Black is beautiful ! L'odyssée du pasteur Martin Luther King - Thierry Dufeu

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Conférence Sociétés et religions du 9 mars 2010

    Black is beautiful ! L'odyssée du pasteur Martin Luther King - Thierry Dufeu -

             Aux Etats-Unis aujourd’hui la mémoire de Martin Luther King est honorée. On a donné
son nom à des monuments, des parcs, des rues. Une journée du calendrier lui est même consacrée,
le 15 Janvier, jour de sa naissance est un jour férié. C’est Ronald Reagan qui en 1986 ratifie la
décision du Congrès. Ce n’est pas anodin que ce soit un républicain qui lui ait accordé cette faveur,
qui ait donné à Luther King Jr un honneur qui en fait presque l’égal d’un Georges Washington ou
d’un Abraham Lincoln. Pourtant de son vivant on ne peut pas dire que le pouvoir blanc l’ait
beaucoup ménagé. Martin Luther King n’a que 26 ans lorsqu’il entre sur la scène publique au
moment du boycott des bus à Montgomery. Son activité publique va durer simplement treize ans. Il
n’a même pas 40 ans quand il est assassiné le 4 avril 1968. Durant ces treize années il est
emprisonné 109 fois, deux bombes explosent dans sa maison, il sera même poignardé avec un
coupe papier. Il est attaqué par John Edgar Hoover, le patron des services secrets américains qui le
déclare « traître à sa patrie et à sa race ». Le F.B.I qui l’a mis sur table d’écoute le désigne, un an
avant sa mort, comme « le noir le plus dangereux pour l’avenir du pays 1». Il est accusé tour à tour
de fraude fiscale, de détournement de fonds, de communisme, d’adultère. Pourquoi tant de haine de
son vivant et tant d’honneur après sa mort ? Si on veut comprendre quelque chose de la violence qui
fut commise envers cet homme, il faut revenir quelques siècles auparavant.

1 – Un système économique : l’esclavage

             Au cours du XVIIème siècle la traite des noirs est une pratique commune à tous les
états maritimes d’Europe. Un même héritage, culturel et religieux, fondé sur la Bible, et notamment
sur les lettres de Paul, mais aussi sur les philosophes de l’antiquité, leur procure de quoi justifier le
système. Le Portugal et l’Espagne sont les premières nations à pratiquer la traite des esclaves et
elles seront les dernières à l’abolir. Cette pratique de l’esclavage sera justifiée en Amérique autant
par le besoin d’une main d’œuvre assujettie – l’intérêt économique prenant vite le pas sur toute
autre considération – que par les préjugés existant contre les peuples africains taxés de païens, de
cannibales, de polygames.
             La réalité historique est vraiment dominée par cet état de fait. Lors de la célèbre
Controverse de Valladolid le fameux dominicain Bartolome de las Casas prend fait et cause en

1
 Cité par Vincent Roussel : Martin Luther King – Contre toutes les exclusions Epi/Desclée de Brouwer. « Témoins
d’humanité ». Paris, 1994. p 120.

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faveur des Indiens d’Amérique latine. Il veut les sauver du travail forcé et de l’esclavage. Mais que
propose t’il comme solution ? Que le travail servile assujetti aux indiens soit pris en charge par les
noirs d’Afrique. Or que cache ce parti pris : au XVIIème siècle l’amérindien représente l’enfant
innocent, non encore corrompu. L’homme noir, à l’inverse, est connu des européens et il n’est pas
très aimé. Dans les représentations religieuses de l’époque, il est le descendant de Cham, maudit par
Noé, né pour l’esclavage. Et les missionnaires, aussi bien catholiques que protestants, prolongent ce
préjugé : l’évangélisation des noirs n’est pas une priorité pour les espagnols.
            Les africains ne sont pas les égaux des amérindiens et contrairement à ces derniers, les
noirs ne bénéficieront, dans un premier temps, d’aucune protection juridique. Il n’y aura pas
d’encomienda pour les noirs d’Afrique comme il y en a eu pour les indigènes d’Amérique du sud.
L’encomienda était le nom que les espagnols donnaient aux droits et devoirs des grands
propriétaires vis à vis des populations indigènes. Ce système donc ne concernait pas les esclaves
africains et c’est un autre pays européen qui va faire avancer la question : la France.
            Le statut juridique de l’esclave africain va être défini d’abord par la France, avec
Richelieu, puis Colbert. Un Code Noir est édicté en 1685. Ce code est intitulé : Edit du roi
concernant la discipline de l’église et l’état et la qualité des nègres esclaves aux Iles de l’Amérique.
Il restera jusqu’à l’abolition de l’esclavage, le texte fondamental en la matière. Il définit le statut
juridique de l’esclave, son régime disciplinaire, les conditions de son affranchissement et les
obligations de son maître sur le plan religieux, comme le devoir de le baptiser, de pourvoir à son
éducation religieuse (Art 2), l’obligation de lui rendre possible la pratique religieuse (Art 6), le
mariage (Art 10), la vie conjugale et familiale (Art 47) et les respect de la morale chrétienne (Art 9).
Dans la réalité ce code est peu respecté par les planteurs esclavagistes des Antilles.
            En ce qui concerne les Britanniques, c’est entre 1680 et 1760 que l’esclavage
transforme la vie des colonies. Les colonies du Sud – Virginie, Maryland, Caroline du Sud, Géorgie
– se mettent à exploiter de manière intensive la main d’œuvre servile. Durant cette période les
bateaux négriers transportent sans arrêts des cargaisons d’êtres humains, entassés dans les cales de
bateaux, attachés au cou, et qui sont vendus aux enchères sur les marchés après examen de la
dentition par les futurs acquéreurs. Cette importation massive de la main d’œuvre noire répond aux
énormes besoins des planteurs de coton et de tabac. A l’instar de la France, la couronne britannique
interviendra pour encourager la conversion des esclaves. Mais inutile d’ajouter que ce n’est pas là
une préoccupation majeure des propriétaires.
            En attendant l’intrusion des diverses confessions chrétiennes sur cette question de
l’esclavage inquiète les planteurs du sud. Surtout après la décision en 1692 de la colonie de
Pennsylvanie qui interdit aux Quakers de posséder le moindre esclave sous peine d’être exclu de la
communauté. Cette situation effraie hors de Pennsylvanie. Aussi on fait pression, dans les colonies

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du Sud, pour que la législation stipule que le baptême n’altère en rien l’état de servitude. Des
pasteurs mais aussi des prédicateurs catholiques vont définir que le baptême fait du nouveau
chrétien un enfant de Dieu mais que la nature étant ce qu’elle est, certains naissent dans la condition
d’esclave et doivent y demeurer.
             Mais de fait le christianisme a depuis longtemps admis la légitimité de l’esclavage. Un
théologien portugais comme Gomez Eanes de Azurara, au XVème siècle, va développer l’idée que
l’esclavage permet aux africains d’éviter de mourir païens et cette théorie va être reprise par les
catholiques comme par les protestants au cours des quatre siècles suivants. Autre exemple, au
XVIIème siècle un jésuite aux Antilles écrira ceci :
« J’avoue que la condition des esclaves est extrêmement rude mais toutes ces disgrâces leur sont
occasions d’un bonheur inestimable puisque dans leur esclavage ils jouissent de la liberté des
enfants de Dieu2 ». L’Eglise catholique ne découvre pas l’esclavage, elle la connaît depuis
longtemps et, d’une certaine manière, elle l’a assimilée comme état de fait. Non seulement les
ordres religieux possèdent des esclaves et participent à la traite comme la branche portugaise de la
Compagnie de Jésus qui fait son commerce entre le Brésil et l’Angola. Mais en plus Rome rappelle
à l’ordre ceux qui osent critiquer cette situation. Le capucin Francisco José de Jaca qui, en 1680, ose
précher contre l’illégalité de l’esclavage est excommunié et expulsé, deux ans après, de La Havane.
Pour en revenir aux jésuites, ce qui frappe chez quelques figures comme Antonio Viera ou encore
un ecclésiastique comme Mgr Alonso de Sandoval, c’est que s’ils s’élèvent contre le traitement
réservé aux esclaves, jamais ils ne remettent en cause le système lui même.
             Pour les confessions issues de la Réforme, la possession d’esclaves ne leur semble pas
non plus contraire au message chrétien. Ainsi l’Eglise d’Angleterre soutient le discours sur la
conversion des esclaves tout en laissant à son clergé la possibilité de posséder des esclaves. De
toute façon les planteurs du Sud des Etats-Unis, s’ils sont un temps inquiets par la perspective qu’un
code noir soit édicté sur le sol américain, font bloc très vite contre toute éventuelle directive
religieuse. Si jamais une dénomination protestante en venait à condamner l’esclavage, elle en
viendrait non seulement à perdre son influence morale mais aussi, et ce serait bien plus grave, l’aide
financière des riches planteurs du Sud. Et puis lors du Grand Réveil de 1739, le fameux pasteur
Georges Whitefield se fait l’avocat de l’esclavage ; pour lui la légitimité de l’esclavage ne fait
aucun doute, et à titre personnel, il déplore de ne pas pouvoir acheter plus d’esclaves afin de
pouvoir en convertir le plus possible.
             Une des craintes des planteurs américains c’est que l’éducation religieuse de leurs
esclaves ne fasse naître en eux des désirs d’émancipation, voire de rébellion. Pour rassurer les
planteurs et ainsi les garder dans leurs églises, les prédicateurs chrétiens vont entreprendre une
2
  Cité par Dominique Deslandres : Dans les Amériques dans « Histoire du Christianisme : Tome IX. L’âge de raison
(1620-1750) ». Desclée. Paris, 1997. p 715.

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campagne pour faire comprendre aux esclaves que leur conversion ne change en rien leur état
servile. Se développe ainsi une véritable pastorale de la soumission que promeut, par exemple, un
évêque anglican comme William Fleetwood en 1711. Même discours chez les puritains illustré par
Cotton Matter qui invite les esclaves du Massachussetts à abandonner leurs aspirations à la liberté
qui leur donneraient de moins bonnes conditions de vie que la servitude. Les catholiques, eux aussi,
auront recours à la même rhétorique.
            Seules deux confessions vont devenir les champions d’une vraie résistance à la
mentalité esclavagiste. Ce sont les quakers de Pennsylvanie, qu’on a déjà évoqué, ce qui explique
leur impopularité partout ailleurs. Néanmoins ce sont eux qui seront vraiment les premiers à
défendre l’abolition de l’esclavage. Et puis il y a les baptistes du Rhode island, église fondée par
Roger Williams qui, de son vivant, avait pris parti en faveur des indiens d’Amérique du Nord et qui
fera de même pour les esclaves noirs. Pennsylvanie, Rhode island : deux états du Nord.
L’antagonisme entre le Sud et le Nord se met déjà en place sur le plan philosophique et religieux.
            La crainte des planteurs est aussi liée à la capacité de révolte des esclaves noirs. La
première rébellion est enregistrée en Virginie en 1663. Les conjurés noirs cherchent d’abord à fuir
leurs conditions, mais pour survivre, ils se livrent à des vols, des incendies, voire des assassinats de
maîtres blancs. La répression sera sans pitié et s’accompagnera d’exécutions par le feu ou par la
pendaison. Le XVIIIème siècle sera marqué par de nombreuses insurrections et si Whitefield plaide
en faveur de l’esclavage c’est que la même année (1739) il y a une émeute de noirs à Sténo, en
Caroline du Sud, qui ne revendique rien de moins que l’abolition de l’esclavage. Des blancs y
participent, appartenant aux églises baptistes mais aussi aux courants évangéliques. Une lente prise
de conscience commence à gagner les esprits. A partir de 1750, la conversion massive des noirs aux
églises évangéliques commence à susciter un changement d’attitude chez les pasteurs. La
controverse publique commence à agiter les colonies. Certains pasteurs blancs commencent à
rejeter la politique esclavagiste. On peut citer parmi eux Anthony Benezet, huguenot et Français de
naissance qui est rejoint sur cette question par d’autres comme John Woolman ou Benjamin Rush.
            La querelle va éclater au moment de la guerre d’indépendance entre les pros et les anti-
esclavagistes. Cette querelle est notamment nourrie par l’attitude héroïque d’un esclave évadé
Crispus Attuck qui se battra contre les Anglais et sera tué en 1770 lors du massacre de Boston.
Crispus Attuk se battait pour la liberté – quelqu’un comme Thomas Jefferson y voit là une belle
occasion de rédiger un passage sur l’illégalité de l’esclavage dans la future constitution américaine.
Sauf que les colonies du Sud sont farouchement contre, que les riches planteurs du Sud sont ceux
qui financent les efforts de guerre contre l’occupant Britannique et qu’il est préférable de les garder
dans son camps. Le passage de Jefferson est supprimé. Un peu plus tard en 1787 les représentants
du congrès réunis à Philadelphie se divisent à nouveau sur cette question. Vu que les sujets de

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divisions ne manquent pas entre les treize états fédéraux on décide de reporter cette question de
l’esclavage à plus tard, quand on sera bien assuré que tous les rouages de la jeune nation américaine
fonctionneront. Il n’empêche, au lendemain de l’indépendance, les noirs esclaves, pas plus que les
indiens, ne sont considérés comme des citoyens américains. A la suite de la guerre, les états du
Nord et du Centre décident d’abolirent l’esclavage, mais la plupart refusèrent d’admettre les noirs
libres parmi les citoyens de droit. Dans le Sud, seule la Virginie admit que les maîtres émancipent
leurs esclaves mais dès 1803 elle expulsa les esclaves affranchis pour ne pas qu’ils influencent dans
le sens de la révolte leurs anciens compagnons de servitude. La constitution américaine tolérant le
maintien de l’esclavagisme, l’institution se renforçait au fur et à mesure que les champs de coton se
multipliaient dans le Sud. Les surfaces étaient tellement énormes que payer des ouvriers pour
ramasser le coton aurait coûté une fortune ; c’est donc au nom de l’impératif économique que les
planteurs justifiaient la présence des esclaves. Enlevez nous les esclaves et tout le pays tombera en
ruines !
            Forcément l’évènement majeur au XIXème siècle aux Etats-Unis c’est la guerre de
sécession. Dans un pays qui se voulait une démocratie libérale, la présence de plus de 4 millions
d’esclaves en 1860 constituait un scandale. Cela étant il faut bien comprendre que dans les quinze
états qui pratiquent l’esclavage à la veille de la guerre de Sécession, les propriétaires d’esclaves et
leurs familles ne forment nulle part la majorité de la population. Les trois quart des Blancs n’y
possèdent pas de main d’œuvre servile. Ce qui montre du coup la richesse des planteurs
esclavagistes : dans deux états la Caroline du Sud et le Mississippi les noirs représentent près de
55% de la population totale. Dans d’autres états comme l’Alabama, la Floride, la Géorgie ou la
Louisiane, leur nombre oscille entre 40 et 45%. Ce qui veut dire qu’un blanc sur quatre dans ces
états fait travailler à son service un nombre d’esclaves particulièrement impressionnant. Sur des
surfaces énormes, des milliers d’hommes et de femmes ramassent les plants de coton ou de tabac,
sous la surveillance de contremaîtres armés qui n’hésitent pas à tirer sur les fugitifs éventuels pour
dissuader tous les autres de faire la même chose. Dans les états du Sud, tuer un esclave qui s’évade
n’est passible d’aucune peine de prison puisqu’on ne tue pas un citoyen américain. Aussi quand des
observateurs yankees comme William Lloyd Garrisson en 1831 vont dans le Sud et voient comment
la fortune des uns se nourrit de la misère des autres. Quand ces même observateurs entendent tout
l’arsenal idéologique qui sert à justifier l’esclavage et qui s’alimente de raisons bibliques,
philosophiques ou historiques pour montrer le profit que le noir tire de sa condition d’esclave ; ces
mêmes observateurs rejoignent ensuite New York ou Philadelphie et écrivent dans les journaux du
Nord que les états du Sud sont des états corrompus, qu’ils pervertissent l’idéal américain et que
pour les ramener à la raison il faut une abolition complète et immédiate de l’esclavage.

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L’institution de l’esclavage tirait sa grande force de sa rentabilité. La classe des
planteurs était puissante et extrêmement riche, on est forcément riche quand on n’est pas tenu à
payer ses employés ; et puis la demande mondiale pour le coton et le tabac était énorme. En outre,
les non propriétaires d’esclaves, qui constituaient la majorité de la population blanche du Sud, ne
voyaient pas comment les blancs et les noirs pourraient coexister pacifiquement, en cas d’abolition
générale de l’esclavage. Les préjugés racistes solidement entretenus par les planteurs et aussi par
certaines églises, interdisaient de concevoir une société égalitaire, sans barrière de couleur.
L’esclavage était perçu en ce sens comme une garantie pour la liberté et la sécurité des blancs. Les
blancs craignent que les noirs, devenus si nombreux, ne se retournent contre eux en cas
d’affranchissement. Et puis le Sud voit d’un très mauvais œil l’ingérence du Nord dans ses propres
affaires. La guerre civile américaine va surtout opposer deux conceptions différentes de la nation
américaine : le Sud défend une doctrine du droit des états qui réduit le gouvernement fédéral à une
position secondaire. Au Nord, au contraire, triomphe l’idée nationale, le sentiment d’appartenir à un
pays phare dont l’unité mérite d’être sauvée, quoiqu’il en coûte. Ce sentiment est particulièrement
fort dans le parti républicain, principal fer de lance dans la lutte contre l’esclavage. Aussi dès que la
nouvelle de la victoire du candidat républicain Abraham Lincoln à l’élection présidentielle du 6
novembre 1860 est connue, la Caroline du Sud prend la tête du mouvement sécessionniste. Le 20
Décembre une convention élue à cet effet, déclare dissoute l’union américaine et exposa, quatre
jours plus tard, les motifs de son action : l’agitation anti-esclavagiste serait contraire à la
constitution ; le parti républicain vainqueur ayant fait connaître son intention de déclarer la guerre à
l’esclavage, les états à esclaves ne se sentent plus protégés face à un gouvernement fédéral hostile.
Entre le 9 janvier et le 1er février 1861, six autres états du sud suivent la Caroline du Sud : le
Mississippi, la Floride, l’Alabama, la Louisiane, la Géorgie et le Texas. Et la guerre éclate : guerre
de Sécession en Français, guerre civile pour les américains. Lincoln ne peut accepter la formation
d’une confédération du Sud. En fin stratège, Lincoln a l’habileté de pousser les troupes de Caroline
du Sud à attaquer la garnison de Fort Summer dans le port de Charleston. On est le 12 avril 1861,
vont s’ensuivre quatre années de combats farouches qui feront plus de 600 000 morts – de loin la
plus grande épreuve de l’histoire américaine.
            Il faut être clair, l’abolition de l’esclavage n’est pas la raison décisive qui pousse
Lincoln à entamer la guerre. Le but premier c’était la restauration de l’unité nationale du territoire
américain mis à mal par la sécession. Mais en 1863 les nordistes ont du mal à mobiliser de
nouvelles troupes, aussi Lincoln a l’habileté politique de prononcer un discours le 1er Janvier 1863,
promettant l’abolition en cas de victoire du Nord, ainsi que la liberté immédiate aux esclaves qui
parviendraient à échapper à leurs maîtres pour rejoindre les armées nordistes. De fait les esclaves ne
vont pas attendre passivement la fin du conflit, il y aura 179 000 noirs à servir comme soldats dans

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les contingents nordistes. De plus les esclaves qui n’ont pu s’évader, commencent à pratiquer la
désobéissance, ils refusent les injonctions des maîtres, ils désertent les plantations et ainsi ils
désorganisent considérablement toute l’économie du Sud qui, en 1865, au moment de sa
capitulation, est au bord de la ruine. Le discours de Lincoln a eu son effet, la désobéissance des
esclaves va conduire à la défaite des troupes confédérées. C’était bien l’objectif de Lincoln. La
guerre finie, en décembre 1865 fut adoptée le 13ème amendement de la constitution : après 250 ans
d’existence l’esclavage était désormais interdit sur tout le territoire des Etats-Unis d’Amérique.

2 – La ségrégation :

             Maintenant les noirs étaient affranchis et entendaient user de leurs libertés comme bon
leur semblait. Mais la question de leur statut se posait : quels droits politiques leur accorder ? Les
anciens propriétaires blancs du Sud étaient déterminés à limiter les conséquences de l’abolition. Le
Sud adopta des codes noirs. Dans le Mississippi, par exemple, il était précisé que les ouvriers noirs
avaient interdiction de quitter les plantations où ils travaillaient sans permission, qu’ils pouvaient
être fouettés, qu’ils avaient interdiction de consommer de l’alcool en dehors de leurs heures de
travail, qu’ils devaient travailler du lever au coucher du soleil, six jours sur sept 3….Ces codes noirs
soulevèrent l’indignation dans le Nord et furent ensuite annulés par le Congrès. Mais surtout, on
comprit assez vite que les blancs du Sud ne voulaient pas renoncer à leur manière de vivre d’avant
la guerre. Afin de faire respecter la loi fédérale, le Sud fut placé un temps sous administration
militaire. Dans chaque état les noirs furent inscrits sur les listes électorales. L’écrasante majorité des
noirs rejoignirent les rangs du parti républicain, tandis que le parti démocrate défendait la cause des
anciens esclavagistes sudistes. Les noirs s’organisèrent peu à peu en syndicats, en associations,
leurs principales priorités c’était la création d’écoles. Car pendant tout le temps de l’esclavage, les
noirs n’avaient pas eu le droit d’apprendre à lire et à écrire parce que leurs maîtres craignaient que
l’alphabétisation n’encourage la révolte et les projets de fuite. Désormais l’école était prioritaire aux
yeux des affranchis qui réclamaient des classes, des professeurs et des livres. Les premières écoles
qu’ils avaient construites eux-mêmes furent prises d’assaut par les noirs qui s’y rendaient en
famille. Dans les premières années ce sont des missionnaires baptistes et méthodistes venus du
Nord qui se chargent de l’enseignement mais assez vite les premiers instituteurs noirs prennent le
relais. En 1900, on compte plus de 28 000 maîtres d’écoles noirs et plus d’un million et demi
d’enfants noirs qui sont scolarisés.
             Evidemment cette soif de savoir, de s’instruire, de s’organiser politiquement est mal
vue par les blancs. 1865 marque la fondation d’une milice raciste, c’est le Ku Klux Klan fondé dans
3
 Cf Pap N’Diaye : Les noirs américains – En marche vers l’égalité Découvertes/Gallimard. « Histoire » n°542. Paris,
2009. p 16.

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le Tennessee par d’anciens officiers de l’armée sudiste dont le général Nathan Bedford Forest qui
devient le premier « grand Sorcier Impérial » de ce qu’il appelle alors « l’armée invisible ». Et donc
les membres du K.K.K entendent reconquérir par la violence ce que la guerre et les lois du congrès
avaient abrogé : la suprématie blanche dans le Sud. Des écoles sont détruites, des maisons
incendiées, des militants noirs sont enlevés ou bien battus à mort devant leurs familles, d’autres sont
pendus. Les lettres de menaces anonymes se multiplient. Les chefs du Ku Klux Klan sont, bien sûr,
des membres des élites locales (propriétaires terriens, anciens propriétaires d’esclaves, médecins,
juristes, marchands…) mais le gros des troupes est composé de petits blancs, parfois pauvres, qui
pensent que leur situation sociale précaire est due à l’émancipation des noirs. Le K.K.K sera
supprimé une première fois en 1872 après intervention de l’armée fédérale, mais il renaîtra de ses
cendres tout au long du XXème siècle. Surtout qu’à côté, il y a d’autres organisations, beaucoup
moins célèbres, qui prennent le relais et défendent la même idéologie : on peut citer les chevaliers
du camélia blanc en Caroline du Sud ou la ligue pour la suprématie blanche en Louisiane.
            En même temps le gouvernement américain est de plus en plus réticent à intervenir pour
défendre les noirs et leurs alliés républicains. Dans le Nord, beaucoup d’anciens partisans de
l’abolition estimaient que le gouvernement en avait assez fait pour les noirs et que la réconciliation
avec les sudistes blancs était prioritaire pour le développement économique du pays. Un moment
important est l’élection présidentielle de 1876. Très disputée et controversée, cette élection vit la
victoire du républicain Rutherford Hayes à la suite d’un compromis passé avec le camp démocrate,
stipulant qu’en contrepartie de l’élection du candidat républicain, les troupes fédérales seraient
retirées du Sud. Hayes réalisa sa promesse, de sorte que son installation à la Maison blanche se fit
au détriment des noirs qui se retrouvèrent abandonnés par un gouvernement jusque là garant de
leurs droits. Dans le Sud, la voie était désormais libre, pour le retour au pouvoir des démocrates
conservateurs, qui allaient tenir les anciens états confédérés pendant presqu’un siècle.
            La déception était grande pour les afros-américains. Voilà que les esclavagistes, ceux-là
même que Lincoln avait voulu mettre au pas, revenaient aux affaires, bien décidés à prendre leur
revanche. Leur but était simple : empêcher les électeurs noirs de pouvoir influer sur les campagnes
politiques. Outre la violence, il existait d’autres moyens pour décourager les noirs de voter. Ainsi
on multiplie les Poll taxes ces impôts locaux qu’il fallait acquitter pour pouvoir voter. C’est
forcément une mesure dissuasive quand on sait que les noirs forment la frange la plus pauvre de la
population du Sud. Mais on ne s’arrête pas là. En Caroline du Sud, en 1882, une loi fut votée pour
multiplier les urnes dans les bureaux de vote de manière à tromper les électeurs, d’autant que le jour
du vote il est interdit d’aider les hésitants qui ne savent pas quelle urne correspond à quel candidat.
La Louisiane, en 1898, fit promulguer un arrêté appelé la clause du grand père stipulant que seuls
pouvaient être électeurs les hommes dont les grands parents étaient en mesure de voter le 1er janvier

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1867, ce qui excluait d’office tous les noirs. L’effet fut immédiat, la Louisiane qui comprenait
130 000 électeurs noirs en 1896, n’en comptait plus que 5000 en 19004. Petit à petit dans les états
du Sud, l’immense majorité des noirs fut privé du droit de vote. Et donc de fait ils ne représentaient
plus aucune menace sur le plan politique. Les partisans de cette politique d’exclusion expliquaient
que les noirs constituaient une race inférieure, indignes de participer à la vie politique car
incapables d’en saisir la complexité. Mais le but ne visait pas seulement à écarter la population
noire de la vie politique mais aussi à les séparer socialement des blancs. On promulgua les lois Jim
Crow qui marquèrent le début de la ségrégation raciale dans le Sud des Etats-Unis. La ségrégation
s’organisa d’abord sur les bateaux, les trains, les tramways mais aussi dans les écoles, les parcs, les
toilettes publiques. Un peu partout dans les villes du Sud, se multiplièrent les pancartes ou étaient
écrits « Pour les blancs seulement ». En Caroline du Sud et dans le Mississippi, seules des
infirmières noires pouvaient s’occuper de patients noirs. Ce qui provoqua des drames absurdes,
ainsi à Memphis en 1927, une automobiliste blanche mourut de ses blessures au bord de la route,
car les ambulanciers étaient noirs et n’avaient pas le droit de toucher à une femme blanche. Les
plages et les piscines étaient elles aussi marquées par la ségrégation. Dans certaines piscines, les
noirs n’avaient droit qu’à un jour par semaine, la veille du nettoyage, tant on craignait une
contamination des eaux. La ségrégation dans le Sud était faite d’un enchevêtrement de lois locales
et de coutumes. Ce maquis juridique créait parfois des situations dramatiques. Ainsi les gares de
Caroline du Nord ne prévoyaient pas de ségrégation pour les fontaines publiques contrairement à
celles du Tennessee. Le voyageur noir distrait qui se trompait de fontaine risquait une remontrance,
parfois une arrestation mais le plus souvent des coups. Les gens du Sud tenaient à ces lois qui leur
garantissaient à la fois la paix sociale et le sentiment de supériorité de leur race. Un sentiment
puissant et viril qu’un évènement allait mettre à mal.
            Le sport que les blancs du sud préféraient c’était la boxe. Et notamment la catégorie des
lourds qu’ils considéraient comme la catégorie reine où s’illustrèrent au XIXème siècle des
immigrés irlandais comme Jim Corbett ou Vernon Sullivan. Dans cette catégorie bien évidemment
les noirs ne pouvaient pas combattre. Mais à la limite la question ne se posait pas : pour les blancs
du Sud l’idée qu’un noir puisse battre un blanc éduqué était inconcevable. Et puis il arriva Jack
Johnson, peut-être le plus grand boxeur de l’histoire du XXème siècle. Les blancs détestaient
Johnson, ce dernier conduisait des automobiles, ce qui était interdit dans certains états, il fréquentait
des prostituées blanches, ce qui était interdit aussi. Il fumait des grands cigares et il s’habillait chez
les plus grands couturiers. Sur le ring, dans des combats clandestins, Johnson affronta des blancs et
il leur mettait des raclées monumentales. Sa réputation commence à le précéder. Le 4 juillet 1910
Jack Johnson commit l’irréparable, devant une foule entièrement blanche de 22 000 personnes
4
 Comme l’indique Pap N’Diaye dans sa remarquable synthèse : Les noirs américains – En marche vers l’égalité
Découvertes/Gallimard. « Histoire » n°542. Paris, 2009. p 30-31.

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déchaînées qui criait : « tuez le nègre », Johnson envoya trois fois au tapis James Jeffries qui était
alors le champion du monde invaincu chez les poids lourds. L’annonce de cette victoire que les
blancs jugeaient impossible provoqua le lynchage d’une quarantaine de noirs dans plus de six états.
              Le lynchage une autre tradition du Sud. En principe le lynchage punissait des
infractions supposées, en règle générale des accusations de viol ou de manque de respect à l’égard
d’une femme blanche. Un simple regard de travers pouvait coûter cher. Et cela coûta cher à un
jeune adolescent : Emmett Till. Emmett Till était né à Chicago, ville où les noirs pouvaient marcher
la tête haute. Quand il part chez son oncle du Mississippi en août 1955, il a 14 ans et il ne prend pas
au sérieux l’avertissement de sa mère sur la manière de se conduire vis-à-vis des blancs. Dans la rue
il a le malheur de croiser une femme blanche qu’il trouve très jolie et il la siffle comme cela se fait
parfois dans les faubourgs de Chicago. Mais cela ne se fait pas dans le Mississipi. Le mari et le beau
frère de la femme lui tombent dessus, le torturent, lui crèvent les yeux puis le jettent encore vivant
et ficelé par des fils barbelés dans la rivière du comté. Deux meurtriers qui seront vite acquittés par
un jury entièrement blanc au terme de ce qu’il faut bien qualifier de parodie de procès.

3 – Ecce homo – Le pasteur Martin Luther King :

              Cette année 1955 qui voit la mort du jeune Emmett Till voit aussi l’entrée en scène du
jeune pasteur Martin Luther King. Martin Luther King Jr est né le 15 janvier 1929 à Atlanta en
Géorgie. Le milieu où il grandit est celui de la classe moyenne, son père est pasteur, il prend un très
grand soin de l’éducation morale et religieuse de son fils. Luther King ne fera pas l’expérience de la
pauvreté ou du ghetto que connaissent alors des millions de noirs aux Etats-Unis. Il fait des études
brillantes, en 1944, il entre au Morehouse College d’Atlanta. Il envisage alors une carrière
religieuse. C’est une vocation précoce comme on dit. A l’age de 18 ans il est ordonné à Atlanta dans
le temple de son père et nommé assistant de cette paroisse. Toujours étudiant à Morehouse, il en
ressort en 1948 avec une licence de lettres. Il obtiendra par la suite le titre de docteur en théologie
en soutenant une thèse de troisième cycle à l’université de Boston en Juin 1955. Du fait de ses
études mais aussi de ses centres d’intérêts personnels, King est quelqu’un qui possède une solide
érudition. C’est durant cette période à l’université qu’il découvre les théories de Gandhi sur la non
violence. Comme chrétien, King est aussi convaincu que les églises évangéliques doivent jouer un
rôle actif dans l’établissement de la justice sociale5. En 1952, il fait la connaissance aussi de sa
future femme, Coretta Scott qui est pédagogue de formation mais aussi chanteuse. Ils s’aiment, se
marient et, en novembre 1954, s’installent dans la ville de Montgomery en Alabama où King qui a
25 ans devient le pasteur de la communauté baptiste. C’est là que tout va démarrer.
5
 Sur ce thème du devoir des églises face à la société lire Serge Molla : Les idées noires de Martin Luther King Labor &
Fides. « Lieux théologiques » n°20. 1992. p 188 – 191.

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A Montgomery, 50 000 noirs côtoient 80 000 blancs. La ségrégation dans les bus est
particulièrement humiliante pour les noirs. Les incidents sont quotidiens. Les chauffeurs, toujours
des blancs, insultent assez fréquemment les passagers noirs. Ceux-ci après avoir payé leur ticket à
l’avant du bus, sont obligés de redescendre pour passer par la porte arrière et il arrive que le bus
démarre avant qu’ils n’aient pu monter. Les noirs doivent rester debout à coté des sièges vides
réservés aux blancs, ils doivent céder leurs places quand les sièges pour les blancs sont complets. Le
plus souvent, ils acceptent ces humiliations sans rien dire. Mais le 1 er décembre 1955, une
couturière noire de 42 ans refuse de céder sa place à un passager blanc. Le chauffeur lui ordonne de
se lever, elle refuse calmement mais fermement. Cette femme s’appelle Rosa Parks. Elle est arrêtée
sur le champ. L’affaire doit être jugée par un tribunal quatre jours plus tard. On informe le pasteur
King de l’évènement, avec son ami le pasteur Ralph Abernathy il décide d’organiser une réunion le
soir même. Et surprise, une foule immense se bouscule au temple. Toutes les associations noires de
la ville sont représentées. On expose les faits. Un syndicaliste propose le boycott des bus. L’idée est
adoptée et appliquée le 5 décembre. C’est un succès total. Les autobus sont quasiment vides toute la
journée. Les piétons sont plus nombreux que d’habitude, certains préférant faire à pied les quinze
kilomètres qui les séparent de leurs lieux de travail. Le même jour Rosa Parks est condamné à dix
dollars d’amende pour violation des lois locales de ségrégation. Le comité de boycott se réunit et
décide de créer une nouvelle organisation chargée de poursuivre l’action, l’Association pour le
progrès de Montgomery, Martin Luther King en est élu le président à l’unanimité, signe que
l’orateur qu’il est commence à faire effet auprès de ses partenaires. Tout le monde est sidéré par
l’éloquence, par la présence charismatique du jeune homme. Quand il prend la parole, tout le monde
est électrisé ; les gens applaudissent, reprennent ses formules. On décide que la grève des autobus
sera poursuivie jusqu’à ce que toute pratique humiliante cesse d’être imposée aux noirs. Un service
de transport parallèle est organisé. Pendant des mois, les noirs unis comme ils ne l’ont jamais été,
s’entraident pour des transports de taxis bénévoles, permettant le transport quotidien de 42 000
personnes. Le mouvement présidé par King a eu une excellente intuition, toucher à l’économie
d’une ville est un argument plus solide quand on est américain, que d’en appeler à la morale ou aux
droits de l’homme. Dans le Sud les droits de l’homme ce sont d’abord les droits de l’homme blanc.
Et l’homme blanc du Sud déteste ce qui arrive à Montgomery. Les autorités locales font pression
sur King pour qu’il mette fin au boycott. Tous les coups sont permis. Le 26 janvier 1956, il est
arrêté sous le prétexte d’excès de vitesse. En mars on intente un procès au pasteur pour violation des
lois anti-boycott. Il est condamné à 140 jours de prison et 500 dollars d’amende. Pendant ce temps
là un attentat à la bombe est commis à son domicile. Mais rien n’y fait, le mouvement pour le
boycott ne faiblit pas ; au bord de la faillite la compagnie d’autobus de Montgomery est finalement
obligé de mettre fin aux mesures discriminatoires. La victoire est encore plus éclatante encore

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quand en Novembre 1956, la Cour suprême des Etats-Unis déclare que les lois imposant la
ségrégation dans les transports urbains sont contraires à la constitution. Le 21 Décembre les noirs
reprennent les autobus, dans les mêmes conditions que les blancs, sous la protection de la nouvelle
loi antiségrégationniste. La grève des bus aura duré 382 jours. Cette campagne est exemplaire à plus
d’un titre. D’abord par le rôle spécifique tenu par les responsables des églises noires de
Montgomery. Ensuite par la stratégie d’action choisie et qui fait ainsi la preuve de son efficacité :
l’action non violente.
             Ce qui s’est passé à Montgomery a retenu l’attention du pays tout entier. Et en quelques
mois Martin Luther King va apparaître comme l’incontestable figure morale de la cause des noirs à
l’échelle des Etats-Unis. En août 1957 les responsables noirs de dix états du sud vont se rencontrer
et fonder la conférence des leaders chrétiens du Sud. King en est élu président. Son charisme, son
éloquence commence à inquiéter le F.B.I qui, cette année décide de le mettre sur table d’écoute6.
Une campagne est lancée contre lui où on l’accuse de sympathies communistes. Et se faire traiter de
communiste à cette époque, en pleine guerre froide, au lendemain de la chasse aux sorcières du
sénateur McCarthy c’est l’insulte suprême. En attendant, Martin Luther King parcourt en 1957 des
dizaines de milliers de kilomètres et prononce plus de deux cents discours. Il se comporte comme
Georges Whitefield en 1739, au moment du premier grand réveil américain et ses sermons ont le
même effet sur les gens. On l’appelle le nouveau Moïse. Mais il faut faire attention quand on exalte
les gens. En septembre 1958, une femme noire lui plante un coupe papier en acier dans la poitrine.
La campagne de diffamation déchaînée contre King avait convaincu cette femme qu’il était
communiste. La pointe du coupe papiers passera à deux centimètres de l’aorte. C’est un miracle
qu’il ne soit pas mort.
             Montgomery a été le premier épisode de la révolte noire. Greensboro va être le
deuxième. Dans cette ville de Caroline du Nord, quatre étudiants noirs entrent le 1er février 1960
dans un restaurant réservé aux blancs. On leur demande de partir. Ils refusent. Une station de radio
transmet l’information. Aussitôt des dizaines d’étudiants, blancs et noirs, viennent en renfort. Tous
ils s’assoient par terre et refusent de bouger. Le Sit-in vient de faire son apparition. Cet évènement
fait boule de neige. Dans une centaine de villes plus de 70 000 protestataires décident de prolonger
l’action non violente de Greensboro. Injuriés les manifestants restent silencieux. Frappés, ils ne
rendent pas les coups. Même quand des jeunes blancs s’amusent à tirer les cheveux des filles noires
ou à écraser des cigarettes allumées sur leurs cous, celles-ci ne répondent pas. Ces manifestations
créent un véritable désordre dans tout le pays. Il y a des centaines d’arrestations. King se joint aux
manifestants, s’asseoit avec eux, se fait arrêter avec eux. Maintenant il est difficile de garder
longtemps en prison un leader dont la notoriété commence à devenir internationale. Alors on
6
 Il est possible de consulter le site www.the memoryhole.org/2008/09/foi_mlk_file où l’on peut découvrir les 16 659
pages, réparties en 12 pichiers PDF (poids total 640 Mo) du dossier constitué par le F.B.I sur Martin Luther King.

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cherche d’autres manières de lui nuire. 1960 c’est l’année où Martin Luther King est accusé de
fraude fiscale, accusation dont il sera lavé mais qui le touche beaucoup moralement. Il a beaucoup
de mal à supporter qu’on puisse le considérer comme quelqu’un de malhonnête.
            En cette année 1960, un autre évènement important se déroule. Ce sont les élections
présidentielles. En Octobre 1960, un mois avant les échéances électorales, King est encore en
prison. Ses amis interviennent auprès des candidats. Le républicain Richard Nixon, dont la
campagne est financée par de riches hommes d’affaire du Sud refuse de s’y intéresser. Mais
Kennedy, lui, prend soin de téléphoner à l’épouse du leader noir tandis que son frère Bobby
Kennedy intervient auprès du juge pour faire libérer King. Ce geste conduit beaucoup d’électeurs
noirs à quitter les rangs des républicains pour appuyer la campagne de Kennedy. Celui-ci est
finalement élu, avec une marge infime sur son adversaire. Les partisans des droits civiques pensent
alors que la partie est en voie d’être gagnée, il n’en est rien.
            Au printemps 1961, la ville d’Albany en Géorgie est en effervescence. De grandes
manifestations dans les rues ont lieu conduisant à des émeutes et à des centaines d’arrestations.
Comme à Montgomery les noirs de la ville ont décidé de boycotter la compagnie de bus de la ville
qui, du coup, fait faillite. Mais à Albany, la mairie refuse de céder d’un pouce. King se joint aux
manifestants. Une nouvelle fois, il est arrêté, le 16 décembre, sous l’inculpation « d’obstruction à la
circulation ». Mais à Albany, face à la fermeté des autorités locales, les jeunes étudiants noirs
commencent à s’enflammer. Ils répondent aux coups de matraque de la police par des jets de pierres
et de bouteilles. Des bâtiments publics sont incendiés. King prend peur. Il sent chez les jeunes que
les principes de non violence de son maître Gandhi ne sont pas perçus comme efficaces. Il
comprend qu’il est en train de perdre le contrôle du mouvement et il décide de suspendre les
manifestations et de quitter la ville. C’est l’échec complet. Pour la première fois Martin Luther King
perd un combat contre la ségrégation. Certains noirs, parmi les plus jeunes surtout, commencent à
remettre en question le principe d’une action non violente. Notamment des anciens fidèles comme
Stokely Carmichael qui commence à prendre ses distances et qui lancera bientôt le concept de
« pouvoir noir ». A l’aube des années 60, le modèle ce n’est plus vraiment Gandhi, ce n’est plus le
Christ des Béatitudes ou la figure de Moïse qui vient libérer son peuple opprimé. On regarde plutôt
du coté de l’amérique latine, de ses guérilleros et notamment de l’action d’un Che Guevara qui
semble pour beaucoup revaloriser la notion de lutte armée. La communauté noire commence à être
divisée aussi bien par des rivalités internes que par le choix de la stratégie.
            Martin Luther King prend le temps d’analyser l’échec d’Albany. Une nouvelle
campagne va être menée contre la politique de ségrégation à Birmingham en Alabama 7. On est en
Avril 1963. En décidant d’agir à Birmingham, King et les responsables du mouvement pour les
7
 Sur la campagne de Birmingham lire Martin Luther King : Autobiographie Bayard.(textes réunis par Clayborne
Carson). Paris, 2000. p 211-230.

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droits civiques n’ignorent pas que la partie qui se joue va être extrêmement difficile. Birmingham
est la plus grande ville industrielle du Sud. Elle compte les ségrégationnistes les plus puissants et les
plus radicaux des Etats-Unis. La structure politique y est étroitement liée aux intérêts financiers. La
répression et la ségrégation à Birmingham sont symbolisées par un homme Eugène Connor dit Bull
Connor. Il est alors directeur à la sécurité publique de la municipalité. Il affiche un mépris total
aussi bien pour les droits des noirs que pour l’autorité du gouvernement fédéral. Il n’hésite pas à
dire que le sang coulera à Birmingham avant que l’intégration des noirs y soit admise8. Si
Birmingham possède un intérêt pour le mouvement des droits civiques c’est que cette ville possède
la réputation d’être la ville aux Etats-Unis où la ségrégation est la plus féroce. Et le mouvement
pour les droits civiques pense que si Birmingham tombe, il y aura un effet domino, des pans entiers
de le ségrégation tomberont ensuite à travers le pays. Un mouvement de résistance est déjà implanté
dans cette ville. Il est animé par le pasteur Fred Shuttlesworth qui a organisé, un an auparavant, le
boycott systématique des magasins blancs ségrégationnistes, faisant baisser leur chiffre d’affaires de
plus de 40%. Martin Luther King a retenu la leçon de l’échec d’Albany, il a décidé que la bataille
ne se portera que sur un point particulier et qu’elle ne se perdra pas dans une multitude de
revendications : il va s’attaquer aux magasins pratiquant la ségrégation et plus particulièrement les
magasins munis d’un Snack-bar. Le 3 avril 1963, 65 noirs sont arrêtés pour avoir refusé de quitter
un snack réservé aux blancs. Deuxième phase de l’action : on organise des marches quotidiennes
sur l’Hôtel de ville pour réclamer leur libération. Une chose décisive va aussi jouer : la présence des
grands médias, non seulement les journaux mais, et c'est nouveau, la télévision. Luther King devine
assez vite l’usage que l’on peut faire d’un tel outil et il ne va pas être déçu. Si tout d’abord la police
a une attitude correcte avec les manifestants, les troupes de Bull Connor vont assez vite perdre leur
sang froid. Pour mettre un terme à ces manifestations qu’un arrêté du tribunal a jugé illégales, elle
va utiliser des lances à eau redoutables, disposant de 50 kilos de pression par centimètre carré, des
gaz lacrymogènes mais aussi des chiens d’attaque. Le spectacle des manifestants lacérés par les
crocs des chiens, renversés comme des pantins par la force des jets d’eau va faire le tour du monde.
Les images sont saisissantes, elles ont bien plus d’impact que tous les articles du monde. Le 13
Septembre 1963, trois hommes, membres du Ku Klux Klan, vont dynamiter une église baptiste de
la ville, connue pour être un centre actif des Droits civiques. Quatre adolescentes, âgées de 11 à 15
ans, sont tuées par l’explosion. Le même jour, la manifestation de soutien qui a lieu, va se solder par
la mort de deux autres jeunes de 13 et 16 ans, tués par les forces de police. Ces évènements que les
américains découvrent chez eux sur leur petit écran les choquent considérablement. Quelque part,
en montrant à l’opinion publique la réalité du traitement infligé aux noirs à Birmingham, la télé
américaine va faire avancer considérablement la cause des noirs.
8
  Cf Vincent Roussel : Martin Luther King – Contre toutes les exclusions Epi/Desclée de Brouwer. « Témoins
d’humanité ». Paris, 1994. p 60.

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