Mesures augurales chez les Jawi de Thaïlande du Sud et les anciens Malais - Cairn
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Histoire & mesure XXXVI-1 | 2021 Varia Mesures augurales chez les Jawi de Thaïlande du Sud et les anciens Malais À la quête d’un ancien fonds commun proto-indo-chinois Measures of Augural Significance among the Jawi of Southern Thailand and the Ancient Malays: The Quest for an Ancient Shared Proto-Indo-Chinese Cultural Background Pierre Le Roux Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/histoiremesure/14298 DOI : 10.4000/histoiremesure.14298 ISSN : 1957-7745 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2021 Pagination : 159-188 ISBN : 978-2-7132-2883-4 ISSN : 0982-1783 Distribution électronique Cairn Référence électronique Pierre Le Roux, « Mesures augurales chez les Jawi de Thaïlande du Sud et les anciens Malais », Histoire & mesure [En ligne], XXXVI-1 | 2021, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 25 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/14298 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ histoiremesure.14298 © Éditions de l’EHESS
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1, p. 159-188 Mesures augurales chez les Jawi de Thaïlande du Sud et les anciens Malais À la quête d’un ancien fonds commun proto-indo-chinois Pierre le roux * Résumé. Les Jawi musulmans témoignent du monde malais ancien. Avec des évocations comparatives ouvrant des pistes de recherche, la description de quelques-unes de leurs mesures à valeur augurale ou propitiatoire, pour la construction de maisons ou de bateaux et la forge d’armes blanches ou d’outils, pose la question de l’existence d’un fonds archaïque commun à toute l’Asie du Sud-Est. Ce fonds, qui peut être qualifié de proto-indo-chinois au sens propre, est probablement antérieur à l’influence de grands courants culturels extérieurs sur cette aire caractérisée par ses civilisations du végétal, comme les a décrites le géographe Pierre Gourou. Mots-clés. anthropologie, propitiation, construction, construction navale, technologie rituelle, monde malais, Thaïlande du Sud, Asie du Sud-Est, xixe-xxie siècle Abstract. Measures of Augural Significance among the Jawi of Southern Thailand and the Ancient Malays: The Quest for an Ancient Shared Proto-Indo-Chinese Cultural Background. The Jawi, Muslim Malays of southern Thailand, bear testimony to the ancient Malay world. Along with comparative perspectives that open interesting avenues of research, the description of some of their measures that carry augural or propitiatory significance, used in the building of houses or ships and in the forging of tools or weapon blades, hints at the existence of an archaic cultural substratum com- mon to the whole of Southeast Asia. This substratum, which can literally be qualified as Proto-Indo-Chinese, probably predates the main external cultural influences on this region, characterized by its “civilisations du végétal”, as the geographer Pierre Gourou described them. Keywords. anthropology, propitiation, housebuilding, shipbuilding, ritual technology, Malay World, Southern Thailand, Southeast Asia, nineteenth-twenty-first centuries * Ethnologue spécialiste de l’Asie du Sud-Est, professeur à l’Institut d’ethnologie, université de Strasbourg, membre du laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE, UMR 7363, CNRS et université de Strasbourg). E-mail : p.le.roux@unistra.fr
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1 Les Jawi sont les habitants majoritaires de culture malaise des trois pro- vinces thaïlandaises actuelles de Pattani, Yala et Narathiwat (Figures 1 et 2). Musulmans pratiquant un islam très marqué d’éléments résiduels animistes, hindouistes et d’apports bouddhiques, ils sont les descendants des sujets du sultanat malais de Patani1 conquis par le Siam (renommé Thaïlande dans les années 1930), à la fin du xviiie siècle. Cette césure d’avec le monde malais a transformé cette part du sud-est péninsulaire de la Thaïlande en un conser- vatoire culturel du monde malais2. Figure 1. Situation des Jawi en Asie du Sud-Est Source. Carte de l’auteur à partir d’un fond de carte du ministère des Affaires étrangères et européennes (2005). Cet article fait suite à une conférence donnée le 17 mars 2021 à l’École des hautes études en sciences sociales, dans le séminaire « Anthropologie des pratiques de mesure » dirigé par Grégory Chambon et Morgane Labbé. Pour la démonstration, il reprend en partie des informations de trois articles (P. Le Roux, 1998b ; id., 1998d ; id., 2004b) associées à d’autres, inédites, et des graphiques déjà publiés (P. Le Roux, 2004b) et ici remaniés. 1. Nom d’origine malaise, « Patani » (avec un seul « t ») désigne, dans une acception historique et culturelle, le territoire du sultanat éponyme et l’ensemble formé par les provinces qui en sont issues : Yala, Narathiwat, Pattani. Le nom de la dernière, à la superficie plus petite que celle de l’ancien sultanat, est noté, comme c’est l’usage en thaï, avec deux « t » pour le différencier du précédent. 2. P. le roux, 2019. 160
Pierre Le Roux Figure 2. Le pays des Jawi par rapport aux États de Malaisie Source. Carte de l’auteur, 1992. Note. L’ancien sultanat de Patani transformé en les actuelles provinces thaïlandaises de Pattani, Yala et Narathiwat. À ce titre, les Jawi, population d’environ trois millions d’individus inté- ressante en soi, valent surtout pour ce dont ils témoignent du monde malais péninsulaire ancien (datant du xixe siècle), en fait de croyances et pratiques traditionnelles plus ou moins disparues dans la Malaisie moderne développée sur le modèle occidental et islamisée sur le canon arabe actuel, à tendance wahhabite. Parmi celles-ci sont les mesures augurales qui attestent tant de savoirs complexes et de maîtrise dans la création technique, notamment architecturale, que de pratiques rituelles et, plus largement, symboliques, 161
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1 relevant de croyances syncrétiques anciennes. Celles-ci sont liées à des cosmogonies empruntant à divers courants mais dérivent sans doute d’un fonds commun ancien propre à l’Asie du Sud-Est ou, au moins, à certaines de ses grandes composantes culturelles, comme le monde noussantarien au sens large3 ; fonds ancien difficile à retrouver sous les couches des multiples emprunts et apports successifs au gré de l’histoire et que cet article tente de retrouver partiellement à travers des évocations ethnographiques dans une perspective comparative. 1. Quête du jour et de l’orientation propices, de l’harmonie ou d’un pouvoir magique Chez les Jawi de Thaïlande (et chez les Malais des xixe et xxe siècles), avant de partir en voyage ou d’entreprendre une action, quelle qu’elle soit, il faut favoriser le sort en cherchant le jour bénéfique et la bonne direction à prendre au départ, induisant le maximum de chance. Au début de la construc- tion d’une maison ou d’une embarcation de pêche neuve4, une mesure propice est définie à partir de la coudée de l’épouse propriétaire afin d’obtenir un module architectural, valant unité magique, sur lequel est basée la structure d’après une échelle augurale de huit animaux allégoriques à valeur alternative bénéfique ou néfaste, dans une perspective propitiatoire. Ces pratiques tiennent de la mesure active et préventive puisque l’action n’est pas encore accomplie : pour le voyage ou l’action, l’on attend de connaître les coordonnées idéales (moment et azimut) ; pour la maison ou le bateau, les dimensions finales des espars et planches ne sont pas établies et l’on peut augmenter ou réduire le nombre d’unités magiques pour finir sur un degré « bénéfique » de l’échelle augurale. Ce que l’on recherche, pour la maison (Figure 3) comme pour le bateau (Figure 4), c’est la puissance magique du bâtiment empêchant les catastrophes, induite par l’harmonie de l’ensemble, un peu comme les architectes avec le nombre d’or ou « divine proportion »5. 3. « Noussantara », terme francisé synonyme d’Insulinde, est issu du mot indonésien nusantara désignant l’archipel d’Indonésie, étendu pour exprimer l’ensemble de l’Asie du Sud-Est insulaire. 4. Sur l’architecture terrestre voir P. le roux, 2000, et sur l’architecture navale, P. le roux, 1995a. Le lien entre bateau et maison est important chez les Malais, peuple mari- time venu tardivement s’installer en péninsule Malaise, comme les habitants de Normandie issus d’implantations vikings tardives chez qui l’on retrouve un lien étroit entre architectures navale et terrestre, notamment dans les édifices religieux, telle l’église Sainte-Catherine d’Honfleur, tout en bois, dont la charpente de la nef la plus ancienne a l’aspect d’une coque de bateau renversée. 5. M. cleyet-MicHaud, 1988. 162
Pierre Le Roux Figure 3. Maison princière de style belano à pignons Source. Photographie de l’auteur, 1991. Note. Il s’agit d’une maison princière de style belano à pignons d’inspiration coloniale hollandaise, via les Indes néerlandaises (Indonésie actuelle), anglaise, via la Malaisie. Figure 4. Embarcation de pêche ornée de sculptures magiques Source. Photographie de Richard Manin prise lors d’une mission de l’auteur en 1990. Note. Cette embarcation de pêche traditionnelle, mais adaptée au moteur, présente une coque ornée d’enluminures et sculptures magiques, de style pata’ keγa ou « cul coupé ». Lors de la forge d’une lame, arme ou outil, en particulier pour la fabrica- tion d’un kriss, dague à lame sinueuse ou droite, mystique, magique, typique du monde malais péninsulaire, la mesure est passive. Il s’agit d’une simple vérification après coup de la qualité symbolique de la lame, donc de sa puis- sance magique, car la mesure augurale est postérieure à l’action. Le forgeron 163
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1 façonne le métal en fonction de son inspiration, et s’il réussit à obtenir une belle œuvre – on le sait par sa mesure une fois la trempe achevée, comme expliqué plus loin –, généralement en acier damassé qui fusionne harmonieusement sept métaux différents, la lame est dotée d’un pouvoir et a une grande valeur qui rehausse le prestige du fabricant et du possédant (Figure 5). Si la mesure s’achève sur un degré négatif, la lame est dévalorisée. Soit on en use avec précaution, soit on l’abandonne et le maître de forge doit recommencer l’ou- vrage. La beauté d’une lame forgée ne tient pas à son esthétique apparente ni à un élégant damasquinage mais d’abord et avant tout à la puissance magique qui lui est reconnue. Une lame considérée comme très belle est puissante (magique) même si elle est apparemment laide selon les critères usuels. C’est ce qu’explique le mythe recueilli par mes soins en 1996 de l’origine du kriss de Patani et du célèbre maître de forge, nommé Pana Seγa6, venu de l’île de Java il y a environ deux siècles7. Figure 5. Kriss tajong de Patani à tête de Shiva et lame de neuf « vagues » Source. Photographie de l’auteur, 2014. 6. La langue jawi utilise deux « r ». Le plus commun est la consonne fricative vélaire sonore [ɣ], notée /γ/, prononcée entre [g] et [r], l’un des principaux marqueurs identitaires, exprimant le « monde antérieur et intérieur » des Jawi. Le second, plus rare, est la consonne vibrante dentale et alvéolaire [r], notée /r/, similaire au « r » malais et proche du « r » français, qu’on ne trouve que dans les mots d’origine arabe, thaïe, malaise (Malaisie) ou européenne. Il indique toujours un emprunt récent au monde extérieur. 7. Nous renvoyons à notre ouvrage à paraître, Les Maîtres du kriss. Stratégie et métempsycose chez les Jawi (Patani, sud de la Thaïlande). 164
Pierre Le Roux 2. Augure bénévole et propitiation protective Avant chaque acte important de la vie quotidienne – planter ou récolter le riz, construire une maison neuve ou un bateau, monter un commerce, acqué- rir une bague d’agate rendant supposément invulnérable ou une tourterelle porte-bonheur, un kriss, une auto, contracter un emprunt, se marier, organiser un festin, aller en pèlerinage à La Mecque –, il faut chercher (chaγi haγi) le jour bénéfique. Cela impose la maîtrise de calculs complexes basés sur un savoir consigné en résumé dans des ouvrages en malais (en écriture jawi8) ou en arabe, en relation avec le mouvement des astres et les phases de la lune, et la connaissance de tables symboliques issues de la tradition locale. Ce savoir est réservé à un petit nombre d’adeptes, souvent des vieillards, toujours des bohmo, guérisseurs chamanes-médiums, qui ont créé des tables d’application simples utilisées quotidiennement par les villageois avant d’appeler les bohmo9 pour les cas d’exception lors de grands événements. Dans la culture du riz, essentielle, la voyance s’inquiète de deux paramètres : le temps approprié (jour et heure) et le meilleur azimut (orientation de départ ou d’accès), ce quel que soit le travail (rites, labours, semis, repiquage, sarclage, moisson…). Anker Rentse, à propos des Malais de Kota Baharu à Kelantan, État de la Fédération de Malaisie jouxtant Patani, donne la traduction d’un tel système de prédiction gouvernant les activités en fonction du jour dans la semaine et du moment de la journée10. Il se retrouve presque identique à Patani, simple variante d’un système général. Lors d’un voyage, spécifiquement, outre des calculs homériques de complexité, les bohmo conseillent de suivre certains signes faciles : se frotter d’un doigt la peau du bras, en engendrant un bruit ; se frotter le nez sans qu’un son n’en résulte ; placer son poignet sur l’arrière du crâne en couvrant les cheveux et en levant les yeux sans réussir à voir le poignet ; appuyer ses doigts sur les yeux et voir « rouge ». Si ces signes sont positifs, le voyage peut être entrepris sans dommage, sinon il est préférable de renoncer. Quand un serpent traverse la route devant le voyageur, c’est un mauvais présage. Il est alors conseillé au voyageur de rebrousser chemin. 8. Homophone de l’ethnonyme des habitants de Patani : il s’agit de l’écriture, en carac- tères arabes modifiés, non de la langue parlée par les Jawi mais du malais standard, différent du dialecte jawi. Les Jawi tirent leur ethnonyme de l’ancien nom local de la péninsule Malaise, Jawo Ssa ou « Grand Java » (Java Besar en malais/indonésien), par opposition à Jawo Kechi’ ou « Java la petite » (Java Kecil en malais/indonésien), l’île indonésienne. Les Jawi sont donc les derniers dénommés « habitants de la péninsule Malaise » alors que les Malais disposent eux, depuis l’indépendance, d’une nationalité en propre, ce qui n’est pas le cas des premiers, minorité ethnique de Thaïlande dont ils sont citoyens (voir P. le roux, 1998a). 9. P. le roux, 1997. 10. A. rentse, 1933, p. 38. 165
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1 3. Système « passif » du quotidien : le tableau nago haγi (« serpent/dragon-jour ») Ce système divinatoire fixe, l’un des plus couramment utilisés par les villageois au quotidien, est basé sur des jours lunaires (haγi bulè). Toutes les séries de ce système (Tableau 1) renvoient au chiffre sept considéré comme maître-chiffre : les nombres placés en ordonnée se suivent de la première colonne à gauche vers la dernière à droite, du haut vers le bas, allant jusqu’à 30. Les nombres présents en abscisse forment une suite basée sur 7 (par exemple, pour la première ligne, 1 ; 1 + 7 ; 8 + 7 ; 15 + 7 ; 22 + 7 ; etc.). La somme des nombres de chacune des colonnes donne un multiple de 7, sauf la dernière : la première colonne donne 28 (7 × 4), celle de la colonne 2 donne 77 (7 × 11), celle de la colonne 3 donne 126 (7 × 18), celle de la colonne 4 donne 175 (7 × 25). Reste la dernière colonne dont la somme est 59, non multiple de 7 mais que l’on retrouve dans la base 60 utilisée dans le système sexagésimal chinois pour la mesure du temps. Il s’agit peut-être aussi d’une adaptation au système calendaire solaire. Le calendrier traditionnel est en effet basé sur la lune (la quatrième colonne aboutit à 28, ce qui correspond au nombre de jours dans une lunaison11), et non sur le soleil. Mais le découpage du temps en unités solaires, sous l’influence occidentale, siamoise (en raison de la valeur « moderne » qui est attribuée au calendrier occidental) et donc internationale, est désormais usuel. Pragmatiques, les bohmo se sont adaptés aux besoins d’une clientèle ouverte sur la modernité. À Patani comme ailleurs, 7 est le chiffre magique, bénéfique, recher- ché (exprimant la perfection et l’infini). D’autre part, notons que les thèmes importants débutent par des chiffres premiers : 1 pour le voyage et la terre, 3 pour le fer et les armes, 5 pour le riz et le végétal, 7 pour les métaux précieux. Cette liste renvoie également, dans le désordre, à celle, fondamentale, des cinq constituants élémentaires de l’humanité : la terre, l’eau, le feu, le vent, et moindrement le métal (toujours énoncés dans cet ordre). Les jours dédiés à l’or et l’argent (mah, peγo’) sont bons pour commercer mais néfastes pour organiser une cérémonie. Celle-ci serait trop onéreuse. Si l’on convie des gens à une cérémonie un jour consacré au voyage (nügüγi), il y a de fortes chances qu’ils soient absents12. 11. Le nombre exact de jours dans une lunaison est de 29,5 jours, intervalle compris entre deux pleines lunes, sachant que l’année solaire comporte 11 jours de plus que les douze mois lunaires. 12. Voir W. sHaW, 1975, pour la valeur numérique des lettres de l’alphabet jawi (langue malaise) et de l’alphabet cabalistique ainsi que pour les « carrés magiques ». Sur ces derniers, voir aussi W. sKeat, 1900. 166
Pierre Le Roux Tableau 1. Système de divination nago haγi Genre (traduction) Thème no jour lunaire Thème bénéfique : nügüγi (pays) voyage, terre 1 8 15 22 29 manusio (être humain) rencontre, cérémonie 2 9 16 23 30 besi (fer) achat kriss, arme, voiture 3 10 17 24 / natè (animal) achat bétail 4 11 18 25 / padi (riz) agriculture 5 12 19 26 / Thème incertain : kapah (coton) « jours légers », sans résultats 6 13 20 27 / mah, peγo’ (or, argent) commerce, achat d’objet précieux 7 14 21 28 / Source. D’après P. le roux, 2004b, croquis modifié. 4. Propitiation du sort en quête du meilleur moment et du bon angle d’attaque On peut utiliser un compas magique, système réputé efficace, en usant des règles relatives résumées dans un tableau joint, afin de favoriser le sort avant d’entreprendre un voyage, déplacement ou action en mouvement, voire un cambriolage – dans ce dernier cas, il s’agit de connaître la meilleure direction à prendre pour éviter les policiers. Ce système fini issu de la tradition locale est établi par le bohmo qui sait l’actualiser selon les phases du calendrier et ne livre pas les clés du calcul mais son résultat. Sorte de résumé mnémotechnique du savoir ésotérique des guérisseurs proposé aux villageois, il lie calculs complexes, ritournelles magiques, paramètres astronomiques et valeurs symboliques. Loin d’être unique, il se combine, se corrige et se nuance du résultat d’autres augures, séances divinatoires et techniques rituelles pour anticiper l’avenir et favoriser toute action. Il est employé de façon plutôt passive par les villageois puisqu’ils appliquent, quant à l’orientation et au jour retenus par les règles géomanciennes de cette boussole augurale, les préconisations de l’instrument, ne retenant 167
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1 que les positives, mais de façon active aussi car les utilisateurs positionnent le compas selon le bon orient, réfléchissent d’après la table et adaptent leur mouvement en fonction. Afin de bénéficier d’un augure favorable, l’usager a intérêt à débuter son trajet en esquissant ses premiers pas hors de chez lui dans la direction indiquée par le bohmo. Pour la culture du riz, la personne qui va procéder à la collecte de l’âme du riz, par exemple, aborde sa rizière suivant l’orientation et le jour préconisés. Ce système est concrétisé par un diagramme constitué de sept flèches, partant d’un centre en étoile, auxquelles sont associés les jours de la semaine (Figure 6). Il y a sept directions (ngado tuγông tango, « direction de descente de l’échelle d’accès aux maisons »). Figure 6. Compas magique jawi Source. D’après P. le roux, 2004b, croquis modifié. Le diagramme est toujours placé côté « ouvert » (buko), là où il manque une flèche, vers l’amont, c’est-à-dire le sud13. Après qu’un cambriolage a été perpétré, le voleur pose à terre ce compas et lit la direction à prendre pour 13. Sur les orients, voir P. le roux, 2004b, p. 173. W. sHaW (1975, p. 101) décrit un tel compas magique à Kelantan (Malaisie) dont les légendes sont rédigées en malais (graphie jawi : caractères arabes modifiés). Ce n’est pas le cas chez les Jawi où le compas n’indique que la position des flèches, obligeant à mémoriser les jours, et où le tableau peut être écrit en thaï utilisé pour la transcription phonologique. La différence entre les compas malais et jawi est que dans le premier le côté « ouvert » est toujours orienté vers l’ouest. 168
Pierre Le Roux fuir. Dans l’exemple d’un homme qui part en pèlerinage à La Mecque, la date est imposée et il ne reste à choisir que l’orientation de la marche vers l’aé- roport pour augurer favorablement du périple. L’homme suit donc les règles suivantes : pour voyager un mardi, il doit commencer sa marche à partir de l’échelle d’accès de la maison dans la direction nord-est. Dans le diagramme, celle-ci correspond au lundi, réputé bénéfique. S’il prend, toujours un mardi, la direction sud-est, associée au mercredi, sa chance est neutre. Toute autre direction est maléfique (Tableau 2). Tableau 2. Table correspondant au compas magique jawi Jour Traduction Direction à Correspondance Traduction Qualité prendre jour haγi seluso mardi N-E haγi sena lundi bénéfique S-E haγi γabu mercredi neutre autre autre maléfique haγi sena lundi N-O haγi aha’ dimanche bénéfique N haγi seluso mardi neutre autre autre maléfique haγi jimaha’ vendredi O haγi komih jeudi bénéfique S-O haγi sa’tu samedi neutre autre autre maléfique haγi γabu mercredi N haγi seluso mardi bénéfique O haγi komih jeudi neutre autre autre maléfique haγi sa’tu samedi E haγi jimaha’ vendredi bénéfique N-O haγi aha’ dimanche neutre autre autre maléfique haγi komih jeudi S-E haγi γabu mercredi bénéfique E haγi jimaha’ vendredi neutre autre autre maléfique haγi aha’ dimanche S-O haγi sa’tu samedi bénéfique N-E haγi sena lundi neutre autre autre maléfique Source. D’après P. le roux, 2004b, tableau modifié. 169
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1 5. Mesures symboliques actives en amont et en aval d’une construction nouvelle Des mesures sont prises en amont et en aval de la construction ou lors de l’apparition d’un phénomène dangereux (tornade, foudre…) afin de protéger la maison et ses habitants d’un danger naturel ou surnaturel. Les mesures préventives n’empêchent pas l’existence des curatives et sont appliquées avant la construction, et périodiquement ensuite, au quotidien, après la première installation. On procède d’abord à un exorcisme initial, via un bohmo, pour prévenir l’apparition d’un fantôme dans la maison, et l’on protège en outre celle-ci d’un risque ultérieur en posant sur les entraits de deux fermes de la charpente au moins une pièce de bois mobile nommé kayu-tah-ning (« ce-bois- au-dessus »). Cet espar magique (Figure 7) que l’on ne trouve qu’à Patani et pas ailleurs dans le monde malais, a une triple fonction identitaire forte, pratique (porte-berceau) et anti-fantôme ou démon (aspirant l’entité entrante et l’éjectant de l’autre côté tel un ascenseur horizontal)14. Figure 7. « Ce-bois-au-dessus » dans la charpente d’une maison Source. Photographie de l’auteur, 2014. Afin d’éviter le danger lors des violents orages de la mousson du sud- ouest, les habitants glissent la lame d’une arme blanche, celle d’un kriss ou d’un coupe-coupe, entre les interstices du plancher, au chambranle de la porte 14. P. le roux, 2000. 170
Pierre Le Roux d’accès, pour éloigner la foudre. Chez d’autres Malais, tels ceux de Selangor étudiés par l’explorateur britannique William Skeat15, le péril des orages était détourné en lançant quelques poignées de sel (sacrificiel) dans le foyer. Les pétillements et étincelles résultants valaient, par analogie, comme vaccin des éclairs et du tonnerre qu’ils évoquaient. Les bateaux neufs des Jawi sont charmés rituellement par les bohmo lors du lancement et protégés constamment par des drapeaux, symbolisant le vent curateur ancestral, et par des sculptures et enluminures magiques peintes, à forme d’animaux allégoriques : nagas/dragons chthoniens et garudas/phénix célestes, associés en couples dyadiques représentant la totalité universelle par l’union fertile des contraires (virilité/féminité)16. Dans la vie quotidienne, pour le bien-être de la maisonnée, il faut res- pecter des interdits coutumiers (patè en jawi, pantang en malais) relevant du bon sens : ne pas chahuter bruyamment sur l’échelle d’accès, surtout dans le cas d’une femme enceinte, ne pas laisser les enfants se glisser sous les pilotis de la maison, ou ne pas omettre de laisser du riz dans le chaudron pour les visiteurs et les mânes dans la nuit du jeudi au vendredi, etc. En ce qui concerne l’entretien d’une maison une fois bâtie, sur les plans naturel (incendies, vols, maladies) et surnaturel (fantôme, dame blanche, esprit malin), les villageois placent, à la véranda de la façade (espace public mixte), dans la pièce principale (espace masculin intime) et à l’arrière, côté cuisine (espace féminin intime), des cages à tourterelles zébrées (Geopelia striata L., buγông ttité en jawi, burung ketitir en malais), supposées porter chance. Les tourterelles de ces cages ont un nombre spécial de stries aux pattes qui indique une puissance protectrice au service de la maison, empêchant incendies, attaques17 et cambriolages : 22 stries pour celles de l’arrière, 33 pour l’entrée, à l’échelle d’accès, et 44 pour la pièce centrale. Si l’oiseau a 17 plumes caudales, les stries des pattes n’importent plus et l’on accroche la cage dans la maison, près du pilier-mère : un incendie qui se déclarerait s’éteindrait facilement18. Il est également recommandé de posséder un « chat rouan », c’est-à-dire à trois couleurs de robe (dit « écaille de tortue » en France), nommé kuching china, si possible mâle (rarissimes pour des raisons génétiques), à défaut une femelle, pour défendre la maison. Sinon, un chat de couleur ordinaire mais au palais buccal entièrement noir, kuching langi itè, fait l’affaire dans le même but19. 15. W. sKeat, 1900. 16. P. le roux, 2006a, p. 72-116. 17. Une guérilla endémique sanglante sévit en effet à Patani depuis le début du xxe siècle. 18. P. le roux, 2006b, p. 733. 19. Id., 1998b, p. 70-71. 171
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1 6. Mesures augurales nécessaires lors de la construction Lorsqu’une famille veut construire une maison sur un terrain, elle fait d’abord appel à un guérisseur20, un bohmo hatu (« chamane » en jawi ; bomoh ou bomor hantu en malais). Celui-ci se présente au jour et à l’heure (généralement à l’aube) décidés par lui selon ses calculs horoscopiques, car- rés magiques et tables consacrées. Les Jawi, à l’instar des anciens Malais21, creusent, à l’instigation du bohmo, quatre trous dans le sol. Ils y placent dans l’un du tamarin (en fait Garcinia atroviridis Griff. et non Tamarindus indica Linn.), dans le deuxième du curcuma ou « safran des Indes » (Curcuma domestica Valeton), dans le troisième du charbon de bois, et dans le dernier du sel. Puis ils y mettent le feu afin de réduire ces substances en cendres. Le bohmo demande alors à la future maîtresse de maison, demeurée à l’écart jusqu’alors, de désigner l’un de ces quatre trous. Si elle choisit celui qui contient du tamarin ou du curcuma c’est un bon présage, mais si elle opte pour l’un de ceux qui contiennent du sel ou du charbon, c’est un mauvais présage et le site d’implantation est impérativement abandonné. William Skeat décrit d’autres variantes du processus22. Figure 8. Maison roturière de style lima à cinq arêtes de toiture, mélangée belano Source. Photographie de l’auteur, 1990. Le plus souvent le bohmo se contente de creuser un trou, profond d’une coudée, seto (environ 40 cm), à l’endroit où doit être placé le pilier-mère (ibu tiyè) ou pilier sacré (tiyè süγi), c’est-à-dire le poteau principal. Il dépose 20. W. sKeat, 1900, p. 545 ; W. sHaW, 1975 ; P. le roux, 1998b. 21. P. GiBBs, 1987, p. 81. 22. W. sKeat, 1900, p. 41. 172
Pierre Le Roux au fond de ce trou un bol de terre cuite réservé aux rituels (gelo’ aé’) empli d’eau lustrale jusqu’à la gorge – le même bol que celui placé au sommet de la meule-mère protégeant l’âme du riz dans le grenier – et recouvre le récipient d’une feuille de bananier, avant de refermer le trou. Cette eau lustrale (aé’ tawa) est consacrée par le souffle (siyu) du bohmo exprimant la maîtrise de son « vent » interne capable de contrer les maléfices apportés par le vent23, c’est-à-dire sa puissance magique, ou avec l’un de ses talismans trempé dedans (dent de crocodile blanc, défense de l’éléphant minuscule venu de la mer24, débris de météorite, fragment d’os de dugong, éclat de bambou enchanté, corail ou épiphyte à forme étrange, hippocampe séché, etc.), voire avec un puissant talisman, la « farine insipide » (tepong tawa), chrême aqueux fait d’eau lustrale et d’un peu de farine de riz nouveau. Le lendemain matin, l’orifice est mis à jour afin de vérifier le niveau de l’eau dans le bol. S’il n’en manque qu’un peu, le site est favorable, s’il en manque près d’un tiers, le site est défavorable et abandonné. Skeat mentionne aussi cette technique pour les Malais de Selangor25. Enfin, et dans tous les cas, le bohmo demande à la maîtresse de maison de mesurer une brasse, depo (entre 150 et 180 cm), sur un bâton, c’est-à-dire la distance entre ses deux majeurs, les bras étendus. Puis il récite une invocation, souffle sur le bâton et le plante dans le sol. Le lendemain à l’aube il invite la maîtresse de maison à se saisir du bâton et à le mesurer derechef : amé’ gi’ depo !, « prends et mesure une brasse ! ». Si la mesure est semblable à la pre- mière, l’augure est favorable et la construction peut commencer. Si la seconde mesure est plus longue que celle de la veille, c’est excellent. En revanche, si la seconde mesure est plus courte que la première, il faut abandonner l’endroit considéré comme néfaste. Ce bâton, enchanté à la fois par l’origine féminine de sa mesure (dans une société à système de parenté indifférencié, superficiellement agnatique du fait de l’influence de l’islam mais en réalité à forte tendance matrilinéaire traditionnelle) et par le pouvoir propre des bohmo, fait partie intégrante de la panoplie thérapeutique et magique de ces derniers. En effet, la plupart des guérisseurs possèdent une canne magique, tuka (tongkat en malais). Ces cannes sont un peu le sceptre des bohmo. Taillées dans des bois étranges – bois flottés du rivage, coraux (aka baha) ou encore, plus rarement, plantes épiphytes –, elles sont de même origine que les fruits fabuleux du mythique Manguier sacré paô’ jingi qui se dresse au Nombril 23. Sur l’origine des maux et des maladies et leur rapport avec le vent externe, et sur la conception cosmogonique traditionnelle, voir P. le roux, 1997. 24. Voir P. le roux, 1998c. 25. W. sKeat, 1900, p. 144. 173
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1 de l’Océan, le centre du monde26. Ces fruits sont à l’origine des figurines du théâtre d’ombre et de certaines danses magiques de guérison27. L’endroit où le bohmo plante le bâton de la taille d’une brasse mesurée sur l’épouse du maître de maison est celui où sera érigé le pilier-mère de la maison. Au sommet de cet ibu tiyè, là où le pilier rejoint la charpente, sont placés trois tissus superposés : blanc (putéh) représentant la pureté, jaune (kuning) ou rouge vif (mèγoh) symbolisant la vie et la royauté, rouge sombre ou noir (itè) exprimant le mystère et la mort. Dans tous les grands rituels des Jawi, notamment une circoncision, masô’ jawi, une cérémonie de rappel de l’âme, pangé semanga’ (panggil semangat en malais), une bénédiction de la mer, dite de la « plage » (pujo pata en jawi28, puja pantai en malais), ou de la rizière (pujo benè, puja bendang en malais), on trouve ces couleurs asso- ciées sous la forme usuelle d’un gâteau de riz gluant tricolore nommé « les âmes » (semanga’), dans la série blanc, jaune, rouge. Une noix de coco est attachée par une corde au sommet du poteau-mère29. Lorsque les charpentiers dressent les poteaux, la maîtresse de maison se tient près du pilier-mère et le saisit de la main afin de sacraliser, d’apposer sa marque et porter chance à la construction dont elle sera désormais la maîtresse. Quand la maison est terminée, au crépuscule, à l’orée de la première nuit, les Jawi font de nouveau appel au bohmo qui invoque les divinités de son panthéon par cette formule magique censée porter chance : kito no’ dô’ malè ning wé γumoh baγu, « nous voulons habiter cette nuit la maison neuve ». 7. Usage augural du module architectural ngukô pour une construction nouvelle La base 10, mathématiquement parfaite, simple d’usage et aisée à mémo- riser, est la plus répandue dans le monde du fait de l’universalité des mains, talonnée par les bases 5, 20, 60 et 100. La base 12 suit de près en Asie du Sud-Est via l’influence chinoise. Son importance tient à ce qu’elle possède le maximum de diviseurs (1, 2, 3, 4, 6, 12) utiles dans les systèmes com- merciaux (témoins, en France, la douzaine et la grosse, ou « douzaine de 26. P. le roux, 1993 ; id., 1997. 27. Sur les Jawi, voir P. le roux, 1997. Sur les Malais, voir J. cuisinier, 1936, et T. sHePPard, 1983. 28. Le terme pujo (puja en malais) est une invocation aux divinités locales, inspirée de rites hindous, et n’est pas employé pour la prière musulmane (semayè en jawi, sembahyang en malais). 29. Chez les Malais et les Jawi, comme presque partout en Asie du Sud-Est ancienne, la noix de coco représente symboliquement une tête humaine, comme le sacrifice d’un buffle d’Asie (ou d’un avatar moins onéreux : chèvre, poulet, œuf, par ordre descendant ; toujours un animal domestique) représente partout celui d’un dépendant humain, et de même que les offrandes de riz sont associées à la chair humaine. 174
Pierre Le Roux douzaines »). Les bases 10 et 12 entretiennent un rapport direct avec la plus rare base 60 que l’on trouve aujourd’hui de façon quasi universelle dans le décompte du temps (minutes, secondes) et des angles, sur un cercle de 360 °. Le système sexagésimal émerge en effet d’une série dénaire combinée à une série duodénaire, comme en Chine ancienne, chez les Kammu de langue austroasiatique du Laos30 ou chez les Lao proprement dits31. Cela a sans doute été le cas aussi chez les Puyuma de langue austronésienne de Taiwan32 et chez les Jawi et les Malais33. En Asie du Sud-Est, le système sexagésimal est probablement d’origine chinoise, même si on le trouve chez les Proto- Indochinois ou d’autres populations autochtones d’Asie du Sud-Est. Comme expliqué par Émile Durkheim et Marcel Mauss34, se basant sur les travaux du sinologue Marcel Granet, le système divinatoire, astronomique, astrolo- gique, géomantique, horoscopique des Chinois remonte en effet aux temps les plus lointains, et il a été diffusé. Il est probablement antérieur aux premiers documents datés conservés par la Chine. Il est basé sur la combinaison de deux séries de signes, les dix tiges célestes et les douze branches terrestres, permettant d’obtenir soixante combinaisons différentes. Selon Durkheim et Mauss35 les Chinois sont arrivés à ce résultat en créant deux cycles, l’un de douze divisions, l’autre de dix ; chacune avec son nom et son caractère. Ils s’emploient concurremment pour les années, les jours, mois et heures, et l’on parvient ainsi à une mesure assez exacte. Leur combinaison forme un cycle sexagésimal puisqu’après cinq révolutions du cycle de douze, et six révolutions du cycle de dix, le même binôme de caractères revient exactement qualifier le temps. Les divisions duodécimales et sexagésimales ont d’autre part servi de base à la mesure chinoise du cercle céleste et à la division de la boussole divinatoire. Durkheim et Mauss vont jusqu’à souligner que : « tout comme les saisons, ces deux cycles, avec leurs divisions, sont reliés à la rose des vents, et, par l’intermédiaire des quatre points cardinaux, aux cinq éléments [terre, eau, bois, métal, feu, selon l’ordonnancement chinois] ; et c’est ainsi que les Chinois en sont arrivés à cette notion, extraordinaire au regard de nos idées courantes, d’un temps non homogène, symbolisé par les éléments, les points cardinaux, les couleurs, les choses de toute espèce qui leur sont subsumées, et dans les différentes parties duquel prédominent les influences les plus variées. […] Les douze années du cycle sexagénaire sont rapportées, en outre, à douze animaux qui sont rangés dans l’ordre suivant : le rat, la vache, le tigre, le lièvre, le dragon, le serpent, le cheval, la chèvre, le singe, la poule, le chien et le porc. Ces douze animaux sont répartis 30. K. lindell et al., 1982. 31. S. A. le prince PHetsaratH, 1956. 32. J. cauquelin, 2004. Lorsqu’on cherche à vérifier l’ancienneté d’un fait social à l’échelle de l’Asie du Sud-Est, il faut noter l’importance des peuples de langue austroasiatique, de plus ancienne implantation, et des minorités de langue austronésienne de Taiwan dont font partie les Puyuma étudiés par Josiane Cauquelin. 33. P. le roux, 2004a ; id., 2004b. 34. É. durKHeiM & M. Mauss, 1969 [1903], p. 213. 35. Ibid., p. 216. 175
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1 trois par trois entre les quatre points cardinaux, et par là encore cette division des temps est reliée au système général36. » On retrouve ces cycles d’animaux associés à la prédiction dans de nom- breuses sociétés d’Asie du Sud-Est, notamment chez les Jawi et les Malais. Durkheim et Mauss pensent que le cycle des douze divisions et les douze années représentées par des animaux n’étaient, à l’origine, qu’une seule et même division du temps en deux douzaines, l’une ésotérique, l’autre exotérique, diversement symbolisées. Cette hypothèse pourrait être valide ailleurs. Ainsi, avant l’adoption des mesures internationales de plus en plus employées en Thaïlande dans le bâtiment, les Jawi utilisaient des unités anthropomorphes et étalonnaient la construction d’une maison sur la brassée d’abord, puis sur la coudée (de la pointe du coude jusqu’au bout du majeur) du futur propriétaire de la maison. Mais, à la différence des Siamois et des Lao, ils l’étalonnaient non pas sur l’homme mais sur la future maîtresse de maison, comme dans les rites de construction évoqués plus haut. C’est la même chose dans la technique jawi de construction la plus ancienne qui utilise pour module d’architecture – mesure arbitraire sélec- tionnée afin d’harmoniser entre elles les diverses parties du bâtiment – une unité spéciale : à l’aide d’une corde, les charpentiers mesurent sur la femme du futur propriétaire une brasse (mains ouvertes jusqu’aux extrémités des deux majeurs). Puis ils coupent cette corde à la mesure et plient cette unité en huit. Ils obtiennent une unité « enchantée » nommée ngukô37 (mengukur en malais), huitième partie de la brasse, d’environ un empan (± 20 cm). C’est avec elle qu’on mesure les poutres, planches et poteaux de la maison. Si un entrait de ferme de charpente doit mesurer un nombre x de ngukô, par exemple 11, le charpentier compte les ngukô sur l’échelle symbolique (Tableau 3) comportant seulement huit symboles correspondant en partie à la série chinoise à douze animaux38. Au terme de l’énumération, il termine sur asa’, « la fumée », qui est maléfique. Le charpentier a donc pour alternative de raccourcir sa mesure d’un ngukô pour terminer sur singo (bénéfique) ou de rallonger d’un ngukô pour atteindre gajoh (bénéfique). C’est au moment où la maison est presque achevée, comme les mesures ne sont pas mathé- matiquement très précises, que l’ilmung (« savoir magique » et compétence 36. É. durKHeiM & M. Mauss, 1969 [1903], p. 217. 37. Du fait de l’aphérèse, due à la tonalisation en cours de la langue (P. le roux, 1995b), la consonne initiale est en réalité doublée (accentuée, quasi pré-glottalisée), ngngukô (ou encore ’ngukô), mais je l’écris ainsi pour simplifier. 38. Parmi les manquants sont le chien, le porc, interdits par l’islam local, et le lièvre inconnu des anciens Malais. Des animaux prestigieux et connus (éléphant) ont été substitués à d’autres peu familiers des Malais et des Jawi (cheval), ou trop familiers ou trop connotés (poule, singe), ou si effrayants qu’il ne faut pas les invoquer au risque de les attirer (tigre). Il ne reste ainsi qu’un tronçon de la probable série chinoise réinterprétée localement en accord avec les us, coutumes et priorités indigènes, mais par leur valeur métonymique, les condensés jawi et malais renvoient toutefois bien à ce tout originel. 176
Pierre Le Roux Tableau 3. Échelle symbolique du ngukô Degré Symbole correspondant Traduction Qualité 1 lemu « taureau » bénéfique 2 singo « dragon » bénéfique 3 asa’ « fumée » maléfique 4 gajoh « éléphant » bénéfique 5 gago’ « corbeau » maléfique 6 nago « serpent-dragon » bénéfique 7 kedé « esprit malin » maléfique 8 anging « vent » maléfique Source. D’après P. le roux, 2004b. technique) du charpentier est mis à l’épreuve. Si la maison a été bien construite, les dernières mesures, avec lesquelles il est délicat de tricher, finissent sur des unités « bénéfiques ». On retrouve là le système de mesure de la puissance du kriss déjà évoqué, et que l’on reverra en détail plus loin. Lorsque les distances mesurées s’arrêtent sur les mauvais symboles, le propriétaire aura, de l’avis collectif, de fortes chances de voir sa maison accidentée ou détruite. Si la mesure maléfique est asa’, la fumée, on encourt le risque d’un incendie ; si la mesure est anging, le vent, l’ouragan emportera l’édifice ; si la mesure est gago’, le corbeau, le possesseur de cette maison sera appelé à courir les chemins, abandonnant sa maison. En cas de mauvais présage, le possesseur abandonne la construction pour recommencer plus loin, ou autrement. Pour éviter des frais inutiles et des dépenses d’énergie – lors d’une construction, il y a entraide de tout le village –, bohmo et charpentiers s’arrangent générale- ment, presque miraculeusement, pour que les mesures tombent bien. William Skeat indique que chez les Malais de Selangor, l’unité qui correspond au ngukô était obtenue à partir d’une corde d’une longueur d’une brasse39. De cette corde repliée en trois parties, un tiers était coupé et conservé. Puis ce morceau était plié à son tour en huit. Le huitième était alors coupé et utilisé à mesurer uniquement la longueur du seuil de la porte (ou bien la distance du seuil à l’arrière de la maison), sur une échelle légèrement différente, dans cet ordre : naga (dragon en malais), sapi (vache), singa (lion), anjing (chien), lembu (taureau), kaldei (âne), gajah (éléphant), gagak (corbeau) ; liste qui débute par un élément bénéfique, suivi d’un élément maléfique, etc. 39. W. sKeat, 1900, p. 146. 177
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1 Chez les Malais et chez les Jawi, ce système de mesure ancien a été remplacé40 par l’usage des brasses, coudées et empans, avec la coudée comme module suivant l’exemple siamois, lao et malais pour les Jawi, et anglais pour les Malais. Mais la règle des huit symboles a continué d’être utilisée de même : quel que soit le nombre de coudées (ou autres unités retenues désormais), la mesure doit finir sur un symbole bénéfique. De nos jours, la construction suivant l’échelle des huit symboles commence à se perdre. Les Jawi construisent moins de maisons traditionnelles, le bois de coupe se raréfie au profit de planches et chevrons normalisés, et les maisons sont de plus en plus en dur (parpaings, ciment, béton, PVC, plaques d’éverite amiantée ou tuiles synthétiques). C’est le modèle occidental et surtout le chinois qui priment désormais, avec structures et charpentes calculées en mètres, millimètres, inches et feet, ou en mesures chinoises (hun, chi)41. À ce type de construction utilisant béton et ciment, matériaux malléables, les mesures traditionnelles pourraient cependant être appliquées mais les Jawi, pragmatiques, préfèrent bâtir « moderne » de même qu’ils accordent leur préférence à la camionnette (küγüto kaba) sur l’éléphant (gajoh), au seau de plastique (timo’ plastik) sur la timo’ végétale (Nypa fruticans) plus vite détériorée par les nouveaux arceaux en ciment du puits, au pistolet semi-automatique (bedé, ou küγéh baγu, « nouveau kriss ») sur le kriss (küγéh en jawi, keris en malais/indoné- sien), mais en conservant aux nouveaux produits l’efficacité symbolique des anciens par des transferts métaphoriques. 8. Mesure de la puissance magique d’un kriss ou d’un coupe-coupe Toute arme blanche, toute lame de kriss (de coupe-coupe, de sabre, etc.), est mesurée après sa fabrication pour connaître sa valeur et sa puissance potentielles qui dépendent d’une alchimie délicate, conjonction d’augures favorables et du savoir-faire de l’artisan42. Parfois celui-ci travaille la matière et la modèle avec inspiration en obtenant un objet de belle facture, en harmonie avec les forces surnaturelles mises en jeu. Parfois l’artisan a beau s’appliquer, le résultat est moyen à ses propres yeux. Afin de vérifier la puissance ou la faiblesse de son œuvre, il la mesure donc symboliquement. 40. D’après de nombreux spécialistes jawi interrogés, l’adoption du système des « coudées » remonterait au règne de Rama VI, c’est-à-dire entre les deux guerres mondiales. 41. Voir P. le roux, 2004b. 42. Pour les mêmes types de mesure concernant les kriss, ailleurs dans le monde malais : sur les Malais péninsulaires, voir les articles de A. H. Hill, 1956, p. 38 et suiv., et G. C. Woolley, 1938 ; sur les Dayak du nord de Bornéo (Sabah), voir H. G. KeitH, 1938. Ce dernier auteur décrit une méthode « bugis » (Sulawesi, Indonésie), quasiment similaire à la deuxième exposée ici. 178
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