Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Zâher Châh : roi détrôné devenu père de la nation L'économie libérale a-t-elle sa place ? - AFRANE

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Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Zâher Châh : roi détrôné devenu père de la nation L'économie libérale a-t-elle sa place ? - AFRANE
Vingt-huitième année
                                                           N°118
                                                        Août 2007
                                                    (3ème trimestre)

                 Les Nouvelles
                                                             8 Euros

                 d’AFGHANISTAN

                                        Zâher Châh :
                  roi détrôné devenu père de la nation

                  L’économie libérale a-t-elle sa place ?
ISSN 0249-0072

                                 La neutralité des ONG
Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Zâher Châh : roi détrôné devenu père de la nation L'économie libérale a-t-elle sa place ? - AFRANE
Editorial                                                                           Les Nouvelles
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                                                                                               SOMMAIRE N°118
Du défaitisme
                                                                                    .    HISTOIRE
                                                                                         Mohammed Zâher Châh                      3

U
         n certain défaitisme s’est emparé de l’opinion mondiale concernant
                                                                                         Le roi a traversé près de 75 ans d’histoire
         l’Afghanistan. Tout y irait de mal en pis. Une fois de plus certains            afghane
         articles de ce numéro vont à rebours de cette tendance. Cela ne
                                                                                         par E. CASTEL-DOMPIERRE                  5
vient pas de notre part d’un a priori d’optimisme. Nous n’avons pas choisi les
auteurs en fonction de leurs sentiments, mais en fonction de leur proximité
avec la réalité afghane. Il n’est pas inutile de rappeler que cette réalité ne se        ONG
résume pas à de la violence, même si celle-ci a pris une certaine ampleur                La neutralité des ONG
dans le sud et le long de la frontière pakistanaise.                                     par Pierre LAFRANCE                      8
          Le défaitisme en question n’est pas sans conséquence sur les dé-
cideurs et les financeurs. A quoi bon, nous dit-on par exemple, financer la
                                                                                         RECONSTRUCTION
construction d’écoles si elles doivent être brûlées par les Tâlebân ?
          Un tel raisonnement ne peut être retenu, et ceci pour au moins trois           Tchagha- Saraï
raisons. D’abord pour des raisons factuelles. Le nombre d’écoles incendiées              par Jean BRAUD      		                  10
est sans commune mesure avec le développement de l’éducation en Afgha-
nistan. Dans beaucoup de régions les écoles fonctionnent normalement.
                                                                                         ECONOMIE
Faudrait-il priver les enfants de Waras de salles de classes parce qu’une
                                                                                         L’économie libérale en Afghanistan
école du Logar a été incendiée ? Et faudrait-il ne plus construire à Djalalabad          par Zia FARHANG 		                       15
parce que des groupes font des attentats à 50 km de là ?
          Il faut aussi souligner une erreur d’analyse. Ce qui fait sens
aujourd’hui en Afghanistan, ce ne sont pas, contrairement à ce qu’on pourrait            AMITIE FRANCO-AFGHANE
penser, les incendies d’écoles, mais l’immense demande de scolarisation à                Echange scolaire à Djalalabad            17
travers tout le pays.
          Enfin, il n’est pas possible de donner si vite raison aux adversaires
de l’école. Il leur suffirait de brûler quelques bâtiments pour décourager la            CULTURE
communauté internationale de financer les milliers d’écoles réclamées par la             Lettre à un joueur de robâb
population afghane ? Les Tâlebân brûleraient dix écoles et la communauté                 par Razâ MAYEL HERAWI                    19
internationale en déduirait l’inutilité d’en construire cent autres ! Ce serait
vraiment, pour reprendre une expression en vogue, du « gagnant-gagnant »                 DERNIERES NOUVELLES
pour les ennemis de la connaissance.
          AFRANE décidément n’est pas dans cette logique et est assez fière              Chronologie, brèves, bibliographie       21
d’avoir pu démarrer trois chantiers de construction cet été à l’est, à l’ouest et
à Kaboul. J’en profite pour remercier tous ceux qui permettent ces construc-
tions : aussi bien les volontaires que les donateurs.
          Le joueur de robâb qui « joue un air nouveau et met le feu aux âmes            Photo de couverture: Le choix pour
fatiguées » est là pour nous faire oublier les vieux airs d’autrefois et pour            l’Afghanistan d’adopter un système libéral
nous éviter de sombrer dans les délices du défaitisme.                                   d’économie a conduit au développement à
                                                                                         Kaboul d’immeubles modernes de bureaux
                                                                                         ou à usage commercial, en décalage parfois
                                                                                         avec le niveau de développement du pays
                                                                Etienne GILLE            (voir article page 15). Photo Zia Farhang
                                                                    Le 29 août

                                                                                                         Adresse E-mail
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                                                                                          Les Nouvelles d’Afghanistan
                 Site internet: www.afrane.asso.fr                                          16, passage de la Main d’Or -75011 Paris

2                                                                                                Les Nouvelles d’Afghanistan n°118
Les Nouvelles d'AFGHANISTAN - Zâher Châh : roi détrôné devenu père de la nation L'économie libérale a-t-elle sa place ? - AFRANE
HISTOIRE

                   Mohammed Zâher Châh
                       (1914 – 2007)
L’ancien roi Zâher est décédé à la fin du mois de
juillet. Il était affaibli par l’âge et la maladie depuis
des mois. Sa présence aux tout premiers rangs de la
politique afghane, comme roi, puis comme observa-
teur attentif et consulté, et enfin comme « père de la
nation » a duré soixante-quatorze ans. Nous donnons
ci-dessous quelques points de repère sur sa vie et sur
son action politique en tant que roi. Beaucoup l’ont
critiqué pour ce que l’on a appelé sa faiblesse ou
pour la corruption qui gangrenait une partie de son
administration. Mais son bilan est en quelque sorte
validé par ce qui s’est passé après. Et tout le monde
s’accorde pour dire que son règne fut un des rares
moments paisibles de l’histoire de l’Afghanistan.

 Le règne de Zaher Chah de 1933 à 1973 a été marqué par :       (1958) et avec la Chine populaire (1963), accord controversé
                                                                sur les eaux de l’Helmand avec l’Iran (1973).
Une politique de non-alignement et d’équilibre
entre les influences soviétiques et américaines:                Plusieurs voyages à l’étranger : URSS (1957, 1962,
Adhésion de l’Afghanistan à la Société des nations le 28        1965 et 1968), Etats-Unis (1963), Chine (1964), Inde (1958
septembre 1934. Signature d’un traité d’amitié avec les Etats   et 1966), Pakistan (1958 et 1966), France (1965), Japon
Unis le 26 mars 1936, neutralité de l’Afghanistan lors de la    (1969), Angleterre (1971), Italie (1973).
seconde guerre mondiale, participation à la création du mou-
vement des pays non alignés en 1955, contrats notamment         Un début d’industrialisation : Début de la produc-
militaires avec l’URSS, mainmise de l’URSS sur le gaz du        tion de l’usine de sucre de Baghlân en 1939, inauguration
nord du pays.                                                   de la route du Sâlang 1er septembre 1964. Voient aussi le
                                                                jour avant 1964 l’usine de textile de Pol-e Khomri avec une
Des relations fluctuantes avec le Pakistan: Vote                production de 12 millions de mètres de tissu par an et les
négatif de l’Afghanistan concernant l’adhésion du Pakistan      usines hydroélectriques de Tchak-e Wardak (4000 KW) et de
aux Nations unies le 30 septembre 1947, tension en 1955,        Pol-e Khomri (9000 KW). La culture du coton est introduite
rupture des relations diplomatique avec le Pakistan de sep-     dans le nord. Plus tard apparaissent l’usine de textile de Gol-
tembre 1961 à juin 1963.                                        Bahâr avec une capacité annuelle de 35 millions de mètres
                                                                et l’usine hydroélectrique de Saroubi, avec une capacité de
De bonnes relations avec les autres voisins de                  22000 KW.
l’Afghanistan et une insertion du pays dans le
concert international : Adhésion de l’Afghanistan aux           Un développement spectaculaire de la scolarisa-
Nations Unies le 9 novembre 1946, signature d’un traité         tion : De 1931 à 1972, le nombre d’écoles passe de 22 à
d’amitié avec l’Inde en 1955, accords frontaliers avec l’URSS   3972, le nombre d’instituteurs de 105 à 21920, le nombre

Les Nouvelles d’Afghanistan n°118                                                                                            3
HISTOIRE

d’élèves de 1350 à 760 000. Création de la faculté de mé-
decine de Kaboul en 1932, de l’Université en 1946, de la
faculté de médecine de Djalalabad en 1963.                                                            Chronologie
Un effort global de démocratisation : Malgré quel-                         15 octobre 1914 : Naissance à Kaboul
ques périodes de durcissements dans la première partie du rè-              Encore enfant, il accompagne son père en France où il fait ses études
gne : élection à bulletins secrets pour la mairie de Kaboul en             primaires et secondaires (au lycée Janson de Sailly puis à Montpellier).
avril 1948, parution en 1951 de journaux indépendants vite                 Après l’intronisation de son père en 1929, Mohammad Zâher, qui fait
suspendus, arrestations d’intellectuels ou de personnalités                figure de prince héritier, retourne en Afghanistan en 1932. Il apprend les
(par ex. en 1957), promulgation d’une constitution libérale                rudiments de l’art militaire à l’école militaire avec un officier instructeur
en 1964, adoption de lois et de codes.                                     allemand et est nommé ministre de l’Education à 18 ans.
                                                                           8 novembre 1933 : A la suite de l’assassinat de son père, Mohammad
Un climat global de paix civile, malgré quelques                           Zaher, qui est l’aîné après la mort de Mohammad Tâher (mort en prison
                                                                           sous le règne d’Habibollâh Kalakâni), est choisi pour monter sur le trône,
périodes de trouble                                                        mais c’est son oncle paternel, Hâchem qui devient premier ministre et
                                                                           exerce la réalité du pouvoir.
Un début d’émancipation des femmes : La reine                              9 mai 1946 : Hâchem est contraint de démissionner par le roi désireux
apparaît dévoilée (1956), fin de l’obligation pour les femmes              de prendre une part plus importante dans les affaires de l’Etat et de
de porter la voile (31 août 1959), ouverture d’écoles de filles,           mettre en place des méthodes de gouvernement plus conformes aux
nomination de ministres femmes.                                            règles internationales. Chah Mahmoud, autre oncle du roi, plus libéral,
                                 Eléments reccueillis par Etienne Gille.   le remplace.
                                                                           6 septembre 1953 : Démission de Châh Mahmoud et nomination de
                                                                           Mohammad Dâoud au poste de Premier ministre.
                                                                           Mars 1963 : Remplacement de M. Daoud par Mohamad Youssof au
                            Hommage
                                                                           poste de Premier ministre. C’est le premier Premier ministre à ne pas
                                                                           faire partie de la famille royale. Suivent ensuite les gouvernements
    Dès notre mariage, Sabrina et moi-même rêvions d’une exis-
                                                                           Maïwandwâl (1965), Etemâdi (1967), Abdul Zâher (1970), Moussâ
    tence plus riche, plus colorée, celle d’un Orient mythique.
                                                                           Chafiq (1972).
    Professeurs d’anglais au lycée Jeanson de Sailly à Paris dans
    les années 60, j’apprends que le roi d’Afghanistan y a été élè-        1er octobre 1964 : Promulgation d’une constitution « démocratique ».
    ve et m’en ouvre au proviseur qui me remet pour sa Majesté             C’est cette constitution qui sera remise provisoirement en vigueur après
    une lettre de recommandation débutant ainsi : « Un proviseur           le départ des Tâlebân.
    peut toujours s’adresser à un ancien élève, fût-il devenu roi de
    son pays… »                                                            1971-72 : Période de sécheresse et de famine qui provoque cent mille
    Nantis de ce précieux sésame, nous prenons en voiture le               morts et de nombreux déplacés. Le roi et son gouvernement sont vive-
    chemin de l’Asie pour un voyage hors du commun qui va du-              ment critiqués pour ne s’en être souciés que très tardivement.
    rer quatre ans et demi, dont plus d’un an pour le seul Afgha-          17 juillet 1973 : Renversement du roi par Daoud (cousin et beau-frère
    nistan. La lettre du proviseur nous en vaut une autre éma-             du roi) qui proclame la République, alors que le roi est en vacances en
    nant du roi qui demande aux autorités provinciales afghanes            Italie. Zaher Chah y demeure dès lors en exil.
    d’aider un jeune couple français à découvrir les us et coutu-
    mes de ce pays, la lettre se terminant par cette formule : «           27 avril 1978 : Les communistes prennent le pouvoir au bénéfice
    Montrez-leur l’Afghanistan ». A la parution de notre premier           d’un coup d’Etat sanglant et le démettent de sa nationalité. De 1978
    album sur ce pays, Mohammad Zâher Châh va jusqu’à nous                 à 2002 : Durant la guerre de Résistance qui s’installe, plusieurs partis
    accorder l’autorisation exceptionnelle de nous rendre dans             militent pour son retour tandis que d’autres, les partis islamistes, s’y
    le corridor du Wakhan. Nous partageons l’existence de ce               opposent. Lui-même reste discret, se contentant de suivre de près les
    qui va être la dernière caravane sur le toit du monde, une             événements et de publier de temps à autres des communiqués. A plu-
    mémorable expédition avec les Kirghizes du Pamir qui, pour             sieurs reprises son entourage essaie de susciter la réunion d’une loya
    gagner leur campement d’hiver à 4000 m d’altitude, utilisent           djirga (Grande assemblée traditionnelle) en vue de mettre fin au conflit,
    comme voie de passage la rivière gelée. Cette « Caravane de            mais en vain. Périodiquement il apparaît comme un recours possible,
    Tartarie » symbolise la plus remarquable aventure de notre             mais, semble-t-il, le Pakistan n’en veut pas.
    carrière photographique. Lorsqu’en 1980 paraît « Mémoire de            Septembre 1991 : La nationalité afghane lui est rendue par Nadjibullah,
    l’Afghanistan », le roi en exil à Rome, nous adresse une let-          alors président du régime communiste qui cherche à le réintégrer dans
    tre émouvante : « Vous nous faites redécouvrir notre pays » et         un processus de « réconciliation ».
    nous exprime son affection.
    De ce personnage, parfait gentleman farmer, discret, bien-             4 novembre 1991 : Il est blessé dans un attentat contre sa personne par
    veillant et emprunt de noblesse, nous gardons le souvenir              un faux journaliste portugais.
    d’un temps de paix que le souverain sut instaurer dans son             19 avril 2002 : Retour en Afghanistan. En juin il inaugure la loya djirga
    pays avant qu’un destin cruel ne jette celui-ci dans un long           destinée à mettre en place les institutions provisoires.
    malheur.                                                               Il reçoit le titre honorifique de « Père de la nation ».
    Nous saluons ici sa mémoire avec émotion et comme il est
    dit en terre d’Islam : « Que Dieu soit content de lui ! »              23 juillet 2007 : Décès. Le gouvernement décrète un deuil de trois jours.
                                                                           Zaher Châh a eu six fils et deux filles. Deux sont encore en vie.
                                   Roland et Sabrina MICHAUD.

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HISTOIRE

      Le Roi a traversé près de 75 ans
            d’histoire afghane
                                                       par E. CASTEL-DOMPIERRE*

  Les visiteurs français de marque à Kaboul, se faisaient tous,           dérablement dans la région, le vieil adversaire britannique
jusqu’à ces derniers mois, un point d’honneur de rencontrer               quitte l’Inde, le Raj disparaît au profit de deux nations l’Inde
ce très digne et très vieux monsieur qui, les recevant avec une           et le Pakistan mais pourtant le « grand jeu » se poursuit et
immense courtoisie dans les communs et les jardins du Palais              les Etats-Unis, prenant très vite la place de la Grande-Breta-
qui fut le sien, savait leur parler, avec grâce et émotion, dans          gne, lancent (en 1946) une action d’envergure en Afghanis-
un français aujourd’hui suranné, de ses jeunes années à Paris             tan (après une première mission dès 1942) face à l’influence
et Montpellier.                                                           grandissante de l’Union Soviétique.
   Les hôtes du Président Karzaï n’auront plus le privilège de              Le Roi, à partir de 1946, impulse une modernisation
rencontrer celui qui régna officiellement à Kaboul 40 ans et              d’abord dans le domaine agricole : l’Afghanistan consacre
demeura, pendant plus de 70 ans, un acteur essentiel de la vie            une partie des réserves accumulées au cours de la guerre à
politique afghane.                                                        de grands projets de valorisation agricole dans les bassins
   Le jeune Prince quitta la France au début des années trente            de l’Helmand et de l’Arghandab au sud du pays (efforts qui
mais il n’est sans doute pas faux d’affirmer que, toute sa vie,           seront relayés à partir des années 50 par des crédits améri-
il demeura fidèle à cette formation intellectuelle dans les éco-          cains puis l’intervention directe de l’US Aid). L’éducation,
les de la République, au sein de ces lycées français de l’entre-          qui avant-guerre restait confinée à un modèle mis en place
deux-guerres où il avait pu lire (et aimer) les classiques des            dans les quelques écoles de Kaboul soutenues par les gou-
siècles passés et les grands auteurs de son temps (Proust et              vernements étrangers (au premier rang desquelles les lycées
Gide notamment). Fidèle lecteur du Monde depuis sa créa-                  Esteqlal et Malalaï), va elle aussi bénéficier d’un développe-
tion, observateur très attentif de la vie sociale et culturelle           ment important dans le primaire et le secondaire mais égale-
française, fin connaisseur de son personnel politique d’avant             ment le supérieur (création de l’Université de Kaboul en mai
et d’après guerre, il conserva jusqu’à la fin de sa vie la nos-           1945). Cette modernisation sera accélérée à partir de la fin
talgie de la France de sa jeunesse.                                       des années cinquante par l’ouverture du pays et notamment
                                                                          par l’émancipation des femmes et des jeunes filles, cette ré-
                                                                          volution qui avait coûté son trône à Amanullah. En effet, à
Un roi timidement moderniste                                              partir de 1959, des membres de la famille royale puis, peu à
                                                                          peu, les femmes issues de la bourgeoisie éclairée de Kaboul
   Mohammed Zaher Chah, rentré à Kaboul en 1932, confron-                 quittent le tchadri, prélude à un rôle de plus en plus important
té très vite à la mort de son père et devenu roi à peine sorti de         des femmes dans la société afghane.
l’adolescence, règnera pendant longtemps par procuration.                   A partir de 1953 le Premier Ministre est le Prince Daoud,
Ses oncles, d’abord Hachem (jusqu’en 1946) puis le réputé                 son cousin, qui avait sans doute ses propres vues sur la politi-
plus libéral, Chah Mahmoud (jusqu’en 1953), exerçant le                   que. Zaher Chah poussait néanmoins avec sa discrétion cou-
pouvoir en son nom en tant que Premiers Ministres. L’ouver-               tumière son pays vers plus d’ouverture et de développement.
ture du pays (notamment par l’envoi d’étudiants à l’étranger)             Mais il y avait, bien sûr, les Afghans si indociles… Les tribus,
lancée par Amanullah au cours des années 20 (et qui aura été              d’abord, qui restaient toujours remuantes, avec des révoltes
funeste à ce monarque moderniste) sera poursuivie, très pru-              en 1933 (Mohmands), 1937 (Mohmands encore et Chinwa-
demment, par les oncles du Roi qui sauront également préser-
ver la neutralité de l’Afghanistan au cours du second conflit
mondial (malgré de fortes pressions contradictoires entre
Allemands et alliés). Zaher Chah gardera toujours le souve-
nir de la Loya Djirga exceptionnelle qui décida, en 1941, de
cette neutralité mais également de ne pas livrer à l’Empire
Britannique les Allemands résidant en Afghanistan.
   Dès l’immédiat après-guerre, les choses évoluent consi-
* Observateur attentif de la situation en Afghanistan depuis la fin des
années 70.                                                                                           Un billet de banque de 1949 à l’effigie du roi.

Les Nouvelles d’Afghanistan n°118                                                                                                                      5
HISTOIRE

ris), 1945 (vallée de la Kunar), 1948 (Safis) et 1957 (Djadjis)    significativement leur aide économique dès la fin des années
pour les plus marquantes… rendant plus essentiel encore le         50 et l’administration Kennedy enverra en nombre les jeunes
rôle de l’armée garante de la paix civile. Les mollahs, ensui-     du Peace Corps dans le pays. Par ailleurs, celui-ci, jusque là
te, généralement obscurantistes (et assez peu considérés par       très fermé aux étrangers, s’ouvrira au tourisme en 1963 et
les tribaux comme par les citadins), garderont toutefois une       peu à peu deviendra une destination appréciée d’une jeunesse
influence et, à partir des années 60, les militants islamistes     en quête de sens et d’authenticité !
formés à l’étranger (Le Caire comme Qom), contesteront de             Beaucoup d’Afghans se souviennent de ces années 60
plus en plus vivement la modernisation du pays. Les commu-         comme un âge d’or dans les villes et, même à la campagne,
nistes enfin, de diverses tendances opposées, qui ne s’accor-      les progrès seront notables (ouverture d’écoles, début de mise
daient que sur leur volonté de promptement faire tomber la         en place de dispensaires, création d’un réseau de routes se-
Monarchie « rétrograde ».                                          condaires désenclavant les innombrables vallées, grands tra-
   Tous ces opposants résolus, peu soucieux de contradiction,      vaux hydrauliques, appui à l’amélioration de l’agriculture).
étaient bien souvent issus des rangs de l’aristocratie ou pro-     Le Roi, lui-même, avec sa ferme de Karez-e Mir montre la
ches de la maison royale voire même avaient été élevés en          voie et cultive son personnage d’aristocrate aux goûts sim-
son sein comme, par exemple, Babrak Karmal.                        ples bien conformes à ceux de son peuple (il aime bien aller
                                                                   à la chasse près de Ghazni ou dans la belle vallée d’Adjar).
                                                                   Et nombreux sont encore les Afghans d’un certain âge qui,
Un âge d’or ?                                                      aujourd’hui, devant les cortèges de voitures officielles lour-
                                                                   dement protégées, rappellent que le Roi conduisait lui-même
   Ils profitaient tous également de la volonté démocratique       sa voiture et s’en allait suivi seulement (et d’assez loin) par
du Roi qui, en 1963, obtenait le départ de Daoud et poussait       un véhicule de police chargé d’éventuellement suppléer aux
à la rédaction d’une nouvelle constitution (adoptée en 1964)       pannes du véhicule royal.
faisant de l’Afghanistan une monarchie constitutionnelle.             Hélas, le début des années 70 sera plus tragique. La grande
Rédigée par un juriste français, cette constitution afghane        sécheresse de 1971 – 1972 qui frappera le nord du pays et
qui s’inspirait souvent de celle de la Vème République ne          fera plus de cent mille morts et de très nombreux déplacés va
donna malheureusement pas ce modèle de parlementarisme             ternir l’image du Roi. Beaucoup, en Afghanistan comme par-
rationalisé prôné par les pères de la constitution française.      mi les membres de la communauté internationale, critique-
L’inexpérience démocratique des élus (et peut-être de tout le      ront la relative indifférence des autorités face au drame des
corps social afghan) est sans doute pour une bonne part dans       paysans afghans. L’aristocratie afghane et le Roi lui-même
l’échec final de cette initiative fondamentale du Roi…             porteront, aux yeux du peuple, la responsabilité de l’inertie
   Dans ces années d’après-guerre où graduellement le Roi          de l’administration voire de sa corruption. Pour une part, le
prend plus d’ascendant sur les choses publiques, l’environ-        pacte avec le peuple afghan sera brisé au cours de ces mois
nement international de l’Afghanistan se modifie. Et d’abord       de sécheresse.
apparaît un pays nouveau, le Pakistan qui enflamme la re-             L’instabilité du régime parlementaire, l’agitation de plus
vendication afghane sur les populations pachtounes, séparées       en plus vive des groupes extrémistes (étudiants de gauche et
depuis 1893 (indûment selon Kaboul) par la ligne Durand.           islamistes), les effets de la sécheresse sur le renom de la mo-
Seul pays à voter contre l’admission du Pakistan à l’ONU           narchie poussent finalement, en juillet 1973, le prince Daoud
en 1947, l’Afghanistan inaugurait des décennies de tension         à renverser le régime (révolution de palais sans effusion de
avec son voisin de l’Est… Relations rythmées par les cri-          sang appuyée par l’armée) et à proclamer la République. Le
ses entre les deux pays avec des fermetures de frontières          masque sévère du Sardar Daoud remplaçait l’image un peu
en 1950, 1953 et surtout de 1961 à 1963 (avec la rupture           lointaine d’un Roi d’Afghanistan qui, pour beaucoup de ses
des relations diplomatiques), le Sardar Daoud faisant de la        farouches sujets (y compris au sein de sa propre famille),
question du Pachtounistan, un point central de sa politique        aimait sans doute un peu trop la chasse, les vacances en Italie
étrangère. Cela entraîne, bien sûr, des répercussions sur les      et la culture française.
alliances avec les Etats-Unis et l’URSS dans cette période de
guerre froide et notamment la décision de Washington (allié
du Pakistan), en 1953, de ne pas participer à la formation des
cadres de l’armée afghane. L’URSS ne manquera pas de sai-
                                                                   L’exil
sir cette occasion inespérée et formera, à partir de cette date,     Et il y aura donc l’exil…à Rome.
l’ensemble des hauts responsables militaires. Cela ne sera pas       Cet exil, d’abord assez rapidement accepté (presque sans
sans conséquence dans un pays où, compte tenu du caractère         regret semble t-il) mais qui, bien vite, changera radicalement
remuant des tribus, la chose militaire reste essentielle. Rapi-    de sens, avec le renversement sanglant du Sardar Daoud en
dement conscients de cette erreur, les Etats-Unis accroîtront

                                                                                                           Le roi à travers les timbres

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HISTOIRE

1978 et les premières années d’une longue tragédie pour le
peuple afghan (extermination des familles proches de l’an-
                                                                    Que retenir ?
cien régime comme des élites religieuses, révoltes dans les           De ces cinq dernières années à Kaboul au crépuscule d’une
provinces, début de l'exode des paysans vers le Pakistan ou         si longue vie, que retenir ? Le très jeune aristocrate, féru
l’Iran et enfin luttes internes féroces, pour aboutir à l’inter-    d’auteurs français, si inquiet devant ce pays tellement arriéré ?
vention soviétique de décembre 1979). Alors le Roi sera plus        Le jeune monarque dont les oncles sévères contrôlent les faits
présent… Certains chefs de la Résistance se réclameront de          et gestes et gouvernent en son nom ? Le souverain qui peu à
son patronage et, au début, nombre de groupes de résistants         peu, lentement, discrètement, trop discrètement peut-être, es-
dans les campagnes libérées seront proches des idées roya-          saie de faire prévaloir ses idéaux ? Le monarque voyant son
listes.                                                             dessein trahi par des hommes politiques trop frustes ou, par-
   Peu à peu, le poids des islamistes (très peu favorables au       fois trop habiles ? Ou enfin, le Roi trahi par son cousin et beau-
monarque), le manque de consistance de beaucoup de chefs            frère qui, toujours avec discrétion, se détermine à l’exil dans la
se réclamant du Roi, l’influence du Pakistan (institué, sans        belle, trop belle sans doute, capitale italienne.
doute à tort, fondé de pouvoir des Etats-Unis pour le sou-             Il y a eu cette longue période de déchirements où chaque
tien à l’Afghanistan), toujours très opposé au Roi du fait du       année qui passait voyait les souffrances du peuple afghan se
Pachtounistan et aussi l’éloignement du terrain, vont faire         prolonger et s’aggraver. De Rome, bien sûr, on n’était sans
que le monarque perdra, peu à peu, en Afghanistan même (et          doute pas en première ligne aux côtés des résistants mal armés
surtout auprès des combattants) le prestige qu’il conservait        ou avec les réfugiés démunis de tout qui fuyaient les bombar-
au tout début de la lutte contre les Soviétiques. L’Iran, quant     dements et arrivaient, désespérés, dans d’immenses camps au
à lui, toujours réticent à tout ce qui pouvait s’apparenter à       milieu du brûlant désert baloutche ou dans les maquis aux ar-
une restauration monarchique, ne permit guère aux Hazaras,          bustes clairsemés des zones tribales. L’exil était lointain certes
majoritairement installés sur son sol, de se réclamer du mo-        mais les émissaires, nombreux, savaient rappeler que là-bas,
narque qui, largement, avait été leur protecteur face à la tradi-   un peuple se battait et souffrait.
tionnelle et pesante domination des nomades pachtounes.                Comme on peut regretter qu’en ce début de l’année 80 où le
   Toutefois, en 1987-1988 encore, il demeurait largement           pays tout entier attendait un message d’espoir et de résistance,
préféré, face à tous les chefs modjahedin, dans le coeur des        une proclamation condamnant irrévocablement l’invasion so-
Afghans réfugiés au Pakistan. La publication par Bahoddin           viétique et enjoignant aux Afghans, à tous les Afghans, de ré-
Madjrouh du sondage qui révélait cette préférence coûtera la        sister. Peut-être, alors, les choses auraient–elles été autres….
vie au poète.                                                          Et pourtant, le vieil homme, très âgé, est revenu dans sa ca-
   Les atroces luttes de pouvoir entre modjahedin du début des      pitale… Il a dans ses toutes dernières années de vie, essayé de
années 90 devaient occulter la voix de la raison qui parfois        contribuer au rétablissement de son pays… Il a présidé cette
venait de Rome. Toutefois, régulièrement on parlait d’une le-       première Loya Dirga. Il est devenu (sans opposition véritable),
vée en masse, dans le sud, de tribus royalistes qui au nom du       le Père de la Nation et, sans doute aurait-il pu, aurait-il souhai-
Roi devaient libérer le pays de l’arbitraire… On annonçait, à       té faire plus…. On peut regretter que les mentors américains,
Kandahar, le vieux monarque ou, parfois son gendre, le sar-         n’aient jamais voulu lui permettre de faire la tournée des vil-
dar Abdul Wali… Certains émissaires étaient même venus              les et des provinces afghanes avec Hamed Karzaï. Sans doute
jusqu’au Pakistan pour préparer les voies du retour à la Paix       nombre de ceux qui, aujourd’hui, ont mis leur pas dans ceux
mais, bien sûr, les combats reprenaient soudain et alors que        des Tâlebân auraient envisagé d’autres chemins… L’Améri-
les services pakistanais protestaient de leur innocence quant       que a toujours été réticente aux restaurations monarchiques et
aux affaires afghanes, les espoirs de bien des Afghans étaient      trop bienveillante, sans doute, aux voix d’Islamabad…
réduits, une nouvelle fois, à néant....                                Alors, le vieux Roi a reçu bien des hôtes étrangers. Il a tant
   Vinrent les Tâlebân…. Ils étaient du sud, pachtounes et          de fois accueilli, toujours écouté, parfois conseillé, quelque-
parfois, chez certains, on sentait une certaine nostalgie pour      fois même ordonné… Beaucoup se souviennent avec émotion
le Roi… Mais les plus jeunes ne savaient rien des années 60         de ces conversations, dans le secret de ce palais, où il aimait
ou 70, ils n’avaient connu que la fin de la guerre soviétique       à évoquer sa jeunesse, la politique française dont il était fin
et les exactions des commandants, le Roi n’était qu’un per-         connaisseur et les Grands de ce monde rencontrés durant son
sonnage un peu mythique seulement présent dans le discours          règne (et bien souvent il évoquait la mémoire du Général de
des anciens….                                                       Gaulle dont il se disait le fervent admirateur). Il parlait égale-
   Pourtant, pour beaucoup d’anciens chefs modjahedin (Rab-         ment de ce « jeune M. Karzaï » dont il espérait qu’il pourrait,
bani, Massoud et même Sayyaf et les chefs hazaras, voire            lui aussi, sortir un jour de sa réserve et tous ses regrets de ne
Dostum), le recours au Roi, face aux étudiants en théologie,        pouvoir aller dans le sud berceau de sa famille, le nord où
devenait plus envisageable. Des rencontres étaient organi-          les tchapandoz l’attendaient avec impatience et surtout dans le
sées, au Proche-Orient en Europe, à Rome…. Mais l’Amé-              centre, vers sa chère vallée d’Adjar où le gibier était si beau.
rique restait indifférente et le Pakistan hostile… Alors la         Et puis, on se souviendra surtout de cette sortie aux portes de
guerre se poursuivait…                                              Kaboul, dans sa ferme de Karez-e Mir, là où ne demeuraient
   L’attentat contre Massoud, l’attaque de New York, l’assaut       que des ruines et un pigeonnier qui, encore fièrement, bravait
contre les Tâlebân allaient faire basculer l’échiquier afghan.      les destructions et symbolisait sans doute la fierté du peuple
Et en décembre 2001, intervenaient les accords de Bonn avec         afghan. De cette escapade-là, le vieux Roi revint en larmes car
l’intronisation d’une autorité intérimaire dirigée par Hamed        sans doute on ne doit jamais essayer de remonter le temps.
Karzaï…. Les monarchistes étaient présents à Bonn, le Roi              Aujourd’hui, Mohammed Zaher Chah est mort. De ces der-
avait été consulté… peut-être les choses changeaient. En            nières années où il aura été si proche, peut-être pour la pre-
avril 2002, après 29 années d’exil, le vieux Roi revenait à         mière fois, de son peuple, on pourra dire que non, pour lui, la
Kaboul…. Cinq années plus tard, vieillard recru d’épreuves,         vieillesse n’aura pas été un naufrage…
il s’éteignait dans cette même ville de Kaboul.

Les Nouvelles d’Afghanistan n°118                                                                                                  7
ONG

                       La neutralité des ONG
                                                   par Pierre LAFRANCE*

Organisations non gouvernementales, les ONG peuvent parfois apparaître,
volens nolens, comme ayant des liens privilégiés avec les autorités des pays
où elles exercent ou avec les gouvernements qui les financent ou les protègent.
Elles peuvent aussi, du fait de leur attachement aux droits de l’homme, être
amenées à critiquer gouvernements ou forces d’opposition. Pierre Lafrance
rappelle quelques principes définissant où se situe la neutralité des ONG.

  Il y a quelques mois, l’action si justement célébrée de l’Ab-     mais hors de toute influence comme de tout présupposé.
bé Pierre qui venait de mourir nous a rappelé une évidence:         Bref, les ONG sont neutres.
quels que soient les efforts encouragés ou entrepris par les          Cela veut dire, en particulier, qu’elles ne sont, à priori,
Etats pour organiser la solidarité nationale par la croissance      ni amies ni ennemies des Etats, des partis politiques, des
économique, le prélèvement fiscal et la redistribution sociale      convictions religieuses. Elles tiennent simplement compte de
et quel que soit l’enrichissement global d’une population, les      leur existence et ne prétendent nullement faire des uns ou
cas de détresse insupportable, de vie misérable que nul toit        des autres leurs instruments puisqu’elles pallient et de ce fait
n’abrite, de malnutrition paraissent innombrables et hors du        sanctionnent leurs carences ou déficiences.
champ d’action des gouvernements, du moins au stade actuel            A contrario, elles ne peuvent en aucun cas devenir les ins-
de la civilisation.                                                 truments de quelconques institutions, tendances, croyances.
   La carence des solidarités gérées par la voie officielle ou      Si les unes et les autres viennent en renfort à leur action, elles
attendues de la seule vertu du lien économique rend urgente         en profitent pour mieux l’accomplir ; si au contraire, elles y
l’intervention d’acteurs bénévoles mus apparemment par leur         font obstacle, elles s’efforcent de les contourner mais s’inter-
sensibilité dite « humanitaire », mais, plus profondément, par      disent de les affronter.
un refus viscéral, lié à l’instinct de survie, de voir l’humanité     Ces banalités méritent d’être rappelées, car elles rendent
devenir inhumaine.                                                  compte du rejet par les ONG de toute affiliation. S’il apparaît
   Ce qui s’applique à la France comme à d’autres pays ne           parfois souhaitable de les compter, de les recenser on ne de-
peut que s’appliquer aussi à l’Afghanistan. La mission des          vrait jamais pouvoir les « cataloguer ».
ONG y est donc de fournir une aide que ni l’Etat, ni les or-
ganisations internationales, ni le secteur privé ne peuvent ap-       Il est donc clair que si les évolutions politiques, économi-
porter alors que cette aide est urgente soit pour secourir les      ques, sociales de l’Afghanistan préoccupent les ONG, celles-
détresses soit pour les prévenir.                                   ci n’ont pas pour objectif d’y intervenir en tant que protago-
                                                                    nistes d’un conflit.
                                                                      En d’autres termes, si les populations, déçues par certains
Indépendance politique                                              développements récents, ont la nostalgie de l’ordre imposé
                                                                    par les Tâlebân, si, au contraire, elles rejettent cet ordre pour
   Il est donc clair que les ONG agissent de leur propre ini-       lui en préférer un autre, cela n’a pas d’incidence sur la stra-
tiative et conçoivent leurs programmes sans autre visée que         tégie des ONG qui vise seulement à mettre ces populations
celle inscrite dans leur nature comme dans leurs statuts.           à l’abri de la détresse, de la misère et autres atteintes à leur
   Elles peuvent et même doivent s’assigner une stratégie,          dignité.
                                                                      C’est cette volonté de placer leur propre action hors du
                                                                    champ politique qui leur vaut d’être respectées, comprises
* Ambassadeur de France, président de Madéra                        ou, à tout au moins, supportées.

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ONG

  Le non-engagement des ONG                                                                                 Programmes NSP
   Il ne peut donc être question pour elles de s’engager aux                                                   Que dire par contre des NSP ? Ce programme de dévelop-
côtés de toute partie à un conflit armé. Ce fut là le choix de la                                           pement participatif et intégré procède d’une stratégie de lutte
Croix Rouge dès sa création et l’on peut dire sans risque d’er-                                             contre la pauvreté, stratégie voisine de celle des ONG. On se
reur que le CICR [Comité International de la Croix-Rouge],                                                  trouve alors dans le cas où l’action institutionnelle et celle
apte à être l’interlocuteur de tous les belligérants et de tous                                             des ONG pourraient converger. La jonction entre l’une et
les régimes pour le bien du droit et de l’action humanitaires,                                              l’autre devient possible. Il reste que l’issue la plus souhaita-
est un exemple que les autres ONG tentent de suivre.                                                        ble de cette coopération est que l’Etat Afghan, les institutions
   Un attachement aussi résolu au non-engagement en tant                                                    internationales et les communautés locales finissent par met-
que condition efficace d’une aide aux populations peut heur-                                                tre en œuvre un tel programme sans les ONG en recourant au
ter telle ou telle conviction. Il revient à ceux qui préfèrent                                              besoin à des opérateurs privés, tandis que les ONG conce-
l’engagement à la neutralité d’inscrire leur action dans un                                                 vront et appliqueront des programmes obéissant aux mêmes
autre cadre que celui des ONG ordinaires, et d’annoncer                                                     principes, là où les institutions font défaut.
ouvertement leur appartenance.                                                                                 Il va de soi que les ONG ne sauraient, sans trahir leurs
                                                                                                            objectifs fondamentaux jouer le rôle d’un secteur privé au
  Si les ONG apparaissent le plus souvent comme des ordres                                                  rabais et par là masquer les incohérences d’une économie.
mendiants elles ne sauraient laisser les bailleurs de fonds                                                 Imagine-t-on le gouvernement français résoudre la crise du
dicter leur conduite pas plus que les moines errants, les ma-                                               logement en confiant, moyennant quelques aumônes, aux
langs, les Sâdhus ne se placent au service de ceux qui leur                                                 compagnons d’Emmaüs ou aux enfants de Don Quichotte
font l’aumône.                                                                                              le soin d’aider les sans logis à se construire des habitations
                                                                                                            de fortune ? Cela équivaudrait à une démission du pouvoir
                                                                                                            politique de la tâche élémentaire de mettre en harmonie ses
ONG et PRT                                                                                                  politiques sociale et économique.
                                                                                                               Les ONG sanctionnent les imperfections mais ne sauraient
   Ces considérations permettent de mieux comprendre la                                                     contribuer à les perpétuer en les rendant plus supportables.
différence radicale séparant les ONG des PRT [équipes de
reconstruction provinciale, dépendant des structures militai-
res]. On sait que les secondes répondent comme l’a fort bien
montré l’article d’Alain Labrousse (Les Nouvelles d’Afgha-
nistan n° 116 du mois de février 2007) à des préoccupations
politico-militaires dans une guerre qui, même appelée pacifi-
cation, n’en est pas moins une.
   Ce sont des institutions parmi d’autres, dont certaines ac-
tions font obstacle au travail des ONG ou qui parfois ont des
effets bénéfiques à plus ou moins long terme pour la popu-
lation. En tout état de cause, ce ne sont pas des acteurs neu-
tres et les ONG doivent redoubler d’efforts pour ne pas être
confondues avec ces « équipes provinciales » surtout quand
celles-ci tendent à prendre l’aspect extérieur d’ONG en fai-
sant intervenir sur leur théâtre d’opérations des acteurs vêtus
de costumes civils et se déplaçant dans des véhicules bana-
lisés. Pourrait-on admettre que des unités militaires se dissi-                                               Le conseil de développement communautaire (CDC) est composé de membres élus de la
                                                                                                              communauté, dans le cadre du fonctionnement du Programme de Solidarité Nationale.
mulent en arborant des croix rouges ?                                                                         Photo Madera

  Les Nouvelles                                                                                               Afrane
                                                                                                              Permanence: 16 passage de la Main d’Or -75011 Paris
  d’Afghanistan                                                                                               Tel. : (33) 01.43.55.63.50
                                                                                                              L’association Amitié Franco-Afghane (Afrane) a été fondée au début
  La revue LES NOUVELLES D’AFGHANISTAN est une revue trimes-                                                  de 1980, en réponse à l’occupation militaire de l’Afghanistan par
  trielle éditée par AFRANE (Amitié Franco-Afghane). Les opinions                                             les Soviétiques. Organisme d’aide humanitaire, Afrane ne souhaite
  émises dans les articles n’engagent que leurs auteurs. Titres et sous-                                      qu’aider les Afghans et ne se situe dans la mouvance d’aucun pati
  titres sont de la responsabilité de la rédaction.                                                           politique. Elle soutient à présent prinicpalement des projets éducatifs.

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                                                              Tout règlement à l’ordre d’AFRANE, merci.
Les Nouvelles d’Afghanistan n°118                                                                                                                                                                                       9
RECONSTRUCTION

                       Tchagha-Saraï
                  janvier 1967 – mars 2007
                                                                    par Jean BRAUD*

Jean Braud fait presque partie aujourd’hui des « barbes blanches » de la pro-
vince du Kounar. Il y a travaillé entre 1967 et 1969, puis effectué des séjours
sous presque tous les régimes. Il délivre ici ses impressions sur les évolutions
qu’il a observées entre son premier séjour à Tchagha Saraï, chef-lieu du Kou-
nar, et sa dernière visite cette année. Plutôt que d’impressions, il s’agit de no-
tations presque brutes, faisant ressortir un développement économique certain
au-delà des nombreuses vicissitudes politiques et donnant de la situation une
image assez différente de celle projetée par les médias.

  Le début de mon premier séjour en Afghanistan date de
janvier 1967. Il a duré trois ans et s’est déroulé à Salar-Bagh
à cinq kilomètres de Tchagha-Saraï. La mission a consisté à
monter et mettre en fonction une scierie-menuiserie et à en
former le personnel. J’ai aussi formé une vingtaine de jeunes
Nouristanis au travail traditionnel du bois : sculpture, coffres,
chaises, décors de maison… Cette activité m’a amené à me
déplacer fréquemment dans le Nouristan. Je ne suis revenu
dans le Kounar qu’en 1988 quelques jours après l’entrée des
modjahedin dans la ville.

                                                                                                                   Paysage du Kounar. Photo J. Braud 1969

                                                                                      Dans le cadre du programme forestier de Madera que j’ai
                                                                                   mis en place dans la vallée de Waïgal (au centre du Nouristan),
                                                                                   j’ai séjourné à plusieurs reprises à Salar-Bagh juste en face
                                                                                   de l’usine, tant sous le régime modjahed que taleb. J’ai eu
                                                                                   une interruption de fréquentation de quatre ans entre 2002
                                                                                   et 2007.

                                                                                   Fin des années 60
                 Les artisans ont acquis une grande expérience. Photo Jean Brand   (régime de Zaher Chah)
* Expert forestier, vice-président de Madéra, ONG française spécialisée              La vallée de la Kounar est une belle région agricole grâce
dans le développement rural en Afghanistan.                                        à une eau abondante et un climat propice. Les paysans réali-

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RECONSTRUCTION

sent deux récoltes par an : blé d’hiver récolté en mai, riz ou
maïs récolté en octobre. Dans les environs de Salar-Bagh je
n’ai observé que trois vergers, quelques champs de luzerne et
de rares petites parcelles de pavot. Les productions agricoles
sont peu diversifiées.
  Tchara-Saraï est un gros bourg agricole dont le bazar est
constitué d’une unique ruelle bordée d’une vingtaine de
boutiques en terre. Les marchands sont principalement des
épiciers généralistes, on trouve un boucher, deux boulan-
gers, une tchaïkhana et une famille sikhe vendant du tissu et
taillant des vêtements.
  Les bureaux du gouverneur, de style traditionnel, sont si-
tués au fond d’un beau jardin surplombant la rivière.
Une clinique abrite une petite équipe médicale provinciale.
Un pont sur le Petch construit par la coopération bulgare fa-
cilite l’accès à l’amont de la vallée.
  Une partie de nos simples manoeuvres portent des vête-
ments de toile grossière et sont chaussés de sandales en pneu                     Etat de l’atelier de menuiserie pillé par les modjahedin. Photo J. Braud. 1988
ou en paille. Leurs conditions de vie sont rudimentaires.
                                                                         d’une grande partie de la population, moins de la moitié des
                                                                         terres sont cultivées. Certaines zones plus éloignées sont complè-
Septembre 1988                                                           tement à l’abandon.
(régime communiste)                                                         Les modjahedin ont pillé l’usine de bois de Salar-Bagh, em-
                                                                         portant toutes les parties de machines facilement démontables.
   La garnison gouvernementale abandonne précipitamment                     Les ateliers ressemblent à un cimetière de machines mais
la ville sous la pression des modjahedin. Quelques semaines              les bâtiments sont en bon état. L’usine hydroélectrique a subi
auparavant leur dépôt de munitions a sauté. Une grande partie            le même sort.
de la population, liée à l’armée afghane et au régime, quitte
aussi la ville qui est en partie pillée. Je visite le site de la fosse
commune du massacre de Kerala (quartier de Tchagha-Saraï
où, à la suite d’une révolte, l’armée du régime communiste
                                                                         Septembre 1992
massacra tous les homme en 1979). L’époque de Daoud puis                 (régime modjahed)
du communisme a peu transformé Tchagha-Saraï. Une pe-
tite centrale hydroélectrique a été construite au confluent du              Madera installe un centre forestier et une pépinière à Salar-
Petch et de la Kounar. Le carrefour au centre du bourg a été             Bagh juste en face de l’ancienne usine de bois. Nous propo-
aménagé autour d’un rond-point avec en son centre un petit               sons au Ministère français des Affaires étrangères la remise
monument. Trois quatre immeubles en béton hébergent un                   en route de l’usine avec l’expertise préalable d’un ami fran-
nouveau bazar. Des services administratifs, en particulier le            çais ayant participé à sa mise en place. Finalement ce projet
service agricole provincial où je suis logé quelques jours, bé-          est abandonné.
néficient de bâtiments modernes.                                            A cette époque la vallée de la Kounar a retrouvé tout son
   A 10 km en aval de Tchagha-Saraï, à Nao-Abad, un nou-                 potentiel agricole d’avant la guerre. Le réseau d’irrigation a
veau pont franchit la Kounar permettant un accès facile au               été rapidement restauré, une partie importante des réfugiés
Pakistan (Badjaur) par le col de Nawapass. L’activité agri-              est rentrée. La reconstruction des maisons détruites est en
cole autour de Tchagha-Saraï est faible : du fait du départ              grande partie réalisée. Le bazar de Tchagha-Saraï est très
                                                                         animé, de nouvelles boutiques se construisent. Le pont de
                                                                         Nao-Abad sur la Kounar au sud de Tchagha-Saraï permet en
                                                                         hiver le transit routier de Peshawar à Chitral en évitant le col
                                                                         de Laworaï enneigé.
                                                                            Le chantier de la grande mosquée de Tchagha-Saraï finan-
                                                                         cé par les Wahhabites démarre. Les trafiquants pakistanais
                                                                         effectuent les premières coupes de bois dans la forêt nou-
                                                                         ristanie. Les bois équarris passent au Pakistan par Asmar et
                                                                         Nawapass.

                                                                         Période tâleb
                                                                         (1996-2001)
                                                                           Madera parvient tant bien que mal à maintenir son activité
                                                                         de développement agricole. Le contexte pachtoun de la pro-
                                                                         vince rend les Tâlebân moins arrogants.
                   Reste du dépôt de munitions. Photo J. Braud. 1988       Le gouvernement interdit l’exportation des bois et bloque

Les Nouvelles d’Afghanistan n°118                                                                                                                           11
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