Lisbonne "Le premier qui marche sur les noirs a perdu!"

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Lisbonne "Le premier qui marche sur les noirs a perdu!"
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                       Lisbonne
                      «Le premier qui
                        marche sur les
                       noirs a perdu!»
REPORTAGE
        31 MAI 2012
Lisbonne "Le premier qui marche sur les noirs a perdu!"
Les pavés noirs et blancs font par-
 tie des rues de Lisbonne depuis des
   siècles. Aux motifs variés et réper-
toriés, ils font la joie des touristes et
  guident leurs pas. Mais les maîtres
  paveurs se font rares et leur art est
   en péril. Découverte de la capitale
    portugaise le nez sur ses souliers.
              Texte et photos: Hector Christiaen
Lisbonne "Le premier qui marche sur les noirs a perdu!"
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                                u-dessus du château Saint-Geor-      colorées et leurs azulejos, mon regard      place deux fontaines. En 1919, elle
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  Dans la rue d’Ale-
   crim, la devanture
                          A     ges, une lumière rosée vient se
                          mélanger aux lampadaires du Ros-
                                                                     n’a guère prêté attention au graphis-
                                                                     me des trottoirs.
                                                                                                                 sombre au profit de la circulation au-
                                                                                                                 tomobile. Plus tard, avec l’intensifica-
de la fabrique d’azu-
      lejos Sant’Anna     sio désert. Le serveur, Nicola, prépare                                                tion du trafic urbain, le Rossio de-
 étale à ses pieds un     la terrasse. Malgré la fraîcheur de ce     ILLUSIONS VISUELLES                         vient la plaque tournante des bus et
       tapis d’étoiles.   matin d’octobre, il y aura encore des      Je retourne au Rossio. Des Lisboètes        des taxis. Quelques vaguelettes nos-
          Ci-dessous
                          aficionados pour s’attabler à l’exté-      pressés sortent des bouches du métro.       talgiques entourent encore les fontai-
      Sur la place de     rieur du célèbre café et siroter un pre-   Ils sillonnent la place en marchant         nes et la statue.
    Camoes, les sirè-     mier bica. Un homme passe sur le           sur la houle du mar largo, mosaïque         En 2001, coup de théâtre: la munici-
      nes et les cara-    trottoir en feuilletant un journal         en noir et blanc aux vagues sinueuses       palité profite des travaux du métro
    velles rappellent
 l’époque des Gran-
                          sportif. Il piétine un grand corbeau       alternées.                                  pour redonner au Rossio sa physio-
    des découvertes.      sans y prêter garde. L’oiseau fait par-    Ancien commandant du Château                nomie d’antan. Dans l’axe formé par
                          tie d’un panneau de petits pavés qui       Saint-Georges, Mais Eusébio Furta-          le théâtre national Dona Maria II et
                          figure le blason de la ville: une cara-    do avait une vision plutôt artistique       l’Arco de Bandeira, une houle régu-
                          velle guidée par deux corbeaux ra-         du pavage. Elle dépassait la simple         lière, fruit d’une illusion d’optique,
                          mène le corps de saint Vincent à Lis-      mise en place de petits blocs irrégu-       semble lécher les pieds des statues et
                          bonne.                                     liers sur les places et dans les rues. En   des marchandes de fleurs.
                          Je franchis le seuil de la Casa Chineza    1848, son projet de recouvrir la place
                          pour me délecter d’un café au lait         du Rossio est accepté par la munici-        UN SENS ARTISTIQUE CERTAIN
                          servi dans un grand verre et de crois-     palité. Les ondes noires et blanches,       L’art du pavement est né en 1515 sous
                          sants parfumés à la fleur d’oranger. Je    d’une superficie de 8712 mètres car-        le règne de Don Manuel Ier qui ac-
                          viens, moi aussi, de marcher machi-        rés, sont réalisées par des forçats en      corda aux paveurs le statut exception-
                          nalement sur un cartouche stylisé          323 jours.                                  nel d’artistes-artisans, statut toujours
                          contenant le nom de l’établissement        En 1870, la mer de basalte est am-          en vigueur. Cette année-là, la ville dé-
                          et sa date de fondation. Lors de mes       putée de quelques dizaines de mè-           couvre, dans la rue Nova dos Merca-
                          précédents séjours dans la capitale        tres carrés au profit d’un monument         dores, le premier espace public entiè-
                          portugaise, obnubilé par les façades       dédié à Don Pedro IV. En 1889, on y         rement tapissé de cubes de calcaire
Lisbonne "Le premier qui marche sur les noirs a perdu!"
beige: de la pierre de Porto, du granit    que, la municipalité compte 400 pa-         simple: poser des petits pavés (de 5         De g. à d.
du Nord. Après le tremblement de           veurs. En 1979, ils n’étaient plus qu’une   cm sur 5 cm) dans un cartouche en            Le cartouche
                                                                                                                                    publicitaire de la
terre qui dévasta Lisbonne en 1775, le     trentaine.                                  bois. Pourtant, il faut une longue pra-      Casa Chineza s’est
marquis de Pombal imposa les azule-                                                    tique et une grande dextérité pour cas-      déformé sous la
jos comme revêtements de façades et        PAS SI SIMPLE!                              ser la pierre au creux de la main, puis      poussée du sous-
les petits pavés de pierre calcaire pour   Reprenant les techniques de la mosaï-       l’ajuster avec les pierres déjà en place.    sol sablonneux.
les trottoirs.                             que développées par les Romains, les        Les moules municipaux sont catalo-           La Place du Com-
Le mar largo du Rossio propulse l’ar-      paveurs ou calceteiros créent des tapis     gués et conservés selon un ordre mé-         merce est refaite
tisanat du pavement vers des réalisa-      de pierres incrustés de motifs artisti-     thodique dans le dépôt d’Avalade. Les        en 2010. Les
tions plus artistiques. Angelo Rodri-      ques. Les maîtres paveurs signent leurs     caravelles, rosettes, crabes, grecques,...   dauphins et les
                                                                                                                                    frises qui la déco-
gues Chaves, Joaquim Branco, Ma-           œuvres d’une pierre d’une forme et          sont classés par rapport aux rues et         raient sont recou-
nuel Pereira et bien d’autres tapissent    d’une couleur particulières. Située au      avenues où ils ont été posés pour la         verts de bitume!
de beaux ensembles les Largo do Car-       centre de l’œuvre, elle est générale-       première fois.
                                                                                                                                    La pluie est l’alliée
mo, Largo de Camoes, Praca du Du-          ment carrée ou hexagonale, parfois
                                                                                                                                    des pavés. Elle
que de Terceira et les Jardim do Prin-     d’une forme plus fantaisiste comme la       UN TAPIS POUR LES MENDIANTS                  rehausse le noir
cipe real. Le maître Alfonso, avec sa      poire de Paulo Candido, figure légen-       La placette formée par les rues do           du basalte et obli-
brigade de cinquante hommes, a pavé        daire.                                      Carmo et du 1er de Dezembro est re-          ge le visiteur à
                                                                                                                                    regarder par terre!
toutes les rues de la Baixa, ce qui lui    Le pavé est posé sur un mélange de          couverte d’un beau graphisme sur le-
a valu le titre de «meilleur paveur de     plâtre et de gravier, quelquefois sur       quel vient de s’installer une mar-           Fleurs stylisées
tous les temps».                           du ciment. Originaires de Monsento,         chande de parapluies suivie de près          sur les trottoirs
En 1927, Henri Quirino da Fonseca          les pierres blanches et noires des dé-      par une petite averse. Le basalte des        de l’Avenue de la
                                                                                                                                    Liberté. Les répa-
fonde le cadre des paveurs artistes.       buts (les vidrago) ont été remplacées       dessins passe immédiatement du gris
                                                                                                                                    rations sont diffi-
Des dessins plus sophistiqués font         par du basalte venu d’Alcobaça. Au-         au noir profond. Dans la rue Aurea,          ciles, ce type de
leur apparition de même que des si-        jourd’hui, le calcaire noir est extrait     les trottoirs sont finement ourlés d’une     basalte noir n’étant
gnes cabalistiques censés protéger         dans la région d’Algueirao-Mem Mar-         grecque, ligne droite brisée effectuant      plus disponible.
la population des malheurs. L’art du       tins, près de Sintra.                       des retours en arrière et constituant
trottoir est à son apogée. A cette épo-    Au premier abord, la technique paraît       une bande. Elle guide le promeneur
Lisbonne "Le premier qui marche sur les noirs a perdu!"
De g. à d.              vers la Place du commerce. Le ballet      vision plongeante que les mouettes. A       ne les caravelles et les sirènes qui dor-
       Avenue de Rome,                des femmes de ménage a débuté. Elles      ma grande surprise, je m’aperçois que       ment à ses pieds. De retour dans la
     un paveur a dévoilé
     sa passion pour les
                                      nettoient les vitrines et bichonnent      les lettres et les lignes sont de guin-     Baixa, je déambule dans la rue Au-
      bandes dessinées.               les pavés. Les motifs forment comme       gois. C’est certainement dû à la mou-       gusta. Devenue piétonnière, elle ras-
                                      un tapis pour les mendiants, les mu-      vance du sous-sol.                          semble des pavements richement or-
            Il faut une grande        siciens et les clochards assis à même     Je remonte la rue Garrett, entière-         nés. Les boutiques les plus chic de Lis-
                 dextérité pour
            casser la pierre au
                                      le sol ou adossés à un mur.               ment pavée, et dépasse le café Brasi-       bonne ont conservé leurs cartouches
             creux de la main.        Des fleurs intemporelles balisent le      leira. A la terrasse, la statue en bronze   publicitaires, foulés par les fidèles des
                                      chemin qui mène à l’ascenseur de          de Fernando Pessoa jette son ombre          lieux. Au pied de l’Arc de triomphe,
REPORTAGE

                        Hommage à     Santa Justa. J’entre dans la cabine.      sur une belle calligraphie ou se mê-        des artistes locaux étalent leurs repro-
                       la chanteuse
                            de fado   Acajou verni, cuivres rutilants, la mé-   lent lignes de pavés et chaises imma-       ductions sur le basalte.
                      Maria Severa.   canique me dépose en un instant sur       culées.                                     A Belem je retrouve, au pied du Mo-
                                      une passerelle d’allure gothique en       Le tram 28 passe en ferraillant avant       nument des découvertes, les fameu-
                                      dentelle de fer. De la plateforme j’ai,   de s’arrêter place Luis de Camoes. Du       ses vagues qui aimeraient tant filer
        31 MAI 2012

                                      sur le graphisme de pierre, la même       haut de sa colonne, le poète domi-          vers le large. De l’autre côté de l’auto-
Lisbonne "Le premier qui marche sur les noirs a perdu!"
route, les paveurs ont laissé leur em-     sont les exemples les plus significatifs.   nes d’hommes courbés sous un soleil       Blason de la ville: une
preinte artistique dans un parc, à la      Cet art est menacé de toutes parts:         de plomb ou sous le crachin glacial de    caravelle guidée par
                                                                                                                                 deux corbeaux ramène
base des Jeronimos. Des volutes, des       paver une surface devient progressi-        novembre. Dans une école fraîche-         à Lisbonne le corps
flèches et des signes du zodiaque jon-     vement plus onéreux et les matières         ment ouverte va se perpétuer un sa-       de saint Vincent.
chent le sol piétiné par des milliers de   premières se font rares, en particulier     voir-faire intimement lié à l’histoire
                                                                                                                                 Les ondes noires et
touristes venus admirer les dentelles      le basalte. Les associations de person-     de la ville.
                                                                                                                                 blanches de la Place
de pierre du monastère.                    nes handicapées protestent contre les       Un groupe d’enfants traverse le Ros-      du Rossio.
                                           trottoirs mal entretenus.                   sio. Ils pataugent allègrement dans les
UN ART EN PÉRIL                            Les maîtres paveurs risquent de dispa-      vagues. Aucun ne semble connaître le      Les allées des cime-
                                                                                                                                 tières présentent des
De nos jours, l’art du pavement aurait     raître et leurs compétences avec eux.       jeu de leurs parents, leurs cavalcades    graphismes élaborés.
tendance à se résumer à la réparation      Les autorités municipales semblent          éperdues, leurs sauts sur les trottoirs
et à quelques projets de grande enver-     s’être émues de cette situation. Ré-        et les places avec une seule règle: O     De la Place du figuier
                                                                                                                                 à la Place du Com-
gure. Les réalisations dans les nouvel-    cemment, rue Vitoria, deux statues          que anda sobre os pretos, perdeu!, ce-    merce, la rua Augusta
les stations de métro et sur le site de    ont été érigées en hommage à la cor-        lui qui marche sur les noirs a perdu! I   est piétonne et
l’Exposition universelle de 1998 en        poration des calceteiros et aux centai-                           Hector Christiaen   totalement pavée.
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