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Politique et Sociétés

Les femmes en Pologne postcommuniste : entre traditions et
modernité
Mariola Misiorowska

Transitions croisées : Chili-Pologne                                    Résumé de l'article
Volume 24, numéro 2-3, 2005                                             Les changements politiques et économiques survenus en Pologne après la
                                                                        chute du mur de Berlin ont conduit à la détérioration de la condition féminine
URI : https://id.erudit.org/iderudit/012695ar                           à l’intérieur de la sphère privée et publique. De plus, l’héritage laissé par le
DOI : https://doi.org/10.7202/012695ar                                  système socialiste et les traditions patriarcales précommunistes ont contribué
                                                                        à défavoriser les femmes au sein de la démocratie libérale. En même temps, la
                                                                        recrudescence des échanges internationaux brise définitivement l’isolement de
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                                                                        la société polonaise de l’Occident. Par conséquent, les rapports
                                                                        hommes-femmes, figés par les traditions nationales catholiques, sont entrés
                                                                        dans une phase de renégociation exigée encore plus par le projet d’adhésion de
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Société québécoise de science politique

ISSN
1203-9438 (imprimé)
1703-8480 (numérique)

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Citer cet article
Misiorowska, M. (2005). Les femmes en Pologne postcommuniste : entre
traditions et modernité. Politique et Sociétés, 24(2-3), 171–190.
https://doi.org/10.7202/012695ar

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LES FEMMES EN POLOGNE POSTCOMMUNISTE :
ENTRE TRADITIONS ET MODERNITÉ

Mariola Misiorowska
Université du Québec à Montréal
mariolawm@yahoo.com

     L’instauration de la démocratie libérale et du marché libre devait
mener les pays d’Europe centrale vers un niveau de vie semblable à celui
des pays occidentaux, selon les « experts » de la transition. Cependant, les
réformes politiques et économiques qu’impliquait cette transformation
ont eu de profondes répercussions sociales, y compris la paupérisation
d’une strate de la société qualifiée de « perdants de la transition ». En
Pologne, les femmes en font partie de multiples façons. Pour elles, la
redéfinition des rapports sociaux supposait un repositionnement dans
la sphère privée selon les règles définies par la libre concurrence et
par la position patriarcale de la nouvelle droite1. Si le développement
du capitalisme nécessitait le travail gratuit des femmes à l’intérieur de
la sphère privée, surtout en situation de démantèlement de la majorité
des services sociaux, la position de l’Église catholique a justifié mora-
lement l’évacuation des femmes de la sphère publique. L’ingérence de
l’Église, forte de sa participation à l’opposition anticommuniste et s’ap-
puyant sur la figure du pape, a donc contribué à construire le discours
patriarcal exploité dans le programme de la nouvelle droite, issue de
Solidarność. En vérité, l’espoir de voir l’égalité des sexes garantie par la
jeune démocratie s’est évanoui avant même l’établissement du premier
gouvernement postcommuniste. La table ronde2 annonçait déjà le carac-
tère de la future démocratie, une « démocratie au masculin »3. La société
polonaise postcommuniste se reconstruisait ainsi dans un contexte lourd
des lois non inscrites, dans les traditions, les normes et les stéréotypes
hérités du passé.
     Dans ce cadre, le féminisme, associé au socialisme et donc taxé
d’« étranger » à la culture et aux traditions polonaises, s’est vu auto-
matiquement compromis au même degré que chaque personne qui se
considérait comme féministe. La défense des droits des femmes ne

 1. Slawomira Walczewska, 2000, Damy, rycerze i feministki [Dames, chevaliers et
    féministes], Kraków eFKa Wydawnictwo, 206 p., p. 173-176.
 2. Les négociations de la table ronde, tenues de février à avril 1989, ont rassemblé les
    représentants du pouvoir communiste, de Solidarność et de l’Église pour discuter
    de l’avenir politique du pays. Les femmes et les représentants de la classe ouvrière
    étaient quasiment absents de la table de négociations.
 3. Shana Penn, 2003, Podziemie Kobiet [Femmes révolutionnaires], Warszawa, Rosner
    i Wspolnicy, 322 p., p. 296.
172      Mariola Misiorowska

pouvait s’appuyer que sur une nouvelle légitimité en rupture avec l’idéal
socialiste de nivellement égalitaire. Ses fondements sont à reconstruire
autour de l’idée d’égalité des chances de tous les individus, partie inté-
grante du discours libéral. Ainsi, le nouveau mouvement des femmes en
Pologne se rapproche du féminisme occidental après l’ouverture du pays
vers l’Occident en 1989, d’autant plus que des contacts officieux s’étaient
amorcés déjà au cours des années 1980. Paradoxalement, les échanges
internationaux ont aussi ouvert la voie à l’importation des courants
conservateurs, basés sur le fondamentalisme religieux, en rapport avec le
contre-coup des années 19804. De toute manière, le nouveau mouvement
des femmes en Pologne postcommuniste doit encore une fois participer à
la redéfinition de la femme en dehors de la cellule familiale dans laquelle
elle a été enfermée par l’histoire et les traditions nationales. Bien que
l’éclosion fragile d’un mouvement indépendant de femmes n’ait pu
empêcher le recul des droits des femmes durant les premières années
de transition, elle a fait renaître l’activisme féministe rompu par la
Deuxième Guerre mondiale et les quatre décennies communistes.
     Dans cet article, nous nous appuyons sur nos recherches, menées
en Pologne de février à avril 2004, ainsi qu’en juin 2003. Pendant ces
périodes, nous avons réalisé plusieurs entrevues directes semi-dirigées
avec les leaders du mouvement des femmes et des directrices des orga-
nisations de femmes5. Les sujets discutés lors des entrevues concernaient
principalement les difficultés auxquelles se heurtent les femmes polo-
naises au sein de la sphère publique et privée depuis la chute du mur de

 4. Agnieszka Graff, 2003, « Lost Between the Waves ? The Paradoxes of Feminist
    Chronology and Activism in Contemporary Poland », Journal of International
    Women’s Studies, vol. 4, no 2, p. 1-33 (source : , consulté le 14 mars 2005).
 5. Ce sont, dans l’ordre chronologique : Kinga Lohman, directrice de la coalition Karat,
    rencontrée le 5 juin 2003 à Varsovie ; Anna Wilkowska, juriste, coordonnatrice
    des programmes au Network of East West Women (NEWW Polska), rencontrée le
    9 juin 2003 à Gdansk ; Katarzyna Radecka, fondatrice du groupe Kobiety Tez
    [Femmes aussi], rencontrée le 3 février 2004 à Varsovie ; Ewa Lisowska, directrice
    et fondatrice de la Miedzynarodowe Forum Kobiet (MFK) [Fédération internationale
    des femmes], rencontrée le 4 février 2004 à Varsovie ; Ewa Dabrowska, directrice et
    fondatrice de Profemina, rencontrée le 4 février 2004 à Varsovie ; Jolanta Plakwicz,
    directrice et fondatrice du Centrum Kobiet (PSF) [Centre des femmes], rencontrée
    le 6 février 2002 à Varsovie ; Stana Buchowska, directrice du réseau Lastrada
    Polska, rencontrée le 19 février 2004 à Varsovie ; Ada Dabrowska, juriste, membre
    de la direction de la Liga Kobiet Polskich (LKP) [Ligue des femmes polonaises],
    rencontrée le 20 février 2004 à Varsovie ; Urszula Nowakowska, directrice et
    fondatrice du Centrum Praw Kobiet (CPK) [Centre pour l’avancement des femmes],
    rencontrée le 26 février 2004 à Varsovie ; Joanna Piotrowska, coordinatrice des
    programmes de l’Osrodek Informacji Srodowisk Kobecych (OSKA), interviewée
    le 26 février 2004 à Varsovie ; Anna Nawrot, membre de la direction du Centrum
Les femmes en Pologne postcommuniste : entre traditions et modernité        173

Résumé.       Les changements politiques et économiques survenus en Pologne
après la chute du mur de Berlin ont conduit à la détérioration de la condi-
tion féminine à l’intérieur de la sphère privée et publique. De plus, l’héritage
laissé par le système socialiste et les traditions patriarcales précommunistes
ont contribué à défavoriser les femmes au sein de la démocratie libérale. En
même temps, la recrudescence des échanges internationaux brise définitivement
l’isolement de la société polonaise de l’Occident. Par conséquent, les rapports
hommes-femmes, figés par les traditions nationales catholiques, sont entrés
dans une phase de renégociation exigée encore plus par le projet d’adhésion
de la Pologne à l’Union européenne.
Abstract. The political and economic changes that occurred in Poland after
Berlin wall the fall of drove to the deterioration of women’s condition in the
public and private spheres. Furthermore, both the socialist heritage and pre-
communist patriarchal traditions of the increased women’s discrimination within
liberal-democracy. At the same time, the outbreak of international exchanges
ended Poland’s isolation. Consequently, the relations between women and men,
frozen by national catholic traditions begin to be renegociated. The project of
integration of Poland into the EU makes it a more pressing issue.

Berlin. Également, nous avons participé à des colloques, à des réunions
et à des événements portant sur l’évolution du mouvement féministe en
Pologne postcommuniste au cours des quinze dernières années. Parallè-
lement, de nombreux travaux de chercheuses et de chercheurs, effectués
depuis les années 1980, ont nourri nos observations personnelles de la
vie des femmes polonaises depuis cette période.

LA PÉRIODE PRÉCOMMUNISTE

     La famille a une dimension toute particulière dans le pays, marqué
par des décennies de lutte pour son indépendance. Les années de partage
de la Pologne, de 1793 à 1918, marquées par les insurrections contre
les occupants et la répression menée par ceux-ci, ont formé une société
repliée dans la sphère privée. C’est au sein de la famille que la culture
polonaise a été sauvegardée et que se déployait la vie politique d’une
nation sans État. Le mythe de la Matka-Polka (Mère-polonaise) a été
mis en scène par le grand écrivain polonais, Adam Mickiewicz, à cette
période de la perte de l’indépendance de la Pologne. La Mère-polonaise
est invitée à ce moment à prendre une place active au sein de la nation
afin de protéger l’identité polonaise et de contribuer à la renaissance

    Promocji Kobiet, rencontrée le 24 mars 2004 à Varsovie ; Dorota Stasikowska-
    Wozniak, plénipotentiaire pour le statut égal des femmes et des hommes de la
    Voïvodie de Silésie, rencontrée le 30 mars 2004 à Katowice.
174       Mariola Misiorowska

de l’État polonais le moment venu. Au cours des siècles, ce modèle
culturel a évolué vers une formule demandant aux femmes de consacrer
leur carrière et leurs ambitions aux besoins de leur famille ou du bien
supérieur, tel celui de l’État.
     La perte d’indépendance de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle a
projeté les femmes dans la sphère publique ou, plutôt, la sphère publique
s’est déplacée dans la vie anciennement privée, mais qui, dès lors, est
seule en mesure de sauvegarder la culture et la mémoire collectives. C’est
à l’intérieur de la sphère privée que s’est réorganisée la vie politique de la
nation sans État. La transgression des barrières entre les deux sphères a
ouvert le champ à la participation des femmes aux affaires publiques. La
mobilisation des femmes s’est cristallisée donc en premier lieu autour de
cette obligation civique de remplir leur devoir envers la nation et même
de se sacrifier pour elle (cf. le mythe de « la Mère-polonaise »).
      Les femmes polonaises ne devaient pas se battre pour obtenir leur
      citoyenneté comme cela a été le cas des femmes en Europe occidentale
      et aux États-Unis. Elles l’ont reçue de l’extérieur en tant qu’un défi, un
      devoir moral au moment de la perte de l’indépendance de la Pologne,
      puis de ses partages. Quand, au début du XXe siècle, le pays entamait
      sa résurrection, la citoyenneté des femmes est devenue de nouveau
      problématique6.
     La raison d’État ou les intérêts nationaux priment sur les intérêts
spécifiques de groupes sociaux, dont les groupes de femmes, repoussés
régulièrement au deuxième plan7. Le militantisme des femmes durant
la période de partages de la Pologne peut être différencié sur la base de
son caractère national ou féministe. Il s’agit de la lutte patriotique pour
l’indépendance du pays, d’une part, et du combat pour l’émancipation
et l’amélioration du statut des femmes, d’autre part. Dans le premier
cas, l’activisme des femmes est caractérisé par leur participation au côté
des hommes dans la lutte pour l’indépendance8. Dans le second cas, il
s’agit d’un mouvement féministe apparu au sein de la noblesse rurale

 6. Notre traduction de Walczewska, Damy, rycerze i feministki , p. 41.
 7. Le premier groupe organisé de femmes n’a donc pu rester en dehors de ces impli-
    cations patriotiques, soit la lutte pour l’indépendance de la Pologne. Le groupe
    Entusiastki [Enthousiastes], qui visait l’amélioration du statut des femmes, a opéré
    à Varsovie de 1840 à 1850, s’est engagé dans la lutte pour l’indépendance et a
    été l’objet de répression politique. La plupart des militantes ont été déportées en
    Russie, ce qui a mis fin à l’activité du groupe (Malgorzata Fuszara, 2000, Organized
    Women’s Movements in Poland, Case 4, Civil Society and Governance Programme,
    IDS, 20 p., p. 4. Source : ,
    consulté le 10 décembre 2004).
 8. La mobilisation des femmes reflète le caractère particulier de l’activisme au sein
    de la société civile polonaise. Principalement en opposition avec le gouvernement et
    les institutions, étrangères ou perçues comme telles, cette société civile s’est organisée
Les femmes en Pologne postcommuniste : entre traditions et modernité                  175

polonaise avant de se déplacer dans la sphère de l’intelligentsia urbaine
au XXe siècle. Le mouvement d’émancipation des femmes s’est donc
précisé seulement à la fin de XIXe siècle. Son développement était
étroitement lié à la crise de la propriété terrienne à la suite des réformes
agraires, notamment l’abolition du servage vers 1860. En même temps,
la défaite de la révolte de 1864 et les persécutions contre la noblesse
polonaise qui l’ont suivie ont obligé les femmes nobles à devenir indé-
pendantes : « le processus de déclin social de la noblesse [...] donna lieu
à une “révolte des filles” de la classe terrienne, contre le modèle familial
patriarcal […]9 ». Il est caractéristique que les actrices de ce premier
mouvement d’émancipation soient issues de l’élite intellectuelle, originaire
elle-même de la noblesse polonaise.
     Les premiers congrès de femmes ont été organisés sur le territoire
polonais pour discuter des questions spécifiquement féminines à la fin
du XIXe siècle, ce qui a donné naissance à la première vague de fémi-
nisme. En même temps sont apparues des associations professionnelles de
femmes et des organisations visant l’amélioration du statut des femmes,
telles que l’Union des femmes et la Société polonaise pour les droits des
femmes. Cette dernière organisation s’est engagée dans la lutte pour
les droits électoraux des femmes. Or, en Pologne, cette lutte n’a jamais
sombré dans des conflits et des actes de violence comme ceux qu’ont
subis les femmes occidentales. La conscience des hommes de partager
des intérêts politiques communs avec les femmes empêchait une division
entre les deux sexes rassemblés dans leur combat pour l’indépendance
du pays et pour les droits politiques10. En 1917, les militantes ont orga-
nisé un congrès centré sur le droit de vote ; ensuite, elles ont émis une
pétition à l’adresse du maréchal Pilsudski pour soutenir leur cause11.
Ainsi, au moment de l’acquisition de l’indépendance de la Pologne
en 1918, les femmes ont obtenu les droits de vote et d’éligibilité à égalité
avec les hommes.
     La participation des femmes polonaises dans la vie politique a
commencé donc officiellement à la fin de la Première Guerre mondiale.
Les Polonaises ont gagné leurs droits électoraux en même temps que

    au cours des deux derniers siècles contre, et non pour, une cause. Les femmes y
    ont participé avec les hommes et parfois ont remplacé ceux-ci dans le combat sans
    toutefois faire valoir leur mérite (Penn, Podziemie kobiet, p. 281).
 9. Robert E. Blobaum, 2000, « The Woman Question in Russian Poland, 1900-1914 »,
    Journal of Social History, été, p. 1-21, p. 3.
10. Il est important de souligner que la séparation entre les deux sexes n’est pas présente
    dans les traditions polonaises. Les clubs masculins, présents en Occident, étaient un
    phénomène étranger à la Pologne de cette époque. Cette proximité entre les deux
    sexes a été renforcée durant la période de la division de la Pologne, pendant les
    guerres mondiales, puis sous le régime communiste, oppressif pour les hommes
    comme pour les femmes (Fuszara, Organized Women’s Movements in Poland).
11. Idem, p. 5.
176      Mariola Misiorowska

les hommes. Évidemment, ces droits n’assurent pas une participation
élevée de femmes dans la vie politique ; leur présence durant la période
de l’entre-deux-guerres n’a pas dépassé 2 % à la Chambre basse et 5 %
au Sénat. Le petit nombre de femmes au sein des institutions publiques
est généralement expliqué par le manque d’intérêt des femmes envers la
politique. Elles seraient, semble-t-il, plus intéressées par les actions ad
hoc que par la participation dans des structures politiques institutionna-
lisées et susciteraient moins de confiance que les hommes de la part des
électeurs12. Or, cette absence des femmes de la sphère publique durant
l’entre-deux-guerres est surtout liée à l’étroite définition des femmes en
tant que mères et épouses, selon le modèle de la Matka-Polka. Le mythe
du matriarcat polonais prend son origine dans cette fonction de protection
et de gestion des affaires familiales par des femmes qui occupaient la tête
de la famille pendant que leur époux préparait l’insurrection ou fuyait
les persécutions. En réalité, les décisions importantes ont toujours été
prises par, ou en fonction, des hommes. Les stéréotypes sociaux libéraient
les hommes de la majorité des tâches domestiques et en imposaient aux
femmes l’entière responsabilité, même si elles travaillaient à l’extérieur
du foyer.
     Avec le rétablissement de l’État polonais s’ouvrait un espace pour
l’expression des intérêts particuliers des femmes qui ont été défendus
par environ 80 organisations, actives durant la période de l’entre-deux-
guerres. Ces organisations de femmes différaient selon leur domaine
d’activités, leurs orientations politiques, leur caractère religieux ou laïc,
leur implication dans des milieux urbains ou ruraux, leurs origines et leurs
programmes sociaux. Bien évidemment, les organisations catholiques
affichaient une adhésion très importante ; par exemple 180 000 femmes
ont été membres de l’Association des filles catholiques. Également, les
organisations de femmes paysannes jouissaient d’une grande popularité
en raison d’une prédominance rurale en Pologne à cette époque. Les
noms des militantes de cette première vague du féminisme polonais
n’apparaissent que sporadiquement dans les livres d’histoire, à part
quelques « femmes célèbres13 » dont la contribution historique, scienti-
fique ou littéraire a été reconnue. Ainsi, Narcyza Zmichowska, Paulina

12. Renata Siemienska, 1995, « Les changements systémiques en Pologne et les
    femmes », Cahiers du GEDISST, Institut des recherches sur les sociétés contem-
    poraines, p. 73-89.
13. La catégorie « femmes célèbres » est utilisée dans le discours émancipateur où elle
    « sert à prouver la thèse selon laquelle le statut actuel des femmes, pire que celui
    des hommes, ne résulte pas d’une réelle infériorité ou d’un handicap des femmes ».
    Ces héroïnes aident à construire une nouvelle identité de femmes, surtout si elles
    utilisent leur célébrité pour promouvoir les intérêts des femmes et se solidariser
    avec elles (Walczewska, Damy, rycerze i feministki, p. 156).
Les femmes en Pologne postcommuniste : entre traditions et modernité           177

Kuczalska14 et les autres activistes de cette époque, « précurseures » du
féminisme polonais, sont tombées dans l’oubli avant d’être redécouvertes
récemment dans les écrits des féministes contemporaines.

LA PÉRIODE COMMUNISTE (1945-1989)

     Comme lors de la période précédente, en Pologne, d’après la
Deuxième Guerre mondiale, la sphère privée, gouvernée et protégée
par les femmes, constitue un abri face à l’ingérence de l’État autoritaire.
C’est à l’intérieur de la cellule familiale que l’individu trouve refuge
devant les contraintes imposées par la politique officielle ou face aux
crises économiques endémiques durant la période du socialisme réel.
C’est là également où s’est organisée la dissidence durant la période
de la loi martiale15. La politique « féministe » officielle inscrite dans
l’idéologie communiste assurait la participation des femmes à égalité
avec les hommes sur le marché du travail. Toutefois, cette participation
féminine dans l’économie dirigée s’est cristallisée dans les années 1970
en fonction de la politique de valorisation du modèle traditionnel de la
famille, dans lequel la femme est en charge de la famille et des enfants16.
En conséquence, certains avantages accordés uniquement aux femmes,
tels que les congés de maternité ou des jours supplémentaires de congé
payé en cas de maladie des enfants, contribuaient à figer les femmes dans
le rôle de mère et d’épouse. Les femmes durant cette période pouvaient
donc participer à l’économie à égalité avec les hommes, mais accédaient
rarement à des postes de haute direction au sein des entreprises nationales.
La féminisation des services leur a laissé la possibilité de s’imposer dans
ce secteur à bas salaires où, toutefois, la majorité des postes de direction
restaient occupés par les hommes, l’écart salarial entre les femmes et les
hommes en Pologne socialiste montant en général à près de 35 %, un des
taux le plus élevés en Europe de l’Est :
    […] cette pénétration [des femmes sur le marché du travail] se fit
    en quelque sorte « par défaut », dans les secteurs que les hommes
    tendaient à déserter, et elle s’accompagna du maintien, si ce n’est de

14. Narcyza Zmichowska (1814-1876), poète, enseignante, traductrice, auteure d’ar-
    ticles et de livres pédagogiques, militante engagée, notamment au sein du groupe
    Enthousiastes. Paulina Kuczalska (1859-1921), journaliste, surnommée « pape
    du féminisme polonais ». Elle a fondé la Fédération de l’égalité des droits des
    femmes polonaises en 1907 (source : OSKA, , consulté le 12 mai 2005).
15. Penn, Podziemie Kobiet, p. 219.
16. Jacqueline Heinen, 1955, Chômage et devenir de la main-d’œuvre féminine en
    Pologne, Paris, L’Harmattan, 220 p., p. 127.
178       Mariola Misiorowska

      l’accentuation, des différences salariales et de la ségrégation de l’emploi
      existantes – quelle que fût par ailleurs l’élévation rapide du niveau de
      formation des femmes dans tous les domaines17.
     Comme l’a fort bien démontré Jacqueline Heinen, les quatre décen-
nies socialistes ont contribué à cristalliser la division sexuée des tâches
domestiques18. L’inclusion des femmes sur le marché du travail, réalisée
sans aucune contestation du modèle traditionnel de la famille, a amené
une égalité illusoire entre les femmes et les hommes. Les services sociaux
fournis par l’État-providence, non seulement insuffisants mais également
de médiocre qualité, ont obligé les femmes à créer des réseaux informels
de services échangeables19. En conséquence, les femmes assuraient la
totalité des charges domestiques en plus de détenir un emploi salarié et
de gérer l’approvisionnement de la maison en biens de consommation
courants, ce qui, en période de pénurie, les lançaient dans une véritable
chasse au « trésor20 ».
     Les quotas, propres au système socialiste, garantissaient la présence
féminine dans la vie politique à un niveau déterminé, mais pas l’accès au
pouvoir réel, monopolisé par les hommes, comme le démontre dans ses
recherches Renata Siemienska. Malgré des quotas établis à 20 % durant
cette période, le nombre de femmes au Parlement n’a jamais dépassé 25 %
durant toute l’histoire de la Pologne populaire. En outre, les statistiques
des années 1945-1989 démontrent que les femmes présentes au Parlement
étaient plus jeunes et moins bien éduquées que les hommes21. On peut
en déduire que leur fonction au Parlement a été plutôt fictive que réelle.
Elles étaient d’ailleurs entièrement absentes de la direction du PZPR
(Parti ouvrier unifié de la Pologne), seul organe responsable des décisions
politiques de la plus haute importance, et occupaient rarement des fonc-
tions de haute responsabilité dans les instances gouvernementales22. De
manière générale, les femmes ont eu tendance à occuper plus de sièges
au Parlement au moment où son pouvoir était plus faible et à y être quasi
absentes quand il regagnait son pouvoir législatif, comme cela a eu lieu

17. Ibidem.
18. Ibidem.
19. Ces réseaux constitués des membres de la famille, des amies et amis et des
    connaissances remplaçaient un système national de services et facilitaient
    l’approvisionnement en biens de consommation, introuvables dans le circuit offi-
    ciel (Micheline de Sève, 1991, L’échappée vers l’Ouest, Montréal, Centre inter-
    national de documentation et d’information haïtienne, caraïbe et afro-canadienne
    (CIDIHCA), 254 p., p. 68).
20. On entend ici par « trésor » une bouteille d’huile, un savon à lessive ou encore un
    morceau du fromage, des denrées de consommation courante, mais qui étaient
    introuvables durant cette période.
21. Renata Siemienska, 1991, « Polish Women and Polish Politics since World
    War II », Journal of Women’s History, vol. 3, no 1, p. 108-125, p. 117.
22. Idem, p. 111.
Les femmes en Pologne postcommuniste : entre traditions et modernité                179

en 195623. En résumé, la position subordonnée des femmes dans la vie
publique durant la période socialiste résultait de l’idéologie communiste
faussement émancipatrice, telle qu’elle était affichée dans les documents
officiels du parti-État, sans qu’une égalité effective des femmes et des
hommes ait jamais été acquise au sein de la sphère privée.
     L’absence d’un mouvement des femmes, indépendant de l’idéologie
officielle, neutralisait les contestations des inégalités entre les sexes24.
En effet, le féminisme fait dorénavant partie de la politique officielle
selon laquelle l’émancipation des femmes passe par leur inclusion dans
la production nationale et dans les structures politiques. En réalité,
le discours féministe aidait le parti-État à s’approprier le contrôle sur
la fertilité et sur la productivité des femmes. Selon ce discours officiel,
l’oppression des femmes, telle qu’elle se présentait en Occident, n’exis-
tait plus dans une société socialiste, donc, l’existence d’organisations
de défense des intérêts des femmes n’avait plus de raison d’être25. Le
monopole officiel de l’idéologie féministe anéantissait les revendications
divergentes et permettait le maintien du mythe de l’égalité des sexes,
sans que les femmes aient eu droit de se prononcer à ce sujet. Cette
prétendue égalité des femmes et des hommes dans la sphère publique se
traduisait en réalité par une égale dépossession des droits civiques26. Elle
ne saurait apporter une égalité de facto sans la modification des rapports
patriarcaux dominants à l’intérieur de la sphère privée. Or, ceux-ci ont
été maintenus par l’endoctrinement religieux, enraciné dans les traditions
nationales, mais aussi par certains « privilèges27 » accordés aux femmes

23. En 1956, le dégel et les réformes politiques du gouvernement Gomulka s’accom-
    pagnent d’une évacuation des femmes dont la présence au Parlement était la plus
    faible (seulement 4 %). Dans les années 1980, le taux le plus élevé (23 % de femmes)
    correspond à la période de perte quasi totale du pouvoir par le Parlement, puis en
    1989, au moment des premières élections semi-libres, la présence des femmes
    diminue de 20 à 13 %. Toutefois, les femmes élues sont plus âgées et mieux éduquées
    que lors de la période socialiste, ce qui porte à croire qu’elles ont une fonction
    effective au sein du Parlement (Siemienska, « Polish Women and Polish Politics
    since World War II», p. 117).
24. D’abord l’avènement de la Deuxième Guerre mondiale, ensuite celui du régime
    socialiste, sont à l’origine de la rupture des traditions d’un mouvement indépendant
    des femmes. Les organisations de femmes, actives durant la période de l’entre-
    deux-guerres, n’ont pas trouvé l’espace nécessaire pour leur renaissance en Pologne
    socialiste (Walczewska, Damy, rycerze i feministki, p. 174).
25. Sławomira Walczewska, 1993, « Liga Kobiet – jedyna organizacja kobieca w PRL »
    [Ligue des femmes – unique organisation de femmes en Pologne Populaire], Pełnym
    głosem, no 1 (source : ,
    consulté le 15 février 2005).
26. Walczewska, Damy, rycerze i feministki, p. 121.
27. Il s’agit des avantages sociaux, tels que les jours de congé supplémentaires accordés
    aux femmes, utilisés dans le discours du parti-État pour prouver sa politique « fémi-
    niste ». Ces « privilèges », présentés comme les droits des femmes dans le discours
180        Mariola Misiorowska

par le gouvernement socialiste. Malgré cette flagrante discrimination
des femmes par le système socialiste, on n’assiste pas à une définition
d’intérêts spécifiques des hommes et des femmes. La division entre les
sexes aurait plutôt été nivelée par le sentiment de solidarité développé
par les femmes et les hommes face à l’oppression égale des deux sexes
par l’État autoritaire.
     La Ligue des femmes28, fondée en 1945 par des militantes de
gauche ensuite devenues membres de son premier comité, a été l’unique
organisation de femmes active durant toute la période socialiste29.
Bien qu’elle ait regroupé plus de deux millions de membres dans les
années 1950 et quatre millions dans les années 1960, elle n’était qu’une
imitation du Conseil soviétique des femmes, subordonné au parti-État30.
La Ligue a eu un impact négatif important sur la conscience politique
et civique des femmes polonaises. Étant donné que les femmes ont été
privées de la possibilité de véhiculer leurs intérêts au sein de cette orga-
nisation (l’existence d’une autre organisation de femmes était exclue),
elles ont développé une attitude passive envers les questions politiques,
en se retirant dans la sphère privée. En outre, les féministes, en raison
de leur affiliation à la Ligue, se sont vues associées aux activistes du
parti communiste, ce qui a discrédité le féminisme aux yeux de la popu-
lation31. Finalement, la Ligue des femmes a figé l’image des femmes
dans celle d’une masse homogène, passive et incapable de s’organiser
pour défendre ses intérêts. L’homogénéisation des femmes durant cette
période correspond donc à l’aplatissement des intérêts des femmes sous
le rouleau compresseur de l’idéologie socialiste, selon laquelle la dispa-
rition de la propriété privée et de la division des classes équivaudrait à la
suppression des sources majeures de la discrimination des femmes. Cette
vision réductrice a fait obstacle au développement d’une conscience des
femmes d’appartenir à un groupe exposé à la discrimination du fait de
ses caractéristiques biologiques et de partager les mêmes intérêts selon
ses caractéristiques sociales.

      officiel, contribuent à maintenir la division sexuée des rôles au sein de la famille, en
      plus de freiner la carrière professionnelle des femmes (Anna Titkow, 2002, « Interes
      grupowy polskich kobiet » [Intérêt collectif des femmes polonaises], dans Kobiety
      w Polsce na przelomie wiekow. Nowy kontrakt plci [Femmes en Pologne entre les
      siècles. Nouveau contrat de genre], sous la dir. de Malgorzata Fuszara, Warszawa,
      Instytut Spraw Publicznych, p. 39-64, p. 54).
28.   Les hommes pouvaient également faire partie de cette organisation. Certains ont
      même occupé des postes de direction dans ses branches locales.
29.   Une deuxième organisation massive de femmes, Kolo Gospodyn Wiejskich [Cercle
      des fermières], avait un statut incertain, associé à la Ligue des femmes ou aux
      cercles agricoles. Elle faisait aussi partie de la politique officielle du parti-État.
      Sa fonction se limitait généralement à des conseils concernant la vie domestique, à
      part quelques exceptions notables (Walczewska, Damy, rycerze i feministki).
30.   Walczewska, « Liga Kobiet – jedyna organizacja kobieca w PRL ».
31.   Ibidem.
Les femmes en Pologne postcommuniste : entre traditions et modernité                        181

LA TRANSITION

     Si les réformes économiques et politiques amorcées en 1990 ont
affecté à différents degrés toute la population polonaise, les change-
ments culturels, ou plutôt un retour aux valeurs traditionnelles, désa-
vantagent tout particulièrement les femmes32. Le premier gouvernement
élu, majoritairement issu du mouvement Solidarność, qui représentait
la nouvelle droite polonaise, a adopté une position paternaliste envers
les femmes. Évoquant les traditions catholiques, en réalité le patriarcat
et la ségrégation sexiste, il a tenté de modifier la perception des rôles
masculins et féminins après que le modèle égalitaire communiste ait été
définitivement compromis. Cette position s’est vue renforcée par l’Église
catholique et par le pape, dont l’autorité auprès des Polonais croyants33
était indéniable. Les liens entre le gouvernement de Walesa et le Vatican,
entièrement opposé au contrôle des naissances autrement que par des
« moyens naturels », ont provoqué la remise en question de la loi polonaise
autorisant les avortements34. Bien qu’un débat ait enflammé l’opinion
publique, dont a émergé un mouvement d’opposition au changement de
la loi de 1956, en 1993, une nouvelle loi, très restrictive, a été introduite
sans que les femmes puissent se prononcer sur cette question au moyen
d’un référendum.
     Le mythe de la Matka-Polka, glorifié par les forces conservatrices,
ainsi qu’un modèle de femme au foyer diffusé largement par des télé-
séries américaines, comme Dallas et Dynastie35, complétaient l’image

32. Jacqueline Heinen et Anna Matuchniak-Krasutska, 1992, L’avortement en Pologne :
    la croix et la bannière, Paris, L’Harmattan, 239 p.
33. Les statistiques indiquent généralement qu’environ 95 % de Polonais sont catholiques
    et qu’environ 59 % vont à l’Église au moins une fois par semaine. La fréquentation a
    cependant diminué de sept points depuis le début des années 1990 (Stéphane Portet,
    2004, « La politique de la “conciliation” entre vie professionnelle et vie familiale en
    Pologne. Le cas du travail à temps partiel (1970-2003) », Nouvelles questions féministes,
    vol. 23, no 2, p. 49-70).
34. Cette loi, mise en application en 1956 par le gouvernement socialiste polonais
    (suivant une loi adoptée en Union soviétique l’année précédente), est restée en
    vigueur jusqu’en 1993. Elle « dépénalisait l’avortement et admettait le bien-fondé
    des indications sociales et médicales, mais elle n’en laissait pas moins la décision
    finale entre les mains des médecins et le débat n’était pas posé en termes de droit des
    femmes à décider librement de leur maternité » (Jacqueline Heinen, « “Tu ne tueras
    point”… ou la croisade de l’Église catholique polonaise contre l’avortement », Multi-
    tude Web, , consulté
    le 5 janvier 2005).
35. Ces séries télévisées de deuxième ordre, très populaires en Pologne à la fin des années 1980,
    ont véhiculé un modèle stéréotypé de la femme : maîtresse de maison, manipulatrice,
    femme fatale, en lien avec le courant néoconservateur nord-américain.
182      Mariola Misiorowska

traditionnelle de mère et d’épouse36. Ainsi, le courant conservateur revi-
goré assignait aux femmes une position de responsabilité au sein de la
famille, dont le bonheur dépend d’elles seules selon l’enseignement de
l’Église catholique, et aux hommes, une position de pourvoyeurs dont
la carrière professionnelle ou politique sert avant tout les intérêts de leur
famille. Il est intéressant de voir quelle résonance peut avoir le postulat
féministe « le personnel est politique » dans le contexte polonais. En
Pologne, la nécessité de constituer une cellule familiale qui serve d’abri
devant « le politique », étranger et contraignant, contribuait à maintenir
le modèle conservateur, traditionnel, de la famille37. En effet, cette zone
de sécurité s’avérait indispensable, non seulement durant les périodes
de perte ou de limitation de l’indépendance de la Pologne, mais aussi
durant la transition, marquée par des crises économiques et politiques
et par des bouleversements sociaux. Plus que jamais, on avait besoin de
s’abriter dans un environnement sûr et amical et, plus que jamais, on
avait besoin des femmes pour créer et protéger cet environnement. Avec
pour résultat que l’intimité de la sphère privée prenait là une dimension
toute particulière. À ce moment, les importations culturelles américaines,
produites par le néoconservatisme des années Reagan, trouvaient une
terre fertile dans la société polonaise. « Un message réactionnaire […],
bien qu’issu d’un contexte culturel complètement différent, semblait réel-
lement doté de sens. Il fournissait une recette pour le bonheur consistant
à rejeter le politique au profit du personnel […]38. » Les prémisses de ce
courant néoconservateur s’articulent autour des aspirations de femmes
polonaises pour qui la vie familiale réussie prime souvent sur une position
sociale élevée ou une carrière professionnelle garante d’indépendance
financière. L’obligation d’adhérer au modèle traditionnel de la famille,
promu constamment par l’Église, a pour corollaire une mystification des
problèmes sociaux propres aux familles polonaises. Le caractère indis-
soluble du mariage catholique et le message papal du devoir de chacun
à « porter sa croix » laissent supposer que les épouses doivent tolérer
les mauvais traitements ou les vices de leurs conjoints pour préserver
le lien du mariage. Compte tenu de ses implications religieuses, histo-
riques et culturelles pour la protection de la sphère privée, la question
de la violence envers les femmes a été exclue du débat public jusqu’au
milieu des années 1990.

36. Il faut constater que les femmes elles-mêmes ont acquiescé initialement à cette
    nouvelle tendance, souvent contentes d’en finir avec la double journée de travail
    (emplois faiblement rémunérés à plein temps plus la charge de la famille et de
    l’approvisionnement de la maison au moment des crises économiques), pour avoir
    enfin du temps pour elles et pour la famille.
37. Graff, « Lost Between the Waves ? », p. 16.
38. Ibidem.
Les femmes en Pologne postcommuniste : entre traditions et modernité             183

     Paradoxalement, les valeurs chrétiennes avancées par l’Église et par
les forces conservatrices comme une base de l’éthique postcommuniste
ne désamorcent pas cette indifférence morale de la société polonaise. Il
faudrait en chercher la cause dans la superficialité de la foi religieuse
qui serait « plus axée sur les rites que sur l’expérience spirituelle ou
les implications morales39 » et dans l’étanchéité de la sphère privée.
La question de la violence n’a fait surface dans le débat public polonais
que dans les années 1990, notamment grâce au travail des organisations
de femmes et des institutions internationales. Les rapports préparés par
ces acteurs non gouvernementaux ont révélé l’ampleur de la violence
infligée aux femmes au sein des familles polonaises, mais aussi l’inap-
titude des structures judiciaires, policières, sociales et médicales à gérer
efficacement ces cas40. Bien que 18 % des femmes polonaises avouent
avoir été victimes de violence de la part de leur partenaire, les fémi-
nistes polonaises maintiennent que le nombre exact est plus élevé. Elles
estiment que les femmes ont tendance à cacher le fait d’être maltraitées
ou encore que certains comportements pathologiques sont occultés ou
minimisés. En effet, dans les enquêtes menées dans les années 1990,
41 % des femmes divorcées avouaient avoir été battues fréquemment
par leur mari. Dans des études de 2002, 43 % des Polonaises ont déclaré
connaître au moins une femme victime de violence conjugale, et 17 %
ont avoué en connaître quelques-unes41. Le phénomène de la violence
envers les femmes (et les enfants) renvoie à des traditions paysannes,
permissives de ce genre de comportement, qui se traduisent par un haut
niveau d’acceptation sociale envers eux. Le folklore paysan a en effet
joué un rôle important dans la construction des valeurs morales de la
société polonaise. Si l’on considère qu’en 1931 encore 72,6 % de la
population polonaise vivait à la campagne, on comprend l’impact de ces
traditions sur les rapports dans les familles polonaises42. La Pologne,
urbanisée rapidement seulement après la Deuxième Guerre mondiale
quand la majeure partie de la population rurale migrait vers les villes à
la recherche d’emploi, affichait un fort attachement au folklore paysan
au sein de sa communauté urbaine.

39. Stefan Nowak, 1991, « Valeurs et attitudes du peuple polonais », Pour la Science :
    Édition française du Scientific American, no 47, p. 12-23, p. 18.
40. Organisation mondiale contre la torture (OMCT), 2002, « OMCT expresses its
    concern about violence against women in Poland at the 29th session of the UN
    Committee on Economic, Social and Cultural Rights », Genève, communiqué du
    13 novembre.
41. Urszula Nowakowska et Magdalena Jablonska, 2003, « Przemoc wobec kobiet »
    [Violence à l’égard des femmes], dans Kobiety w Polsce, 2003 [Femmes en Pologne,
    2003], sous la dir. du Centrum Praw Kobiet, Warszawa, p. 149-184, p. 151.
42. Elzbieta Tarkowska et Jacek Tarkowski, 1991, « Social Disintegration in Poland :
    Civil Society or Amoral Familism ? », New German Critique, no 52, p. 103-109.
184       Mariola Misiorowska

     Une forme de violence envers les femmes, ou du moins de limitation
de la liberté de décider de l’usage de leur propre corps et de leur fertilité,
propre à la Pologne postcommuniste, est l’interdiction de l’avortement
définie dans la loi de 1993. Cette loi interdit l’interruption volontaire
de grossesse, sauf si elle constitue une menace grave pour la vie de la
mère, si le fœtus est endommagé ou si la grossesse résulte d’un crime.
La conséquence immédiate de cette loi est la quasi-éradication des
avortements pratiqués jadis dans des hôpitaux publics (151 cas sont
enregistrés en 1999) et le développement des réseaux parallèles (les
cliniques clandestines, le tourisme d’avortement, les autres moyens
interdits par la loi et souvent dangereux pour la vie ou la santé de la
femme) qui comptabilisent de 80 000 à 200 000 avortements par an selon
des sources non gouvernementales43. L’interdiction de l’avortement a
des répercussions négatives générales sur la qualité des soins spécifiques
à la grossesse et à la maternité, notamment la limitation de l’accès aux
examens prénataux. Plus grave encore, cette loi contient des chapitres
discriminant ouvertement les femmes, qui sont pénalisées dans le cas
d’une interruption de grossesse interdite par la loi et doivent se procurer
des moyens de contraception souvent non remboursés par la sécurité
sociale. Elles subissent également de plein fouet les conséquences de
l’absence de programmes d’éducation sexuelle et de planning familial.
Dans un pays où seulement un peu plus de 6 % de femmes ont recours
à la pilule contraceptive44 et où les stérilisations sont interdites, la loi
anti-avortement, sous sa forme actuelle, et en dépit de l’avis favorable
affiché par l’opinion publique à l’égard de la libéralisation de l’avor-
tement45 contribue à détériorer la condition féminine.
     Le manque de volonté des pouvoirs politiques de s’attaquer à des
questions étiquetées comme « privées », couplé à des stéréotypes et aux
tabous nationaux, crée une zone interdite au sein de la société polonaise.
Ainsi, le phénomène du trafic humain à des fins de prostitution, répandu
en Pologne après l’ouverture des frontières nationales, est identifié et
rendu public grâce au travail des organisations non gouvernementales
(ONG) et de l’appui des institutions étrangères ou internationales46.

43. Wanda Nowicka, 2000, Ustawa antyaborcyjna w Polsce. Funkcjonowanie, skutki
    społeczne, postawy i zachowania [Loi anti-avortement en Pologne. Fonctionnement,
    conséquences sociales, attitudes et comportements], Rapport de recherche, Federacja
    na Rzecz Kobiet i Planowania Rodziny (source : , consulté le 22 avril 2005).
44. Maja Korzeniewska et Urszula Nowakowska, 2003, « Prawa kobiet w sferze
    prokreacji » [Droits des femmes en matière de procréation], dans Kobiety w Polsce,
    2003 [Femmes en Pologne, 2003], sous la dir. du Centrum Praw Kobiet, Warszawa,
    p. 209-242, p. 230.
45. Nowicka, Ustawa antyaborcyjna w Polsce.
46. Cette question a été discutée lors de notre entrevue avec Stana Buchowska, directrice
    de Lastrada Polska, le 19 février 2004 à Varsovie.
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