Le visiteur de Genève : Malthus, l'Organisation Mondiale du Commerce et

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Le visiteur de Genève : Malthus, l’Organisation Mondiale du Commerce et
                               l’agriculture

 (Article à paraître dans la Revue française de socio-économie, numéro 3, premier semestre 2009)

                                                                                            Thierry POUCH1

Le Cycle de Doha, enclenché en 2001, est reporté sine die, à la suite de l’échec des
négociations qui se sont déroulées en juin et juillet 2006. Certes les discussions ont depuis
repris sous un angle purement technique, mais le dossier agricole a encore une fois constitué
une pierre d’achoppement. La littérature n’a pourtant pas ménagé ses efforts pour démontrer
le surcroît de bien-être que l’on pourrait raisonnablement escompter d’une ouverture
généralisée du commerce mondial de produits agricoles et alimentaires. Ces débats
contemporains sur les bénéfices à attendre d’une libéralisation des échanges agricoles font
écho à une pensée économique classique qu’il s’avère nécessaire de revisiter. La vision de
Malthus devrait offrir un cadre analytique robuste parce que toujours d’actualité. On trouve
dans ses Principes d’économie politique de quoi faire de Malthus un précurseur non
seulement des politiques agricoles, mais aussi de l’économie institutionnaliste.

The Doha cycle set off in 2001 was put off sine die after the failures of the negotiations that
took place in June and July 2006. Once again the agricultural file constituted a stumbling
block even though the literature has been making constant efforts in order to demonstrate the
surplus of welfare that could reasonably be expected from a general opening of the world
wide trade of agricultural goods. By having access to the industrialized countries markets,
developing economies could find their way out of poverty. The present debates about the
benefits to be drawn from the liberalization of agricultural exchanges echo a classical
economic thought that needs to be revisited if one wishes to grasp all the issues at stake.
Because it is still up to date, Malthus vision is offering a sound analytical framework for that
purpose.

Mots clés : Agriculture, échange international, Malthus, Institutions, histoire de la pensée
économique

Key words : Agriculture, Trade, Malthus, Institutions, History of Economic Thought

   1
     Chercheur associé HDR à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, Laboratoire Organisations
Marchandes et Institutions (OMI EA 2065), économiste au Pôle Économie et Politiques Agricoles de l’APCA,
Paris. L’auteur remercie J.-C. Asselain (Université de Bordeaux IV) ainsi que les deux rapporteurs anonymes de
la Revue française de socio-économie pour leurs critiques et suggestions qu’ils ont bien voulu adresser lors d’une
première version de ce texte. Il reste seul responsable des erreurs et omissions qui pourraient subsister. Mail :
thierry.pouch@apca.chambagri.fr

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D
            eux paradoxes de l’économie internationale ont jalonné l’histoire récente de la
            jeune Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Le premier a trait au fait que
            l’extrême tension qui accompagne les différentes phases des discussions, tension
se concrétisant par l’absence de coopération multilatérale entravant la constitution d’une
gouvernance mondiale, est imputée à un secteur agricole dont la représentativité dans les flux
commerciaux mondiaux apparaît très marginale. En occupant à peine 10% des exportations
mondiales de marchandises, l’agriculture et l’agroalimentaire ont été en mesure de bloquer les
négociations commerciales lors de toutes les réunions de l’OMC, depuis Seattle en 1999 à
Genève en 2006, en passant par le retentissant échec de Cancún en 2003. Pourtant, la fin de la
Conférence ministérielle de décembre 2005 à Hong Kong laissait présager d’une issue
favorable au Cycle de Doha, en raison de l’accord de principe trouvé sur le démantèlement
total des subventions agricoles à l’exportation. Il n’en fut rien. L’extension recherchée du
commerce mondial comme source de la croissance et, depuis, Doha, du développement, bute
sur de telles contraintes que les négociations se sont embourbées au point de rouvrir des
débats que l’on croyait définitivement fermés étant donné la suprématie qu’exerçait depuis la
fin de la décennie quatre-vingt-dix le discours sur les bénéfices à retirer pour chaque nation du
libre-échange2.
    Le second paradoxe concerne l’institution OMC elle-même. Alors que le General
Agreement on Tariff and Trade (GATT) constitua une réponse aux désordres commerciaux de
l’entre-deux guerres, par la régulation des relations commerciales qu’il portait en lui – et ce,
en dépit de l’impossibilité qu’il y eut de bâtir, parallèlement au FMI et à la Banque Mondiale,
une Organisation Internationale du Commerce – sans pour autant détenir le statut de véritable
organisation internationale, l’OMC, qui lui a succédé à partir de 1995, n’a pas jusqu’à présent
apporté la démonstration qu’en tant qu’institution internationale, elle était en mesure
d’organiser, comme son nom l’indique, le commerce mondial. S’il est vrai que le secteur
agricole a bénéficié d’un régime différencié durant les round successifs de négociations qui
ponctuèrent l’existence du GATT, rappelons tout de même que l’Uruguay round s’était
achevé sur un accord agricole, signé à Marrakech en avril 1994 (entre 1947 et 1994, il y eut
douze accords au GATT, celui signé à Marrakech étant le premier ayant directement impliqué
l’agriculture). Cet accord de Marrakech ouvrit une première brèche dans les dispositifs de
politiques agricoles. Mais la capacité de l’ancien GATT à faire émerger puis respecter des
accords commerciaux tenait sans doute à sa mission propre, qui, est-il nécessaire de le

   2
    Une analyse critique des raisons de ces échecs successifs des négociations à l’OMC se trouve dans M.
Abbas (2005).

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rappeler dans les circonstances historiques actuelles, n’était pas d’instaurer un libre-échange
intégral, mais de garantir la coopération entre des États nations dont les politiques
économiques étaient autonomes, y compris lorsqu’il s’agissait de dispositifs de protection aux
frontières.
       Cette configuration apparaît d’autant plus surprenante que le Cycle de Doha, enclenché en
novembre 2001, était destiné à intégrer pleinement les pays en développement dans la
division internationale du travail afin de favoriser l’éclosion d’une dynamique de sortie de la
pauvreté par la croissance elle-même tirée des exportations. Ce processus devait passer par le
canal de l’agriculture, dans la mesure où ces pays sont pour la plupart dotés d’une population
travaillant essentiellement dans le secteur agricole, et était conditionné à une ouverture
généralisée des marchés agricoles des pays industrialisés. Toute une littérature économique a
cru nécessaire de rappeler les effets bénéfiques d’un démantèlement des politiques agricoles
pratiquées par les économies développées sur la structure du commerce extérieur agricole du
Sud. C’est ici qu’une relecture de la pensée de Malthus prend son sens pour débusquer les
erreurs d’interprétation contenues dans les analyses quantitatives destinées à justifier la
libéralisation des échanges agricoles, et à mesurer ses répercussions favorables sur les pays en
voie de développement. Le détour par cet auteur, dont on sait qu’il fut, au travers de ses
analyses et des échanges épistolaires que ces dernières engendrèrent en particulier avec D.
Ricardo, l’un des grands contributeurs au développement de la discipline, ce détour s’impose
d’autant mieux qu’il intitula la section IV du Livre II de ses principes « De la fertilité du sol,
considéré comme stimulant à l’accroissement continu de la richesse ». Ce rôle spécifique de la
fertilité des sols survient juste après les facteurs démographique et l’épargne. Près de deux
siècles après la parution des Principes, qu’a à nous dire Malthus en matière de commerce
international et de développement ? Malthus apparaîtra comme un auteur plein de
contradictions. Mais peut-on encore raisonnablement le ranger dans la catégorie des
« pessimistes » ainsi que le veut une certaine tradition de l’histoire de la pensée économique
en France, ou bien, à la faveur du Livre II des Principes, rompre cette tradition et engager
Malthus sur la voie de l’optimisme, étant donné que son objectif principal dans cet ouvrage
fut de rechercher les conditions propices à un accroissement des richesses, accroissement qui
concernerait la plus grande masse de la population?3.

   3
     L’édition de 1959 de la célèbre Histoire des doctrines économiques de C. Gide et C. Rist, publiée à la
Librairie du Recueil Sirey, classe Malthus dans le camp des pessimistes, et ne mentionne qu’une seule fois, en
note de bas de page, les Principes d’économie politique. Dans la cinquième édition de son Histoire de la pensée
économique, Presses Universitaires de France, coll. « Thémis », 1977, H. Denis, tout en évoquant le rôle décisif

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L’objet de cet article est précisément de rouvrir une partie de l’œuvre du pasteur anglais et
de montrer que la suppression des barrières au commerce ne constitue pour lui qu’une
condition nécessaire mais qui est loin d’être suffisante de l’accumulation du capital et par voie
de conséquence du processus de développement économique d’une nation. Il s’agira dans cet
article de prendre appui sur un auteur aussi important que Malthus pour éclairer un double
problème contemporain, et non des moindres, l’organisation même des rapports entre des
nations produisant et échangeant des produits agricoles, lequel contient du coup celui du
changement institutionnel. Nous verrons que l’analyse suggérée par Malthus au sujet du rôle
des institutions dans la production des richesses constitue le signe annonciateur de l’économie
néo-institutionnaliste.
   Nous procéderons en deux temps. Seront rappelés dans une première partie les conditions
dans lesquelles l’efficacité du libre-échange en agriculture a pu être affirmée, en montrant tout
particulièrement ce qu’elles doivent à Malthus. Pour établir ce point, nous nous appuierons
non seulement sur le célèbre Essai sur le principe de population, publié en 1798, mais surtout
sur la démonstration avancée par Malthus dans le Livre II des Principes d’économie politique
considérés sous le rapport de leur application pratique, édités 1820. Mais, et ce sera l’objet
de la seconde partie, Malthus a insisté sur les limites du recours au commerce extérieur. La
dynamique du développement supposée résulter de cette implication dans la division
internationale du travail ne saurait selon lui suffire, contrairement à ce qu’en ont pensé
d’autres théoriciens classiques comme D. Ricardo, ou néo-classiques sous l’impulsion de
l’école heckscher-ohlinienne, et leurs continuateurs. Pour qu’une telle dynamique
s’enclenche, il faut que soient réunies selon Malthus des conditions institutionnelles précises
qui, dans le cas de l’agriculture, peuvent être vues comme annonciatrices des formes
modernes de la politique agricole. Et ce sont les expériences passées de politique agricole qui
sont en mesure, selon nous, d’apporter aux pays en développement des instruments conformes
à leur ambition légitime de nourrir leurs populations.

             Le commerce extérieur comme stratégie de développement
   Négociateurs de l’OMC comme économistes spécialistes des échanges internationaux de
marchandises apparaissent bien embarrassés dès lors qu’il s’agit de traiter d’agriculture. Ce
secteur est à l’origine de résistances politiques et de justifications théoriques et pratiques
quant au maintien de dispositifs de régulation et de soutien des marchés, qui contrarient toute

qu’a pu jouer Malthus dans la théorie de la croissance économique, ne semble guère plus enclin à faire de
Malthus un théoricien plus optimiste.

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velléité de libéralisation. Mais l’évolution des négociations commerciales, l’emprise de la
théorie du libre-échange et le discrédit jeté sur les politiques publiques d’intervention ont
induit une fragilisation des arguments développés en faveur des politiques agricoles.

Les espoirs du Cycle de Doha
       Pour beaucoup d’experts, la création de l’OMC a été vue comme le signe annonciateur
d’un ordre commercial mondial affirmé et stable4. Depuis l’ouverture du Cycle de Doha en
2001, la causalité échange international libre de toute entrave et développement a été
restaurée, au détriment de politiques de développement antérieures plus auto-centrées. Cette
restauration s’inscrit dans ce contexte précis. Baptisé Cycle du développement, l’objectif fixé
est que les pays en voie de développement participent activement aux échanges de
marchandises, en exportant notamment plus qu’ils ne le font leurs produits agricoles vers les
zones industrialisées. Cette recherche d’une insertion croissante de ces pays dans la division
internationale du travail agricole serait en mesure de provoquer une accélération de la
convergence des économies dans la mondialisation par le canal du rattrapage du Sud sur le
Nord, et par voie de conséquence, de réduire les inégalités de revenus entre les nations et in
fine les risques de déstabilisation géopolitiques5. De ce point de vue, les politiques agricoles
pratiquées dans les pays industrialisés, et singulièrement la Politique agricole commune
(PAC) de l’UE, sont perçues comme des entraves à cette insertion des pays pauvres dans les
flux internationaux de marchandises, en ce sens qu’elles créent des distorsions de concurrence
étouffant les stratégies d’exportation des pays du Sud, pourtant spécialisés dans ce type de
biens. Si l’on parvenait à abaisser les dispositifs de protection que ces politiques agricoles
renferment, une dynamique vertueuse « exportations – croissance – développement » devrait
s’enclencher, le secteur agricole étant prépondérant dans les structures économiques de ces
pays, et exercer de puissants effets d’entraînement sur le reste des secteurs.
   La stratégie qui est définie pour sortir ces pays du sous-développement apparaît ainsi
subordonnée à un paramètre extérieur vertueux, à savoir la fin négociée et programmée des
politiques agricoles telles qu’elles sont pratiquées par les économies développées. Les
dispositifs institutionnels adoptés, comme le soutien des prix, les aides et autres subventions à
l’exportation (en particulier les célèbres et très controversées restitutions à l’exportation
européennes, qui permettent à un agriculteur d’exporter sa marchandises au prix mondial,

   4
     Voir notamment J. H. Barton, J. L. Goldstein, T. E. Josling, R. H. Steinberg (2006).
   5
      Certains auteurs ont mis en débat cette hypothèse selon laquelle le commerce international serait
pacificateur. Sur ce point, lire P. Martin, T. Mayer, M. Thoenig (2006), ainsi que T. Pouch (2005).

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sachant que la Commission européenne lui versera la différence entre les prix intérieur
communautaire et ce prix mondial), constitueraient des incitations à produire davantage que
ce que le marché local peut absorber, engendrant une pression à la baisse sur les prix
mondiaux agricoles6. Outre que ces prix ne sont plus rémunérateurs pour les producteurs du
Sud, les mécanismes de protection comme la préférence communautaire empêcheraient ces
producteurs d’écouler leurs produits agricoles sur le marché européen. Or nous savons que sur
cette question de l’accès aux marchés, les attentes des pays en voie de développement sont
élevées, en particulier quant à un abaissement significatifs des droits de douanes, lesquels sont
supérieurs à ceux pratiqués dans le secteur manufacturier7. La littérature économique
défendant l’idée d’une ouverture généralisée des marchés agricoles indique que deux
avantages pourraient être retirés d’une telle libéralisation8 . Le premier avantage a trait aux
pays industrialisés eux-mêmes et repose sur une logique strictement ricardienne. En effet, en
important moins cher des produits agricoles en provenance de zones en développement, l’UE,
par exemple, pourrait non seulement élever le surplus du consommateur, mais également
opérer une ré-allocation des dépenses budgétaires jusque là versées au secteur agricole, au
profit de domaines comme la R-D, contribuant ainsi à faire de cette zone une économie parmi
les plus performantes, si ce n’est la plus performante du monde, conformément à la Stratégie
de Lisbonne et au souhait du Premier Ministre britannique T. Blair.
       Le second avantage concerne les pays en voie de développement. La libéralisation des
politiques agricoles en Europe inciterait les agriculteurs à réduire leurs volumes de
productions, occasionnant, à demande mondiale constante, un redressement des prix sur les
principaux marchés mondiaux de matières premières agricoles favorable à l’augmentation des
revenus des agriculteurs des pays en voie de développement. Les prix relatifs seraient
désormais déterminés par les confrontations des offres et des demandes sur ces marchés
mondiaux, chacun des pays devenant price taker. L’accès aux marchés des produits agricoles
en provenance du Sud engendrerait du coup une utilisation accrue du facteur intensif dans ces
pays en voie de développement, c’est-à-dire le travail, vérifiant ainsi le théorème de
Rybczynski. Entendons par là que l’accroissement de la dotation dans l’un des deux facteurs
de production, en l’occurrence la travail, dans le secteur agricole, sous une pression
démographique ou migratoire, provoquerait un ajustement par les quantités produites, ou, dit

   6
      Engagement a été pris lors de la Conférence ministérielle de décembre 2005 à Hong Kong, de supprimer
totalement ces restitutions à l’horizon 2013.
    7
      J.-C. Bureau, E. Gozlan, S. Jean (2005).
    8
      Lire R. G. Chambers (1995) ; T. W. Hertel, W. Martin (2000); A. Matthews (2002) ; P. A. Messerlin
(2002); C. Michalopoulos (1999).

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autrement, un déplacement de la frontière des possibilités de production vers la droite,
l’augmentation des quantités produites de biens agricoles étant garantie d’être écoulée puisque
les économies industrialisées auraient négocié et accepté l’ouverture de leurs marchés dans le
cadre du Cycle de Doha. L’augmentation de la production agricole consécutive d’une
utilisation intensive du facteur travail abondant, l’agriculture étant plus intensive en facteur
travail que le reste de l’économie, oriente une stratégie de développement passant par un
surcroît d’exportations en direction des pays industrialisés. Mieux rémunéré, l’agriculteur du
Sud pourrait non seulement nourrir sa famille, mais également investir et élever sa dotation en
capital, participant à l’élévation du niveau de développement du pays et ce, malgré une
rigidité de la disponibilité des terres, problème sur lequel Malthus s’est beaucoup penché,
comme nous allons le voir ci-après. Est offerte ainsi la possibilité d’établir une jonction
partielle entre l’analyse de Malthus, tournée explicitement vers le problème de la détérioration
du rapport terres disponibles/travail, et le modèle néo-classique de l’échange international. La
jonction est toutefois suffisamment complexe pour ne pas faire de Malthus un simple
précurseur de la théorie néo-classique de l’échange international, complexité renvoyant
d’ailleurs in fine au problème souvent étudié et débattu de l’unité de la pensée de Malthus9.
  C’est cette complexité qui justifie que l’on effectue un détour par les Principes d’économie
politique de Malthus, publié en 1820. Ce détour nous a semblé opportun, et ce pour deux
raisons principales. La première est que Malthus, dans la section IV du Livre II définit une
stratégie de développement qui d’une certaine manière annonce la théorie néo-classique du
commerce international, à tout le moins sous l’angle du théorème de Rybczynski. La seconde,
qui sera développée dans la deuxième partie de cet article, a trait au fait que Malthus
subordonne sa stratégie de développement à des conditions institutionnelles qui sont
totalement étrangères à la pensée néo-classique, ce qui justifie que l’on tente d’établir une
jonction entre cet auteur et D. C. North.

Malthus et le problème du développement
   On sait que la notoriété de Malthus repose sur une approche de la croissance
démographique dans un monde exposé à la rareté de ses ressources, approche développée
dans son célèbre Essai sur le principe de population daté de 1798. Et tant dans cet Essai que
dans le Livre II de ses Principes d’économie politique, Malthus a recherché les causes
entravant ou pouvant entraver la progression du nombre des richesses produites, recherche à

   9
       Cf. G. Caire (1984)

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laquelle succédera l’élaboration d’une stratégie de développement10. L’idée principale de
Malthus dans son Essai, abondamment reprise depuis, consiste à montrer que le coefficient
multiplicateur de la croissance démographique est supérieur à celui de la production des
subsistances. C’est la contrainte exercée par la poussée démographique sur les productions
agricoles qui est perçue pour Malthus comme l’un des remèdes à l’état stationnaire qui
s’annonce, car elle incite les hommes à déployer les efforts nécessaires pour produire
davantage, accéder au bonheur, et contourner ainsi leur propension à l’oisiveté et aux mœurs
dissolues. Malthus indique en effet que

« Et dans le fait, tout ce que nous savons sur les nations, aux différentes époques de leur civilisation, nous porte à
croire que cette préférence donnée à l’oisiveté est très générale dans l’enfance des sociétés, et qu’elle n’est pas
du tout rare dans les pays les plus avancés en civilisation » (Principes d’économie politique, Livre II, section IV,
page 271).

    Mais le stimulus que constitue l’évolution du nombre d’êtres humains ne trouve à se
déployer que parce qu’il est subordonné à l’existence de plusieurs institutions juridiques
fondamentales parmi lesquelles on trouve le droit de propriété, le droit du mariage et de
l’organisation de la famille, un système d’éducation, un dispositif juridique destiné à favoriser
le logement11. Les institutions de l’État apparaissent par conséquent indispensables au
déploiement des conditions de possibilité de l’accumulation du capital et du développement,
et de la réduction des inégalités de richesses entre les nations. Si le principe du commerce
extérieur n’est présent qu’en filigrane dans le livre de Malthus, nous avons ici les prémices de
ce que les Principes vont exposer quant au rôle déterminant des institutions dans le processus
de développement.
   Dans le Livre II des Principes d’économie politique considérés sous le rapport de leur
application pratique, Malthus explique que son objectif est différent de celui qui structurait
son Essai sur le principe de population, en ce sens qu’il va s’attarder sur les causes pouvant
influencer l’approvisionnement et l’abondance des sociétés. Dès le début de la section IV,
Malthus indique que la fertilité des sols constitue un instrument déterminant de l’élévation des
richesses pour une société. Mais il précise rapidement qu’il n’y aurait aucun intérêt pour les
propriétaires terriens à exploiter pleinement les ressources naturelles du sol afin d’augmenter
la production agricole si les débouchés étaient soient inexistants, soient insuffisamment élevés
pour absorber tout surcroît d’offre. C’est ici qu’interviennent les bénéfices que les pays en
   10
      Cf. J.-P. Platteau (1984).
   11
      Tous ces points sont développés par Malthus dans son Essai sur le principe de population, 1798, Livre IV,
chapitres XI et XII, édition française de 1992. Concernant les Principes d’économie politique, nous nous
référons à l’édition française de 1969.

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développement pourraient retirer d’une exposition au commerce international, pour peu que
celui-ci soit libéré de certaines entraves réglementaires12. Outre le fait que Malthus signale
que l’échange de marchandises avec des pays plus avancés élèverait le bien-être de ces
« nations arriérées », en souhaitant notamment

« leur faire connaître les objets qui contribuent à la commodité et à l’agrément de la vie », (page 270),

l’échange international a surtout pour fonction de procurer des débouchés supplémentaires
aux productions primaires locales. Chez Malthus, cette ouverture commerciale occasionne
une exploitation accrue des ressources productives, correspondant précisément au schéma
développé par les institutions internationales et les économistes dans le cadre du Cycle de
Doha. La suppression des barrières tarifaires, voire non tarifaires, au commerce des produits
agricoles, ouvrirait des débouchés aux exportations des biens primaires produits dans les
régions en développement.
    Arrêtons-nous un moment sur ce point si important dans la théorie de Malthus. On voit
bien que chez ce dernier la capacité à exporter des pays « arriérés » ne peut être distinguée
d’une demande préalable formée dans les pays développés. Cet aspect du débat apparaît
absent de la littérature traitant des gains à attendre d’une libéralisation des échanges mondiaux
de produits agricoles. Pour que l’insertion des pays en développement s’effectue dans les
conditions envisagées par la majorité des économistes, encore conviendrait-il de se pencher
sur les déterminants de la demande dans les pays riches, lesquels peuvent être contraints en
matière de croissance de leurs PIB, occasionnant un affaiblissement de la demande intérieure,
entravant l’écoulement des exportations en provenance du Sud. Il n’en demeure pas moins
qu’il existe chez Malthus, et selon les résultats de la plupart des modèles d’équilibre général
calculable, non pas une ré-allocation des ressources productives comme chez Ricardo, mais
l’idée d’un usage intensif de ces facteurs de production, terre et travail, dans le secteur
agricole, usage intensif assorti de la possibilité d’accroître les achats de biens manufacturés
agrémentant l’existence des agriculteurs. La logique développée dans cette section IV du
Livre II des Principes n’est pas sans entrer en correspondance avec le théorème de
Rybczynski au point que l’on pourrait légitimement s’interroger sur le caractère précurseur de

   12
     Malthus use dans son texte de l’expression « pays arriérés ». Elle doit être prise, nous semble-t-il, avec
quelque précaution, Malthus ayant probablement souhaité l’utiliser dans un sens relativement neutre, c’est-à-dire
de backward.

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la démonstration du pasteur anglais13. Il y a bien chez Malthus cette idée selon laquelle le
développement est engendré par l’augmentation de la disponibilité de ressources productives
jusque là sous-employées, et donc par une hausse de la production dont l’orientation apparaît
ici externe, c’est-à-dire exportée vers les pays plus avancés14.
    La démonstration de Malthus livre donc une approche du développement économique qui
s’éloignerait quelque peu de la vision réductrice qu’on lui attribue trop souvent. En suggérant
que les économies « arriérées » peuvent mobiliser leurs ressources productives dans
l’hypothèse où une demande mondiale les y encouragerait, le légendaire pessimisme
malthusien laisserait place à un certain optimisme, ainsi qu’en témoigne la lecture de la
section X du Livre II des Principes, et tout particulièrement la fin, lorsque Malthus indique

« …et si nous avons à cœur, ce qui doit être l’objet principal de nos recherches, les moyens d’augmenter le
bonheur de la grande masse de la société, notre but doit être, autant que possible, de maintenir la paix et de
                                     15
régulariser nos dépenses » (page 361) .

    Les rappels auxquels nous venons de procéder peuvent inciter à penser que Malthus,
lorsqu’il traite des effets du commerce extérieur sur le niveau de développement d’une nation,
est un fervent partisan du libre-échange. Outre son farouche attachement au maintien des
Corn Laws qui allait à l’encontre de la thèse de Ricardo, l’évocation, d’abord dans l’Essai sur
le principe de population puis dans les Principes, des conditions institutionnelles comme le
droit de propriété ou l’existence d’un système éducatif montre qu’il n’en est rien.

               Malthus : un précurseur de l’économie institutionnaliste ?
        La littérature qui s’est formée autour du Cycle de Doha et des effets positifs attendus
d’une vaste libéralisation des échanges de marchandises, au travers notamment d’un
démantèlement progressif des dispositifs de politique agricole dans les pays industrialisés,
part d’un diagnostic voisin de celui dressé par Malthus dans ses Principes d’économie
politique, à savoir que les « économies arriérées » souffrent d’un sous-emploi de leurs
ressources productives. Si un processus d’ouverture généralisée des frontières était négocié,
   13
        Ce théorème indique que : « Lorsque la quantité d’un facteur s’accroît, il y aura, à prix constants, une
élévation absolue de la production du bien nécessitant un usage intensif de ce facteur, et diminution absolue de la
quantité produite de l’autre bien ». Voir T. M. Rybczynski (1955).
     14
        L’interprétation de la position de Malthus qu’offre un auteur comme Platteau nous a conduits à suggérer un
tel jeu de correspondance entra Malthus et l’analyse néo-classique du commerce international (Platteau, art. cit).
     15
        La section X traite de la détresse des classes ouvrières, Malthus ayant eu pour père un riche propriétaire
terrien ouverts aux idées progressistes, notamment celles de Rousseau, Godwin ou Condorcet. Dans la dernière
note de bas de page du Livre II, Malthus indique que, « quelque minime soit le prix des subsistances, si les
ouvriers n’ont pas de travail, il faudra qu’ils aient recours à la charité » (page 361). De quoi faire réfléchir les
thuriféraires d’une ouverture du marché communautaire pour bénéficier d’importations agricoles peu chers. Une
courte biographie de Malthus se trouve dans Histoire des doctrines économiques de Gide et Rist, op. cité.

                                                                                                                 10
puis signé par l’ensemble des participants aux discussions multilatérales, alors le
rétablissement du plein-emploi de ces facteurs de production pourraient s’opérer et enclencher
une dynamique de développement.
    Le message de Malthus contient toutefois des indications empêchant de le ranger parmi
les partisans d’une ouverture commerciale totale. Sur ce thème, nous ne partageons pas le
point de vue que développa le préfacier des Principes, J.-F. Faure-Soulet. Ce dernier précisait
que Malthus aurait déploré un certain type d’interventionnisme étatique, préférant voir les
hommes agir eux-mêmes et œuvrer à la maîtrise des désordres et autres crises économiques.
Tout le Livre II contient au contraire de nombreux passages où l’intervention des
gouvernements est recommandée pour impulser la croissance des richesses produites16. Les
institutions jouent chez Malthus un rôle de premier plan dans cette dynamique du
développement. Et l’on peut interpréter ce que Malthus disait de ces institutions pour
légitimer la notion de politique agricole, afin que la réduction de la pauvreté et de la
malnutrition dans les pays en développement ne soit pas fondamentalement subordonnée au
libre-échange, comme le suppose tout un courant de pensée.

Malthus et les institutions
    En s’appuyant sur un jeu d’hypothèses conforme aux recommandations de la théorie néo-
classique en matière d’échange international, les modèles ayant testé l’efficacité d’un
démantèlement des « barrières protectionnistes » agricoles sur la réduction de la pauvreté dans
les pays en voie de développement accentuent l’idée selon laquelle les décisions économiques
des producteurs de denrées agricoles dans ces pays pauvres seront induites par un ensemble
de prix déterminés sur les marchés mondiaux agricoles (price taker). Or le schéma
d’ensemble de Malthus, tel qu’on le trouve livré dans le Livre II des Principes, permet de se
détacher de cette mono-causalité bas prix agricoles-retard dans le développement. Malthus
avance clairement que dans certaines nations, le sous-emploi des capacités de production est
lié soit à l’absence d’institutions, soit, lorsqu’elles existent, à leur inefficacité. La section VII
est en effet consacrée au rôle fondamental que jouerait selon Malthus une plus juste
répartition des terres dans la production de biens primaires et dans le développement d’une
nation. L’actualité de Malthus peut ainsi se mesurer à la persistance des obstacles qui se
dressent devant des paysans désireux d’accéder à la terre pour la cultiver. Avant que de

   16
      H. Denis, qui consacra le chapitre V de la quatrième partie de son manuel d’Histoire de la pensée à la
théorie de la croissance chez Malthus, est moins péremptoire que Faure-Soulet, en ce sens qu’il souligne les
multiples contradictions qui jalonnent l’œuvre de Malthus.

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s’insérer dans une quelconque division internationale du travail agricole, il convient de
réformer les conditions de cet accès à la terre. De ce point de vue, toute négociation sur la
libéralisation du commerce mondial de produits agricoles ne devrait intervenir qu’ex post, une
fois réunies les conditions institutionnelles propices à l’installation des agriculteurs sur les
terres et au financement de la production agricole.
    Dans ce débat sur le développement des pays pauvres, le message de Malthus apparaît
d’une étrange actualité. Dans son récent ouvrage, Nourrir la planète, M. Griffon, à la suite
d’autres de certains de ses prédécesseurs comme R. Dumont, revient sur ces préalables à toute
sortie des paysans de la pauvreté, à savoir l’accès à la terre, la disponibilité de moyens de
financement destinés à développer les ressources productives, et, last but not least, la garantie
de prix stables et rémunérateurs dont la formation serait du ressort d’organismes publics. La
résonance est troublante car dans l’Essai sur le principe de population, Malthus insista
longuement sur l’inadéquation des structures sociales au regard des perspectives de
développement, et surtout sur la nécessité d’inverser les termes de l’échange jusque là
défavorables aux paysans des contrées économiquement « arriérées ». Et nous savons bien
que les prix agricoles, dans le capitalisme contemporain, évoluent depuis plusieurs années sur
des trajectoires baissières. Les prix mondiaux des matières premières agricoles subissent en
effet une lente mais réelle érosion, en raison notamment d’un démantèlement programmé des
mécanismes institutionnels de leur fixation17. En découle que la célèbre contrainte de
débouchés (« demande effective »), sur laquelle insiste abondamment Malthus, ne constitue
finalement qu’une des causes du sous-emploi chronique des ressources productives dans une
nation (le schéma vertueux d’une libéralisation totale des échanges mondiaux agricoles repose
sur une hypothèse forte, celle de l’existence d’une demande mondiale effective émanant des
économies industrialisées et se portant obligatoirement sur les productions issues du Sud).
Contre Ricardo, Malthus estima que le renoncement à des productions agricoles fondé sur des
prix élevés signifiait se détourner d’une possibilité de jouir de ce que la nature offrait si
généreusement aux hommes. Malthus, en instillant toute une problématique sur l’apport des
institutions étatiques, complète son interprétation de la pauvreté en soulignant le poids des
contraintes pouvant peser sur l’offre agricole et dissuader les hommes de surmonter leur
tendance naturelle à l’inactivité. M. Griffon en conclut pour sa part que

   17
      Se reporter à B. Conte (2006), et à J. Morisset (1997). Nous ne nous attarderons malheureusement pas,
dans ce texte, faute de place, sur la récente et sans doute durable, envolée des prix des matières premières
agricoles.

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« Au total, les deux mécanismes que sont le biais politique anti-paysan et la domination des paysans
par les mécanismes du marché se conjuguent. Ils font en sorte que les classes paysannes soient
considérées pour ainsi dire comme une ressource économique à partir de laquelle on transfère au reste
de la société une partie de la valeur que leur travail représente » (2006, page 385)

et, plus loin, que

« La pauvreté oblige beaucoup de producteurs à compter le plus possible sur les seules réserves
productives des écosystèmes sans autre possibilité d’en entretenir la viabilité que par leur seule force
de travail » (2006, page 391).

    Si les institutions peuvent être le résultat de compromis politiques – toujours provisoires –
à l’intérieur d’un pays, traduisant la convergence des objectifs à atteindre en matière de
développement agricole, alors elles peuvent se révéler efficaces. Dans le cas contraire, les
recommandations de Malthus vont dans le sens d’un réaménagement ou disparition des
institutions inefficaces, afin que les nouvelles exercent sur les agriculteurs de puissantes
incitations à produire pour nourrir en premier lieu la population locale avant que d’exporter.
Cela impliquait selon lui une refonte du système de redistribution de la propriété foncière et
des revenus, véritable vecteur d’une transformation fondamentale des structures de
l’économie sur longue période. Cette approche « malthusienne » d’une transformation des
structures économiques sous l’impulsion des institutions a formé une intuition sans doute
robuste au regard de la pérennité qui allait être la sienne. C’est en effet une dimension
importante de la théorie du développement et du changement économique élaborée par D.C.
North à partir du début des années soixante18. Les passerelles que l’on peut établir entre les
intuitions de Malthus et celles de North ne signifient certes pas qu’une généalogie existe entre
l’auteur des Principes d’économie politique et tous les courants se réclamant de l’économie
institutionnelle, et notamment de l’old institutional economics dont T. Veblen, J. R.
Commons et W. C. Mitchell et J. M. Clark furent les principaux fondateurs. La portée des
conceptions et des recommandations produites par T. R. Malthus ne s’inscrivent ici que dans
la mouvance néo-institutionnaliste.
   Deux éléments sont à mettre en exergue dans cette congruence des deux systèmes de
pensée. D’abord, le processus d’endogénéisation des institutions, que celles-ci soient
économiques, juridiques, ou même politiques (comme les droits de propriété, les dépenses de
l’État, les syndicats…) que North introduit dans ses travaux, entre en résonance directe avec
la propre démarche de Malthus. Au centre du dispositif institutionnel de Malthus, on trouve le
droit de propriété, de nature à rendre efficace l’organisation de la production et par

   18
      Lire D. C. North (1979), (1981), (1990), (2005), ainsi que T. Corei (1995), B. Chavance (2007), R.
Rollinat (1996), (1998), et J. Aron (2000).

                                                                                                     13
conséquent à inciter à produire des richesses. Or North insiste dans son œuvre sur
l’importance de ces droits de propriété. Ensuite, le changement institutionnel, que Malthus
appela de ses vœux, et dont on trouve en partie une concrétisation dans le secteur agricole,
comme nous allons le voir ci-après, est porteur de changement historique pour l’efficacité de
la production. L’objectif de Malthus était en effet, par le soutien d’institutions appropriées,
d’aboutir à élever l’efficacité de la production afin d’accroître les richesses produites et
distribuées. L’innovation théorique établie par D. C. North a précisément été de réintégrer les
institutions dans le processus productif, lequel ne peut s’interpréter uniquement qu’au travers
du progrès technique. La position qui est celle de North apparaît donc congruente de celle de
son illustre prédécesseur, puisqu’il nous indique que

« En dernière analyse, la performance économique est une conséquence à la fois des règles économiques
générales en vigueur, ainsi que des moyens par lesquels on les fait respecter (la structure des droits de propriété),
et de la structure institutionnelle spécifique de chaque marché – marché des facteurs, marché des produits ou
marché politique. C’est-à-dire que la structure incitative de chaque marché sera différente de celle d’un autre
marché, à un moment donné, et qu’elle évoluera dans le temps quand ses caractéristiques se modifieront » (2005,
page 108 de l’édition française)

Avant d’ajouter,
« Les économies qui fonctionnent mal possèdent une matrice institutionnel non incitative envers les activités
améliorant la productivité » (page 204)

   Le secteur agricole, en tant que contributeur fondamental à la satisfaction des besoins
primaires des êtres humains, nécessitait selon Malthus l’instauration de dispositifs
institutionnels en mesure d’accroître l’efficacité de son organisation productive. En ce sens,
l’analyse de Malthus peut être lue comme une réfutation de l’argument selon lequel un
marché mondial de produits agricoles et alimentaires libre de toutes barrières augmenterait le
bien-être des nations.

L’importance de la politique agricole
    Malthus n’a pas explicitement traité de la politique agricole. Il n’en est pas un théoricien
reconnu. La démonstration qu’on lui doit sur la nécessité de maintenir un dispositif de
protection comme la Loi sur les blés a fait a contrario de lui un économiste conservateur,
résolument hostile aux gains mutuels que peuvent retirer les pays de leur insertion dans la
division internationale du travail. On peut certes y voir chez lui la conviction que le
protectionnisme agricole est un instrument destiné à protéger l’identité économique d’une

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nation dont les fondements se situent pour Malthus dans les structures de la production
agricole19. Ce qui différencie encore aujourd’hui, au regard de ces négociations multilatérales
de l’OMC, un Ricardo d’un Malthus, a trait à ce que l’on attend du secteur agricole pour la
société. Or Malthus raisonnait manifestement en termes de société, alors que Ricardo imposait
un point de vue beaucoup plus économico-centré. L’expérience française d’après-guerre a pu
toutefois montrer qu’une articulation entre la contribution de l’agriculture à l’accumulation du
capital et aux progrès général de la société était possible.
    L’interprétation que l’on a souhaité établir des thèses qu’il a avancées dans ses Principes
ouvre une perspective différente. Elle tient dans l’idée selon laquelle l’organisation de la
société dans ses dimensions économique et sociale, si elle est appelée à élever le niveau et le
rythme de la croissance, doit nécessairement être repensée, l’objectif étant, selon Malthus, de
stimuler la production. C’est d’ailleurs dans le Livre I des Principes d’économie politique, à
la section VIII du chapitre III, que Malthus établit, contre la thèse de Ricardo, un lien entre
l’organisation de l’agriculture et de la propriété foncière et les intérêts de la société dans son
ensemble.
    De ce qui a été dit ci-dessus, il apparaît clairement que le commerce extérieur n’est en soi
pas un adjuvant suffisamment puissant pour y parvenir, alors qu’il apparaît placé au cœur
même de la stratégie de développement chez bon nombre d’économistes, et dans les
organisations internationales comme l’OMC. Tout conduit chez Malthus à mettre en exergue
le rôle prépondérant de l’État dans cette ré-organisation des structures économiques, à
commencer, pour ce qui relève du secteur agricole, par une action sur la répartition juridique
des terres. Il s’en remet sur ce point, toujours dans la fameuse section IV du Livre II des
Principes, à M. de Humboldt dont les analyses l’ont manifestement influencé. Malthus le cite
abondamment afin d’étayer son argumentation en faveur d’une action politique pour que la
terre soit mieux répartie et donc mieux exploitée.
    Le passage que Malthus consacre à l’Irlande, à la fin de la section IV du Livre II est sur ce
point très éclairant. Il indique en effet que c’est au gouvernement de prendre en charge toutes
les mesures indispensables pour accéder à la prospérité, au travers d’un programme de
construction de voies de communication et d’une mise en place d’ « établissements spéciaux »
(page 284). Il s’agit ici d’une piste intéressante en ce sens que ces « établissements spéciaux »
pourraient être assimilés, dans le cas de l’agriculture, aux formes modernes prises par
exemple depuis les années trente par diverses institutions agricoles, dont les missions ont été

   19
        On lira avec profit sur ce thème, P. Vidonne (1986).

                                                                                               15
de restructurer le foncier, de financer le développement agricole, d’établir une représentation
syndicale professionnelle auprès des gouvernements. Ces institutions, et l’expérience
historique française l’illustre bien, ont permis d’ancrer le secteur agricole dans le reste de
l’économie, et ainsi de favoriser l’accumulation du capital à l’échelle de la nation. Piste
d’autant plus intéressante que se greffe dans certains passages des Principes une vision
moderniste de l’État et de son action. Selon Malthus, l’un des freins à la croissance de la
production agricole et donc à l’abondance a trait aux « habitudes féodales » (« droits
d’aînesse » et « majorats ») toujours en vigueur dans certaines parties du monde. Cette vision
moderniste de l’État débouche nécessairement chez Malthus sur des recommandations
politiques destinées à subdiviser les terres et à favoriser la richesse nationale. Mais elle
apparaît contrainte par ce qu’il appelle le « sens des proportions »20. L’État chez Malthus est
cet organe qui non seulement oblige à respecter le droit de propriété, mais aussi celui qui peut
le produire ou le modifier dans le sens d’une élévation de la richesse. La proximité de la
démarche malthusienne avec celle de North est ici flagrante, car pour North, l’État détermine,
fixe les contours des droits de propriété et impulse par conséquent le changement historique
sur une longue période.
    Toujours à la fin de la section IV, Malthus parle « d’un système perfectionné
d’agriculture ». L’expression a son importance, car, s’agissant de l’exemple irlandais, il
indique de manière suffisamment explicite en quoi un système de production agricole fondé
sur des institutions impulsée étatiques, pourrait employer des travailleurs, et, dans la mesure
où la population totale connaît une croissance élevée, la fraction inemployée de cette
population trouverait à être embauchée dans les autres secteurs de l’économie entraînés par
l’essor de la production agricole. S’il s’agissait d’une priorité pour Malthus, elle conserve
manifestement son actualité en ce début de vingt et unième siècle, au regard des millions de
paysans qui, de l’Inde au Brésil, ne disposent toujours pas d’un accès à la terre.
    Allocation différente des terres – Malthus entendant par là un processus de subdivision
des terres, facteur favorable à « augmenter la valeur échangeable et à encourager la
production future » (page 314) –, prix rémunérateurs pour les producteurs, système de
financement adapté aux décisions de productions, autant de paramètres qui rappellent les
dispositifs fondamentaux d’une politique agricole. Vue sous l’angle du développement et de

   20
      Rappelons que le sous-titre des Principes est « considérés sous le rapport de leur application pratique ». La
lecture du Livre II des Principes conduit à penser que, derrière cette application pratique, ce sont bel et bien des
principes de politique économique qui jalonnent la pensée et la démonstartion de Malthus. Toutefois, toute la
section VII du Livre II est truffée d’appels à la réforme du droit de propriété, aussitôt nuancés par les craintes de
Malthus quant aux conséquences d’une telle « démocratisation » de l’accès à la terre.

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