Merci les gorilles ! - Reflexions

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Merci les gorilles ! - Reflexions
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège

Merci les gorilles !
26/01/16

Les travaux de Barbara Haurez, chercheuse au Laboratoire de foresterie des régions tropicales et
subtropicales de Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège), montrent que les populations de gorilles des
plaines de l'Ouest, qui peuvent être résilientes à l'exploitation forestière telle qu'elle se
pratique le plus souvent en Afrique centrale (c'est-à-dire sélective), jouent au sein des forêts exploitées
un rôle déterminant dans la dispersion des graines, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. En déposant
une majorité de graines ingérées sur son site de nidification, le gorille contribue en effet à la régénération
de certaines espèces botaniques: lianes, herbacées, arbres, etc. Tout profit pour la forêt et pour les espèces
(dont l'homme !) qui la fréquentent.

                                                                               Le gorille des montagnes (Gorilla
beringei beringei) est probablement l''un des animaux les plus emblématiques du bassin du
fleuve Congo, particulièrement au parc des Virunga, en République démocratique du Congo. Moins connu
du grand public, mais à peine moins spectaculaire, le gorille des plaines de l'Ouest (Gorilla gorilla
gorilla) fréquente la partie plus occidentale de l'Afrique centrale. Même si son nom ne l'indique
pas, il affectionne le biotope forestier, particulièrement la forêt dense humide telle qu'on la trouve
au Gabon, au Cameroun, en République centrafricaine, en Guinée équatoriale, etc. Malgré des effectifs
relativement significatifs (estimation variable entre 100 000 et 200 000 individus), il est classé "en danger
critique d'extinction" par l'Union Internationale de la Conservation de la Nature (UICN). En vingt
ans à peine, cette espèce au taux de fécondité faible et à la maturité sexuelle tardive a vu ses effectifs fondre
de près de 50%. Les menaces qui pèsent sur lui (déforestation, braconnage...) font craindre à l'UICN
une baisse de ses populations de 80% dans les quarante prochaines années. Peu rassurant...
Comme son cousin des montagnes, le gorille des plaines vit en groupes dominés par un mâle adulte (ou
"dos argenté"). Mais, à la différence du premier, il est essentiellement frugivore. Diurne, il parcourt en général
deux à trois kilomètres par jour à la recherche d'une nourriture composée de fruits, de graines, de

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feuilles et d'écorces, occasionnellement de quelques insectes. L'apercevoir dans son élément
naturel, touffu et difficilement pénétrable, tient de la gageure! L'animal est farouche et s'éloigne
à la moindre odeur inhabituelle, au moindre bruit suspect. Chaque soir, les groupes de gorilles choisissent un
site de repos, sous une canopée plutôt ouverte, où ils construisent des nids (le plus souvent au sol) élaborés
à partir de tiges d'herbacées, de lianes et de branches d'arbres. Ils s'y installent pour la
nuit, les femelles partageant le même nid que leurs jeunes non sevrés.
La combinaison de ce régime alimentaire et de ces déplacements quotidiens joue-t-elle un rôle dans la
dynamique de la forêt dense humide tropicale? Cette question a été, pendant quatre ans, au centre des
travaux de Barbara Haurez, récemment promue docteure en Sciences agronomiques et Ingénierie biologique
à Gembloux Agro-Bio Tech (ULg). "Depuis une vingtaine d'années, explique-t-elle, des équipes de
recherches s'intéressent au rôle de dispersion des graines joué par divers animaux (éléphants, singes,
etc.) à travers leurs excréments. Elles ont tout particulièrement mis en évidence le phénomène de "dispersion
dirigée": certains animaux "disperseurs" déposent la majorité des graines dans des sites particulièrement
favorables pour la germination des graines et la croissance des plantules. C'est le cas du gorille qui, en
déposant une majorité de graines ingérées sur son site de nidification, contribue à la régénération de certaines
espèces botaniques: lianes, herbacées, arbres, etc."

Traquer les nids de gorilles

Encore faut-il distinguer les espèces bénéficiaires, variables selon les régions. On peut par exemple
se demander si ce phénomène profite à certaines espèces d'arbres ou de végétaux destinées
à l'utilisation humaine, qu'il s'agisse de ressources alimentaires, de produits pour la
pharmacopée ou de bois d'œuvre. Dans le contexte de l'exploitation des forêts d'Afrique centrale,
il est également intéressant de caractériser les impacts du prélèvement d'arbres sur les populations de
gorilles et, inversement, l'impact de ces dernières sur la régénération de la forêt, après le passage des
bûcherons et des débardeurs.

Pendant quatre années, au rythme de missions étalées sur plusieurs mois en brousse, la jeune chercheuse
s'est attelée à chercher les nids des gorilles, à récolter leurs fèces (profitant de leur abondance sur
les lieux de repos), à y prélever les graines, à les identifier et à tester leurs conditions de germination dans
divers types de substrats et d'environnements. Ardu, voire quelque peu aventureux, ce type de travail
est facilité par l'approche de partenariat développée par le Laboratoire de foresterie des régions
tropicales et subtropicales de Gembloux, aujourd'hui intégré à l'Axe de gestion des ressources
forestières de Gembloux Agro-Bio Tech: en échange d'un appui scientifique spécialisé (particulièrement
pour les plans de gestion élaborés dans les cadre de certification de type "Forest Stewardship Council",
FSC), les chercheurs et les doctorants de la cité universitaire bénéficient de facilités logistiques au sein de
terrains d'études gigantesques et relativement préservés. En l'occurrence, c'est dans une
concession forestière de 600.000 hectares, gérée par l'entreprise suisse Precious Woods, que Barbara
Haurez a pu mener à bien ses travaux.
"Je m'étais familiarisée à la forêt tropicale, au Cameroun, dans le cadre d'un stage pour la
préparation de mon travail de fin d'études, déjà consacré à la dispersion des graines par le gorille des
plaines au Gabon. Au Cameroun, j'avais accompagné des équipes de recherche dans le suivi des pistes
de gorilles entre les sites de nidification et j'avais participé à la mise en place d'une pépinière.
Au Gabon, la principale difficulté de départ a été la même qu'au Cameroun: trouver une quantité
suffisante d' excréments. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin! C'est la méthode

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des transects linéaires, assez classiquement, qui m'y a aidée". Ces outils de quadrillage systématique
(en lignes droites) de vastes territoires sont mis en place par les prospecteurs forestiers pour inventorier les
essences de bois d'œuvre. Ils ont permis à la jeune chercheuse de parcourir méthodiquement un espace
de près de 13.500 hectares, au sein duquel elle a comptabilisé un peu moins de 150 sites de nidification
construits par des gorilles. "Un logiciel informatique m'a ensuite permis de calculer la densité de nids,
convertie en une densité d'animaux à l'aide de facteurs de conversion".

Nettoyage des crottes à l'eau claire

Une fois les fèces collectées (jusqu'à un kilo l'unité, transportées sur le dos...), celles-ci ont
été nettoyées à l'eau de rivière au moyen de simples tamis utilisés généralement pour la cuisine
locale. Objectif: récolter les graines et entamer le travail d'identification, essentiellement visuelle,
grâce à l'aide d'un botaniste. "Au cours des vingt mois de récolte, j'ai comptabilisé 59
espèces végétales dispersées par le gorille. Un tiers de ces espèces présentait un intérêt économique en
raison de leur utilisation comme bois d'œuvre ou produits forestiers non-ligneux (l'Omvong - Dialium
pachyphyllum; l'Ossabel - Dacroydes normandii; l'Adjouba - Dacroydes klaineana; etc). Les
crottes contiennent couramment plusieurs dizaines, voire centaines de graines intactes (jusqu'à 500).
Mais elles renferment en moyenne deux espèces différentes. Les plus courantes étaient l'Ebo (Santiria
trimera), c'est-à-dire un petit arbre (dix à vingt mètres de hauteur) de couleur grise à jaunâtre, dont le
fruit est également consommé par l'homme, le Longhi (Chrysophyllum lacourtianum) et l'Omvong
(Dialium pachyphyllum), une essence plus grande (jusqu'à 30 mètres) dont les gros individus sont
généralement des indicateurs de forêts âgées. Le fruit du Longhi et la pulpe entourant la graine de
l'Omvong sont appréciés tant par le gorille que par l'homme. J'y ai également trouvé
une grande quantité d'Aframomum Sp. c'est-à-dire le gingembre sauvage. Le fruit de cette
herbacée se présente sous la forme d'une coque peu rigide renfermant des graines disposées dans
un tissu spongieux légèrement sucré. " La dispersion par les gorilles de ces quatre types de graines est une
bonne chose pour les communautés locales. Car, en marge de cultures comme la banane ou le manioc, les
villageois s'approvisionnent fréquemment dans la forêt tant pour leur alimentation que pour la médecine
traditionnelle. Les gorilles participent clairement à la régénération d'espèces qui fournissent des fruits,
des racines, du bois... aux populations humaines.
La deuxième étape a consisté à étudier l'impact du passage des graines dans le tractus digestif.
Pour des raisons méthodologiques, deux espèces ont été choisies: l'Ebo et le Longhi rouge (dont
le bois est utilisé occasionnellement comme bois d'œuvre). "Pour ces deux espèces, j'ai comparé
le taux de germination et la vitesse de germination de quatre catégories de graines: celles récoltées dans
les fruits et laissées comme telles, celles récoltées dans les fruits mais débarrassées de la pulpe, celles
récoltées dans les excréments et nettoyées et, enfin, celles récoltées dans les excréments mais enrobées

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de matière fécale.                                                                             Toutes ont été
semées en pépinière. Il s'est avéré que les graines ayant passé par le système digestif de l'animal
ont systématiquement mieux germé. J'ai également observé que la matière fécale a favorisé le
développement de la plantule". Barbara Haurez estime que cette conclusion positive vaut probablement pour
d'autres graines que celles de l'Ebo et du Longhi, mais cela reste à vérifier en bonne et due forme.
Les processus physico-chimiques à l'œuvre dans le tube digestif, eux, n'ont pas encore été identifiés.
Mais il s'est avéré que le passage dans le tractus du gorille annihile l'impact négatif d'un
champignon (en cours d'identification) sur la germination des graines de Longhi.

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La canopée ouverte, gage de succès

                                                            Merci les gorilles? C'est évidemment le
commentaire qui vient le plus spontanément à l'esprit. Si ces primates n'étaient pas là et, surtout,
s'ils ne contribuaient pas (comme d'autres espèces animales) à disperser considérablement
des graines fertilisées par leurs matières fécales (fournissant éléments minéraux et humidité), celles-ci
auraient moins de probabilités d'évoluer vers des plantules saines et vigoureuses et, ensuite, vers
des végétaux aptes à répondre aux besoins humains. D'autant qu'une troisième observation
est venue corroborer ce constat: les plantules se développement sensiblement mieux sous une canopée
ouverte qu'en forêt, où la lumière pénètre moins profondément. "L'effet positif du dépôt de graines
dans les habitats ouverts avait déjà été évoqué, mais c'est la première fois que le rôle de la lumière
est directement démontré. Pour quantifier celui-ci, j'ai utilisé des photographies hémisphériques de la
canopée (à 360°C) réalisées verticalement à partir du sol. Des logiciels m'ont permis de transformer
les clichés en images contrastées noir/blanc, traduisant un certain taux d'ouverture de la canopée. Il
est apparu que les sites de nidification des gorilles se caractérisent par une ouverture de 7 à 10%. En dehors
de ces sites, là où la canopée est fermée, on est seulement à 2 ou 3%. La différence paraît faible, mais elle

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est déterminante: les plantules se développent deux à dix fois plus rapidement dans les sites ouverts. La
luminosité en forêt tropicale est vraiment un facteur fondamental..."
Les gorilles vont donc déposer les graines consommées là où elles ont le plus de chance de se développer:
à la lumière. Ils sont des acteurs directs de la dispersion dirigée. Cette découverte est fondamentale: elle
semble démontrer que les populations de gorilles des plaines de l'Ouest, qui peuvent être résilientes à
l'exploitation forestière telle qu'elle se pratique le plus souvent en Afrique centrale (c'est-
à-dire sélective), jouent au sein des forêts exploitées un rôle déterminant dans la dispersion des graines, tant
sur le plan quantitatif que qualitatif.

Le privilège des forêts certifiées

De là à dire que les gorilles manifestent une préférence pour les trouées d'abattage et contribuent
directement à favoriser la régénération naturelle de la forêt exploitée par l'homme, il y a un pas
qu'il est trop tôt de franchir. "Sur les quatre années, j'ai réalisé trois inventaires de nids: une fois
juste avant le passage des exploitants, une deuxième fois six mois après leur passage et, enfin, douze mois
après celui-ci. J'espérais constater une occupation préférentielle des trouées d'abattage par les
gorilles. Ceci aurait accrédité l'idée que l'exploitation, lorsqu'elle est pratiquée de manière
durable, est bénéfique aux gorilles car elle crée des habitats nouveaux pour eux. Cela n'a pas été le cas,
mais sans doute était-ce trop tôt: les herbacées avaient pas encore eu le temps de se régénérer suffisamment.
A mon avis, c'est une question de temps..."
Si elle se vérifie, cette observation reposera toutefois sur un bémol important. Les travaux de Barbara
Haurez ont en effet été réalisés dans une concession forestière certifiée. Cela signifie que l'entreprise
exploitante y met en œuvre une batterie de mesures de conservation de la faune et de la flore, notamment
en termes de lutte contre le braconnage. En échange de celles-ci, elle bénéficie d'un label (en
l'occurrence le FSC) certifiant une gestion durable. Ainsi, pour dissuader les villageois et les ouvriers
forestiers installés dans les camps de chasser en excès les animaux sauvages, des protéines animales sont
régulièrement mises à disposition sous la forme de poulets ou de poissons congelés. De même, pendant
l'exploitation des parcelles désignées, des patrouilles de surveillance arpentent régulièrement les pistes
utilisées par les camions de débardage afin d'y dissuader toute utilisation par les braconniers. Ensuite,
après utilisation (chaque parcelle forestière est exploitée tous les vingt-cinq ou trente ans), les pistes sont
fermées à la circulation. Etc, etc.
Ce n'est que dans des conditions comme celles-là (idéales sur le papier mais, en réalité, en perpétuelle
adaptation - lire L'exploitation forestière, entre le marteau et l'enclume), que la survie du
gorille et l'exploitation forestière pourraient être déclarées, un jour, parfaitement compatibles. Or, à
l'heure actuelle, seule une minorité de concessions forestières d'Afrique centrale sont certifiées...

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