Lisbonne "Le premier qui marche sur les noirs a perdu!"
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Les pavés noirs et blancs font par- tie des rues de Lisbonne depuis des siècles. Aux motifs variés et réper- toriés, ils font la joie des touristes et guident leurs pas. Mais les maîtres paveurs se font rares et leur art est en péril. Découverte de la capitale portugaise le nez sur ses souliers. Texte et photos: Hector Christiaen
22 u-dessus du château Saint-Geor- colorées et leurs azulejos, mon regard place deux fontaines. En 1919, elle Page précédente Dans la rue d’Ale- crim, la devanture A ges, une lumière rosée vient se mélanger aux lampadaires du Ros- n’a guère prêté attention au graphis- me des trottoirs. sombre au profit de la circulation au- tomobile. Plus tard, avec l’intensifica- de la fabrique d’azu- lejos Sant’Anna sio désert. Le serveur, Nicola, prépare tion du trafic urbain, le Rossio de- étale à ses pieds un la terrasse. Malgré la fraîcheur de ce ILLUSIONS VISUELLES vient la plaque tournante des bus et tapis d’étoiles. matin d’octobre, il y aura encore des Je retourne au Rossio. Des Lisboètes des taxis. Quelques vaguelettes nos- Ci-dessous aficionados pour s’attabler à l’exté- pressés sortent des bouches du métro. talgiques entourent encore les fontai- Sur la place de rieur du célèbre café et siroter un pre- Ils sillonnent la place en marchant nes et la statue. Camoes, les sirè- mier bica. Un homme passe sur le sur la houle du mar largo, mosaïque En 2001, coup de théâtre: la munici- nes et les cara- trottoir en feuilletant un journal en noir et blanc aux vagues sinueuses palité profite des travaux du métro velles rappellent l’époque des Gran- sportif. Il piétine un grand corbeau alternées. pour redonner au Rossio sa physio- des découvertes. sans y prêter garde. L’oiseau fait par- Ancien commandant du Château nomie d’antan. Dans l’axe formé par tie d’un panneau de petits pavés qui Saint-Georges, Mais Eusébio Furta- le théâtre national Dona Maria II et figure le blason de la ville: une cara- do avait une vision plutôt artistique l’Arco de Bandeira, une houle régu- velle guidée par deux corbeaux ra- du pavage. Elle dépassait la simple lière, fruit d’une illusion d’optique, mène le corps de saint Vincent à Lis- mise en place de petits blocs irrégu- semble lécher les pieds des statues et bonne. liers sur les places et dans les rues. En des marchandes de fleurs. Je franchis le seuil de la Casa Chineza 1848, son projet de recouvrir la place pour me délecter d’un café au lait du Rossio est accepté par la munici- UN SENS ARTISTIQUE CERTAIN servi dans un grand verre et de crois- palité. Les ondes noires et blanches, L’art du pavement est né en 1515 sous sants parfumés à la fleur d’oranger. Je d’une superficie de 8712 mètres car- le règne de Don Manuel Ier qui ac- viens, moi aussi, de marcher machi- rés, sont réalisées par des forçats en corda aux paveurs le statut exception- nalement sur un cartouche stylisé 323 jours. nel d’artistes-artisans, statut toujours contenant le nom de l’établissement En 1870, la mer de basalte est am- en vigueur. Cette année-là, la ville dé- et sa date de fondation. Lors de mes putée de quelques dizaines de mè- couvre, dans la rue Nova dos Merca- précédents séjours dans la capitale tres carrés au profit d’un monument dores, le premier espace public entiè- portugaise, obnubilé par les façades dédié à Don Pedro IV. En 1889, on y rement tapissé de cubes de calcaire
beige: de la pierre de Porto, du granit que, la municipalité compte 400 pa- simple: poser des petits pavés (de 5 De g. à d. du Nord. Après le tremblement de veurs. En 1979, ils n’étaient plus qu’une cm sur 5 cm) dans un cartouche en Le cartouche publicitaire de la terre qui dévasta Lisbonne en 1775, le trentaine. bois. Pourtant, il faut une longue pra- Casa Chineza s’est marquis de Pombal imposa les azule- tique et une grande dextérité pour cas- déformé sous la jos comme revêtements de façades et PAS SI SIMPLE! ser la pierre au creux de la main, puis poussée du sous- les petits pavés de pierre calcaire pour Reprenant les techniques de la mosaï- l’ajuster avec les pierres déjà en place. sol sablonneux. les trottoirs. que développées par les Romains, les Les moules municipaux sont catalo- La Place du Com- Le mar largo du Rossio propulse l’ar- paveurs ou calceteiros créent des tapis gués et conservés selon un ordre mé- merce est refaite tisanat du pavement vers des réalisa- de pierres incrustés de motifs artisti- thodique dans le dépôt d’Avalade. Les en 2010. Les tions plus artistiques. Angelo Rodri- ques. Les maîtres paveurs signent leurs caravelles, rosettes, crabes, grecques,... dauphins et les frises qui la déco- gues Chaves, Joaquim Branco, Ma- œuvres d’une pierre d’une forme et sont classés par rapport aux rues et raient sont recou- nuel Pereira et bien d’autres tapissent d’une couleur particulières. Située au avenues où ils ont été posés pour la verts de bitume! de beaux ensembles les Largo do Car- centre de l’œuvre, elle est générale- première fois. La pluie est l’alliée mo, Largo de Camoes, Praca du Du- ment carrée ou hexagonale, parfois des pavés. Elle que de Terceira et les Jardim do Prin- d’une forme plus fantaisiste comme la UN TAPIS POUR LES MENDIANTS rehausse le noir cipe real. Le maître Alfonso, avec sa poire de Paulo Candido, figure légen- La placette formée par les rues do du basalte et obli- brigade de cinquante hommes, a pavé daire. Carmo et du 1er de Dezembro est re- ge le visiteur à regarder par terre! toutes les rues de la Baixa, ce qui lui Le pavé est posé sur un mélange de couverte d’un beau graphisme sur le- a valu le titre de «meilleur paveur de plâtre et de gravier, quelquefois sur quel vient de s’installer une mar- Fleurs stylisées tous les temps». du ciment. Originaires de Monsento, chande de parapluies suivie de près sur les trottoirs En 1927, Henri Quirino da Fonseca les pierres blanches et noires des dé- par une petite averse. Le basalte des de l’Avenue de la Liberté. Les répa- fonde le cadre des paveurs artistes. buts (les vidrago) ont été remplacées dessins passe immédiatement du gris rations sont diffi- Des dessins plus sophistiqués font par du basalte venu d’Alcobaça. Au- au noir profond. Dans la rue Aurea, ciles, ce type de leur apparition de même que des si- jourd’hui, le calcaire noir est extrait les trottoirs sont finement ourlés d’une basalte noir n’étant gnes cabalistiques censés protéger dans la région d’Algueirao-Mem Mar- grecque, ligne droite brisée effectuant plus disponible. la population des malheurs. L’art du tins, près de Sintra. des retours en arrière et constituant trottoir est à son apogée. A cette épo- Au premier abord, la technique paraît une bande. Elle guide le promeneur
De g. à d. vers la Place du commerce. Le ballet vision plongeante que les mouettes. A ne les caravelles et les sirènes qui dor- Avenue de Rome, des femmes de ménage a débuté. Elles ma grande surprise, je m’aperçois que ment à ses pieds. De retour dans la un paveur a dévoilé sa passion pour les nettoient les vitrines et bichonnent les lettres et les lignes sont de guin- Baixa, je déambule dans la rue Au- bandes dessinées. les pavés. Les motifs forment comme gois. C’est certainement dû à la mou- gusta. Devenue piétonnière, elle ras- un tapis pour les mendiants, les mu- vance du sous-sol. semble des pavements richement or- Il faut une grande siciens et les clochards assis à même Je remonte la rue Garrett, entière- nés. Les boutiques les plus chic de Lis- dextérité pour casser la pierre au le sol ou adossés à un mur. ment pavée, et dépasse le café Brasi- bonne ont conservé leurs cartouches creux de la main. Des fleurs intemporelles balisent le leira. A la terrasse, la statue en bronze publicitaires, foulés par les fidèles des chemin qui mène à l’ascenseur de de Fernando Pessoa jette son ombre lieux. Au pied de l’Arc de triomphe, REPORTAGE Hommage à Santa Justa. J’entre dans la cabine. sur une belle calligraphie ou se mê- des artistes locaux étalent leurs repro- la chanteuse de fado Acajou verni, cuivres rutilants, la mé- lent lignes de pavés et chaises imma- ductions sur le basalte. Maria Severa. canique me dépose en un instant sur culées. A Belem je retrouve, au pied du Mo- une passerelle d’allure gothique en Le tram 28 passe en ferraillant avant nument des découvertes, les fameu- dentelle de fer. De la plateforme j’ai, de s’arrêter place Luis de Camoes. Du ses vagues qui aimeraient tant filer 31 MAI 2012 sur le graphisme de pierre, la même haut de sa colonne, le poète domi- vers le large. De l’autre côté de l’auto-
route, les paveurs ont laissé leur em- sont les exemples les plus significatifs. nes d’hommes courbés sous un soleil Blason de la ville: une preinte artistique dans un parc, à la Cet art est menacé de toutes parts: de plomb ou sous le crachin glacial de caravelle guidée par deux corbeaux ramène base des Jeronimos. Des volutes, des paver une surface devient progressi- novembre. Dans une école fraîche- à Lisbonne le corps flèches et des signes du zodiaque jon- vement plus onéreux et les matières ment ouverte va se perpétuer un sa- de saint Vincent. chent le sol piétiné par des milliers de premières se font rares, en particulier voir-faire intimement lié à l’histoire Les ondes noires et touristes venus admirer les dentelles le basalte. Les associations de person- de la ville. blanches de la Place de pierre du monastère. nes handicapées protestent contre les Un groupe d’enfants traverse le Ros- du Rossio. trottoirs mal entretenus. sio. Ils pataugent allègrement dans les UN ART EN PÉRIL Les maîtres paveurs risquent de dispa- vagues. Aucun ne semble connaître le Les allées des cime- tières présentent des De nos jours, l’art du pavement aurait raître et leurs compétences avec eux. jeu de leurs parents, leurs cavalcades graphismes élaborés. tendance à se résumer à la réparation Les autorités municipales semblent éperdues, leurs sauts sur les trottoirs et à quelques projets de grande enver- s’être émues de cette situation. Ré- et les places avec une seule règle: O De la Place du figuier à la Place du Com- gure. Les réalisations dans les nouvel- cemment, rue Vitoria, deux statues que anda sobre os pretos, perdeu!, ce- merce, la rua Augusta les stations de métro et sur le site de ont été érigées en hommage à la cor- lui qui marche sur les noirs a perdu! I est piétonne et l’Exposition universelle de 1998 en poration des calceteiros et aux centai- Hector Christiaen totalement pavée.
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