Mesures augurales chez les Jawi de Thaïlande du Sud et les anciens Malais - Cairn

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Histoire & mesure
                          XXXVI-1 | 2021
                          Varia

Mesures augurales chez les Jawi de Thaïlande du
Sud et les anciens Malais
À la quête d’un ancien fonds commun proto-indo-chinois
Measures of Augural Significance among the Jawi of Southern Thailand and the
Ancient Malays: The Quest for an Ancient Shared Proto-Indo-Chinese Cultural
Background

Pierre Le Roux

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/histoiremesure/14298
DOI : 10.4000/histoiremesure.14298
ISSN : 1957-7745

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 30 juin 2021
Pagination : 159-188
ISBN : 978-2-7132-2883-4
ISSN : 0982-1783

Distribution électronique Cairn

Référence électronique
Pierre Le Roux, « Mesures augurales chez les Jawi de Thaïlande du Sud et les anciens Malais »,
Histoire & mesure [En ligne], XXXVI-1 | 2021, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 25 octobre
2021. URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/14298 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
histoiremesure.14298

© Éditions de l’EHESS
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1, p. 159-188

                                   Mesures augurales chez les Jawi
                          de Thaïlande du Sud et les anciens Malais
               À la quête d’un ancien fonds commun proto-indo-chinois

                                                                        Pierre le roux *

Résumé. Les Jawi musulmans témoignent du monde malais ancien. Avec des évocations
comparatives ouvrant des pistes de recherche, la description de quelques-unes de leurs
mesures à valeur augurale ou propitiatoire, pour la construction de maisons ou de
bateaux et la forge d’armes blanches ou d’outils, pose la question de l’existence d’un
fonds archaïque commun à toute l’Asie du Sud-Est. Ce fonds, qui peut être qualifié de
proto-indo-chinois au sens propre, est probablement antérieur à l’influence de grands
courants culturels extérieurs sur cette aire caractérisée par ses civilisations du végétal,
comme les a décrites le géographe Pierre Gourou.
Mots-clés. anthropologie, propitiation, construction, construction navale, technologie
rituelle, monde malais, Thaïlande du Sud, Asie du Sud-Est, xixe-xxie siècle
Abstract. Measures of Augural Significance among the Jawi of Southern Thailand
and the Ancient Malays: The Quest for an Ancient Shared Proto-Indo-Chinese
Cultural Background. The Jawi, Muslim Malays of southern Thailand, bear testimony
to the ancient Malay world. Along with comparative perspectives that open interesting
avenues of research, the description of some of their measures that carry augural or
propitiatory significance, used in the building of houses or ships and in the forging of
tools or weapon blades, hints at the existence of an archaic cultural substratum com-
mon to the whole of Southeast Asia. This substratum, which can literally be qualified
as Proto-Indo-Chinese, probably predates the main external cultural influences on this
region, characterized by its “civilisations du végétal”, as the geographer Pierre Gourou
described them.
Keywords. anthropology, propitiation, housebuilding, shipbuilding, ritual technology,
Malay World, Southern Thailand, Southeast Asia, nineteenth-twenty-first centuries

    * Ethnologue spécialiste de l’Asie du Sud-Est, professeur à l’Institut d’ethnologie, université
de Strasbourg, membre du laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE,
UMR 7363, CNRS et université de Strasbourg). E-mail : p.le.roux@unistra.fr
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    Les Jawi sont les habitants majoritaires de culture malaise des trois pro-
vinces thaïlandaises actuelles de Pattani, Yala et Narathiwat (Figures 1 et 2).
Musulmans pratiquant un islam très marqué d’éléments résiduels animistes,
hindouistes et d’apports bouddhiques, ils sont les descendants des sujets du
sultanat malais de Patani1 conquis par le Siam (renommé Thaïlande dans les
années 1930), à la fin du xviiie siècle. Cette césure d’avec le monde malais a
transformé cette part du sud-est péninsulaire de la Thaïlande en un conser-
vatoire culturel du monde malais2.
                   Figure 1. Situation des Jawi en Asie du Sud-Est

    Source. Carte de l’auteur à partir d’un fond de carte du ministère des Affaires étrangères
    et européennes (2005).

    Cet article fait suite à une conférence donnée le 17 mars 2021 à l’École des hautes études
en sciences sociales, dans le séminaire « Anthropologie des pratiques de mesure » dirigé
par Grégory Chambon et Morgane Labbé. Pour la démonstration, il reprend en partie des
informations de trois articles (P. Le Roux, 1998b ; id., 1998d ; id., 2004b) associées à d’autres,
inédites, et des graphiques déjà publiés (P. Le Roux, 2004b) et ici remaniés.
    1.     Nom d’origine malaise, « Patani » (avec un seul « t ») désigne, dans une acception
historique et culturelle, le territoire du sultanat éponyme et l’ensemble formé par les provinces
qui en sont issues : Yala, Narathiwat, Pattani. Le nom de la dernière, à la superficie plus petite
que celle de l’ancien sultanat, est noté, comme c’est l’usage en thaï, avec deux « t » pour le
différencier du précédent.
    2.     P. le roux, 2019.

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        Figure 2. Le pays des Jawi par rapport aux États de Malaisie

        Source. Carte de l’auteur, 1992.
        Note. L’ancien sultanat de Patani transformé en les actuelles provinces
        thaïlandaises de Pattani, Yala et Narathiwat.

      À ce titre, les Jawi, population d’environ trois millions d’individus inté-
ressante en soi, valent surtout pour ce dont ils témoignent du monde malais
péninsulaire ancien (datant du xixe siècle), en fait de croyances et pratiques
traditionnelles plus ou moins disparues dans la Malaisie moderne développée
sur le modèle occidental et islamisée sur le canon arabe actuel, à tendance
wahhabite. Parmi celles-ci sont les mesures augurales qui attestent tant de
savoirs complexes et de maîtrise dans la création technique, notamment
architecturale, que de pratiques rituelles et, plus largement, symboliques,

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relevant de croyances syncrétiques anciennes. Celles-ci sont liées à des
cosmogonies empruntant à divers courants mais dérivent sans doute d’un
fonds commun ancien propre à l’Asie du Sud-Est ou, au moins, à certaines
de ses grandes composantes culturelles, comme le monde noussantarien au
sens large3 ; fonds ancien difficile à retrouver sous les couches des multiples
emprunts et apports successifs au gré de l’histoire et que cet article tente de
retrouver partiellement à travers des évocations ethnographiques dans une
perspective comparative.

             1. Quête du jour et de l’orientation propices,
                de l’harmonie ou d’un pouvoir magique

      Chez les Jawi de Thaïlande (et chez les Malais des xixe et xxe siècles),
avant de partir en voyage ou d’entreprendre une action, quelle qu’elle soit, il
faut favoriser le sort en cherchant le jour bénéfique et la bonne direction à
prendre au départ, induisant le maximum de chance. Au début de la construc-
tion d’une maison ou d’une embarcation de pêche neuve4, une mesure propice
est définie à partir de la coudée de l’épouse propriétaire afin d’obtenir un
module architectural, valant unité magique, sur lequel est basée la structure
d’après une échelle augurale de huit animaux allégoriques à valeur alternative
bénéfique ou néfaste, dans une perspective propitiatoire.
      Ces pratiques tiennent de la mesure active et préventive puisque l’action
n’est pas encore accomplie : pour le voyage ou l’action, l’on attend de connaître
les coordonnées idéales (moment et azimut) ; pour la maison ou le bateau,
les dimensions finales des espars et planches ne sont pas établies et l’on peut
augmenter ou réduire le nombre d’unités magiques pour finir sur un degré
« bénéfique » de l’échelle augurale. Ce que l’on recherche, pour la maison
(Figure 3) comme pour le bateau (Figure 4), c’est la puissance magique du
bâtiment empêchant les catastrophes, induite par l’harmonie de l’ensemble,
un peu comme les architectes avec le nombre d’or ou « divine proportion »5.

    3.    « Noussantara », terme francisé synonyme d’Insulinde, est issu du mot indonésien
nusantara désignant l’archipel d’Indonésie, étendu pour exprimer l’ensemble de l’Asie du
Sud-Est insulaire.
    4.    Sur l’architecture terrestre voir P. le roux, 2000, et sur l’architecture navale,
P. le roux, 1995a. Le lien entre bateau et maison est important chez les Malais, peuple mari-
time venu tardivement s’installer en péninsule Malaise, comme les habitants de Normandie
issus d’implantations vikings tardives chez qui l’on retrouve un lien étroit entre architectures
navale et terrestre, notamment dans les édifices religieux, telle l’église Sainte-Catherine
d’Honfleur, tout en bois, dont la charpente de la nef la plus ancienne a l’aspect d’une coque
de bateau renversée.
    5.    M. cleyet-MicHaud, 1988.

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                Figure 3. Maison princière de style belano à pignons

Source. Photographie de l’auteur, 1991.
Note. Il s’agit d’une maison princière de style belano à pignons d’inspiration coloniale hollandaise,
via les Indes néerlandaises (Indonésie actuelle), anglaise, via la Malaisie.

          Figure 4. Embarcation de pêche ornée de sculptures magiques

Source. Photographie de Richard Manin prise lors d’une mission de l’auteur en 1990.
Note. Cette embarcation de pêche traditionnelle, mais adaptée au moteur, présente une coque ornée
d’enluminures et sculptures magiques, de style pata’ keγa ou « cul coupé ».

      Lors de la forge d’une lame, arme ou outil, en particulier pour la fabrica-
tion d’un kriss, dague à lame sinueuse ou droite, mystique, magique, typique
du monde malais péninsulaire, la mesure est passive. Il s’agit d’une simple
vérification après coup de la qualité symbolique de la lame, donc de sa puis-
sance magique, car la mesure augurale est postérieure à l’action. Le forgeron

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façonne le métal en fonction de son inspiration, et s’il réussit à obtenir une belle
œuvre – on le sait par sa mesure une fois la trempe achevée, comme expliqué
plus loin –, généralement en acier damassé qui fusionne harmonieusement
sept métaux différents, la lame est dotée d’un pouvoir et a une grande valeur
qui rehausse le prestige du fabricant et du possédant (Figure 5). Si la mesure
s’achève sur un degré négatif, la lame est dévalorisée. Soit on en use avec
précaution, soit on l’abandonne et le maître de forge doit recommencer l’ou-
vrage. La beauté d’une lame forgée ne tient pas à son esthétique apparente ni
à un élégant damasquinage mais d’abord et avant tout à la puissance magique
qui lui est reconnue. Une lame considérée comme très belle est puissante
(magique) même si elle est apparemment laide selon les critères usuels. C’est
ce qu’explique le mythe recueilli par mes soins en 1996 de l’origine du kriss
de Patani et du célèbre maître de forge, nommé Pana Seγa6, venu de l’île de
Java il y a environ deux siècles7.

                    Figure 5. Kriss tajong de Patani à tête de Shiva
                               et lame de neuf « vagues »

Source. Photographie de l’auteur, 2014.

     6.   La langue jawi utilise deux « r ». Le plus commun est la consonne fricative vélaire
sonore [ɣ], notée /γ/, prononcée entre [g] et [r], l’un des principaux marqueurs identitaires,
exprimant le « monde antérieur et intérieur » des Jawi. Le second, plus rare, est la consonne
vibrante dentale et alvéolaire [r], notée /r/, similaire au « r » malais et proche du « r » français,
qu’on ne trouve que dans les mots d’origine arabe, thaïe, malaise (Malaisie) ou européenne.
Il indique toujours un emprunt récent au monde extérieur.
     7.    Nous renvoyons à notre ouvrage à paraître, Les Maîtres du kriss. Stratégie et
métempsycose chez les Jawi (Patani, sud de la Thaïlande).

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             2. Augure bénévole et propitiation protective

      Avant chaque acte important de la vie quotidienne – planter ou récolter le
riz, construire une maison neuve ou un bateau, monter un commerce, acqué-
rir une bague d’agate rendant supposément invulnérable ou une tourterelle
porte-bonheur, un kriss, une auto, contracter un emprunt, se marier, organiser
un festin, aller en pèlerinage à La Mecque –, il faut chercher (chaγi haγi) le
jour bénéfique. Cela impose la maîtrise de calculs complexes basés sur un
savoir consigné en résumé dans des ouvrages en malais (en écriture jawi8) ou
en arabe, en relation avec le mouvement des astres et les phases de la lune, et
la connaissance de tables symboliques issues de la tradition locale. Ce savoir
est réservé à un petit nombre d’adeptes, souvent des vieillards, toujours des
bohmo, guérisseurs chamanes-médiums, qui ont créé des tables d’application
simples utilisées quotidiennement par les villageois avant d’appeler les bohmo9
pour les cas d’exception lors de grands événements. Dans la culture du riz,
essentielle, la voyance s’inquiète de deux paramètres : le temps approprié
(jour et heure) et le meilleur azimut (orientation de départ ou d’accès), ce
quel que soit le travail (rites, labours, semis, repiquage, sarclage, moisson…).
Anker Rentse, à propos des Malais de Kota Baharu à Kelantan, État de la
Fédération de Malaisie jouxtant Patani, donne la traduction d’un tel système
de prédiction gouvernant les activités en fonction du jour dans la semaine et
du moment de la journée10. Il se retrouve presque identique à Patani, simple
variante d’un système général. Lors d’un voyage, spécifiquement, outre des
calculs homériques de complexité, les bohmo conseillent de suivre certains
signes faciles : se frotter d’un doigt la peau du bras, en engendrant un bruit ;
se frotter le nez sans qu’un son n’en résulte ; placer son poignet sur l’arrière
du crâne en couvrant les cheveux et en levant les yeux sans réussir à voir le
poignet ; appuyer ses doigts sur les yeux et voir « rouge ». Si ces signes sont
positifs, le voyage peut être entrepris sans dommage, sinon il est préférable
de renoncer. Quand un serpent traverse la route devant le voyageur, c’est un
mauvais présage. Il est alors conseillé au voyageur de rebrousser chemin.

      8. Homophone de l’ethnonyme des habitants de Patani : il s’agit de l’écriture, en carac-
tères arabes modifiés, non de la langue parlée par les Jawi mais du malais standard, différent
du dialecte jawi. Les Jawi tirent leur ethnonyme de l’ancien nom local de la péninsule Malaise,
Jawo Ssa ou « Grand Java » (Java Besar en malais/indonésien), par opposition à Jawo Kechi’
ou « Java la petite » (Java Kecil en malais/indonésien), l’île indonésienne. Les Jawi sont donc
les derniers dénommés « habitants de la péninsule Malaise » alors que les Malais disposent
eux, depuis l’indépendance, d’une nationalité en propre, ce qui n’est pas le cas des premiers,
minorité ethnique de Thaïlande dont ils sont citoyens (voir P. le roux, 1998a).
      9.    P. le roux, 1997.
     10.    A. rentse, 1933, p. 38.

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                   3. Système « passif » du quotidien :
             le tableau nago haγi (« serpent/dragon-jour »)

      Ce système divinatoire fixe, l’un des plus couramment utilisés par les
villageois au quotidien, est basé sur des jours lunaires (haγi bulè). Toutes les
séries de ce système (Tableau 1) renvoient au chiffre sept considéré comme
maître-chiffre : les nombres placés en ordonnée se suivent de la première
colonne à gauche vers la dernière à droite, du haut vers le bas, allant jusqu’à 30.
Les nombres présents en abscisse forment une suite basée sur 7 (par exemple,
pour la première ligne, 1 ; 1 + 7 ; 8 + 7 ; 15 + 7 ; 22 + 7 ; etc.). La somme des
nombres de chacune des colonnes donne un multiple de 7, sauf la dernière :
la première colonne donne 28 (7 × 4), celle de la colonne 2 donne 77 (7 × 11),
celle de la colonne 3 donne 126 (7 × 18), celle de la colonne 4 donne 175
(7 × 25). Reste la dernière colonne dont la somme est 59, non multiple de 7
mais que l’on retrouve dans la base 60 utilisée dans le système sexagésimal
chinois pour la mesure du temps. Il s’agit peut-être aussi d’une adaptation
au système calendaire solaire. Le calendrier traditionnel est en effet basé sur
la lune (la quatrième colonne aboutit à 28, ce qui correspond au nombre de
jours dans une lunaison11), et non sur le soleil. Mais le découpage du temps en
unités solaires, sous l’influence occidentale, siamoise (en raison de la valeur
« moderne » qui est attribuée au calendrier occidental) et donc internationale,
est désormais usuel. Pragmatiques, les bohmo se sont adaptés aux besoins
d’une clientèle ouverte sur la modernité.
      À Patani comme ailleurs, 7 est le chiffre magique, bénéfique, recher-
ché (exprimant la perfection et l’infini). D’autre part, notons que les thèmes
importants débutent par des chiffres premiers : 1 pour le voyage et la terre, 3
pour le fer et les armes, 5 pour le riz et le végétal, 7 pour les métaux précieux.
Cette liste renvoie également, dans le désordre, à celle, fondamentale, des
cinq constituants élémentaires de l’humanité : la terre, l’eau, le feu, le vent,
et moindrement le métal (toujours énoncés dans cet ordre). Les jours dédiés
à l’or et l’argent (mah, peγo’) sont bons pour commercer mais néfastes pour
organiser une cérémonie. Celle-ci serait trop onéreuse. Si l’on convie des
gens à une cérémonie un jour consacré au voyage (nügüγi), il y a de fortes
chances qu’ils soient absents12.

    11.    Le nombre exact de jours dans une lunaison est de 29,5 jours, intervalle compris
entre deux pleines lunes, sachant que l’année solaire comporte 11 jours de plus que les douze
mois lunaires.
    12. Voir W. sHaW, 1975, pour la valeur numérique des lettres de l’alphabet jawi (langue
malaise) et de l’alphabet cabalistique ainsi que pour les « carrés magiques ». Sur ces derniers,
voir aussi W. sKeat, 1900.

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                     Tableau 1. Système de divination nago haγi

   Genre          (traduction)      Thème                                  no jour lunaire

                                    Thème bénéfique :

   nügüγi         (pays)            voyage, terre                      1   8      15   22    29

   manusio        (être humain)     rencontre, cérémonie               2   9      16   23    30

   besi           (fer)             achat kriss, arme, voiture         3   10     17   24     /

   natè           (animal)          achat bétail                       4   11     18   25     /

   padi           (riz)             agriculture                        5   12     19   26     /

                                    Thème incertain :

   kapah          (coton)           « jours légers », sans résultats   6   13     20   27     /

   mah, peγo’     (or, argent)      commerce, achat d’objet précieux   7   14     21   28     /

Source. D’après P. le roux, 2004b, croquis modifié.

          4. Propitiation du sort en quête du meilleur moment
                        et du bon angle d’attaque

     On peut utiliser un compas magique, système réputé efficace, en usant
des règles relatives résumées dans un tableau joint, afin de favoriser le sort
avant d’entreprendre un voyage, déplacement ou action en mouvement, voire
un cambriolage – dans ce dernier cas, il s’agit de connaître la meilleure
direction à prendre pour éviter les policiers.
       Ce système fini issu de la tradition locale est établi par le bohmo qui
sait l’actualiser selon les phases du calendrier et ne livre pas les clés du calcul
mais son résultat. Sorte de résumé mnémotechnique du savoir ésotérique
des guérisseurs proposé aux villageois, il lie calculs complexes, ritournelles
magiques, paramètres astronomiques et valeurs symboliques. Loin d’être
unique, il se combine, se corrige et se nuance du résultat d’autres augures,
séances divinatoires et techniques rituelles pour anticiper l’avenir et favoriser
toute action. Il est employé de façon plutôt passive par les villageois puisqu’ils
appliquent, quant à l’orientation et au jour retenus par les règles géomanciennes
de cette boussole augurale, les préconisations de l’instrument, ne retenant

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que les positives, mais de façon active aussi car les utilisateurs positionnent
le compas selon le bon orient, réfléchissent d’après la table et adaptent leur
mouvement en fonction. Afin de bénéficier d’un augure favorable, l’usager
a intérêt à débuter son trajet en esquissant ses premiers pas hors de chez lui
dans la direction indiquée par le bohmo. Pour la culture du riz, la personne
qui va procéder à la collecte de l’âme du riz, par exemple, aborde sa rizière
suivant l’orientation et le jour préconisés. Ce système est concrétisé par un
diagramme constitué de sept flèches, partant d’un centre en étoile, auxquelles
sont associés les jours de la semaine (Figure 6). Il y a sept directions (ngado
tuγông tango, « direction de descente de l’échelle d’accès aux maisons »).

                            Figure 6. Compas magique jawi

Source. D’après P. le roux, 2004b, croquis modifié.

     Le diagramme est toujours placé côté « ouvert » (buko), là où il manque
une flèche, vers l’amont, c’est-à-dire le sud13. Après qu’un cambriolage a été
perpétré, le voleur pose à terre ce compas et lit la direction à prendre pour

     13. Sur les orients, voir P. le roux, 2004b, p. 173. W. sHaW (1975, p. 101) décrit un tel
compas magique à Kelantan (Malaisie) dont les légendes sont rédigées en malais (graphie
jawi : caractères arabes modifiés). Ce n’est pas le cas chez les Jawi où le compas n’indique
que la position des flèches, obligeant à mémoriser les jours, et où le tableau peut être écrit en
thaï utilisé pour la transcription phonologique. La différence entre les compas malais et jawi
est que dans le premier le côté « ouvert » est toujours orienté vers l’ouest.

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fuir. Dans l’exemple d’un homme qui part en pèlerinage à La Mecque, la date
est imposée et il ne reste à choisir que l’orientation de la marche vers l’aé-
roport pour augurer favorablement du périple. L’homme suit donc les règles
suivantes : pour voyager un mardi, il doit commencer sa marche à partir de
l’échelle d’accès de la maison dans la direction nord-est. Dans le diagramme,
celle-ci correspond au lundi, réputé bénéfique. S’il prend, toujours un mardi,
la direction sud-est, associée au mercredi, sa chance est neutre. Toute autre
direction est maléfique (Tableau 2).

                Tableau 2. Table correspondant au compas magique jawi

 Jour              Traduction   Direction à   Correspondance   Traduction   Qualité
                                prendre       jour

 haγi seluso       mardi        N-E           haγi sena        lundi        bénéfique
                                S-E           haγi γabu        mercredi     neutre
                                autre         autre                         maléfique

 haγi sena         lundi        N-O           haγi aha’        dimanche     bénéfique
                                N             haγi seluso      mardi        neutre
                                autre         autre                         maléfique

 haγi jimaha’      vendredi     O             haγi komih       jeudi        bénéfique
                                S-O           haγi sa’tu       samedi       neutre
                                autre         autre                         maléfique

 haγi γabu         mercredi     N             haγi seluso      mardi        bénéfique
                                O             haγi komih       jeudi        neutre
                                autre         autre                         maléfique

 haγi sa’tu        samedi       E             haγi jimaha’     vendredi     bénéfique
                                N-O           haγi aha’        dimanche     neutre
                                autre         autre                         maléfique

 haγi komih        jeudi        S-E           haγi γabu        mercredi     bénéfique
                                E             haγi jimaha’     vendredi     neutre
                                autre         autre                         maléfique

 haγi aha’         dimanche     S-O           haγi sa’tu       samedi       bénéfique
                                N-E           haγi sena        lundi        neutre
                                autre         autre                         maléfique

Source. D’après P. le roux, 2004b, tableau modifié.

                                                                                        169
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1

          5. Mesures symboliques actives en amont et en aval
                     d’une construction nouvelle

       Des mesures sont prises en amont et en aval de la construction ou lors de
l’apparition d’un phénomène dangereux (tornade, foudre…) afin de protéger
la maison et ses habitants d’un danger naturel ou surnaturel. Les mesures
préventives n’empêchent pas l’existence des curatives et sont appliquées avant
la construction, et périodiquement ensuite, au quotidien, après la première
installation. On procède d’abord à un exorcisme initial, via un bohmo, pour
prévenir l’apparition d’un fantôme dans la maison, et l’on protège en outre
celle-ci d’un risque ultérieur en posant sur les entraits de deux fermes de la
charpente au moins une pièce de bois mobile nommé kayu-tah-ning (« ce-bois-
au-dessus »). Cet espar magique (Figure 7) que l’on ne trouve qu’à Patani
et pas ailleurs dans le monde malais, a une triple fonction identitaire forte,
pratique (porte-berceau) et anti-fantôme ou démon (aspirant l’entité entrante
et l’éjectant de l’autre côté tel un ascenseur horizontal)14.

          Figure 7. « Ce-bois-au-dessus » dans la charpente d’une maison

Source. Photographie de l’auteur, 2014.

     Afin d’éviter le danger lors des violents orages de la mousson du sud-
ouest, les habitants glissent la lame d’une arme blanche, celle d’un kriss ou
d’un coupe-coupe, entre les interstices du plancher, au chambranle de la porte

    14.     P. le roux, 2000.

170
Pierre Le Roux

d’accès, pour éloigner la foudre. Chez d’autres Malais, tels ceux de Selangor
étudiés par l’explorateur britannique William Skeat15, le péril des orages était
détourné en lançant quelques poignées de sel (sacrificiel) dans le foyer. Les
pétillements et étincelles résultants valaient, par analogie, comme vaccin des
éclairs et du tonnerre qu’ils évoquaient.
     Les bateaux neufs des Jawi sont charmés rituellement par les bohmo lors
du lancement et protégés constamment par des drapeaux, symbolisant le vent
curateur ancestral, et par des sculptures et enluminures magiques peintes, à
forme d’animaux allégoriques : nagas/dragons chthoniens et garudas/phénix
célestes, associés en couples dyadiques représentant la totalité universelle par
l’union fertile des contraires (virilité/féminité)16.
      Dans la vie quotidienne, pour le bien-être de la maisonnée, il faut res-
pecter des interdits coutumiers (patè en jawi, pantang en malais) relevant du
bon sens : ne pas chahuter bruyamment sur l’échelle d’accès, surtout dans le
cas d’une femme enceinte, ne pas laisser les enfants se glisser sous les pilotis
de la maison, ou ne pas omettre de laisser du riz dans le chaudron pour les
visiteurs et les mânes dans la nuit du jeudi au vendredi, etc.
      En ce qui concerne l’entretien d’une maison une fois bâtie, sur les plans
naturel (incendies, vols, maladies) et surnaturel (fantôme, dame blanche, esprit
malin), les villageois placent, à la véranda de la façade (espace public mixte),
dans la pièce principale (espace masculin intime) et à l’arrière, côté cuisine
(espace féminin intime), des cages à tourterelles zébrées (Geopelia striata L.,
buγông ttité en jawi, burung ketitir en malais), supposées porter chance. Les
tourterelles de ces cages ont un nombre spécial de stries aux pattes qui indique
une puissance protectrice au service de la maison, empêchant incendies,
attaques17 et cambriolages : 22 stries pour celles de l’arrière, 33 pour l’entrée, à
l’échelle d’accès, et 44 pour la pièce centrale. Si l’oiseau a 17 plumes caudales,
les stries des pattes n’importent plus et l’on accroche la cage dans la maison,
près du pilier-mère : un incendie qui se déclarerait s’éteindrait facilement18. Il
est également recommandé de posséder un « chat rouan », c’est-à-dire à trois
couleurs de robe (dit « écaille de tortue » en France), nommé kuching china,
si possible mâle (rarissimes pour des raisons génétiques), à défaut une femelle,
pour défendre la maison. Sinon, un chat de couleur ordinaire mais au palais
buccal entièrement noir, kuching langi itè, fait l’affaire dans le même but19.

   15.   W. sKeat, 1900.
   16.   P. le roux, 2006a, p. 72-116.
   17.   Une guérilla endémique sanglante sévit en effet à Patani depuis le début du xxe siècle.
   18.   P. le roux, 2006b, p. 733.
   19.   Id., 1998b, p. 70-71.

                                                                                           171
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1

      6. Mesures augurales nécessaires lors de la construction

      Lorsqu’une famille veut construire une maison sur un terrain, elle
fait d’abord appel à un guérisseur20, un bohmo hatu (« chamane » en jawi ;
bomoh ou bomor hantu en malais). Celui-ci se présente au jour et à l’heure
(généralement à l’aube) décidés par lui selon ses calculs horoscopiques, car-
rés magiques et tables consacrées. Les Jawi, à l’instar des anciens Malais21,
creusent, à l’instigation du bohmo, quatre trous dans le sol. Ils y placent
dans l’un du tamarin (en fait Garcinia atroviridis Griff. et non Tamarindus
indica Linn.), dans le deuxième du curcuma ou « safran des Indes » (Curcuma
domestica Valeton), dans le troisième du charbon de bois, et dans le dernier
du sel. Puis ils y mettent le feu afin de réduire ces substances en cendres. Le
bohmo demande alors à la future maîtresse de maison, demeurée à l’écart
jusqu’alors, de désigner l’un de ces quatre trous. Si elle choisit celui qui contient
du tamarin ou du curcuma c’est un bon présage, mais si elle opte pour l’un
de ceux qui contiennent du sel ou du charbon, c’est un mauvais présage et
le site d’implantation est impérativement abandonné. William Skeat décrit
d’autres variantes du processus22.

                      Figure 8. Maison roturière de style lima
                      à cinq arêtes de toiture, mélangée belano

Source. Photographie de l’auteur, 1990.

      Le plus souvent le bohmo se contente de creuser un trou, profond d’une
coudée, seto (environ 40 cm), à l’endroit où doit être placé le pilier-mère
(ibu tiyè) ou pilier sacré (tiyè süγi), c’est-à-dire le poteau principal. Il dépose

    20.    W. sKeat, 1900, p. 545 ; W. sHaW, 1975 ; P. le roux, 1998b.
    21.    P. GiBBs, 1987, p. 81.
    22.    W. sKeat, 1900, p. 41.

172
Pierre Le Roux

au fond de ce trou un bol de terre cuite réservé aux rituels (gelo’ aé’) empli
d’eau lustrale jusqu’à la gorge – le même bol que celui placé au sommet de la
meule-mère protégeant l’âme du riz dans le grenier – et recouvre le récipient
d’une feuille de bananier, avant de refermer le trou.
      Cette eau lustrale (aé’ tawa) est consacrée par le souffle (siyu) du bohmo
exprimant la maîtrise de son « vent » interne capable de contrer les maléfices
apportés par le vent23, c’est-à-dire sa puissance magique, ou avec l’un de
ses talismans trempé dedans (dent de crocodile blanc, défense de l’éléphant
minuscule venu de la mer24, débris de météorite, fragment d’os de dugong,
éclat de bambou enchanté, corail ou épiphyte à forme étrange, hippocampe
séché, etc.), voire avec un puissant talisman, la « farine insipide » (tepong
tawa), chrême aqueux fait d’eau lustrale et d’un peu de farine de riz nouveau.
Le lendemain matin, l’orifice est mis à jour afin de vérifier le niveau de l’eau
dans le bol. S’il n’en manque qu’un peu, le site est favorable, s’il en manque
près d’un tiers, le site est défavorable et abandonné. Skeat mentionne aussi
cette technique pour les Malais de Selangor25.
      Enfin, et dans tous les cas, le bohmo demande à la maîtresse de maison
de mesurer une brasse, depo (entre 150 et 180 cm), sur un bâton, c’est-à-dire la
distance entre ses deux majeurs, les bras étendus. Puis il récite une invocation,
souffle sur le bâton et le plante dans le sol. Le lendemain à l’aube il invite la
maîtresse de maison à se saisir du bâton et à le mesurer derechef : amé’ gi’
depo !, « prends et mesure une brasse ! ». Si la mesure est semblable à la pre-
mière, l’augure est favorable et la construction peut commencer. Si la seconde
mesure est plus longue que celle de la veille, c’est excellent. En revanche,
si la seconde mesure est plus courte que la première, il faut abandonner
l’endroit considéré comme néfaste. Ce bâton, enchanté à la fois par l’origine
féminine de sa mesure (dans une société à système de parenté indifférencié,
superficiellement agnatique du fait de l’influence de l’islam mais en réalité
à forte tendance matrilinéaire traditionnelle) et par le pouvoir propre des
bohmo, fait partie intégrante de la panoplie thérapeutique et magique de ces
derniers. En effet, la plupart des guérisseurs possèdent une canne magique,
tuka (tongkat en malais). Ces cannes sont un peu le sceptre des bohmo. Taillées
dans des bois étranges – bois flottés du rivage, coraux (aka baha) ou encore,
plus rarement, plantes épiphytes –, elles sont de même origine que les fruits
fabuleux du mythique Manguier sacré paô’ jingi qui se dresse au Nombril

    23.    Sur l’origine des maux et des maladies et leur rapport avec le vent externe, et sur
la conception cosmogonique traditionnelle, voir P. le roux, 1997.
    24.    Voir P. le roux, 1998c.
    25.    W. sKeat, 1900, p. 144.

                                                                                         173
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1

de l’Océan, le centre du monde26. Ces fruits sont à l’origine des figurines du
théâtre d’ombre et de certaines danses magiques de guérison27.
      L’endroit où le bohmo plante le bâton de la taille d’une brasse mesurée
sur l’épouse du maître de maison est celui où sera érigé le pilier-mère de la
maison. Au sommet de cet ibu tiyè, là où le pilier rejoint la charpente, sont
placés trois tissus superposés : blanc (putéh) représentant la pureté, jaune
(kuning) ou rouge vif (mèγoh) symbolisant la vie et la royauté, rouge sombre
ou noir (itè) exprimant le mystère et la mort. Dans tous les grands rituels des
Jawi, notamment une circoncision, masô’ jawi, une cérémonie de rappel de
l’âme, pangé semanga’ (panggil semangat en malais), une bénédiction de la
mer, dite de la « plage » (pujo pata en jawi28, puja pantai en malais), ou de
la rizière (pujo benè, puja bendang en malais), on trouve ces couleurs asso-
ciées sous la forme usuelle d’un gâteau de riz gluant tricolore nommé « les
âmes » (semanga’), dans la série blanc, jaune, rouge. Une noix de coco est
attachée par une corde au sommet du poteau-mère29. Lorsque les charpentiers
dressent les poteaux, la maîtresse de maison se tient près du pilier-mère et
le saisit de la main afin de sacraliser, d’apposer sa marque et porter chance
à la construction dont elle sera désormais la maîtresse.
      Quand la maison est terminée, au crépuscule, à l’orée de la première
nuit, les Jawi font de nouveau appel au bohmo qui invoque les divinités de son
panthéon par cette formule magique censée porter chance : kito no’ dô’ malè
ning wé γumoh baγu, « nous voulons habiter cette nuit la maison neuve ».

          7. Usage augural du module architectural ngukô
                   pour une construction nouvelle

      La base 10, mathématiquement parfaite, simple d’usage et aisée à mémo-
riser, est la plus répandue dans le monde du fait de l’universalité des mains,
talonnée par les bases 5, 20, 60 et 100. La base 12 suit de près en Asie du
Sud-Est via l’influence chinoise. Son importance tient à ce qu’elle possède
le maximum de diviseurs (1, 2, 3, 4, 6, 12) utiles dans les systèmes com-
merciaux (témoins, en France, la douzaine et la grosse, ou « douzaine de
    26.     P. le roux, 1993 ; id., 1997.
    27.     Sur les Jawi, voir P. le roux, 1997. Sur les Malais, voir J. cuisinier, 1936, et
T. sHePPard, 1983.
     28.    Le terme pujo (puja en malais) est une invocation aux divinités locales, inspirée
de rites hindous, et n’est pas employé pour la prière musulmane (semayè en jawi, sembahyang
en malais).
     29. Chez les Malais et les Jawi, comme presque partout en Asie du Sud-Est ancienne,
la noix de coco représente symboliquement une tête humaine, comme le sacrifice d’un buffle
d’Asie (ou d’un avatar moins onéreux : chèvre, poulet, œuf, par ordre descendant ; toujours
un animal domestique) représente partout celui d’un dépendant humain, et de même que les
offrandes de riz sont associées à la chair humaine.

174
Pierre Le Roux

douzaines »). Les bases 10 et 12 entretiennent un rapport direct avec la plus
rare base 60 que l’on trouve aujourd’hui de façon quasi universelle dans le
décompte du temps (minutes, secondes) et des angles, sur un cercle de 360 °.
Le système sexagésimal émerge en effet d’une série dénaire combinée à une
série duodénaire, comme en Chine ancienne, chez les Kammu de langue
austroasiatique du Laos30 ou chez les Lao proprement dits31. Cela a sans
doute été le cas aussi chez les Puyuma de langue austronésienne de Taiwan32
et chez les Jawi et les Malais33. En Asie du Sud-Est, le système sexagésimal
est probablement d’origine chinoise, même si on le trouve chez les Proto-
Indochinois ou d’autres populations autochtones d’Asie du Sud-Est. Comme
expliqué par Émile Durkheim et Marcel Mauss34, se basant sur les travaux
du sinologue Marcel Granet, le système divinatoire, astronomique, astrolo-
gique, géomantique, horoscopique des Chinois remonte en effet aux temps les
plus lointains, et il a été diffusé. Il est probablement antérieur aux premiers
documents datés conservés par la Chine. Il est basé sur la combinaison de
deux séries de signes, les dix tiges célestes et les douze branches terrestres,
permettant d’obtenir soixante combinaisons différentes. Selon Durkheim et
Mauss35 les Chinois sont arrivés à ce résultat en créant deux cycles, l’un de
douze divisions, l’autre de dix ; chacune avec son nom et son caractère. Ils
s’emploient concurremment pour les années, les jours, mois et heures, et l’on
parvient ainsi à une mesure assez exacte. Leur combinaison forme un cycle
sexagésimal puisqu’après cinq révolutions du cycle de douze, et six révolutions
du cycle de dix, le même binôme de caractères revient exactement qualifier
le temps. Les divisions duodécimales et sexagésimales ont d’autre part servi
de base à la mesure chinoise du cercle céleste et à la division de la boussole
divinatoire. Durkheim et Mauss vont jusqu’à souligner que :
      « tout comme les saisons, ces deux cycles, avec leurs divisions, sont reliés à la rose
      des vents, et, par l’intermédiaire des quatre points cardinaux, aux cinq éléments
      [terre, eau, bois, métal, feu, selon l’ordonnancement chinois] ; et c’est ainsi que les
      Chinois en sont arrivés à cette notion, extraordinaire au regard de nos idées courantes,
      d’un temps non homogène, symbolisé par les éléments, les points cardinaux, les
      couleurs, les choses de toute espèce qui leur sont subsumées, et dans les différentes
      parties duquel prédominent les influences les plus variées. […] Les douze années du
      cycle sexagénaire sont rapportées, en outre, à douze animaux qui sont rangés dans
      l’ordre suivant : le rat, la vache, le tigre, le lièvre, le dragon, le serpent, le cheval,
      la chèvre, le singe, la poule, le chien et le porc. Ces douze animaux sont répartis

     30.    K. lindell et al., 1982.
     31.    S. A. le prince PHetsaratH, 1956.
     32.    J. cauquelin, 2004. Lorsqu’on cherche à vérifier l’ancienneté d’un fait social à
l’échelle de l’Asie du Sud-Est, il faut noter l’importance des peuples de langue austroasiatique,
de plus ancienne implantation, et des minorités de langue austronésienne de Taiwan dont font
partie les Puyuma étudiés par Josiane Cauquelin.
     33.    P. le roux, 2004a ; id., 2004b.
     34.    É. durKHeiM & M. Mauss, 1969 [1903], p. 213.
     35.    Ibid., p. 216.

                                                                                            175
Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1

      trois par trois entre les quatre points cardinaux, et par là encore cette division des
      temps est reliée au système général36. »
      On retrouve ces cycles d’animaux associés à la prédiction dans de nom-
breuses sociétés d’Asie du Sud-Est, notamment chez les Jawi et les Malais.
Durkheim et Mauss pensent que le cycle des douze divisions et les douze
années représentées par des animaux n’étaient, à l’origine, qu’une seule et
même division du temps en deux douzaines, l’une ésotérique, l’autre exotérique,
diversement symbolisées. Cette hypothèse pourrait être valide ailleurs. Ainsi,
avant l’adoption des mesures internationales de plus en plus employées en
Thaïlande dans le bâtiment, les Jawi utilisaient des unités anthropomorphes
et étalonnaient la construction d’une maison sur la brassée d’abord, puis sur la
coudée (de la pointe du coude jusqu’au bout du majeur) du futur propriétaire
de la maison. Mais, à la différence des Siamois et des Lao, ils l’étalonnaient
non pas sur l’homme mais sur la future maîtresse de maison, comme dans
les rites de construction évoqués plus haut.
     C’est la même chose dans la technique jawi de construction la plus
ancienne qui utilise pour module d’architecture – mesure arbitraire sélec-
tionnée afin d’harmoniser entre elles les diverses parties du bâtiment – une
unité spéciale : à l’aide d’une corde, les charpentiers mesurent sur la femme
du futur propriétaire une brasse (mains ouvertes jusqu’aux extrémités des
deux majeurs). Puis ils coupent cette corde à la mesure et plient cette unité
en huit. Ils obtiennent une unité « enchantée » nommée ngukô37 (mengukur
en malais), huitième partie de la brasse, d’environ un empan (± 20 cm). C’est
avec elle qu’on mesure les poutres, planches et poteaux de la maison.
      Si un entrait de ferme de charpente doit mesurer un nombre x de ngukô,
par exemple 11, le charpentier compte les ngukô sur l’échelle symbolique
(Tableau 3) comportant seulement huit symboles correspondant en partie à la
série chinoise à douze animaux38. Au terme de l’énumération, il termine sur
asa’, « la fumée », qui est maléfique. Le charpentier a donc pour alternative
de raccourcir sa mesure d’un ngukô pour terminer sur singo (bénéfique) ou
de rallonger d’un ngukô pour atteindre gajoh (bénéfique). C’est au moment
où la maison est presque achevée, comme les mesures ne sont pas mathé-
matiquement très précises, que l’ilmung (« savoir magique » et compétence
    36.      É. durKHeiM & M. Mauss, 1969 [1903], p. 217.
    37.      Du fait de l’aphérèse, due à la tonalisation en cours de la langue (P. le roux,
1995b), la consonne initiale est en réalité doublée (accentuée, quasi pré-glottalisée), ngngukô
(ou encore ’ngukô), mais je l’écris ainsi pour simplifier.
    38.      Parmi les manquants sont le chien, le porc, interdits par l’islam local, et le lièvre
inconnu des anciens Malais. Des animaux prestigieux et connus (éléphant) ont été substitués
à d’autres peu familiers des Malais et des Jawi (cheval), ou trop familiers ou trop connotés
(poule, singe), ou si effrayants qu’il ne faut pas les invoquer au risque de les attirer (tigre). Il
ne reste ainsi qu’un tronçon de la probable série chinoise réinterprétée localement en accord
avec les us, coutumes et priorités indigènes, mais par leur valeur métonymique, les condensés
jawi et malais renvoient toutefois bien à ce tout originel.

176
Pierre Le Roux

                    Tableau 3. Échelle symbolique du ngukô

         Degré     Symbole correspondant      Traduction         Qualité

           1               lemu               « taureau »       bénéfique

           2               singo               « dragon »       bénéfique

           3               asa’                « fumée »        maléfique

           4               gajoh              « éléphant »      bénéfique

           5               gago’              « corbeau »       maléfique

           6               nago            « serpent-dragon »   bénéfique

           7               kedé             « esprit malin »    maléfique

           8              anging                « vent »        maléfique

     Source. D’après P. le roux, 2004b.

technique) du charpentier est mis à l’épreuve. Si la maison a été bien construite,
les dernières mesures, avec lesquelles il est délicat de tricher, finissent sur des
unités « bénéfiques ». On retrouve là le système de mesure de la puissance du
kriss déjà évoqué, et que l’on reverra en détail plus loin. Lorsque les distances
mesurées s’arrêtent sur les mauvais symboles, le propriétaire aura, de l’avis
collectif, de fortes chances de voir sa maison accidentée ou détruite. Si la
mesure maléfique est asa’, la fumée, on encourt le risque d’un incendie ; si
la mesure est anging, le vent, l’ouragan emportera l’édifice ; si la mesure
est gago’, le corbeau, le possesseur de cette maison sera appelé à courir les
chemins, abandonnant sa maison. En cas de mauvais présage, le possesseur
abandonne la construction pour recommencer plus loin, ou autrement. Pour
éviter des frais inutiles et des dépenses d’énergie – lors d’une construction, il
y a entraide de tout le village –, bohmo et charpentiers s’arrangent générale-
ment, presque miraculeusement, pour que les mesures tombent bien. William
Skeat indique que chez les Malais de Selangor, l’unité qui correspond au
ngukô était obtenue à partir d’une corde d’une longueur d’une brasse39. De
cette corde repliée en trois parties, un tiers était coupé et conservé. Puis ce
morceau était plié à son tour en huit. Le huitième était alors coupé et utilisé
à mesurer uniquement la longueur du seuil de la porte (ou bien la distance
du seuil à l’arrière de la maison), sur une échelle légèrement différente, dans
cet ordre : naga (dragon en malais), sapi (vache), singa (lion), anjing (chien),
lembu (taureau), kaldei (âne), gajah (éléphant), gagak (corbeau) ; liste qui
débute par un élément bénéfique, suivi d’un élément maléfique, etc.

   39.   W. sKeat, 1900, p. 146.

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Histoire & Mesure, 2021, XXXVI-1

      Chez les Malais et chez les Jawi, ce système de mesure ancien a été
remplacé40 par l’usage des brasses, coudées et empans, avec la coudée comme
module suivant l’exemple siamois, lao et malais pour les Jawi, et anglais
pour les Malais. Mais la règle des huit symboles a continué d’être utilisée
de même : quel que soit le nombre de coudées (ou autres unités retenues
désormais), la mesure doit finir sur un symbole bénéfique. De nos jours, la
construction suivant l’échelle des huit symboles commence à se perdre. Les
Jawi construisent moins de maisons traditionnelles, le bois de coupe se raréfie
au profit de planches et chevrons normalisés, et les maisons sont de plus en
plus en dur (parpaings, ciment, béton, PVC, plaques d’éverite amiantée ou
tuiles synthétiques). C’est le modèle occidental et surtout le chinois qui priment
désormais, avec structures et charpentes calculées en mètres, millimètres,
inches et feet, ou en mesures chinoises (hun, chi)41. À ce type de construction
utilisant béton et ciment, matériaux malléables, les mesures traditionnelles
pourraient cependant être appliquées mais les Jawi, pragmatiques, préfèrent
bâtir « moderne » de même qu’ils accordent leur préférence à la camionnette
(küγüto kaba) sur l’éléphant (gajoh), au seau de plastique (timo’ plastik)
sur la timo’ végétale (Nypa fruticans) plus vite détériorée par les nouveaux
arceaux en ciment du puits, au pistolet semi-automatique (bedé, ou küγéh
baγu, « nouveau kriss ») sur le kriss (küγéh en jawi, keris en malais/indoné-
sien), mais en conservant aux nouveaux produits l’efficacité symbolique des
anciens par des transferts métaphoriques.

            8. Mesure de la puissance magique d’un kriss
                        ou d’un coupe-coupe

      Toute arme blanche, toute lame de kriss (de coupe-coupe, de sabre, etc.),
est mesurée après sa fabrication pour connaître sa valeur et sa puissance
potentielles qui dépendent d’une alchimie délicate, conjonction d’augures
favorables et du savoir-faire de l’artisan42. Parfois celui-ci travaille la matière et
la modèle avec inspiration en obtenant un objet de belle facture, en harmonie
avec les forces surnaturelles mises en jeu. Parfois l’artisan a beau s’appliquer,
le résultat est moyen à ses propres yeux. Afin de vérifier la puissance ou la
faiblesse de son œuvre, il la mesure donc symboliquement.

    40.     D’après de nombreux spécialistes jawi interrogés, l’adoption du système des
« coudées » remonterait au règne de Rama VI, c’est-à-dire entre les deux guerres mondiales.
    41. Voir P. le roux, 2004b.
    42.     Pour les mêmes types de mesure concernant les kriss, ailleurs dans le monde
malais : sur les Malais péninsulaires, voir les articles de A. H. Hill, 1956, p. 38 et suiv., et
G. C. Woolley, 1938 ; sur les Dayak du nord de Bornéo (Sabah), voir H. G. KeitH, 1938. Ce
dernier auteur décrit une méthode « bugis » (Sulawesi, Indonésie), quasiment similaire à la
deuxième exposée ici.

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