territoire est d’ailleurs plus le fait de la vigne que du vin car à nouveau elle implique la médiation de l’espace : constructions et richesses paysagères, patrimoniales, culturelles ou sociales du système vitivinicole, toutes exprimées dans l’espace, sont de nature à offrir de la substance identitaire à un territoire qui n’existe lui-même qu’en tant que projection sociale dans l’espace. On peut retenir essentiellement trois domaines où la rétroaction vin/vigne → territoire se réalise en mobilisant les ressources du medium spatial : le paysage, le patrimoine, les pratiques socioculturelles vernaculaires. 1. Paysage agraire : la vigne et le vin construisent un paysage particulier que le territoire revendique comme image identitaire forte. La plupart des « pays de vin » sont aussi des « pays de vignoble » puisque la vigne se signale en général remarquablement dans le paysage. Bien sûr il existe toutes les nuances de présence paysagère, entre les vastes territoires de monoculture viticole où la vigne s’impose dans l’uniformité paysagère et les zones d’implantations plus discrètes et dispersées du fait de la sélection des terroirs. Les vignobles massifs se déroulant sur des kilomètres sont certainement plus frappants pour le voyageur, mais ce n’est généralement pas cette image de continuité et d’étalement qui est utilisée pour identifier le territoire. Le petit domaine centré sur sa cave et appuyé sur un versant forestier, la conque viticole isolée ou même quelques terrasses de vigne suffisent à créer une ambiance paysagère typée. Le territoire peut ainsi construire son identité viticole par référence à quelques points de vue remarquables, même si tous les voyageurs ne les ont pas remarqués. En fait l’image n’est faite ni par le voyageur, ni pour lui ; elle est élaborée par le système médiatique dans son ensemble et s’adresse surtout à ceux qui ne sont pas présents sur le territoire - mais qui sont appelés à l’être durablement, passagèrement ou même seulement virtuellement. On peut repérer trois niveaux opérationnels dans la production d’images paysagères : 5
a) Le niveau émetteur des politiques de communication, plus ou moins assumées par les acteurs territoriaux, ce qui veut dire que même en l’absence de toute stratégie de communication, des messages paysagers, positifs ou négatifs, sont émis par le territoire : la vigne « image » donc le territoire, dans une représentation spontanée aux effets non maîtrisés ou dans une représentation construite aux effets recherchés. Elle est alors souvent élevée au rang d’emblème paysager territorial ce qui permet d’exploiter l’arrière-plan idéologique généralement positif du vin et de mettre les notoriétés régionales ou nationales des crûs au service de la communication territoriale. b) Le niveau transmetteur des médias dont on note le caractère de plus en plus visuel et de moins en moins littéraire ce qui les rend forcément plus adaptés à la diffusion de messages paysagers : la vigne par son élégance paysagère remarquable (coloris puissants et changeants, structures fines des alignements, ponctuations patrimoniales et architecturales, vastitude des horizons ou adossements collinaires d’arrière- plan…) accède facilement au statut d’image-type du territoire. Le caractère médiatique du paysage viticole n’est évidemment pas un fait de nature mais un fait de société, et si les images de vignobles sont bien plus largement véhiculées que les images de potagers ou de zone céréalière, ce n’est pas que la vigne est belle en soi mais qu’elle bénéficie d’une valorisation esthétique qui renvoie au concept d’artialisation du paysage8. c) Le niveau récepteur des spectateurs qui ne sont pas seulement ceux qui parcourent le paysage mais aussi tous ceux qui visitent virtuellement l’espace grâce aux médias, ceux que l’on cherche à attirer et qui, par la stimulation d’un message paysager, pourraient établir un lien social économique ou culturel avec ce territoire à la recherche de contacts : la vigne est saisie comme un spectacle par un public assimilable à un ensemble social consommateur d’images. L’image viticole n’atteint son récepteur destinataire que si ce dernier est capable de l’extraire du flot d’offre visuelle qui est produit par les médias. La réception passe alors par des filtres sévères : tri, reconnaissance, interprétation… Il y a donc loin de la vigne réelle à sa représentation sociale, plus loin que de la coupe aux lèvres ! Mais cet éloignement représentationnel offre justement une incertitude sémantique qui donne du jeu communicationnel, faisant ainsi du paysage viticole un remarquable outil de communication territoriale. 2. Patrimoine et hauts lieux : la vigne et le vin participent à l’histoire régionale et ponctuent le territoire de repères identitaires. Le vignoble n’est pas une culture à courte durée de vie ni même celle d’une seule génération, son implantation se situe généralement sur l’échelle des siècles, c’est pourquoi il marque le territoire par sa présence durable et représente souvent le témoignage des plus anciennes activités régionales. Dans bien des régions viticoles, peu d’éléments de l’espace rural et même urbain peuvent se prévaloir d’une 8 Voir Alain ROGER, Court traité du paysage « La nature est indéterminée et ne reçoit ses déterminations que de l’art…Le pays, c’est, en quelque sorte, le degré zéro du paysage, ce qui précède son artialisation, qu’elle soit directe (in situ) ou indirecte (in visu).Voilà ce que nous enseigne l’histoire, mais nos paysages nous sont devenus si familiers, si « naturels », que nous avons accoutumé de croire que leur beauté allait de soi ; et c’est aux artistes qu’il appartient de nous rappeler cette vérité première, mais oubliée : qu’un pays n’est pas d’emblée, un paysage, et qu’il y a, de l’un à l’autre, toute l’élaboration de l’art. » 6
présence aussi constante. Cette permanence historique de la vigne en fait naturellement un marqueur identitaire du territoire. De plus les sociétés vigneronnes si anciennement constituées ont généralement connu assez de prospérité pour s’imposer aussi sociologiquement. Grands propriétaires ou maisons de négoce, vignerons de village ou artisans partenaires de l’activité vitivinicole, tous ont contribué au développement d’un patrimoine architectural caractéristique : caves et chais, domaines, châteaux, ateliers ou cabanons de vigne. Ce semis immobilier identifie clairement le pays du vignoble, ainsi par exemple les caves coopératives du midi français, les caveaux de dégustation des ruelles alsaciennes, les portails monumentaux des châteaux bordelais, les alignements de pin des entrées de domaine languedociens. Ces stéréotypes permettent d’identifier sans difficultés un type de vignoble et donc un type de territoire. L’imprégnation socioculturelle dans l’espace se réalise plus particulièrement selon trois modalités : l’ancienneté, l’équilibre, la distinction. a) L’ancienneté : la présence parfois séculaire du vignoble à titre d’occupant principal de l’espace rural lui donne une autorité identificatrice. La quête d’identité territoriale conduit généralement à une survalorisation des caractères originels de l’espace, comme si la vérité du territoire ne pouvait être lue que dans un ordre ancien. L’antériorité de la vigne sert alors de référence puisqu’elle est interprétable comme la survivance d’un âge d’or, lui-même modèle d’identité puisque l’harmonie y régnait et que la terre donnait spontanément ce qu’elle avait de meilleur. Dans bien des cas, la vigne, plus qu’un arbuste, est l’arbre généalogique du territoire, c’est elle qui transmet le nom de famille géographique et garantit ainsi la continuité des qualités identitaires spatio-culturelles à travers le temps : Bordeaux, Porto, Chianti, Champagne, Côtes du Rhône… sont autant d’exemples de la compétence d’un toponyme viticole à identifier un ensemble territorial. b) L’équilibre : le vignoble par sa persistance dans le temps témoigne des qualités homéostatiques du système vitivinicole. Il faut à la vigne bien des facultés pour à la fois ne pas épuiser les ressources du territoire, s’adapter aux évolutions des contraintes techniques et socioéconomiques, et bien sûr continuer à produire de la richesse et du plaisir. La viticulture est le plus souvent un bon exemple d’activité durable, c’est-à-dire soutenable et profitable sur la longue durée. Respecter les terroirs tout en satisfaisant les ambitions humaines est un idéal de développement territorial que le vignoble peut symboliser, probablement mieux que nombre d’occupants. Donner du territoire une image à la fois apaisée et dynamique suppose que l’on puisse démontrer qu’il existe des trajectoires d’équilibre qui ayant fait leurs preuves dans le passé, engagent la crédibilité du futur : la vigne est équilibrante, c’est à la fois un fait établi et un projet qui valorisent l’ensemble des réalités territoriales et valident les stratégies d’aménagement. c) La distinction : l’espace viticole s’organise en hauts lieux qui distinguent non seulement les vins de qualité mais aussi les territoires ou les parties de territoire de qualité. On peut en effet établir une hiérarchie des notoriétés, qui est le plus souvent celle des prix, c’est-à-dire celle des qualités monnayables (la notion de hiérarchie des qualités gustatives étant esthétique n’a de sens que contextuellement). Cette distinction imprègne le territoire, le grand crû est aussi un grand lieu et le réseau des vins d’élite fixe la toile de fond de l’élitisme territorial. Les terroirs d’exception, les châteaux viticoles prestigieux, les villages vignerons 7
réputés déforment l’espace par des saillies de renommée qui balisent le territoire et offrent la mâture sur laquelle se déploient les discours de valorisation territoriale. 3. Les pratiques socioculturelles vernaculaires : la vigne et le vin sont porteurs d’un modèle de civilisation matérielle et d’un système de relations humaines qui donnent au territoire ses structures originales d’espace vécu. Ce que l’on désigne parfois sous l’appellation un peu excessive de « civilisation du vin » et que l’on pourrait appeler plus simplement « culture vigneronne », à moins que l’on n’ose le plus intellectuel « habitus vigneron »9 participe tout autant à la structuration sociale qu’à la structuration spatiale. La sujétion au passé agissant, des dispositions assez systématiques, le sens pratique, voilà qui caractérise remarquablement les agents sociaux du système œnoculturel ; voilà aussi qui non seulement justifie le recours au concept d’habitus mais permet aussi de comprendre pourquoi ces manières d’être ont une expression spatiale si marquée. En fait non seulement le territoire est imprimé par cet habitus, mais il est la condition même de sa réalisation. Vivre en tant qu’agent du système vigneron ne peut effectivement se réaliser que dans un espace viticole encadrant. En revanche cet espace peut offrir comme une manière de vivre vigneronne sans que l’habitant soit effectivement vigneron ; et c’est bien ce qui se produit puisque les pays de vin sont recherchés par le résident, le visiteur ou le consommateur potentiels justement parce qu’ils sont pays de vin ; et c’est en tant que tels qu’ils sont, plus que d’autres types d’espace urbains ou ruraux, aptes à proposer un modèle d’habitus - dira le sociologue -, un art de vivre - dira la publicité -, une territorialité propre – dira le géographe. Ainsi l’espace viticole peut proposer des références identitaires vigneronnes attractives et adoptables mimétiquement par l’ensemble de la société, qu’elle soit locale (résidente ou en villégiature), ou éloignée mais présente aux lieux par relation consumériste. De la même façon, l’espace viticole peut offrir à l’ensemble du territoire ce principe d’identification au modèle vigneron, y compris à des espace urbains ou ruraux extra- viticoles mais systémiquement liés au monde vitivinicole par des relations socioéconomiques. On peut dire que tout comme un pseudo habitus vigneron a diffusé hors des couches sociales vigneronnes, la territorialité viticole a diffusé hors des étendues viticoles. La vigne, dès que son envergure spatiale et œnoculturelle le permet, donne à l’ensemble du territoire encadrant la possibilité d’être vécu comme un espace proprement vigneron. Le mot « vécu » signifie que les formes de l’espace géographique, les formes de ses représentations socioculturelles et les formes de l’existence pratique des agents sociaux se combinent en un système territorial référencé à un marqueur identitaire polaire : la vigne dans le cas qui nous intéresse. L’efficacité de ce marquage identitaire spatial repose sur la puissance de différents processus qui établissent la relation entre l’espace et les valeurs humaines : 9 Voir Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, « Ainsi contre l’illusion scolastique qui incline à mettre une visée intentionnelle au principe de chaque action et contre les théories socialement les plus puissantes du moment qui, comme l’économie néo-marginaliste, acceptent sans la moindre contestation cette philosophie de l’action, le concept d’habitus a pour fonction primordiale de rappeler fortement que nos actions ont le plus souvent pour principe le sens pratique que le calcul rationnel, ou que, contre la vision discontinuiste et actualiste qui est commune aux philosophies de la conscience (et dont l’expression paradigmatique se trouve chez Descartes) et aux philosophies mécanistes (avec le couple stimulus-réponse), le passé reste présent et agissant dans les dispositions qu’il a produites ; ou encore que, contre la vision atomiste que propose certaine psychologie expérimentale, attachée à analyser des aptitudes ou des attitudes séparées (esthétiques, affectives, cognitives, etc.) et contre la représentation (authentifiée par Kant) qui oppose les goûts nobles dits « purs », et les goûts élémentaires, ou alimentaires, les agents sociaux ont, plus souvent qu’on ne pourrait s’y attendre, des dispositions (des goûts par exemple) plus systématiques qu’on ne pourrait le croire. » 8
a) Le processus symbolique : les sociétés humaines utilisent le symbole comme un lien qui les unit, ou plutôt les réunit par delà le temps, les divisions passagères, les particularismes vernaculaires. C’est pourquoi les éléments spatiaux sont souvent chargés de valeurs symboliques, eux qui paraissent inaltérables et qui ramènent les individus à la source de leur identité. Dans le discours identitaire mythologique qui permet aux groupes humains de se reconnaître, l’espace est toujours opérationnel et le récit mythique toujours associé à un territoire : limites avec les autres, centre de notre monde, axes de partage et de distinction internes… les codes symboliques spatiaux sont multiples. Ils restent présents aujourd’hui, sauf qu’ils ne reconduisent plus les hommes aux représentations identitaires d’autrefois mais à celles d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas de récuser la permanence des structures mythiques et symboliques mais de prendre acte de leur réactualisation permanente et particulièrement à l’époque contemporaine. La vigne par exemple semble avoir gardé par delà les siècles une valeur symbolique constante, mais ce n’est que partiellement vrai. Ce qui s’est maintenu c’est le sens donné au travail de la terre, comme action humaine de fertilisation du monde ; ce qui s’est perdu c’est le sens de la dureté de ce travail et de l’incertitude de ses résultats comme une redevance aux puissances qui nous ont fait ce don 10; ce qui s’est accru c’est le sens de l’efficacité de ce travail comme production de richesses, de plaisir, de pouvoir et comme justification finale de notre système technico-économique ; ce qui est apparu c’est le sens des enjeux de ce travail comme processus risqué de dénaturalisation de la terre, de dégradation environnementale, ou inversement comme processus utile d’entretien des espace sensibles et d’humanisation des espaces marginaux. Pour avoir évolué, la symbolique de la vigne n’en reste pas moins puissante et les symboles d’aujourd’hui certainement aussi décisifs que ceux d’autrefois. b) Le processus allégorique : le territoire peut être lu comme un discours à double valeur, à ses composants spatiaux et à leurs arrangements correspondent des composants humains et leurs fonctionnements socioculturels ; les formes de l’espace renvoient aux formes de la société, l’ordre de la terre à l’ordre des hommes. Les attributs spatiaux les plus simples peuvent produire un second sens allégorique ; ceux de la topographie par exemple : le haut et le bas, le pentu et le plat, l’adret et l’ubac… ; ceux de l’analyse spatiale : le central et le périphérique, la continuité et la discontinuité, le voisinage, la distance, l’homogénéité, l’uniformité, le contraste, le gradient, la tension, le réseau, la maille… ; ceux de la description régionale : la campagne, le massif forestier, le bourg, la métropole, la zone industrielle, le carrefour de communications… Chacune de ces qualités de position ou d’état peut être interprétée comme une qualité décrivant le monde des hommes, la nature de leurs relations, la variété de leurs situations. La vérité du territoire semble alors révéler celle de l’humanité. Evidemment ces « vérités » sont parfois bien superficielles et renvoient à des poncifs régionaux récurrents et à de la 10 Voir par exemple le mythe de Pandora, Jean-Pierre VERNANT, Mythe et pensée chez les grecs, « Sous son double aspect de femme et de terre, Pandora représente la fonction de fécondité, telle qu’elle se manifeste à l’âge de fer dans la production de la nourriture et dans la reproduction de la vie. Ce n’est plus cette abondance spontanée qui, à l’âge d’or, faisait jaillir du sol, par la seule vertu de la souveraineté juste, sans intervention étrangère, les êtres vivants et leurs nourritures : c’est l’homme désormais qui dépose sa vie au sein de la femme, comme c’est l’agriculteur, peinant sur la terre, qui fait germer en elle les céréales. Toute richesse acquise doit être payée par un effort en contrepartie dépensé. » 9
« couleur locale » bien défraîchie ; à tel point qu’elles témoigneraient plutôt de l’usure de nos images ou de nos poètes11. c) Le processus mystique ou religieux : l’homme religieux entretient avec l’espace une relation abstraite, mystique, qui est une condition même de sa foi et donc de sa survie. La puissance et la profondeur de cette constitution sacrée de la terre est telle que l’on peut penser que même les groupes sociaux contemporains ayant des conduites essentiellement profanes perpétuent un rapport à l’espace partiellement sacralisé. La religion oriente le monde, au sens propre où elle donne des repères qualitatifs qui permettent d’avoir une vision structurée de l’espace et de fonder un œcoumène. L’individu d’hier échappe ainsi à l’inhospitalier chaos primordial et celui d’aujourd’hui à l’invivable infini homogène de l’espace scientifique. L’attitude religieuse vis-à-vis de l’espace consiste à établir un système de positions spatiales signifiantes : points cardinaux, centres et interdits, seuils et passages qui reproduisent les configurations cosmogoniques mythiques. La terre devient habitable puisqu’elle est une réplication de l’espace divin originel et cette consécration du sol où l’on vit est le premier acte de territorialisation. L’espace est donc différencié par un gradient de sacralité, si bien que se placer dans l’espace apparaît comme une décision relevant pour partie du domaine religieux. Bien sûr il ne faut pas chercher dans nos territoires modernes les traces de structures sacrées antiques mais plutôt celles, bien agissantes elles, des néo-sacralisations territoriales actuelles : hiérarchie (au sens propre d’ordre sacré) des quartiers, polarités de la puissance politique et financière, culte des zones protégées, rituels des déplacements sociaux… A cet égard, l’espace rural, et particulièrement le vignoble, prennent une place de choix dans cette ordonnance des étendues sanctifiées, du fait des fonctions éminentes qui sont celles de la production alimentaire, de l’humanisation de l’espace ou de la conservation durable des terroirs. La fusion identitaire du vin et du territoire : un effet de discours La plupart des phénomènes décrits ci-dessus ne concernent pas seulement le vin, mais probablement aussi un grand nombre de produits, ruraux comme urbains, qui trouvent dans leur région de production les conditions d’une caractérisation identitaire et qui en retour proposent à leur territoire d’origine des attributs spécifiques d’identification. Toutefois la convergence de ce double processus de qualification et ses effets récursifs sont plus faciles à mettre en évidence dans le cas du vignoble. En effet le vin, par son histoire, son aura culturelle, sa technicité agronomique, sa richesse et sa palette gustative – en un mot, par sa capacité à soutenir toutes les spéculations des discours les plus variés – offre le terrain le plus favorable à l’analyse de la relation identitaire. En fait, si le vignoble est l’espace privilégié de l’identité c’est parce que le vin est d’abord l’espace privilégié du discours ; et si tous deux sont si fortement agrégés au territoire c’est parce que la fonction discursive est l’instance première de la territorialité. 11 Voir Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries de la volonté, « …la poésie stéréotypée de la charrue masque tant de valeurs qu’une psychanalyse serait nécessaire pour débarrasser la littérature de ses faux laboureurs ». 10
Si bien que l’on peut considérer que la relation identitaire qui unit le vin à l’espace est d’abord un effet de la puissance fusionnelle du verbe et qu’ainsi, tout comme il n’est point de vin sans parole ni d’identité sans voix, il n’est point de géographie sans mots. 11
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