Lettre posthume de Conrad de Michel Longtin : aspects formels, narratifs et épiphaniques Lettre posthume de Conrad by Michel Longtin: Formal ...

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Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique

Lettre posthume de Conrad de Michel Longtin : aspects
formels, narratifs et épiphaniques
Lettre posthume de Conrad by Michel Longtin: Formal,
Narrative, and Epiphanous Features
Sylvain Caron

Florilège de la recherche sur la musique du Québec (1997-2006).                     Article abstract
Numéro spécial pour le 40e anniversaire de l’ARMuQ/SQRM                             Michel Longtin’s most recent work, Lettre posthume de Conrad (2000) is no less
Volume 19, Number 1-2, Spring–Fall 2018                                             than a true Symphonic Poem. From the outset, however, the strictly musical
                                                                                    content of the piece is articulated in such a way that it is able to exist
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1069881ar                                       independently from the text, owing especially to the recurrence and
DOI: https://doi.org/10.7202/1069881ar                                              transformation of motives (continuous variation). To be sure, the narrative
                                                                                    value of the music in relation to the text is an ardently wished-for element on
                                                                                    the composer’s part, since the letter that served as its basis is printed with the
See table of contents
                                                                                    concert programme. The work’s true significance, nonetheless, cannot be
                                                                                    attained without a profound understanding of both text and music. It follows
                                                                                    that, in essence, the composition is of an epiphanous nature because it aims to
Publisher(s)                                                                        render transcendental values manifest.
Société québécoise de recherche en musique

ISSN
1480-1132 (print)
1929-7394 (digital)

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Caron, S. (2018). Lettre posthume de Conrad de Michel Longtin : aspects formels,
narratifs et épiphaniques. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en
musique, 19(1-2), 119–128. https://doi.org/10.7202/1069881ar

Tous droits réservés © Société québécoise de recherche en musique, 2020            This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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                                                                                   This article is disseminated and preserved by Érudit.
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                                                                                   Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                                   promote and disseminate research.
                                                                                   https://www.erudit.org/en/
D      urant les étés 1963 et 1964, alors qu’il
       était encore adolescent et étudiant en art
dramatique, Michel Longtin 1 a fait un stage au
                                                          Lettre posthume de
Banff School of Fine Arts. Au bistrot qu’il
fréquentait assidû ment, au hasard de ses con-
                                                          Conrad de Michel
versations, il rencontre un ingénieur routier,
Conrad Schleker. La sensibilité humaine et
                                                          Longtin : aspects
artistique hors du commun de cet homme le
touche vivement. Aussi, il noue avec lui une              formels, narratifs
relation d’amitié qui, pendant près de 20 ans,
ne se dément pas. Au cours de ces années,                 et épiphaniques
malgré la distance qui sépare Banff de
Montréal, ils se rendent visite et s’écrivent             Sylvain Caron
régulièrement. Or, un jour, Michel Longtin                (Université de Montréal)
reçoit de lui une lettre qui, hélas, sera sa
dernière.
    Pine Dock, Manitoba, 7 aoû t 1982                       prendre. Je glisse vers ma fin qui est peut-
                                                            être un recommencement, qui sait. Mais
    Mon ami, mon frère !                                    avant de partir, je veux te dire : je pense à
       Je vais mourir et j’ai tant souffert que je          toi et dans mon dernier souffle, j’emporte
    ne m’en plains pas. La mort me délivre de               avec moi ton surcroît d’ombres ! Vis, mon
    mon calvaire. Mais je ne t’en ai jamais                 frère ! Sois heureux !
    parlé. Je sens que je te dois ce dernier                À jamais ton ami,
    regard sur mes cinquante ans de vie, puis               Conrad Schleker
    je pars ! Le bonheur : ma mère. Sa beauté,
    son visage adoré : mon monde. Notre pro-               Après cette lettre, Michel Longtin mettra
    fond amour. Jusqu’à Baden-Baden, 1947 :             près de 20 ans avant de composer une pièce
    j’ai 14 ans. Temps troublés, pays ravagé            qui témoigne de la vie à la fois tragique et
    par la récente guerre. Nous rentrons un             sublime de l’ami perdu. L’occasion se présente
    soir. Des soldats ivres et en quête de              lorsque le Nouvel Ensemble Moderne (NEM)
    coupables, prenant mon uniforme pour                lui commande une œuvre en prévision d’un
    celui des anciennes Jeunesses hitlériennes,
                                                        événement conjoint avec Les Percussions de
    veulent m’exécuter. Ma mère s’interpose
    entre le fusil et moi. Je vois la balle tra-        Strasbourg. Le compositeur se met à la tâche
    verser sa tête. Mon univers éclate.                 et complète à l’été 2000 Lettre posthume de
                                                        Conrad, pour ensemble instrumental et six
      Devenir fou. Vouloir mourir, mais vivre           instruments à percussion. L’œuvre est créée
    malgré tout. Alors devenir autre. Mais est-         en septembre à Strasbourg, dans le cadre de
    ce vivre ? Recueilli par des parents                la série Musica 2000, Festival international
    éloignés, je survis. M’accrocher aux
                                                        des musiques d’aujourd’hui, puis rejouée en
    sciences. Devenir l’ingénieur routier que                                                               1   Né à Montréal en 1946,
    tu as connu. Tracer pour d’autres des               première nord-américaine le 8 novembre sui-             Michel Longtin a
    chemins, mais en moi, la noirceur.                  vant à la salle Claude-Champagne, dans le               étudié la composition
                                                        cadre des fêtes du cinquantenaire de la                 avec André Prévost et
      1960, c’est le miracle : rencontrer               Faculté de musique de l’Université de                   l’analyse avec Serge
    Thérèse, ma lumière et mon amour.                   Montréal.                                               Garant. Par la suite, il
    Bonheur, vie, travail cô te à cô te. Puis il y                                                              s’est consacré pendant
    a cinq ans, l’accident sur le chantier. Son            Lors de ces deux concerts, la lettre de              dix ans à la composi-
    visage écrasé sous le rocher instable que           Conrad Schleker a été reproduite dans le pro-           tion électroacoustique,
    personne n’aurait pu prévoir. Vivre encore                                                                  avant de revenir à la
                                                        gramme, afin que les auditeurs puissent                 composition instru-
    une fois des années d’enfer à plein temps.          établir des liens entre le texte et la musique.         mentale. En 1986, il a
    Puis, récemment, le diagnostic : tumeur au          D’emblée, le compositeur adopte une position            remporté le prix Jules-
    cerveau.                                            marginale par rapport aux tendances actuelles           Léger pour son œuvre
                                                        de la création instrumentale musicale québé-            de musique de cham-
       Mon ami, ma mémoire s’efface. Il ne
                                                                                                                bre Pohjatuuli, hom-
    reste que les douleurs : mes deux amours            coise, où jamais la musique n’est associée de           mage à Sibelius. Il est
    arrachés, et cette violence faite à leur tête       manière aussi directe à la narration d’un texte.        actuellement profes-
    comme à la mienne. Quel sens ? Je                   S’agit-il d’un retour à des idéaux artistiques de       seur titulaire à la Fa-
    l’ignore, et je ne me bats plus pour com-           l’époque romantique ?                                   culté de musique de
                                                                                                                l’Université de Montréal.

Parution
L        originale
 ES CAHIERS        OCIÉTÉLes
            DE LA Sdans      Cahiers
                          QUÉBÉCOISE de la Société EN
                                     DE RECHERCHE  québécoise  de .recherche
                                                      MUSIQUE, VOL  6        en musique, vol. 6, nos 1-2,       43
« Écrire sur la création musicale québécoise », septembre 2002, p. 43-51
Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, vol. 19, nos 1 et 2                                                   119
On sait que des compositeurs comme                  organique qui s’établit entre les divers élé-
                                  Berlioz, Liszt ou Richard Strauss ont composé          ments musicaux qui constituent la pièce. Ce
                                  des symphonies à programme. Mais, avec la              lien s’établit, à court terme, à l’intérieur de
                                  montée de la pensée formaliste au XXe siècle,          petites sections accolées en mosaïque, à
                                  ce courant a été abandonné au profit d’une             moyen terme, lorsqu’un motif traverse
                                  expression autotélique, c’est-à-dire où l’œuvre        plusieurs sections, et aussi à long terme,
                                  contient en elle-même ses propres significa-           lorsqu’un motif joue un rôle unificateur tout
                                  tions (Taylor, 1998, p. 526). Dès lors, on peut        au long de l’œuvre. Un motif peut être répété
                                  légitimement se poser une question :                   de manière intégrale ou partielle, et il peut
                                  pourquoi revenir au poème symphonique                  aussi comporter des variantes.
                                  alors que le genre a été abandonné ? Compte
                                                                                            Le tableau des motifs (voir pages suivantes)
                                  tenu de la sensibilité contemporaine, un com-
                                                                                         dresse la liste de ceux qui sont présents dans
                                  positeur peut-il prétendre donner à sa
                                                                                         l’œuvre, 16 au total, classés d’après leur ordre
                                  musique une signification préétablie, au détri-
                                                                                         d’apparition. Ce tableau permet de constater
                                  ment de tous les sens que l’audition peut sus-
                                                                                         que tous les motifs, sauf deux (O et P), appa-
                                  citer chez l’auditeur ?
                                                                                         raissent dans la première moitié de l’œuvre,
                                     Pour répondre à ces interrogations, je distin-      c’est-à-dire jusqu’à la section du solo de vio-
                                  guerai trois niveaux de compréhension de               loncelle (mes. 221-283). Ces derniers motifs
                                  l’œuvre : formel, narratif et épiphanique. Du          ne sont d’ailleurs pas véritablement nouveaux
                                  point de vue formel, je démontrerai que la mu-         puisqu’ils sont constitués d’éléments déjà
                                  sique peut être analysée pour elle-même, sans          entendus isolément.
                                  référence à ce qui lui est extérieur. Le matériau
                                                                                           Les motifs ne sont pas tous de même nature
                                  musical, tout entier issu de motifs timbraux,
                                                                                         et se distinguent selon leur timbre, leur
                                  rythmiques, mélodiques ou harmoniques, s’or-
                                                                                         rythme, leur contour mélodique ou har-
                                  ganise en un tout cohérent selon les principes
                                                                                         monique. Chacun d’eux est classé selon son
                                  de récurrence, de variation et d’association.
                                                                                         paramètre prédominant :
                                     Par la suite, je ferai une lecture de la parti-
                                                                                              timbral lorsqu’il correspond à un timbre
                                  tion comme commentaire du texte, à partir
                                                                                              précis, comme un son harmonique ou un
                                  des faits racontés : la mort de sa mère, l’amour
                                                                                              instrument particulier ;
                                  de son épouse, sa perte, l’état de survie, la
                                  maladie finale. Nombre d’éléments musicaux                  rythmique lorsqu’il n’est lié à aucune
                                  sont de nature descriptive, comme le coup                   mélodie particulière, comme dans le cas
                                  violent associé à la mort, la berceuse qui rap-             de la percussion ;
                                  pelle l’enfance, les roulements de roto-toms                mélodique lorsque son élément carac-
                                  qui évoquent les tourments de la vie.                       téristique repose sur une succession de
                                                                                              hauteurs ;
                                    Mais cette analyse narrative n’épuisera pas
                                                                                              harmonique lorsqu’il est indissociable
                                  toutes les significations de l’œuvre. Pour
                                                                                              d’une présentation en accords.
                                  creuser davantage, j’emprunterai à Charles
                                  Taylor la théorie de l’épiphanie 2 (Taylor, 1998,         Certains motifs n’ont qu’une importance
                                  p. 461-615) afin d’expliquer comment la                locale ponctuelle (D, G et J), mais demeurent
                                  musique et le texte se combinent pour                  en lien avec les autres en tant que variante
                                  devenir en eux-mêmes la manifestation d’une            éloignée. D’autres motifs n’apparaissent pas
                                  réalité transcendante occultée par la vie              fréquemment mais jouent un rôle de premier
                                  courante, notamment en s’articulant autour             plan dans une section, prenant la valeur de fil
                                  des symboliques du temps, de la joie et de la          conducteur (B, E, F, N aux mes. 245-285, O et
                                  douleur, du sens ou du non-sens de la vie et           P). Parmi les motifs qui reviennent souvent,
                                  de la mort. Car il y a chez Michel Longtin une         certains ne sont entendus qu’avant (D, G et J)
                                  puissante volonté d’unir la musique à la vie           ou après (O et P) le solo de violoncelle, ou
                                  dans ce qu’elle a de plus sublime. L’auditeur          encore en ressortent transformés (A et K).
                                  est invité à une démarche non seulement                Nous observons également le caractère com-
                                  formelle ou esthétique, mais profondément              posite des mélodies qui suivent le solo de vio-
                                  humaine, dans une œuvre qui ne prend véri-             loncelle, puisqu’elles accolent divers motifs en
2   Selon Le Robert, diction-     tablement tout son sens que lorsque ces com-           une ligne continue. Enfin, quelques motifs
    naire historique de la        posantes sont mises en relation.                       particuliers retiennent notre attention en rai-
    langue française, dans un                                                            son de leur fort taux de récurrence :
    emploi littéraire ou didac-
    tique, le mot épiphanie       Une cohérence formelle                                      C est très présent par sa force et donne
    signifie «manifestation de                                                                une couleur violente aux passages où il
    ce qui était caché » (Rey,
                                    L’analyse strictement musicale que je pro-
                                  pose en premier lieu vise à démontrer le lien               intervient ;
    1998, vol. 1, p. 1273).

    120                     44                  Lettre posthume
                                                  LETTRE        deDEConrad
                                                         POSTHUME    CONRADdeDEMichel
                                                                                MICHELLongtin
                                                                                       LONGTIN: :aspects
                                                                                                  ASPECTSformels,
                                                                                                          FORMELS,narratifs
                                                                                                                   NARRATIFSetETépiphaniques
                                                                                                                                 ÉPIPHANIQUES
SSylvain

                                                                           Tableau des motifs
  YLVAIN CCaron

                  Motif               Description                Type               Provenance              Récurrences (no de mesure) et variantes
          ARON

                   A      Harmonie de quartes              Harmonique et
                          (principalement) sur des sons    timbral
                          harmoniques aux cordes                                                         variantes

                    B     Accord chromatique aux cloches
                          tubulaires
                                                                                                         carillon

                    C     Coup violent                     Rythmique et
                                                           timbral
                   D                                       Mélodique         Déploiement horizontal de
                                                                             A

                    E

                                                                                                         canon)
                          Berceuse (début)

                                                           timbral

                   G
 45
121
3

               H3

                                                                   H3

                                                                                             H
                                                                                             M
      H

                                                     K

                                                                    L
                    I
122           46    Lettre posthume
                      LETTRE        deDEConrad
                             POSTHUME    CONRADdeDEMichel
                                                    MICHELLongtin
                                                           LONGTIN: :aspects
                                                                      ASPECTSformels,
                                                                              FORMELS,narratifs
                                                                                       NARRATIFSetETépiphaniques
                                                                                                     ÉPIPHANIQUES
H n’est pas fréquemment entendu sous sa

                                                                                                       418-432, 437-468 : par intermittence, accolé à
 239, 245-285 (de manière intermittente), 437,                                                                                                                                                                                    forme complète, mais revient souvent

                                                 284- 286 : la gamme chromatique du piano
                                                                                                                                                                                                                                  partiellement ou intégré au sein d’autres

                                                                                                                                                                               470-560 : avec variantes, ajouts de nombreux
                                                                                                                                                                                                                                  motifs ;
                                                                                                                                                                                                                                  I, mélodie principalement en quartes, est

                                                                                                                                                                               rythmes, parfois avec un « han » dit par
                                                                                                                                                                                                                                  présent d’un bout à l’autre de l’œuvre
                                                                                                                                                                                                                                  mais sous diverses variantes ;
                                                                                                                                                                                                                                  L et M ne sont présents qu’en germe au
 451-452, 463-465, 467-468

                                                                                                                                                                                                                                  début, mais ils prennent une importance
                                                                                                                                                                                                                                  croissante à l’approche de la fin ;
                                                                                                                                                                                                                                  N et O apparaissent avec le solo de vio-
                                                                                                                                                                                                                                  loncelle et prennent une importance con-
                                                                                                                                                                                                                                  sidérable jusqu’à la fin.

                                                                                                                                                                               l’instrumentiste
                                                                                                                                                                                                                                 Ces observations mettent en évidence des
                                                 prolonge N

                                                                                                                                                                                                                              éléments déterminants pour la grande forme.
                                                                                                                                                        355-385

                                                                                                                                                                                                                              L’organisation globale de l’œuvre repose sur
                                                                                                                                                                                                                              trois grandes parties : une première partie
                                                                                                       M

                                                                                                                                                                                                                              plutôt fragmentée, une partie centrale plus
                                                                                                                                                                                                                              intime avec un solo de violoncelle, puis une
                                                                                                                                                                                                                              fin qui décrit une grande courbe ascendante
                                                                                                                                                                                                                              puis descendante. Le rôle central du solo de
                                                                                                                                                                                                                              violoncelle ne se limite pas à une simple
                                                                                                                                                        N (chromatisme 284-
                                                                                                                                                        286), D (quartes), K

                                                                                                                                                                                                                              ponctuation formelle. Il entraîne une transfor-
                                                                                                                                                                                                                              mation radicale de la nature du matériau
                                                                                                                                                                                                                              entendu, notamment l’arrêt quasi total de
                                                                                                                                                                                                                              présentation de nouveau matériau motivique
                                                                                                                                                                                                                              et une trame musicale qui devient très conti-
                                                                                                                                                        (rythme)

                                                                                                                                                                                                                              nue. La texture et les motifs demeurent stables.
H 3, L

                                                                                                                                                                                                                                 La première partie de l’œuvre (mes. 1-220)
                                                                                                                                                                               G

                                                                                                                                                                                                                              se compose de petites sections qui s’enchaî-
                                                                                                                                                                                                                              nent de manière continue ou contrastante.
                                                                                                                                                                                                                              Comme l’analyse exhaustive de cette partie
                                                                                                                                                                               Rythmique et
                                                                                                                                                        Mélodique et

                                                                                                                                                                                                                              serait longue, voire fastidieuse en l’absence de
 Mélodique

                                                                                                                                                        rythmique

                                                                                                                                                                                                                              la partition, je me limiterai aux mesures 1 à 45
                                                                                                                                                                               timbral

                                                                                                                                                                                                                              pour commenter les techniques qui permet-
                                                                                                                                                                                                                              tent l’expression du contraste et de la conti-
                                                                                                                                                                                                                              nuité. Au début, des sons harmoniques aux
                                                                                                                                                                                                                              cordes (A) avec des résonances à la percus-
                                                                                                                                                                                                                              sion (B) sont brutalement interrompus par un
                                                                                                                                                                                                                              coup (C, mes. 9). Dans la résonance de ce
                                                                                                                                                                                                                              coup surgissent des montées de sextolets (D)
                                                                                                                                                                                                                              qui accompagnent un chant de berceuse (E).
                                                                                                                                                                                                                              Alors que cessent les montées mais que se
                                                                                                                                                                                                                              poursuit la berceuse, des roulements de toms
                                                                              Motif de Conrad « intime »

                                                                                                                                                                                                                              (F) s’opposent à la quiétude du chant, comme
                                                                                                                                                                                                                              si deux mondes antinomiques cohabitaient
                                                                                                                                                                                                                              tout en s’ignorant. Brusquement, le chant
                                                                                                                                                                                                                              prend fin avec un nouveau coup brutal. Ce
                                                                                                                                                                                                                              coup, annoncé par les roulements précédents,
                                                                                                                                                                                                                              est aussi un rappel de celui qui a précédé le
                                                                                                                                                                                                                              chant. Il est d’ailleurs suivi du retour des sons
                                                                                                                                                                                                                              harmoniques aux cordes. Ce retour à l’esprit
                                                                                                                                                                                                                              du début par rétrogradation donne une circu-
                                                                                                                                                                                                                              larité à la forme, lui assure une unité par
                                                                                                                                                                                                                              récurrence. Toutefois, un nouveau motif (G)
                                                                                                                                                                                                                              accompagne ce retour, conduisant l’action
                                                                                                                                                        O
 N

                                                                                                                                                                               P

                                                                                                                                                                                                                              ailleurs. Par sa brutalité, ce motif percussif est
                                                                                                                                                                                                                              en lien direct avec les coups qui ont jusqu’ici
                                                                                                                                                                                                                              ponctué la forme et maintenu un élément de

SSylvain
  YLVAIN CCaron
          ARON                                                                                                                                                                                                                                                                     47   123
violence dans le discours. D’un point de vue          des époques et des cultures. Aussi, les rap-
           local, il représente un rebondissement sonore         ports entre le texte et la musique que je vais
           du coup, puis son élaboration en une ryth-            établir ne représentent qu’une des interpréta-
           mique plus complexe. D’un point de vue plus           tions possibles. Même lorsque je mentionne
           global, le coup, les rythmes haletants et les         qu’un lien extra-musical correspond à l’inten-
           roulements sont des éléments qui reviennent           tion du compositeur, je demeure conscient
           de manière cyclique, bien que sous diverses           que l’auditeur peut légitimement ressentir
           variantes. Ce sont ces types de liens, à la fois      autre chose. En fait, la musique est non seule-
           locaux, sectionnels et globaux, qui assurent          ment une forme d’art, mais aussi un objet cul-
           une cohérence à de multiples niveaux.                 turel. À ce titre, elle appelle une verbalisation
                                                                 de ce qui a été ressenti et un dialogue. C’est
              La partie finale décrit d’abord une grande
                                                                 pourquoi le programme littéraire joue un rôle
           montée (mes. 288-385), qui s’amorce par un
                                                                 important : il permet de mettre des mots sur
           appel des cuivres, suivie d’un roulement de
                                                                 ce qui a été éprouvé, d’objectiver l’expérience
           plus en plus puissant aux bongos. Ici, c’est le
                                                                 subjective (Ferry, 2001, p. 81).
           geste de montée qui permet la continuité du
           discours, même si les éléments motiviques                Plusieurs éléments musicaux découlent
           sont plutôt disparates. Toutefois, l’apparition       d’une lecture au premier degré des éléments
           d’un trait virtuose (O), qui commence à la            qui constituent le texte. Au tout début (motif
           contrebasse et au violoncelle avant de se             A), les sons harmoniques suggèrent la déri-
           propager aux autres cordes, marque une sorte          sion de la situation. Les cloches tubulaires,
           de sous-section stable du point de vue                que le compositeur associe à la mère, illus-
           motivique tout en poursuivant l’ascension vers        trent un certain bonheur. Celui-ci est inter-
           le sommet. Avant de parvenir à son aboutisse-         rompu par un coup violent associé au coup
           ment, la montée semble momentanément sus-             de fusil (C à la mes. 9), puis par des batte-
           pendue alors que, dans la nouvelle section            ments de caisse claire (H à la mes. 109) qui
           (mes. 388-413), la trompette solo s’oppose            évoquent les soldats. D’ailleurs, le motif du
           dramatiquement au reste de l’orchestre. Le            coup (C) peut tout aussi bien symboliser la
           sommet arrive ensuite avec une sorte de               mort de la mère que la mort de l’épouse
           danse au rythme marqué et répété (mes. 414-           écrasée par une pierre. De plus, la berceuse
           508). On y entend, de manière continue,               (E) suggère l’enfance de Conrad, dont les
           divers éléments présentés précédemment sous           roulements de roto-toms viennent troubler la
           une forme fragmentaire. Enfin, la section con-        quiétude. Enfin, le dernier motif (P)
           clusive (à partir de la mes. 509), annoncée           représente les forces faiblissantes de Conrad,
           depuis longtemps par les roto-toms (O), clôt          venant freiner sa danse de joie avant d’em-
           la forme cyclique en rétablissant la berceuse         porter sa vie.
           du début (E) et le roulement des instruments
                                                                    D’autre part, l’espoir exprimé dans le texte
           à percussion (F). Le caractère conclusif est
                                                                 est lui aussi représenté en musique. Le motif
           renforcé du fait que ces motifs sont littérale-
                                                                 M, qui conduira à une sorte de danse au
           ment entendus en écho, puisque les instru-
                                                                 rythme marqué (mes. 414-508), est associé à
           mentistes sortent de la scène pour jouer en
                                                                 l’espoir d’une libération apportée par la mort.
           coulisse.
                                                                 Il y a aussi le motif du solo de violoncelle (N),
                                                                 que Michel Longtin associe à l’expression de
           Le commentaire d’un texte                             l’intériorité du personnage, d’une forme de
              Les considérations formelles qui précèdent         bien-être éprouvé au plus intime de son être.
           permettent de comprendre comment s’articule              Le thème de l’espoir, lui aussi présent dans
           la cohérence de Lettre posthume de Conrad             la musique, n’est toutefois pas perceptible à
           d’un point de vue strictement musical.                un premier niveau de compréhension. Pour
           Toutefois, une dimension plus riche de                accéder à l’expression non plus descriptive
           l’œuvre se révèle lorsqu’on établit des associa-      mais intuitive de l’œuvre, une certaine ré-
           tions entre le texte et la musique. Bien enten-       flexion s’impose chez l’auditeur. Il doit établir
           du, nommer de telles associations dans le             une distance par rapport au texte et à la
           cadre d’une analyse qui prétend à une cer-            musique afin de créer un sens plus profond.
           taine objectivité comporte un risque puisque          Un point fondamental de cette prise de dis-
           la musique porte en elle-même un sens poten-          tance me semble lié à la question de la tem-
           tiellement différent pour chacun des audi-            poralité.
           teurs. C’est d’ailleurs cette portée symbolique
           multiple qui assure la richesse de l’expression         Dans le texte, Conrad raconte rétrospective-
           artistique et qui permet à une œuvre de trans-        ment ce qu’il a vécu. Le narrateur connaît l’is-
           cender la singularité des individus, voire celle      sue de l’action avant même d’en commencer

124   48                Lettre posthume
                          LETTRE        deDEConrad
                                 POSTHUME    CONRADdeDEMichel
                                                        MICHELLongtin
                                                               LONGTIN: :aspects
                                                                          ASPECTSformels,
                                                                                  FORMELS,narratifs
                                                                                           NARRATIFSetETépiphaniques
                                                                                                         ÉPIPHANIQUES
la narration. Il n’y a donc que des souvenirs        vie et du rapport qu’il entretient avec la
qui sont exprimés, aucun fait nouveau ne se          morale. En fait, il s’agit d’une exaltation de
produit en cours de narration. Aussi la tem-         l’art, car il devient le lieu capital de ce que j’ai
poralité de l’action musicale n’est pas linéaire     appelé les sources morales » (Taylor, 1998,
mais cyclique. Elle obéit plutôt à une progres-      p. 533).
sion du sentiment, de la compréhension crois-
                                                        Pour être épiphanique, une œuvre d’art doit
sante des faits.
                                                     répondre à trois critères : « elle 1) montre
   Dans la musique, le temps joue également          qu’une réalité est 2) l’expression de quelque
un rôle clé. Il n’est pas linéaire mais cyclique.    chose qui 3) constitue sans ambiguïté une
L’introduction contient tout ce qui va suivre,       source morale bonne » (Taylor, 1998, p. 598).
tant du point de vue symbolique que musical.         L’épiphanie prend une forme différente selon
Le geste d’ouverture aux cordes n’est-il pas         les époques. Pour la modernité, elle constitue
ouverture sur l’infini du temps ? Le statisme de     une réponse de l’artiste à une société trop
la note grave en pédale, l’indéfini des sons         «instrumentalisée » et froidement technique 3.
harmoniques, la non-directionnalité de la            Elle permet une désaliénation d’un monde
rythmique ne suggèrent-ils pas l’absence de          mécaniste par la réhabilitation de l’expérience
temps au sens où l’entend Messiaen, l’alpha          comme source directe de connaissance. On
qui précède et l’oméga qui suit la vie               sait qu’au cours du XXe siècle, plusieurs musi-
humaine ?                                            ciens ont adopté une telle position, notam-
                                                     ment au sein du groupe Jeune France : «Les
   En outre, le passé et le futur cohabitent sou-
                                                     conditions de la vie devenant de plus en plus
vent dans un même présent, par exemple
                                                     dures, mécaniques et impersonnelles, la
lorsqu’on entend simultanément la berceuse
                                                     musique se doit d’apporter sans répit à ceux
et les roulements violents. Mais la vision la
                                                     qui l’aiment sa violence spirituelle et ses réac-
plus éloquente musicalement m’apparaît être
                                                     tions généreuses » (Gut, 1984).
celle de la danse finale. On y retrouve à la fois
une joie exubérante, en raison de la simplicité         De la musique, Taylor dit qu’elle est l’art
et de l’entrain du rythme, et une allusion           épiphanique par excellence, car non discur-
directe à la mort par le rythme même du              sive ni représentative (Taylor, 1998, p. 528).
motif, qui est celui des soldats qui ont tué la      Toutefois, il présente peu d’exemples musi-
mère. Musicalement, la fête de la vie se             caux, sinon pour citer l’influence de
trouve intrinsèquement liée à la mort. Quel          Schopenhauer sur Wagner et Mahler ou parler
sens apporter à cette union des deux pôles           du primitivisme chez le premier Stravinsky,
censément opposés ? Pour répondre à cette            dans des exemples où, justement, un texte lit-
question, s’il est une réponse, il faut interroger   téraire, un programme ou une action scénique
                                                                                                            3   «Par exemple, l’impor-
encore plus à fond le texte et la musique, afin      viennent conditionner le sens que peut pren-
                                                                                                                tance extraordinaire
d’en dégager un sens plus subtil. La théorie de      dre la musique. J’en déduis qu’une musique                 que prend dans notre
l’épiphanie de Taylor répondra à ces dernières       épiphanique ne tire pas son sens uniquement                civilisation la raison
interrogations.                                      d’elle-même, mais qu’elle est liée au contexte             instrumentale — tech-
                                                     dont elle est issue. Autrement dit, on accède à            nologie, gestion,
                                                                                                                recherche de l’effica-
Une épiphanie                                        l’épiphanie par complémentarité de l’intellect
                                                                                                                cité — veut dire que
                                                     et de l’expérience.                                        beaucoup de pro-
   Dans Les sources du moi, Taylor (1998)                                                                       blèmes sont conçus
démontre comment la morale moderne est le                En diffusant publiquement le programme                 nécessairement comme
fruit de l’évolution des valeurs et des modes        littéraire de son œuvre, Michel Longtin désire             des problèmes tech-
de représentation au sein de la société occi-        amener l’auditeur à une expérience qui                     niques, avec des solu-
                                                     dépasse le strict cadre conceptuel ou sensuel.             tions trouvées par des
dentale. Pour dresser ce vaste panorama, il
                                                     Dans la lettre de Conrad, la musique et le                 experts ou par des sys-
remonte aux origines de la pensée morale, en                                                                    tèmes dont on va
partant du Moyen Âge, et retrace l’itinéraire        texte deviennent la manifestation singulière               garantir qu’ils vont
des penseurs qui ont marqué l’humanité               de valeurs profondément humaines qui s’op-                 donner les meilleurs
jusqu’à nos jours. Pour étayer sa démarche, il       posent à la futilité de la vie ordinaire.                  rendements, comme le
                                                                                                                marché. Et on ne sem-
considère les œuvres artistiques comme l’ex-            «Je vais mourir et j’ai tant souffert que je ne         ble plus trouver le
pression des valeurs de l’artiste et de la société   m’en plains pas. » Loin d’être tragique pour               moyen d’en sortir. Et
qui les ont produites, et ce, aussi bien en lit-     Conrad Schleker, la mort est pleinement                    cela crée le cynisme et
térature qu’en peinture ou en musique. Toute         assumée, accueillie comme la libération d’une              le sentiment d’impuis-
forme d’art peut donc être épiphanique.                                                                         sance. Tel est le défi
                                                     souffrance qui a trop duré. En dépit de tout,              contemporain : com-
Taylor va même plus loin en affirmant que            l’espoir demeure une valeur fondamentale de                ment réimprimer des
certaines réalités ne se manifestent que par         la vie. Bien plus, Conrad fait de ses souf-                buts humains sur ces
l’art. «Il y a là une conception non seulement       frances un élément rédempteur qui lui permet               mécanismes qui gèrent
de l’art, mais aussi du rôle qu’il joue dans la      d’aider son ami qui reste en vie : « j’emporte             notre vie » (Taylor,
                                                                                                                2000, p. 214).

SSylvain
  YLVAIN CCaron
          ARON                                                                                                  49                  125
avec moi ton surcroît d’ombre ! Vis, mon frère !       que l’on ait lu le texte ou non. Des liens entre
                                   Sois heureux ! ». Lorsque Michel Longtin fait          le contenu du texte et une grammaire musi-
                                   sienne l’expression de cette conviction, il en         cale générative pourraient être ainsi établis.
                                   intensifie le sens par la musique, qui permet à        Mais cela ne démontrerait pas objectivement
                                   l’auditeur d’expérimenter la notion de tempo-          que l’œuvre est ou n’est pas intrinsèquement
                                   ralité de manière plus intense que le texte seul       épiphanique.
                                   ne pourrait le faire. À la fin des explications
                                                                                             Le processus d’épiphanie défini par Taylor
                                   sur les procédés narratifs, j’ai évoqué com-
                                                                                          est justement celui par lequel l’artiste s’insère
                                   ment le début et la fin de l’œuvre permet-
                                                                                          subjectivement dans le monde. Cette subjec-
                                   taient à l’auditeur de pressentir, d’expéri-
                                                                                          tivité n’est plus celle de l’artiste en tant que
                                   menter en quelque sorte ce que pouvait
                                                                                          personne, comme chez les romantiques, mais
                                   représenter l’éternité, et comment la non-
                                                                                          une expérience « qui peut nous emporter au-
                                   linéarité du temps pouvait être manifestée par
                                                                                          delà du moi tel qu’on l’entend généralement,
                                   la simultanéité d’éléments sonores associés
                                                                                          vers une fragmentation de l’expérience qui
                                   narrativement à des temps différents.
                                                                                          remet en cause nos notions ordinaires de l’i-
                                      J’émets ici une hypothèse plus audacieuse :         dentité […] ou, plus loin encore, jusqu’à un
                                   on sait que, traditionnellement, l’artiste est         nouveau type d’unité, à une nouvelle manière
                                   celui qui conteste un ordre établi au nom              d’habiter le temps… » (Taylor, 1998, p. 577).
                                   d’une vision plus élevée de la réalité. Or, il est
                                                                                            D’une part, vouloir considérer un produit
                                   habituel qu’un artiste devienne lui-même con-
                                                                                          musical indépendamment du contexte dont il
                                   testataire vis-à-vis des autres artistes, afin de
                                                                                          est issu s’inscrit précisément dans l’attitude du
                                   rétablir un art selon lui plus authentique. L’art
                                                                                          sujet désengagé que l’artiste épiphanique con-
                                   évolue en réaction à lui-même, en plus de le
                                                                                          teste. L’art rétablit un contact vivant avec la
                                   faire en réaction à une société. Peut-on alors
                                                                                          réalité en nous faisant échapper aux rapports
                                   penser que la position marginale de Michel
                                                                                          mécaniques auxquels la pensée scientifique
                                   Longtin relève de cette forme de contestation ?
                                                                                          tente de le réduire. D’autre part, l’épiphanie a
                                   Certains éléments le laissent croire.
                                                                                          pour but de ramener au jour l’essence oubliée
                                      Consciemment ou non, en adhérant à une              d’une idée en nous ouvrant à une signification
                                   forme d’art épiphanique, Michel Longtin                occultée par notre culture moderne. Elle se
                                   oppose une fin de non-recevoir à la pensée             rattache donc à la vision philosophique de
                                   formaliste 4. Pour Hanslick, c’est la forme et         Heidegger ou de Wittgenstein.
                                   non le contenu évocateur qui doit mener l’au-
                                                                                             Le lien intrinsèque entre les valeurs
                                   diteur à la contemplation du beau, car le son
                                                                                          humaines et la musique dans Lettre posthume
                                   n’existe que pour lui-même (Hanslick, 1986,
                                                                                          de Conrad confère à l’œuvre une portée
                                   p. 112). C’est une prise de distance objective
                                                                                          beaucoup plus prégnante que celle d’un sim-
                                   par rapport aux sentiments qui permet la véri-
                                                                                          ple poème symphonique. La diffusion du
                                   table expérience artistique. Cela suppose que
                                                                                          texte programmatique lors de ses exécutions
                                   le sujet soit désengagé par rapport à l’objet.
                                                                                          vise incontestablement l’expression d’une
                                   Dans le cas de l’épiphanie, par contre, la
                                                                                          vision profonde de l’existence humaine. Une
                                   forme et le sentiment ne sont nullement dis-
4   La pensée formaliste va                                                               fête de la vie associée à la fatalité de la mort
    tellement de soi actuelle-     sociés. En entendant dès le début un coup
                                                                                          dans un même thème musical, une concep-
    ment qu’un ouvrage             violent, suivi de plusieurs formes de réso-
                                                                                          tion du temps non linéaire du point de vue
    comme l’Encyclopédie de        nances du même coup, l’auditeur associe
    la musique au Canada                                                                  formel et une simultanéité du tragique et du
                                   immédiatement le motif musical à une idée
    définit essentiellement la                                                            paisible sont autant de manifestations d’une
                                   particulière. La narration dépasse la descrip-
    démarche artistique de                                                                vision cyclique de l’existence. En réalisant une
    Michel Longtin par des         tion lorsque des associations musicales provo-
                                                                                          épiphanie musicale et poétique, Lettre
    procédés d’écriture : « Le     quent des associations d’idées, et devient
                                                                                          posthume de Conrad permet à celui qui l’é-
    besoin d’exprimer ses sen-     épiphanique lorsque se traduit musicalement
    timents les plus intimes l’a                                                          coute de faire l’expérience concrète de cette
                                   la question du sens de la mort et de la vie.
    amené à s’éloigner de                                                                 vision cyclique. Les liens narratifs qui s’éta-
                                   L’épiphanie n’est pas une représentation, mais
    l’école sérielle stricte des                                                          blissent entre le texte et la musique ne sont
    années 1950 pour déve-         une manifestation.
                                                                                          pas le but ultime, mais un moyen de parvenir
    lopper un langage musical
    qui favorise l’utilisation
                                     Par ailleurs, il faut distinguer l’épiphanie de      à l’essence ontologique de l’œuvre.
    des composantes inhé-          la sémantique musicale. La traduction musi-
                                                                                             La recherche de liens entre l’art et la vie,
    rentes aux systèmes            cale des valeurs exprimées n’est pas
    modal et tonal, mais
                                                                                          très en vogue à l’époque romantique, serait-
                                   mesurable scientifiquement. Certes, une étude
    traitées avec des tech-                                                               elle de retour dans la musique contempo-
                                   menée selon une théorie des perceptions, par
    niques propres à la                                                                   raine, après une période de création plus for-
    musique contemporaine »
                                   exemple celle d’Imberty (Imberty, 1979),
                                                                                          maliste ? Plusieurs indices le laissent penser :
    (Potvin et Kallmann, 1993,     pourrait permettre de déterminer si les asso-
                                                                                          la popularité de l’opéra, l’intérêt pour les
    t. 2, p. 1954).                ciations extra-musicales sont les mêmes selon

    126                     50                   Lettre posthume
                                                   LETTRE        deDEConrad
                                                          POSTHUME    CONRADdeDEMichel
                                                                                 MICHELLongtin
                                                                                        LONGTIN: :aspects
                                                                                                   ASPECTSformels,
                                                                                                           FORMELS,narratifs
                                                                                                                    NARRATIFSetETépiphaniques
                                                                                                                                  ÉPIPHANIQUES
aspects sociologiques de la musicologie, le
succès d’un événement public comme la
Symphonie du millénaire. En ce qui concerne
plus particulièrement la musique à pro-
gramme, la portée autotélique de l’expression
artistique moderne transforme radicalement la
signification du rapport entre l’art et la vie.
« Une œuvre manifeste quelque chose, elle
porte une signification et, pourtant, elle est
une chose en quelque façon inséparable de
son incarnation — ou, du moins, ce caractère
inséparable est la condition à laquelle l’art
aspire » (Taylor, 1998, p. 527-528). Typique de
cette conception moderne de l’art, la prise de
position de Michel Longtin s’inscrit donc dans
ce courant où la musique, dans sa forme,
voire dans son lien avec un texte, n’est pas la
finalité, mais bien un mode d’expression pri-
vilégié qui manifeste l’intangible de la réalité
humaine.q

RÉFÉRENCES
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Melançon.
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Jean-François DORTIER (dir.), Philosophies
de notre temps, Auxerre, éd. Sciences
humaines.

SSylvain
  YLVAIN CCaron
          ARON                                     51   127
Résumé                                                    Biographie
      Lettre posthume de Conrad de Michel                       Sylvain Caron
      Longtin : Aspects formels, narratifs et                   Université de Montréal
      épiphaniques                                              Sylvain Caron est professeur titulaire à la Faculté
      Sylvain Caron (Université de Montréal)                    de musique de l’Université de Montréal. Il est
      La plus récente composition de Michel Longtin,            membre de l’équipe Musique en France de
      Lettre posthume de Conrad (2000), constitue une           l’Observatoire interdisciplinaire de création et de
      véritable symphonie à programme. Au départ, le            recherche en musique (OICRM). Ses recherches
      contenu strictement musical s’articule avec une           portent principalement sur les rapports entre analyse
      cohérence qui lui permet d’exister indépendamment         musicale, interprétation et expression. Il a codirigé
      du texte, grâce notamment à la récurrence et la           les livres Musique et modernité en France (Montréal,
      transformation de motifs. Bien entendu, la valeur         PUM, 2006), et Musique, art et religion dans l’entre-
      narrative de la musique par rapport au texte est un       deux-guerres (Lyon, Symétrie, 2009). Il a publié
      élément souhaité par le compositeur, puisque la lettre    récemment deux articles : « Analyser l’interprétation :
      à la base de l’œuvre a été inscrite dans le programme     Une étude comparative des variations de tempo dans
      de concert. Toutefois, le sens véritable de l’œuvre       le premier prélude de L’Art de toucher le clavecin
      ne peut être atteint que par une compréhension            de François Couperin », et « Analyser l’expression
      approfondie du texte et de la musique. Par essence,       musicale : Le cas des “Hiboux” de Baudelaire/
      l’œuvre est de nature épiphanique puisqu’elle vise la     Vierne/Delunch ».
      manifestation de valeurs transcendantes.

      Abstract
      Lettre posthume de Conrad by Michel
      Longtin: Formal, Narrative, and Epiphanous
      Features
      Sylvain Caron (Université de Montréal)
      Michel Longtin’s most recent work, Lettre posthume
      de Conrad (2000) is no less than a true Symphonic
      Poem. From the outset, however, the strictly musical
      content of the piece is articulated in such a way that
      it is able to exist independently from the text, owing
      especially to the recurrence and transformation
      of motives (continuous variation). To be sure, the
      narrative value of the music in relation to the text is
      an ardently wished-for element on the composer’s
      part, since the letter that served as its basis is
      printed with the concert programme. The work’s
      true significance, nonetheless, cannot be attained
      without a profound understanding of both text and
      music. It follows that, in essence, the composition
      is of an epiphanous nature because it aims to render
      transcendental values manifest.

128                      Lettre posthume de Conrad de Michel Longtin : aspects formels, narratifs et épiphaniques
C          ahiersde la      Société québécoise de
                            recherche en musique

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                 de la      Société québécoise de
                            recherche en musique
VOLUME 19 – NUMÉRO 1 & 2 – 2 0 1 8

Florilège de la recherche sur la musique du Québec (1997-2006)
(numéro spécial pour le 40e anniversaire de l’ARMuQ/SQRM)

AU SOMMAIRE DE CE NUMÉRO
Éditorial. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Jean Boivin

« Vie musicale et contexte culturel de Sherbrooke » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
Antoine Sirois
       (parution originale dans le vol. 1, nos 1-2, « Serge Garant (1929-1986), figure marquante de la modernité
       au Québec », déc. 1997, Claude Dauphin, rédacteur en chef, p. 13-18)

« La formation musicale de Serge Garant à Sherbrooke (1941-1951) » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
Marie-Thérèse Lefebvre
        (parution originale dans le vol. 1, nos 1-2, « Serge Garant (1929-1986), figure marquante de la modernité
        au Québec », déc. 1997, Claude Dauphin, rédacteur en chef, p. 19-24)

« Serge Garant à Paris : Parcours d’un crucial apprentissage » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Jean Boivin
        (parution originale dans le vol. 1, nos 1-2, « Serge Garant (1929-1986), figure marquante de la modernité
        au Québec », déc. 1997, Claude Dauphin, rédacteur en chef, p. 29-40)

« Serge Garant, directeur de la SMCQ » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
Sophie Galaise
        (parution originale dans le vol. 1, nos 1-2, « Serge Garant (1929-1986), figure marquante de la modernité
        au Québec », déc. 1997, Claude Dauphin, rédacteur en chef, p. 41-54)

« Le chantre et la société paroissiale du Québec au XIXe siècle : La musique du lutrin et son temps » . . . . . . . . . . . . . . . 59
Jean-Pierre Pinson
        (parution originale dans le vol. 2, n° 1, « Musiques et sociétés », juin 1998, Jean-Pierre Pinson, rédacteur
        en chef, p. 29-39)

« La musique au fil de la presse québécoise dans les belles années du régime anglais » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
Lucien Poirier
        (parution originale dans le vol. 2, n° 2, « Meslanges à la mémoire de Lucien Poirier », nov. 1998 –
        Simon Couture, rédacteur invité, p. 17-27)

« Trois œuvres musicales québécoises marquantes, diffusées quotidiennement sur le site . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
de l’Exposition universelle de Montréal en 1967 »
Jean Boivin et Patrick Hébert
        (parution originale dans le vol. 5, nos 1-2, « Rumeurs urbaines », déc. 2001, Jean-Pierre Pinson, rédacteur
        en chef ; Sylvie Genest, organisatrice du colloque « Musique dans la rue », p. 75-90)
« La musique dans les rues de la Nouvelle-France » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
Élisabeth Gallat-Morin
        (parution originale dans le vol. 5, nos 1-2, « Rumeurs urbaines », déc. 2001, Jean-Pierre Pinson, rédacteur
        en chef, p. 45-51)

« Pour une véritable histoire de la vie musicale du parc Sohmer de Montréal (1889-1919) » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
Mireille Barrière
        (parution originale dans le vol. 5, nos 1-2, « Rumeurs urbaines », déc. 2001, Jean-Pierre Pinson, rédacteur
        en chef, p. 53-60)

« Lettre posthume de Conrad de Michel Longtin : Aspects formels, narratifs et épiphaniques » . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
Sylvain Caron
         (parution originale dans le vol. 6, nos 1-2, « Écrire sur la création musicale québécoise », sept. 2002,
         Jean-Pierre Pinson, rédacteur en chef ; Michel Gonneville, rédacteur invité, p. 43-51)

« Un manuscript musical Québécois du XIXe siècle : Annales Musicales du Petit-Cap » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
John Beckwith
       (parution originale dans le vol. 7, nos 1-2, « Un œil sur le passé, une oreille sur le présent », hommage
       à Gilles Tremblay, déc. 2003, Sylvia Lécuyer, rédactrice en chef, p. 9-22)

« Le Montreal Orchestra et la création de la Société des Concerts symphoniques de Montréal (1930-1941) » . . . . . . 145
Guylaine Flamand
       (parution originale dans le vol. 7, nos 1-2, « Un œil sur le passé, une oreille sur le présent » (hommage à
       Gilles Tremblay, déc. 2003, Sylvia Lécuyer, rédactrice en chef, p. 23-31)

Caron, Sylvain : « Le chant liturgique au Québec après Vatican II » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Sylvain Caron
        (parution originale dans le vol. 8, n° 1, « Patrimoine et modernité », sept. 2004, Sylvia Lécuyer, rédactrice
        en chef, p. 47-54)

« Patrimoine et modernité dans La Patrie des années vingt » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165
Hélène Paul
        (parution originale dans le vol. 8, n° 1, « Patrimoine et modernité », sept. 2004, Sylvia Lécuyer, rédactrice
        en chef, p. 55-60)

« Mouvance et évolution du champ de la recherche en éducation musicale au Québec » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173
Claude Dauphin
       (parution originale dans le vol. 8, n° 2, « Réminescences », juin 2006, Sylvia Lécuyer, rédactrice en chef,
       p. 21-34)

« La SQRM 1980-2005 : Une première approche historique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
Louise Bail
       (parution originale dans le vol. 8, n° 2, « Réminescences », juin 2006, Sylvia Lécuyer, rédactrice en chef,
       p. 69-92)

2                                                             Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, vol. 19, nos 1 et 2
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