La culture du présentéisme en cabinets : un modèle à dépasser ? - Tendance Droit
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1167 LA SEMAINE DU DROIT L’ENQUÊTE AVOCATS 1167 La culture du présentéisme en cabinets : un modèle à dépasser ? En 2018, le temps de présence au bureau demeure un enjeu récurrent au sein des cabi- nets d’avocats français, à la différence de pays voisins qui perçoivent le fait de rester travailler tard d’un œil suspicieux. Cette culture du présentéisme se justifie-t-elle dans un monde concurrentiel et libéral ? Est-elle toujours synonyme d’efficacité ? Comment fonc- tionnent les cabinets qui acceptent ou revendiquent plus de flexibilité ? Entre conserva- tisme et renouveau managérial, état des lieux du temps passé au travail, de ses ressorts, de ses dérives, et des nouveaux modèles. uid du présentéisme. - La notion définies ». Plus loin, il donne une troisième notion de présentéisme a des conséquences Q de présentéisme renvoie à diffé- rentes acceptions qui ont évolué au fil du temps. Les auteurs Eric Gosselin définition, moins développée dans la litté- rature en sciences de gestion. C’est celle qui nous intéresse dans le cadre de cette enquête. sur la santé (risques psycho-sociaux, burn- out…), et même, un coût important. Certains consultants alarmistes suggèrent et Martin Lauzier de l’université du Qué- Apparue dans les années 1990 avec les qu’en France, celui-ci est supérieur à celui bec ont présenté en 2010 dans La Revue travaux de Cary Cooper, psychologue et de l’absentéisme, ce que le chargé de mis- française de gestion, les définitions les plus professeur d’organisation psychologique à sion relativise bien que ne disposant pas de courantes, reprenant les écrits de 2010 l’université de Manchester, le présentéisme chiffres définitifs sur le présentéisme. Il rap- d’un certain Johns sur la question (et selon est aussi appelé competitive presenteeism et pelle « le droit à la déconnexion » introduit lequel il existerait jusqu’à neuf définitions peut être associé au concept de surenga- par la loi travail du 8 août 2016 (L. n° 2016- du présentéisme). Voici celle donnée dans gement au travail dit overcommitment ou 1088 : JO 9 août 2016, texte n° 3) face à la son interprétation la plus récente : « le pré- d’ergomanie alias workalism. « Dans un montée du numérique, et « la nécessité de sentéisme caractérise le comportement du sens large, [cela] caractérise le surinves- retracer des frontières surtout quand les dé- travailleur qui, malgré des problèmes de tissement d’un salarié, exprimé par une placements sont nombreux et que le travail santé physique et/ou psychologique néces- présence excessive au travail », précise Ben- s’étend le week-end ». Seulement, ce droit sitant de s’absenter, persiste à se présenter jamin Huver. Gosselin et Lauzier parlent à la déconnexion n’est pas complètement au travail ». d’« un très grand engagement professionnel défini. Il est censé permettre à chacun de Dans cet état amoindri, conscient ou non, le amenant le travailleur à prioriser son activi- concilier vie personnelle et vie profession- travailleur n’offre plus son rendement habi- té de travail au détriment des autres sphères nelle en favorisant une déconnexion vis à tuel à l’entreprise. Certains auteurs consi- de la vie ». Ils pointent « un mécanisme de vis des outils numériques et l’absence de dèrent qu’il serait moins productif de 30 % et valorisation personnelle ou encore, une contact par l’employeur en dehors du temps plus, en moyenne, que d’ordinaire. Gosselin réponse à une insécurité professionnelle », de travail. Il appartient aux entreprises de et Lauzier rappellent qu’à l’origine, dans les « un nombre d’heures exagérément élevé au définir ses modalités à travers une charte années 1970, « le présentéisme n’était que le travail », avec pour conséquence de « miner mais sans l’obligation d’aboutir à un ac- fait de se présenter au travail, s’opposant à la la santé physique et psychologique du tra- cord en interne. Parallèlement, la directive notion d’absentéisme », la somme des deux vailleur et de favoriser l’apparition d’une 2003/88/CE impose aux États membres, à atteignant 100 %. Dans sa thèse de doctorat, symptomatologie variée ». l’article 3 (PE et Cons. UE, dir. 2003/88/CE, en 2013 à l’université Lille 1, Benjamin Hu- 4 nov. 2003 : JOUE 18 nov. 2013, L299/9), ver confirme l’apparition d’un nouveau type Du droit à la déconnexion ? - Chargé de de prendre « les mesures nécessaires pour de comportement au cours du XIXe siècle, mission à l’ANACT (Agence nationale que tout travailleur bénéficie, au cours de lorsque la France entre dans l’ère industrielle, pour l’amélioration des conditions de tra- chaque période de vingt-quatre heures, d’une « celui de déroger aux attentes horaires pré- vail), Thierry Rousseau assure que cette période minimale de repos de onze heures Page 2012 © LEXISNEXIS SA - LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 46 - 12 NOVEMBRE 2018
LA SEMAINE DU DROIT L’ENQUÊTE 1167 consécutives » et à l’article 6, de prendre « les mesures nécessaires pour que la durée Témoignage de Nicolas, un cas de harcèlement moyenne de travail pour chaque période de Pour son premier poste, Nicolas intègre un cabinet d’avocats dans un pays voisin sept jours n’excède pas quarante-huit heures, d’Europe occidentale. Là-bas, la culture du présentéisme n’existe pas : « Nous tra- y compris les heures supplémentaires ». Une vaillions à fond 40h/semaine, quasiment sans prendre de pause, la logique était réglementation qui peut sembler incompa- de ne pas perdre de temps, et c’était réglo. À la différence de la culture française, tible avec la réalité de certains métiers dont rester une heure ou deux de plus le soir renvoyait une image de quelqu’un de désor- l’avocature, soumis à des enjeux de compé- ganisé ». Il intègre ensuite « un beau cabinet parisien ». Dans son contrat salarié titivité nationale et internationale auxquels (junior), il est précisé que le collaborateur doit « dire au revoir à l’associé le soir en s’ajoute le caractère libéral du statut. Cela partant ». Sous couvert d’une « politesse », il s’agit en réalité d’un « flicage », assure Nicolas qui, très vite, comprend qu’il doit faire davantage que les 39h/40h inscrits justifie-t-il pour autant des heures de travail au contrat. Il arrive à 8h30-9h le matin et reste systématiquement plus tard le soir, excessives (soirs et week-end compris), ren- ne partant jamais avant 19h30, parfois à 21h30-22h, sans être rémunéré en heures dant difficile la conciliation vie privée/vie supplémentaires malgré les dispositions du contrat. Avec un salaire de moins de professionnelle ? Qu’en est-il précisément 2 000 €/mois, il gagne en réalité le SMIC horaire. En quatre ans, sa rémunération de l’activité spécifique au sein des cabinets n’augmente pas à la différence de sa charge de travail, avec une ambiance de tra- d’avocats ? vail « toxique », des « humiliations » répétées et des employés mis en situation de Valence Borgia, avocate aux barreaux de « compétition ». « Au moment de partir, on me retenait toujours pour parler des dos- siers et j’ai ainsi manqué des moments importants de ma vie personnelle », raconte Paris et New-York, membre du conseil de Nicolas. Les collègues seniors touchent de meilleurs salaires mais travaillent jusqu’à l’Ordre de Paris, offre quelques éléments de 22h-23h et subissent la même pression. « Une collègue faisait tellement d’heures réponse dans un article publié en octobre supplémentaires sans contrepartie qu’après avoir payé sa nounou, cela revenait à 2016 intitulé « Prospective du management payer pour travailler ». Régulièrement Nicolas voit des collègues s’effondrer. Lui- dans la profession d’avocat : et si on sur- même fait des crises d’angoisse de peur de ne plus pouvoir gérer la pression, ne fait sur la vague de la mutation ? » (RPPI profite plus de ses week-end ni de ses vacances, commence à avoir des idées noires. 2016, dossier 6). Partant du constat que « 30 Jusqu’au burn-out. S’en suivent dix jours d’arrêts très mal vécus par l’avocat qui ne cesse de penser au travail qu’il laisse à ses collègues. À son retour, il décide de à 40 % de femmes quittent la profession chercher un autre cabinet qu’il intégrera quelques mois plus tard. Après sa période contre 20 % des hommes en moyenne » d’essai, validée avec succès dans un cabinet bienveillant, il tombe en dépression. à partir de 5 ans de barreau, elle pose « C’est comme si je m’étais réveillé, j’avais perdu le goût de la vie. Cela m’a coûté les questions afférentes à cette réalité. Et mon couple », dit-il. Trois ans plus tard, désormais sorti de cette période difficile, il évoque les travaux d’avocats québécois réa- témoigne espérant donner le courage à d’autres de tirer la sonnette d’alarme avant lisés en juin 2011 qui mettent l’accent sur qu’il ne soit trop tard. « le modèle masculin des cabinets dans les- quels une majorité d’associés en place a été formé sur un modèle révolu et issu d’une voilà quelques années à travers le terme de horaires de travail extensibles voire très ex- autre époque, mais aussi sur le rythme de karoshi, apparu au Japon pour désigner la tensibles au sein des cabinets n’est pas une travail effréné favorisant la culture du pré- mort due au surtravail. Par ailleurs, une culture partagée partout en Europe, bien au sentéisme, le « mur de la maternité », les étude américaine de février 2015 parue contraire. conflits intergénérationnels, les objectifs dans la revue George Washington Law Re- En Angleterre, en Allemagne et dans les d’heures facturables et le harcèlement ». Les view (Lawrence S. Krieger and Kennon M. Pays du Nord, rester tard le soir symbolise auteurs du rapport attribuent la persistance Sheldon, What makes lawyers happy ? : A une certaine inefficacité, tout comme aux de ce modèle à « l’omniprésence des baby- data-driven prescription to redefine professio- États-Unis où l’employé pourra être incité boomers ». Une analyse que l’avocate juge nal success : George Washington Law Review, à être aidé pour mieux gérer son temps. Ce « parfaitement valable s’agissant des avo- févr. 2015, vol. 83, n° 2) souligne que les qui peut également être suggéré en France cats de France », pointant une « rigidité » avocats sont davantage susceptibles d’être où « les suicides chez Renault en 2006 ou et un « manque d’adaptabilité » dénon- affectés par des problèmes de santé men- chez France Télécom en 2009 ont donné cés par « toute une génération de jeunes tale que d’autres professionnels, comme le lieu à des prises de conscience », souligne avocats (dont on a vu qu’elle constitue rappelle Valence Borgia. Elle précise : « des Denis Monneuse, sociologue spécialiste en réalité la grande majorité du barreau), études ont montré des taux plus élevés de du présentéisme, dans une interview pour mais également par nos clients qui nous dépression, d’abus de substances et de sui- Psychologie intitulée « Travail : rester tard reprochent un habitus d’un autre temps ». cides. Les facteurs qui ont été évoqués sont ou non » (http://www.psychologies.com/ notamment l’insatisfaction par rapport au Travail/S-epanouir-au-travail/Equilibre- Une culture française. - La France n’est travail (longues heures fastidieuses...), un vie-pro-vie-privee/Articles-et-Dossiers/Tra- pas le seul pays à connaître une culture du niveau malsain de cynisme lié au travail, vail-rester-tard-ou-non). Il note que « quit- présentéisme ou competitive presenteeism. une certaine hostilité de la population et le ter les lieux à 19 heures pour un avocat ou L’exemple le plus inquiétant s’est illustré stress ». Sans aller jusque-là, la pratique des un conseil, c’est tôt. Dans le secteur indus- LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 46 - 12 NOVEMBRE 2018 - © LEXISNEXIS SA Page 2013
1167 triel en revanche, les lumières s’éteignent exiger d’un collaborateur libéral qu’il arrive trage notamment. Et cela peut aussi exister avant ». De manière générale, il est bien avant 9h et reste jusqu’à 19h-20h, confirme dans les petits cabinets ». Désormais instal- vu de rester tard, partir après les associés, Anne-Lise Lebreton, présidente de la com- lée à son compte, elle reconnaît être venue montrer que l’on est débordé. D’aucuns dé- mission Collaboration du Conseil national travailler en étant malade et ne pas s’être noncent les time-sheets ou feuilles de temps des barreaux (CNB). Cela marche dans les autorisée à partir avant 19h dans les cabi- qui accompagnent un mode de facturation deux sens : le collaborateur est disponible nets où elle était collaboratrice. Cela n’a pas au temps passé alors même que les conven- pour exécuter les missions demandées, par- changé depuis qu’elle est son propre chef. tions d’honoraires, obligatoires depuis le fois tôt ou tard en cas d’urgences, mais il « Ce sont des usages ». Qui ne dépendent décret du 2 août 2017 (D. n° 2017-1226 : doit également pouvoir gérer ses dossiers et pas toujours de l’attitude des associés du JO 4 août 2017, texte n° 9), prévoient des organiser son temps, notamment s’absen- cabinet mais qui sont parfois bien ancrés modes de facturation divers et notamment ter pour prospecter et arriver plus tard s’il a dans la culture des avocats. des forfaits. Un système régulièrement terminé tard la veille par exemple ». C’était dénoncé, qui aboutit parfois à des com- le deal dans le cabinet où elle a exercé avant Les dérives du présentéisme. - En soi, la pétitions entre collaborateurs pour savoir de s’installer à son compte. Elle parvenait culture du présentéisme n’est pas néces- lequel a fait le plus d’heures. Et que Valence à y concilier vie professionnelle, vie syndi- sairement une limite au bon fonctionne- Borgia résume par l’absurde comme un cale et vie personnelle. « C’est possible », dit ment, individuel et collectif, d’un cabinet. management où « l’avocat le mieux payé est celle qui a toujours répondu aux attentes Cela dépend du contexte et des possibilités le plus lent ». des associés. Elle reconnaît toutefois que le d’évolution. Comme dans d’autres profes- À cet égard, l’Union des jeunes avocats métier est « extrêmement exigeant » et que sions, l’avocat peut accepter de travailler (UJA) a apporté une importante contribu- les premières années « on fait plus d’heures beaucoup, notamment les premières an- tion en 2016 avec son rapport « Les jeunes avocat.e.s et le temps » (http://www.uja. fr/wp-content/uploads/2016/06/Rapport- « De manière générale, il est bien vu de rester UJA-les-jeunes-avocats-et-le-temps.pdf). À tard, partir après les associés, montrer que l’on titre d’exemple, Caroline Luche-Rocchia, également membre du conseil de l’Ordre est débordé. D’aucuns dénoncent les time- et de la commission permanente de l’UJA, sheets ou feuilles de temps qui accompagnent y décompose un objectif annuel de 1 850 heures facturables : « il s’agit de 1 850 h/226 un mode de facturation au temps passé. » jours (365 jours - 104 jours week-end -10 jours fériés - 25 jours de congés), soit 8,19 pour réussir à tout gérer et faire de la place nées de sa carrière ou durant des périodes heures facturables par jour. Pour aboutir à aux dossiers personnels au-delà de la charge déterminées de rush, si confiance et respect un tel chiffre, le collaborateur doit en réalité voire surcharge de ceux du cabinet ». s’exercent en lieu et place de contrôle et prester 12 à 13 heures quotidiennement ». Si le statut du collaborateur libéral n’est pas infantilisation, si ce présentiel ne l’astreint Le rapport, tiré d’une enquête soumise toujours respecté en pratique, rares sont pas à des journées entières au bureau sans à l’ensemble des collaborateurs libéraux les cas de requalification en contrat sala- pouvoir développer sa clientèle, si les pers- parisiens au dernier trimestre 2014, avec rié. D’abord parce que les plaintes sont peu pectives d’évolution sont réelles, etc… « Se près de 900 réponses (soit 10 % d’entre nombreuses, ensuite car des accords sont donner sans que cela ait du sens, c’est ça qui eux, représentant tous types de cabinets), trouvés en amont. « Les associés devraient pose problème, remarque Valence Borgia. montre que près de 60 % des collaborateurs jouer le jeu de la collaboration libérale parce La question du présentéisme se pose quand interrogés consacrent plus de 9h par jour à qu’ils savent que tout le monde ne pourra on n’est pas heureux ». Comme la plupart l’activité du cabinet. Par ailleurs, le nombre pas être associé », commente Me Lebreton des avocats, elle connaît de nombreux d’heures consacrées quotidiennement aug- qui rappelle que le contrat de collabora- confrères.soeurs pour qui l’expérience a mente avec la taille de la structure : plus de tion libérale à temps partiel a été introduit mal tourné : « ce sont des gens qui ont tout 50 % des avocats exerçant dans un cabinet « pour encadrer les pratiques et éviter les donné pendant des années et ont finale- de plus de 40 personnes disent consacrer abus », tout en reconnaissant que cette pra- ment été sommés de partir parce qu’il n’y quotidiennement plus de 10h à l’activité de tique « biaise le concept » même de colla- avait pas de possibilité d’évolution et qu’ils leur cabinet contre 28 % et 25 % dans les boration libérale. « On sait très bien qu’en coûtaient trop cher. Pour ceux qui ont fait cabinets « moyens » et « petits ». entrant dans certains cabinets, on renonce beaucoup de sacrifices, cela peut créer de Cela n’est pas sans poser question sur le sta- un peu à sa vie privée, assure Aminata Nia- grosses désillusions ». tut de collaborateur libéral censé permettre kate, présidente de la commission Égalité Voici quelques témoignages de cas de dé- le développement d’une clientèle person- au sein du CNB et présidente de la FNUJA. rives du présentéisme. Tous ont souhaité nelle et être exclusif de tout lien de subor- C’est de notoriété publique, dans les cabi- conserver l’anonymat. « Dans mon pre- dination (RIN, art. 14). « On ne doit pas nets de droit de la concurrence et d’arbi- mier cabinet j’ai tenu un an, raconte Marie, Page 2014 © LEXISNEXIS SA - LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 46 - 12 NOVEMBRE 2018
LA SEMAINE DU DROIT L’ENQUÊTE 1167 alors collaboratrice libérale dans une petite structure de Province. Dès le premier jour, Le cabinet Nouveau monde Avocats, j’étais fliquée sur mes horaires. Quand je un exemple de flexibilité partais à 20h, l’associé regardait sa montre Bernard Lamon a fondé le cabinet Nouveau monde Avocats en 2011 sur un nouveau avec insistance. Une fois mon travail ter- modèle de management. Il est aujourd’hui l’unique associé de cette structure spé- miné, j’avais pourtant aussi le droit de tra- cialisée dans le droit du numérique et de l’innovation qui compte 5 collaborateurs vailler sur mes dossiers. J’ai choisi ce métier et un office manageur. pour être libre et non pour faire du salariat En introduction, il rappelle que de grandes entreprises du CAC40 comme Google, déguisé ». Payée 2 120 €/mois en rétro- Total ou Amazon ont elles-mêmes flexibilisé et décloisonné leurs organisations de cession d’honoraires (soit 40 % en moins travail afin de gagner en efficacité. après déduction des charges sociales), alors L’avocat a participé au rapport Haeri sur l’avenir de la profession d’avocats et dé- fend une organisation de travail repensée à tous les niveaux, à commencer par le qu’elle facturait 20 000 € par mois grâce présentéisme qui selon lui « est la réponse au stress du manager ». Il regrette qu’un à des dossiers rémunérateurs au lieu des grand nombre de cabinets « soient restés bloqués dans le taylorisme », déplore que 10 000 € généralement demandés en début certains masquent un management archaïque derrière un joli baby-foot à l’entrée et de carrière, elle demandait un peu plus de invite les associés à effectuer « un travail sur eux pour faire confiance ». souplesse. Au bout d’un an, elle est ren- Au sein de Nouveau monde Avocats, il revendique des bureaux mobiles pour ra- voyée en une heure, « à l’anglo-saxone ». tionnaliser son temps – « si j’ai rendez-vous chez un client à 11h, j’arrive à 9h et Ses codes d’accès d’ordinateur ont été je travaille pendant deux heures dans une salle de réunion » -, préfère ouvrir une salle de détente qu’un openspace - « car on s’est rendus compte qu’on perdait changés de peur qu’elle ne parte avec les en efficacité en ouvrant trop les cabinets du fait du besoin de silence, notamment dossiers du cabinet. Aujourd’hui, l’avocate pour les moments de sprint » -, n’organise pas de réunion avant 10h ni après 18h est installée à son compte avec une associée pour respecter le rythme de chacun, favorise le télétravail mais pas plus d’un jour et sur le point de partir en retraite et une jeune demi par semaine car « au-delà, on risque de perdre le lien », demande 8h de travail collaboratrice. Entre temps, cette mère de journaliers à ses collaborateurs plutôt que « 12h avec un investissement intellectuel deux enfants, qui gagne aujourd’hui bien limité » mais « si l’un d’entre eux préfère travailler un dimanche pour faire du sport sa vie avec des dossiers rémunérateurs en un vendredi après-midi, c’est un non-débat », et rejette le modèle de facturation à l’heure pour favoriser celle au projet. « La règle d’or chez nous c’est que chacun doit droit de la santé et un emploi du temps facturer 3,5 fois son coût global », précise-t-il. flexible, a tenté une collaboration dans un De manière générale, Bernard Lamon revendique des principes d’efficacité tels second cabinet. Un café collectif était ins- que l’« agilité », le good enough management et le système kanban qui visent à titué tous les matins. « Mais tout le monde rationnaliser le travail demandé en évitant « les bullshit job comme le reporting », y était au garde à vous à 7h30. Un jour je en responsabilisant les collaborateurs sur leurs démarches, en mettant de côté les n’y suis pas allée et on m’a expliqué que ce méthodes inefficaces pour conserver les plus adaptées et en incitant les initiatives, n’était pas en option ». L’avocate qui a pris le tout en constituant des groupes de travail sur les projets en cours. Il a constaté que ce management ne convient pas à tous les profils « 3 % s’en va car ne supporte sa suite « gagne très bien sa vie mais ne voit pas le non-encadrement ». Et d’ajouter : « nous ne sommes pas parfaits, nous faisons pas ses enfants de la semaine ». Elle ajoute : aussi des erreurs, c’est un work in progress ». « quand vous êtes une femme, vous devez finir plus tard que les autres pour prouver votre ambition ». La question du présen- téisme demeure parfois un enjeu artificiel : les pauses, les réseaux sociaux sont inter- minuit », « je venais le week-end pour ne « dans mon premier cabinet, je voyais les dits sur place, les collaborateurs peuvent pas finir à 2h du matin la semaine » -. En associés faire des horaires démentiels mais être renvoyés rapidement et le temps pour contrepartie, il reçoit une rémunération « à en prenant des pauses déjeuner de deux former les plus jeunes a disparu dans une la hauteur » des exigences, soit 130 000 € heures et en papotant toute la journée ». volonté de rentabilité immédiate. la première année, mais au détriment de sa Pour Sabine, qui préfère ne pas révéler sa Bastien, lui, travaillait dans un cabinet de santé. Le reste de l’année, l’activité demeure spécialité ni sa zone géographique d’acti- droit fiscal à Paris. Au départ, il ne prend élevée, les arrêts maladie se transforment en vité, « le présentiel en cabinet d’avocats pas de dossier personnel, cumule les ho- congés payés, les congés doivent être vali- c’est la règle, pas l’exception ». Elle assure raires, soit 2 500 heures facturées par an, dés par l’associé et les ressources humaines. que l’efficacité n’est pas toujours au ren- augmente sa charge de travail pendant les « Par rapport à notre statut libéral, c’est dez-vous : « comme on est fatigués, on est périodes les plus chargées (campagnes complètement hallucinant », résume Bas- moins productifs et donc on finit plus tard. déclaratives d’impôts notamment) jusqu’à tien. Il explique : « Nous n’avons pas le Or, pour les associés, partir tard démontre 270 heures facturées sur un mois soit « pas choix. Quand on arrive dans la profession, au contraire notre sérieux ». Dans les faits, de week-end ni de jours fériés pendant on n’est pas averti. Le temps de se faire un il n’est pas possible de partir avant 20h ni deux mois » - « les associés continuaient à nom, et c’est l’engrenage. On ne prend d’arriver après 9h, les appels doivent être accepter des dossiers sans recruter », « nous pas de dossier personnel parce qu’on est renvoyés sur le téléphone portable pendant faisions plusieurs fois par semaine du 9h- trop fatigué pour gagner 1 000 € de plus ». LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 46 - 12 NOVEMBRE 2018 - © LEXISNEXIS SA Page 2015
1167 L’avocat raconte que certains cabinets boratrice. Sur leur site Internet, l’associée l’avocate. « Parler de culture du présen- mettent à disposition des douches et des Géraldine Kespi-Bunan, spécialisée en téisme aujourd’hui me semble dépassé », lits, voire des chambres d’hôtel à côté du droit social, a posté un billet sur le droit assure l’associée qui précise que tous les bureau et un forfait pour dîner et prendre à la déconnexion et le télétravail. Qu’en avocats sont équipés pour travailler d’où un taxi à des heures avancées de la nuit. est-il réellement au sein du cabinet ? « La ils veulent, l’idée étant de décloisonner les Il a vu des confrères.soeurs en burn-out. question du télétravail ne m’a jamais été départements, de changer d’atmosphère si Lui-même n’a jamais récupéré la fatigue posée, explique-t-elle. Je n’ai pas d’opposi- nécessaire, de rentabiliser les déplacements accumulée pendant ces années et décrit des tion de principe mais c’est une profession parfois longs tant en France qu’à l’étranger, symptômes physiques tels que la perte de dans laquelle ce n’est pas évident, surtout de travailler au besoin dans des espaces de tous ses cheveux, le surmenage, les plaques dans nos domaines d’intervention, le droit coworking aménagés dans les bureaux ou de stress. Le jour où il décide de développer de la famille et le droit du travail, à moins depuis chez soi - « c’est très régulier chez sa clientèle personnelle, la situation se com- de tout dématérialiser ». Quant au droit à nous et pas seulement pour les femmes » -. plique au cabinet : « on lisait mon cour- la déconnexion, « nous sommes d’accord La structure parisienne a été conçue autour rier et la secrétaire me le rendait en mains avec ce principe mais dans la réalité, nous d’espaces collectifs tels qu’une grande café- propres », « la salle de réunion réservée était répondons très souvent à nos clients si nous téria avec un mur végétal et une verrière où tout à coup prise par l’associé », « on crai- le pouvons après les heures d’ouverture du se déroulent des évènements informels (dé- gnait d’être viré, c’est tellement simple ». Le cabinet et si nécessaire pendant nos congés. jeuners, cafés, échanges, réunions, matchs départ ne se fait pas sans mal mais l’avocat Vis-à-vis des collaborateurs, nous n’avons de la Coupe du Monde de foot) ou plus résiste et menace de demander une requali- cependant pas le même niveau d’exigence. formels (présentation des résultats annuels, fication de contrat en salariat s’il n’obtient Je n’attends pas d’eux de réponse à mes e- évènements avec les clients), des terrasses et pas un accord. Aujourd’hui, il exerce avec mails en-dehors des heures du cabinet ». espaces d’échanges à la décoration design, une associée, ne met plus de réveil, travaille Côté présentiel, « je suis souvent la pre- et des bureaux identiques pour les avocats parfois beaucoup mais moins qu’avant « ce mière à partir, entre 18h-19h, car j’ai quatre comme les assistants, avec par exemple des qui devrait être l’inverse », et a gagné « en enfants et mon temps est compté. Mais il espaces vitrés, des écrans de confidentialité qualité de vie ». m’arrive de travailler plus tard le soir ». et un mobilier ajustable. De manière générale, la culture du présen- Les autres membres du cabinet partent Il s’agit d’un management basé sur la notion téisme est bien ancrée dans les mentalités. rarement avant 19h-20h, bien qu’aucun d’ « agilité » qui intègre la mutualisation « J’ai fait sept cabinets dont trois petites horaire ne leur soit imposé. Le matin, « sauf des énergies, l’innovation des méthodes structures et partout c’était mal vu de ne exception », tout le monde est présent vers de travail, une communication positive et pas rester tard », explique Leïla, une jeune 9h-9h30, « horaire à partir duquel nous intégrante, une meilleure prise en compte avocate parisienne. « La flexibilité censée sommes très sollicités ». des individualités et de réelles opportunités être au cœur de la profession, ça ne fonc- Au sein du cabinet Hogan Lovells, qui de développement de carrière ainsi qu’une tionne pas, le caractère libéral du collabo- compte des bureaux sur tous les continents, culture commune forte, le tout en relation rateur c’est un mythe, l’associé en réalité la flexibilité a été pensée et développée à étroite, directe et permanente avec les clients fait comme il l’entend. On est bien souvent tous les niveaux et dans toutes les zones du cabinet. Une ligne téléphonique d’écoute au degré zéro du management alors même géographiques en respectant les problé- a même été mise en place en cas de difficultés qu’on pourrait tous gagner en efficacité en matiques spécifiques. Il s’agit d’un mana- d’un membre du cabinet et certains bureaux étant plus sereins ». gement global qui touche tant au bien-être disposent d’un conseiller psychologique sur au travail, qu’au pro bono, au citizenship, place pour des consultations anonymes. Quid de la flexibilité des cabinets. – En- à la diversité, la parité, avec une politique « Tout est une question de confiance et les core à la marge, une autre culture émerge. d’ouverture sur des profils variés dès le résultats sont très positifs, ajoute l’avocate. Côté associés, quelques cabinets ont accep- recrutement comme l’explique Marie-Ai- Nous gagnons en efficacité. Tout le monde té de témoigner : Nouveau monde Avocats mée de Dampierre, associée spécialiste de s’y retrouve, tant les clients que l’équipe ». (droit du numérique et de l’innovation : V. la propriété intellectuelle à Paris, regional Le cabinet Vigo compte, quant à lui, dix- encadré p. 2015), KBS avocats (droit de la managing partner de l’Europe continentale huit avocats dont six associés qui travaillent famille et du travail), Vigo (droit pénal des et depuis peu, à la tête du Comité diversité tous dans le même esprit : « nous tenons au affaires) et Hogan Lovells (cabinet interna- et inclusion du groupe. « Nous ne sommes caractère libéral de notre exercice, nous fai- tional d’affaires). D’autres cabinets interna- pas uniquement un cabinet parisien mais sons confiance à nos collaborateurs et ne les tionaux en droit des affaires et notamment international, et en 2015, nous avons mis “fliquons” pas. Si nous voulons des avocats en droit de la concurrence et en arbitrage en place une politique globale de flexibi- autonomes, mûrs, curieux intellectuelle- n’ont pas souhaité répondre à nos sollicita- lité déjà bien ancrée dans beaucoup de nos ment, les infantiliser ne rend service à per- tions. bureaux à l’étranger. Cela répondait aussi à sonne », explique Emmanuel Daoud, l’un KBS avocats est un cabinet de cinq per- une demande de la génération Y qui sou- des fondateurs. Ces derniers peuvent déve- sonnes dont deux associées et une colla- haite travailler autrement », commente lopper leur clientèle personnelle et organi- Page 2016 © LEXISNEXIS SA - LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 46 - 12 NOVEMBRE 2018
LA SEMAINE DU DROIT L’ENQUÊTE 1167 ser leur temps de travail « comme ils l’en- cat » du présentéisme, ce qui est unanime- Dans son article « Prospective du manage- tendent », c’est-à-dire faire du télétravail ment confirmé par les interlocuteurs de ment dans la profession d’avocat » (RPPI s’ils le souhaitent et organiser leurs horaires la présente enquête. Bernard Lamon du 2016, préc.), Valence Borgia souligne que en fonction de leur rythme physiologique, cabinet Nouveau monde Avocats explique : « la notion de valeur doit remplacer celle plutôt très matinal ou du soir, « nous ne de- « mes étudiants, même les plus ambitieux, de temps et les avocats devront apprendre, mandons pas d’avoir un temps de présence citent l’équilibre vie privée/vie profession- et ce rapidement, à modifier leur façon de 8h-22h, ni d’être là le week-end ». Les as- nelle comme critère dans l’orientation de de facturer leurs clients ». Elle regrette sociés du cabinet évaluent le travail de leurs leur carrière. Cela risque d’être destructeur que « des organisations entières, des cabi- collaborateurs à partir d’objectifs transpa- pour les cabinets qui ne s’y préparent pas ». nets d’avocats, fonctionnent de manière rents et « indicatifs ». Il s’agit d’une grille C’est l’un des principes défendus dans ledit bancale en déséquilibre sur des modèles recommandée en fonction de l’expérience rapport, à côté d’« une meilleure flexibi- anciens et inadaptés, et passent ainsi à de chacun : 1 200 heures la première année, lité dans l’organisation du travail » et d’une côté d’opportunités immenses d’inno- 1 300 la quatrième, 1 400 la septième. Sont « hiérarchisation et priorisation des objec- vation en la matière », tout en concédant prises en compte les heures de travail fac- tifs ainsi qu’un management horizontal ». Il que changer cela « suppose du courage turables et celles non facturables, à la dif- s’agit par exemple de favoriser le télétravail dans l’exercice du management ». Pour férence des associés qui doivent justifier de à l’heure du numérique. Il est rappelé que l’avocate mère de trois enfants, l’indé- 1 700 heures facturables sans comptabiliser le barreau de Paris encourage les cabinets à pendance doit aussi passer par l’individu : les autres activités du cabinet, essentielles s’inscrire dans cette démarche à travers une « à lui de revendiquer cette liberté. Et le à son ADN, et à laquelle tous participent. Charte des bonnes pratiques de la collabo- meilleur moyen c’est d’être un bon élé- Il s’agit essentiellement du pro bono mais ration qui veille à utiliser les technologies ment. C’est cela qui permet de négocier ». également de la communication, de la publication d’articles ou de l’animation de séminaires de formation. Les collaborateurs « La notion de valeur doit remplacer celle de qui rencontrent des difficultés reçoivent temps et les avocats devront apprendre, et ce une aide pour mieux s’organiser, l’équipe n’hésite pas à recruter en cas de surcharge rapidement, à modifier leur façon de facturer de travail et les congés maternité/paternité leurs clients. » ne sont pas un obstacle dans la mesure où, même si l’avocat.e souhaite partir plus de l’information et de la communication Elle ajoute : « un bon professionnel c’est longtemps, tout est anticipé. « La contre- comme un atout en évitant les dérives po- aussi quelqu’un qui dort, lit, se cultive, est partie, commente Emmanuel Daoud, c’est tentielles. De même, la commission Égalité curieux. C’est un équilibre ». Sous la ban- que nous exigeons un rendu de grande qua- du CNB a également édicté fin 2017 une nière du laboratoire de l’égalité, l’avocate lité. Les collaborateurs qui confondraient charte de valeurs prônant notamment le avait lancé une invitation à organiser, avec cette organisation avec une colonie de va- bien-être au travail. Non-contraignante, les pouvoirs publics et les acteurs sociaux, cances devraient nous quitter s’ils n’ont pas elle vise à « responsabiliser les cabinets », des États généraux du temps, selon elle tenu compte de nos alertes sur leur défaut souligne sa présidente Aminata Niakate, « une préoccupation majeure » des Fran- d’implication éventuel ». qui souhaite offrir de la visibilité aux cabi- çais.es. Parce que « manquer de temps, nets qui s’engagent à la suivre. Cette charte c’est d’une certaine façon, passer à côté de De nouvelles perspectives. - Dans son rap- précise : « le cabinet pose le principe, en sa vie » et qu’établir « un cadre légal qui port sur l’avenir de la profession d’avocats son sein comme à l’extérieur, selon lequel permette à toutes et à tous de travailler, remis le 2 février 2017 (V. JCP G 2017, act. la question de la conciliation vie privée/vie d’être parents et citoyen, c’est faire gagner 196), Kami Haeri évoque la « remise en professionnelle n’est pas une question de la France durablement ». question par la nouvelle génération d’avo- femmes ». Anaïs Coignac, journaliste LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 46 - 12 NOVEMBRE 2018 - © LEXISNEXIS SA Page 2017
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