Méthodologie du récit partagé : une pragmatique de l'attention

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Recherches qualitatives

Méthodologie du récit partagé : une pragmatique de
l’attention
Anne France Hardy, Docteure and Jérôme Eneau, Ph. D.

Volume 40, Number 2, Fall 2021                                                      Article abstract
                                                                                    In the continuity of a thesis questioning the problematic of health education,
Récits de vie et savoirs : enjeux des enquêtes narratives                           this article focuses on the pragmatic issues of a cooperative method as a
                                                                                    support to the capacities of empowerment suggested by the development of
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1084066ar                                       psychosocial skills underlying that of reflective health. Established according
DOI: https://doi.org/10.7202/1084066ar                                              to the principles of grounded theory, the reasoning applies the epistemological
                                                                                    postulates of narrative medicine to the ethical and concrete experience of care
                                                                                    in order to return to the potentialities of a narrative addressed to self-care. The
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                                                                                    choice of a « relational » method, based on cooperative data, highlights the
                                                                                    need to expand the collection to the expression of sensitive dimensions and
                                                                                    affirms the attention that the work of narration requires. The results of the
Publisher(s)                                                                        survey highlight the need to bring normative discourses into dialogue with the
                                                                                    singularities of experience. Thus, put in coherence, the lived experiences mix
Association pour la recherche qualitative (ARQ)
                                                                                    with the socially vivid questions that the implementation of the educational
                                                                                    path in health promotes and suggest, in the perspective of the care to open the
ISSN                                                                                knowledge of oneself to other rationalities.
1715-8702 (digital)

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Hardy, A. F. & Eneau, J. (2021). Méthodologie du récit partagé : une pragmatique
de l’attention. Recherches qualitatives, 40(2), 34–56.
https://doi.org/10.7202/1084066ar

© Association pour la recherche qualitative (ARQ), 2021                            This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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Méthodologie du récit partagé :
une pragmatique de l’attention

Anne France Hardy, Docteure
CREAD, Université Rennes2, France

Jérôme Eneau, Ph. D.
CREAD, Université Rennes 2, France

Résumé
Dans la continuité d’une thèse interrogeant la problématique de l’éducation à la santé, cet article
s’intéresse aux enjeux pragmatiques d’une méthode coopérative comme soutien aux capacités
d’autonomisation que suggère le développement des compétences psychosociales sous-jacent à
celui de la santé réflexive. Construit selon les principes de la théorie ancrée, le raisonnement
articule les postulats épistémologiques de la médecine narrative à l’expérience éthique et
concrète du care pour revenir sur les potentialités d’un récit adressé au soin de soi. Le choix
d’une méthode « relationnelle », à partir de données coopératives, souligne le besoin d’élargir le
recueil à l’expression des dimensions sensibles et affirme l’attention que requiert le travail de la
narration. Les résultats de l’enquête mettent en avant la nécessité de faire dialoguer les discours
normatifs aux singularités de l’expérience. Ainsi mis en cohérence, les vécus se mêlent aux
questions socialement vives que promeut la mise en place du parcours éducatif en santé et
suggèrent, dans la perspective du soin d’ouvrir la connaissance de soi à d’autres rationalités.
Mots clés
SANTÉ, RÉCIT, COOPÉRATION, ATTENTION, ÉPISTÉMOLOGIE

Abstract
In the continuity of a thesis questioning the problematic of health education, this article focuses
on the pragmatic issues of a cooperative method as a support to the capacities of empowerment
suggested by the development of psychosocial skills underlying that of reflective health.
Established according to the principles of grounded theory, the reasoning applies the
epistemological postulates of narrative medicine to the ethical and concrete experience of care
in order to return to the potentialities of a narrative addressed to self-care. The choice of a
« relational » method, based on cooperative data, highlights the need to expand the collection to
the expression of sensitive dimensions and affirms the attention that the work of narration
requires. The results of the survey highlight the need to bring normative discourses into
dialogue with the singularities of experience. Thus, put in coherence, the lived experiences mix

RECHERCHES QUALITATIVES – Vol. 40(2), pp. 34-56.
RÉCITS DE VIE ET SAVOIRS : ENJEUX DES ENQUÊTES NARRATIVES
ISSN 1715-8702 - http://www.recherche-qualitative.qc.ca/revue/
© 2021 Association pour la recherche qualitative

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with the socially vivid questions that the implementation of the educational path in health
promotes and suggest, in the perspective of the care to open the knowledge of oneself to other
rationalities.
Keywords
HEALTH, NARRATIVE, COOPERATION, ATTENTION, EPISTEMOLOGY

Introduction
L’article revient sur les résultats d’une enquête empirique visant à comprendre les
processus d’autonomisation en santé et la mise en cohérence du parcours éducatif qui
s’y réfère en milieu scolaire. En suggérant de solliciter d’autres canaux que la seule
transmission de savoirs et d’articuler les diverses expériences éducatives tout au long
de la vie, il étudie les potentialités narratives d’un récit adressé au soin de soi.
       Dans l’intention d’atteindre une plus grande efficacité préventive, le
raisonnement dépasse les taxonomies issues du savoir médical, peu adaptées à la
compréhension des soucis de santé quotidiens pour les articuler aux repères
épistémologiques de la subjectivation, liés aux dimensions philosophiques du « soin de
soi » et retrouvées dans le parti pris développemental des compétences psychosociales.
Afin de dissoudre les désaccords institués entre connaissances, soin et santé, l’enquête
sonde les dimensions du savoir expérientiel préfigurant l’orientation d’une santé
réflexive. À travers les affects et les capacités d’attention qu’elle suscite, « l’histoire
qui compte », facilite l’expression d’un vécu en première personne et désigne une
reconnaissance adressée aux petites histoires ordinaires constituant le pouvoir de
nommer et de reconnaître ce qui est important. Ainsi le recueil et le partage de récits
ont cherché à identifier les liens qui pouvaient être tissés entre les discours normatifs
provenant de la promotion de la santé et la place que pouvait avoir les histoires dans
une pratique soignante. En croisant les apports théoriques de la médecine narrative et
de la clinique biographique, la méthode construite sur les postulats épistémologiques
du care et de l’apprendre ensemble comme pratique d’égalité, s’articule au modèle de
la théorie ancrée et interroge une « autre manière » de fabriquer et d’enrichir la
connaissance en santé.
       Pour mettre l’accent non pas uniquement sur le sujet connaissant, mais sur la
relation, la perspective narrative invite chacun à mêler ses propres expériences. Ainsi,
pensé comme milieu attentionnel, le récit coopératif facilite les mobilités empathiques
habituellement complexes à didactiser et privilégie les voix heuristiques de
l’implication et de l’imagination comme de possibles mises en relation des savoirs (de
Freitas et al., 1994). Il soutient « l’expérience sensible du monde », selon l’expression
qu’en donne Merleau-Ponty et souligne l’intérêt d’autres modes narratifs et
l’importance de récits non écrits comme conscience d’une vie reliée et interpellant la
présence d’un destinataire affecté et capable de pallier les incapacités et imperfections
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de l’écriture. Explorée non uniquement comme savoir ou objet d’étude et à l’écart
d’une pensée spéculative, l’activité préserve la sensibilité du point de vue et porte une
attention conjointe aux affects et aux choix de différents modes d’expression. Ainsi le
récit devient le milieu d’une « coexpérience » impliquante qui rationalise, en dépassant
l’unique intention d’un tri analytique qui viendrait la purifier ou la réduire, dans l’idée
de ne formuler que des catégories. La première partie de l’article présente les
soubassements théoriques, suivis d’une synthèse des résultats provenant d’une double
analyse empirique menée à l’aide du logiciel Nvivo. Dans un second temps, la
discussion précise les enjeux d’une méthode comme pragmatique de l’attention et
revient sur « la nuance éthique » 1 que sous-tend ce processus d’enquête.
Santé narrative et développement des capacités psychosociales
Dans le but d’amorcer le renouvellement d’un débat au sujet des pratiques de
prévention adressées aux jeunes adultes, la problématique vise le développement des
compétences psychosociales et revient sur les fondements théoriques sous-jacents aux
dispositifs contemporains d’éducation à la santé (Descarpentries, 2016). Elle interroge
le sens de l’autonomie et les caractéristiques conceptuelles de l’ancrage hygiénique que
relaient les logiques performatives et réflexives adressées au sujet adaptable productif
et capable de se gouverner (Andrieu, 2012; Le Breton, 2005). Selon ce postulat
scientifique, l’éducation améliore la santé et la transmission du savoir augmente les
qualités qu’exigent les modalités d’une « vie saine » (Klein, 2010; Pizon, 2018). Son
objectif issu du modèle de la pathogenèse vise l’amélioration des comportements et
suggère le développement de contenus rationnels pensés à travers la sémantique du
risque et de la crise que répand le consensus médical et déterministe.
        Aujourd’hui, différents travaux reviennent sur les limites et les méfaits de ces
discours pessimistes. Ils montrent comment la recherche académique, dominée par
deux paradigmes, participe à son insu à la diffusion d’un langage opérationnel et
problématique que concentre l’expression de « jeunes à risque » (Caron & Soulière,
2013). Le premier, celui de la catégorisation, vise une prévention biomédicale issue des
nomenclatures classiques du risque et mise en évidence par les enquêtes
épidémiologiques. Le second, le paradigme de l’adaptation, diffuse une rhétorique de
santé individuelle dominée par le développement des compétences psychosociales et
de la littératie en santé. Il promeut la fiction sociale d’un sujet libre et éclairé provenant
d’une science cognitive, rationnelle et abstraite, ciblant les attitudes favorables dont la
maîtrise est censée conduire chacun à l’autonomie. Pour autant, et dans la continuité
des préoccupations qu’elle suscite en France, la santé mentale des jeunes manque de
lisibilité. Un nombre grandissant de rapports examine le renouvellement des pratiques
de prévention en lien avec l’augmentation du mal-être et au repérage des troubles
d’ordre psychosomatique, de plus en plus médicalisés chez les jeunes (Moro & Brison,
2019).
HARDY, & ENEAU /   Méthodologie du récit partagé : une pragmatique de l’attention   37

       Pour réinterroger ces pratiques et compenser la faible efficacité de ces approches
rationalistes, l’enquête empirique s’est tournée vers les ressources cliniques du
paradigme biographique afin de l’explorer d’une autre manière (Hardy, 2020). Le récit
coopératif comme indicateur d’un processus d’autonomisation et de subjectivation a
été étudié à travers l’intérêt que suscitent les soucis de santé inscrits au cœur des
questions socialement vives et devenues un enjeu de formation tout au long de la vie
(Delory-Momberger, 2014; Niewiadomski, 2019). Aussi, afin de comprendre comment
chacun peut devenir un sujet réflexif en santé et en capacité de développer une
conscientisation de soi plus grande, ce médium narratif a permis d’explorer le concept
opératoire et transversal de compétences psychosociales et de déconstruire des
dimensions négatives adossées au développement de l’adolescence dite « à problème »
(Caldairou-Bessette et al., 2017).
       Ancré sur les fondements philosophiques du care, son intention pragmatique
articule les notions transverses et classiques de prévention à celles du prendre soin
provenant de la psychologie du développement moral, en partie d’origine anglo-
saxonne (Laugier et al., 2009). Ainsi, en donnant une expression aux voix subalternes
et disqualifiées des jeunes, cette méthode, comme activité, ramène la morale sur le
terrain des pratiques quotidiennes. Participative, elle valorise l’échange réciproque de
récit et s’éloigne du postulat de l’Evidence Based Medecine (EBM) pour explorer à
partir des hypothèses dialogiques du paradigme narratif une manière singulière
d’aborder ces pratiques d’éducation à la santé. Non prescriptive, l’intention de
recherche approfondit les ressources réciproques de la coopération pour montrer dans
quelle mesure cette approche peut instaurer une perspective capable de renouveler et
d’introduire une évolution des modalités d’enquête et d’intervention (Thievenaz,
2019). Ouverte sur la valorisation de dimensions pluridisciplinaires, la réflexion
interroge la pertinence d’analyses empruntées aux registres d’activités sensibles et
concrètes visant à la fois une pratique et une façon de penser comme le suggère la
philosophie du care (Paperman, 2013). Au fil de son déroulement, cette réflexion
sollicite des auteurs dont la pensée permet d’instruire la notion d’expérience ordinaire,
propre à éclairer ce vécu de santé. Elle articule les solidarités conceptuelles
qu’entretiennent les approches différentes du « biographique » et ouvre des voies
d’explicitation, tant théoriques qu’épistémologiques et méthodologiques,
qu’impliquent leurs mises en relation (Breton, 2017; Delory-Momberger, 2014).
Attention et souci de soi
Étudiée depuis une posture de praticienne-chercheure, l’enquête remet en débat
l’expérience de santé à l’origine de définitions normatives et d’acceptions subjectives
(Jouet et al., 2014; Klein, 2010; Simon et al., 2020). Dans l’intention d’élargir ces
représentations classiques, elle les articule aux approches philosophiques de la
« Grande Santé » pour redonner à ce concept hybride et « vulgaire » sa dynamique et
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sa vitalité (Andrieu, 2012; Klein, 2010). En dépassant les taxonomies issues du savoir
médical et peu adaptées à la compréhension des soucis de santé quotidiens, la
recherche prend en compte des dimensions subjectives de la santé dans l’objectif
d’atteindre une plus grande efficacité préventive.
       La synthèse des travaux valorisant la centralité des enjeux éthiques dans le
champ du soin et de la formation montre en particulier en quoi les références
épistémologiques de la subjectivation et de l’individuation font écho aux dimensions
philosophiques du « soin de soi » (Bonardel, 2016; Lorenzini, 2015). Retrouvées
parallèlement et de manière sous-jacente dans le parti pris développemental des
« autoconcepts », les compétences psychosociales soutiennent les capacités d’autosoin
et favorisent le processus d’autonomisation et d’empowerment, selon la définition
qu’en donne l’OMS (du Roscoät, 2018). En outre, elles font écho au savoir expérientiel
et acquièrent une place qui progresse aujourd’hui dans la production de la
connaissance en santé (Andrieu, 2012; Simon et al., 2020). Pour autant, ce qu’en disent
les textes institutionnels reste incertain lorsqu’ils évoquent des formes
d’autodétermination et d’autorégulation du soi encouragées par les nouvelles politiques
de responsabilisation. Sans suggérer d’implications formelles des sujets, elles invitent à
faire des liens entre cette normativité sanitaire et la normativité vitale inhérente à
chacun et ancrée dans la « vraie vie », comme le soulignait Canguilhem (Klein, 2010).
       Les soubassements théoriques mobilisés ont cherché à identifier les liens qui
pouvaient être établis entre les récits et la santé pour comprendre comment l’éducation
pouvait prendre soin. Parallèlement au discours normatif de la promotion de la santé
visant l’équilibre et le bien-être, l’interrogation s’est penchée sur la place que
pouvaient avoir les histoires dans une pratique soignante et dans le débat que suscite
aujourd’hui la mise en place du parcours éducatif en santé2. À l’instar des présupposés
de la médecine narrative et de la clinique biographique, le processus d’enquête a
cherché à rendre compte des pouvoirs du récit sur le soin de soi (Charon, 2015;
Niewiadomski, 2019). Dans ce sens, il a évalué dans quelle mesure sa force
thérapeutique était capable de guérir à la fois le corps et les affects pour faciliter,
comme le suggère la maxime antique, les bénéfices et le salut du « connais-toi toi-
même », là où, pour paraphraser Stiegler, la pensée permettrait tout à la fois de
« panser », et de « soigner » (Stiegler, 2008).
       En effet, la mise en récit affirme la possibilité d’accepter les caractéristiques
incompréhensibles en lien aux inquiétudes que suscite le soin de soi et fait appel à la
responsabilité d’un sujet capable, selon la définition qu’en donne Ricœur, c’est-à-dire
en capacité de se reconnaître comme auteur de ses actes, et ce, même au prix d’affects
douloureux (Bonardel, 2016; Fleury, 2016; Ricœur, 1990). En suivant l’intention de
mettre en mots ou sous une tout autre forme symbolique l’opacité d’une vie affective
dont les processus peuvent échapper à la phénoménologie du vouloir, le récit offre un
HARDY, & ENEAU /   Méthodologie du récit partagé : une pragmatique de l’attention   39

contenant qui permet de se confronter aux contrariétés des expériences, lorsque la vie
impose de différer ses désirs. À cet âge où le comportement préfère la voie de l’agir à
celle de la pensée, la narration ouvre l’espace d’une distanciation et soulage les
tensions intérieures. Pourtant, les jeunes, peu enclins aux rationalités analytiques, se
méfient des mots qui peuvent apparaître suspects et menaçants de pouvoir livrer de
l’intime. À travers l’intention de leurs conduites, agies plus que réfléchies, ils montrent
qu’il est parfois préférable de souffrir pour ne plus penser (Corcos et al., 2020;
Pommereau, 2016) et affirment la vitalité des contours philosophiques de la « Grande
Santé » dont les formes risquées ne sont pas sans rappeler celles des rites de passage,
qui subvertissent ceux que la société cherche à prévenir (Le Breton, 2005). Pour ces
jeunes adultes, agir plutôt que réfléchir permet de faire face aux problèmes non dits
parce que non racontables que l’ordalie choisit de suspendre parfois au comportement
du « ça passe ou ça casse » (Pommereau, 2016). En proposant la mise en mots de
l’expérience inhérente à la prise de risque, le processus reconnaît le sujet comme
« expert de l’affect ». Il place chacun dans une clinique empirique et dialogique (Lani-
Bayle, 2019; Niewiadomski, 2019) et explore un nouveau rapport au monde qui
rationalise sans médicaliser ces étapes d’autonomisation dont les lectures relèvent plus
de dimensions expérientielles que pathologiques (Le Breton, 2005).
       Pour autant, si l’autonomisation postulée dans le paradigme des médiations
narratives permet d’examiner le renouvellement et l’orientation axiologique de
l’autoformation en santé, il introduit paradoxalement les limites scripturales du « récit
de soi » à l’origine d’une dialectique qui remet en débat l’idée d’une subjectivité
rationnelle cantonnée dans l’univers des concepts et du logos (Lorenzini, 2015). En
effet, défendu par les présupposés de l’herméneutique, ce processus de subjectivation
remet en question les contenus du récit d’expérience, les dimensions réflexives qu’il
suscite ainsi que les difficultés narratives inhérentes au « soin de soi » (Bonardel, 2016;
Corcos et al., 2020). Sa logique d’individuation, dépendante de l’ontogenèse, rompt
avec l’idée verticale d’une subjectivité forte. Selon la phénoménologie pragmatique,
elle se pense comme un milieu d’échanges et vise le souci d’un développement qui
s’exprime en termes de devenir (Depraz, 2016). En postulant l’importance de la
relation, le psychisme « quitte la tête » pour se loger dans les interactions et met en
avant la loi anthropologique des liens inhérents aux sujets qu’ils traversent, pour
contredire l’idée d’une subjectivité pensée exclusivement comme intériorité (Stiegler,
2008). Ainsi touchée par la dimension sensible d’affects invisibles et complexes à
décrire, l’enquête rappelle l’influence du corps, des contextes et des interdépendances
dans l’expression des dimensions émotionnelles et incarnées (Andrieu, 2012; Baeza,
2019; Le Breton, 2005).
       Adossée au concept descriptif et interprétatif du care (Laugier et al., 2009), cette
perspective poursuit l’intérêt, confirmé aujourd’hui dans le champ de la formation, de
l’attention aux récits partagés. En redonnant du sens aux pratiques d’accompagnement,
40   RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 40(2)

elle renforce les enjeux praxéologiques de l’apprendre ensemble et donne à voir
d’autres niveaux de réalités éloignés de l’administration de la preuve (Simon et al.,
2020). Dans le but de développer une capacité d’attention, le recours à l’histoire « qui
compte » (Laugier, 2005, p. 164) témoigne d’un vécu exprimé en première personne et
désigne une reconnaissance adressée aux petites histoires ordinaires. Cette expression
que Laugier emprunte à Stanley Cavell, renvoie à des affects, des valeurs, à des désirs.
Elle est synonyme « d’avoir une expérience » (Laugier, 2005, p. 164), celle-ci
consistant à percevoir ce qui est important, c’est-à-dire à ce qui retient l’attention, qu’il
s’agisse de détails ou de récits mineurs. Dans ce sens, l’attention est politique et
méthode. Elle appelle, non pas la connaissance, mais la reconnaissance de ce que
Ricœur nomme une « identité narrative », attestant des possibilités d’expression à la
fois du soi capable et du soi vulnérable. L’éthique relationnelle met en avant le
fondement care de l’apprendre ensemble et vise une méthode coopérative à travers la
coconstruction de la connaissance. Aussi remet-elle dans la conversation les jeunes
désignés comme cochercheurs qui habituellement sont exclus, du fait de leur minorité,
de la réflexion et des rationalités scientifiques. Son intention vise les ressorts
performatifs du récit enracinés dans la configuration narrative de l’expérience partagée
et non pas dans l’acquisition de compétences positives référencées ex nihilo.
       Développer une capacité d’attention et d’écoute constituant le pouvoir de
nommer et de reconnaître ce qui est important repose non pas sur le sujet connaissant,
mais sur la relation (Depraz, 2016; Laugier et al., 2009). Dans une vision plus
féministe et moins structurée de la perspective narrative, ce processus ajuste la
méthode et met en avant la vulnérabilité de chacun, appréhendée non comme une faille
ou un défaut, mais inhérente à une dimension incarnée d’un sujet affecté et sensible
(Baeza, 2019). En attirant l’attention, l’enquête cible la perception ordinaire et
participante. Elle fait face aux imperfections du langage et à la difficulté de mettre en
mots les contenus expérientiels du care en sollicitant l’importance et l’aide que
représentent les attributs empruntés aux fictions, à la littérature ou au cinéma. Propices
à éduquer la sémantique des affects, ces médiations symboliques soutiennent les
expressions d’une sensibilité comme celle d’une activité complexe à exprimer
(Molinier, 2018). À partir de ces repères, la question de recherche s’est tournée vers la
potentialité d’une coopération narrative apte à promouvoir l’attention et le dialogue
afin d’orienter le soin de soi et d’explorer le développement des capacités
psychosociales.
       Le choix des médiations narratives et l’épistémologie relationnelle qui dominent
l’enquête envisagée ici à la fois comme intention et méthode ont permis d’ajuster les
outils de recueil, de structurer progressivement le cadre de référence et le choix des
concepts retenus pour la recherche empirique. Ces arguments soulignent en outre les
enjeux d’une éthique apte à rendre compte de l’attention que requièrent le concept
d’identité narrative et la temporalité inhérente au processus de subjectivation (Ricœur,
HARDY, & ENEAU /   Méthodologie du récit partagé : une pragmatique de l’attention   41

1990). À l’instar de la biographisation, ce développement examine des « formes de
vie » et les contours d’une existence pour chacun au sein du monde social (Delory-
Momberger, 2014).
       En redonnant à la pensée les dimensions d’une thérapeutique et au récit les
vertus d’un soin, cette médecine de soi, comme recherche et non comme science,
concrétise les intentions d’une enquête, au sens de Dewey, en visant le double
accomplissement du savoir et du pouvoir (Thievenaz, 2019). Parsemée d’affects, elle
fait progresser la relation d’apprentissage et facilite l’émergence d’un soi ne pouvant se
constituer que dans un soin dont le secret réside dans la qualité et la réalité d’une
relation porteuse d’individuations mutuelles (Stiegler, 2008). Aussi, en ouvrant la boîte
noire du paradigme narratif, la méthodologie décrit le processus de rationalisation et
donne à voir une autre manière de traverser « l’intérieur du récit » pour féconder une
variation d’enquêtes aptes à reformuler nos connaissances.
Le recueil comme modalité de l’enquête coopérative
Les dimensions liées aux choix de cette posture épistémologique suivent la genèse de
la recherche et introduisent le descriptif des outils conceptuels ciblés pour l’analyse de
l’activité sensible, caractéristique du care et de ses modalités narratives 3 (Paperman,
2013).
       Le processus inductif du postulat méthodologique de la théorie enracinée (MTE)
provenant des travaux de la Grounded Theory de Glaser et Strauss (Paillé & Muchielli,
2016) décrit les ajustements qui ont amené à privilégier les outils et la nécessité de leur
remaniement. Il a visé le recueil de toute forme de support sans en disqualifier aucun,
dès lors que le médium choisi a pu susciter chez le jeune un doute ou affecté selon lui
ou elle sa santé.
       En suivant l’intention d’une perspective pragmatique, la recherche a privilégié
une méthode qualitative menée auprès de 30 jeunes âgés de 15 à 20 ans. Construite
selon les hypothèses développementales de l’identité narrative, la question initiale a
sollicité le récit de situations ayant affecté leur santé en laissant à chacun la possibilité
de s’exprimer à travers le support le plus adéquat (texte, symbole, image, dessin). Le
choix d’une méthode coopérative consistant à partager des récits a soutenu dans
l’enquête une dynamique affective comme moteur de la mise en intrigue. La voie de
recueil a été attentive à l’écriture de la vie, littéralement « bio-graphique » (Delory-
Momberger, 2014), et aux savoirs expérientiels retrouvés dans le champ de
l’autoformation comprise ici comme processus vital de formation de soi (Eneau, 2012).
Elle a articulé l’écriture et la lecture aux conversations et aux entrevues enregistrées
avec l’intention délibérée de partager les données collectées (Bernard, 2014).
Parallèlement et face aux difficultés du récit de soi et aux refus pour certains jeunes des
exigences que requiert la forme scripturale, une variation du recueil a laissé la place à
d’autres logiques pour rassembler et croiser différentes médiations narratives. À côté
42   RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 40(2)

de récits recueillis sur des carnets ou sous une forme numérique, j’ai en tant que
praticienne-chercheure rédigé des petites histoires, comme des résumés cliniques en
donnant à chacun la possibilité de me relire, de poursuivre ce récit et de me corriger,
comme le suggère la médecine narrative. Les temporalités et les dyschronies qui ont
balisé ce travail ont conditionné le sens et la forme qu’il a pris. Le choix de cette
double logique narrative a permis d’actualiser les possibilités méthodologiques du
récit, non pas pour exprimer « ce qu’il est », comme instrument, mais pour témoigner
de ses dimensions potentiellement réflexives et transformatives (Barbier, 2017).
       Il suggère une manière plus vivante et incarnée d’aborder la subjectivation de
l’expérience pour rendre compte des dimensions praxéologiques et éthiques, c’est-à-
dire concrètes, de cette démarche. Appréhendée comme activité narrative et empirique,
elle interroge dans le même temps le rapport à l’écrit, la nécessité des temps de
conversation, de disponibilité et d’égalité qu’impliquent ces repères méthodologiques.
Ainsi, en articulant ces différentes ressources, cette double enquête a permis de rester
fidèle aux propos du care, pour présenter un processus que le découpage et la
décontextualisation du logiciel NVivo ne permettaient pas de restituer.
       Ces choix ont mis en exergue les apports et les limites des médiations narratives
scripturales privilégiées en première intention et mis en lumière les biais et la
nécessaire prise en considération de la constance que requièrent ces échanges. En
développant les caractéristiques d’un modèle d’enquête qui s’interpose entre le devenir
et la construction de sens (Barbier, 2017), l’exposé sollicite la sensibilité du point de
vue comme « point de vie ». Il porte une attention conjointe aux affects et aux choix de
différents modes d’expression inhérents à la temporalité que sous-tend la confiance en
sa propre expérience (Laugier, 2005).
Émergence d’une double analyse
L’analyse du contenu de ce matériau réalisée avec le logiciel NVivo a articulé la
montée en généralité au repérage de régularités provenant du savoir expérientiel et a
distingué deux processus. Le premier, conceptuel lié à l’usage du logiciel et consécutif
à la lecture analytique du corpus, s’est structuré progressivement autour de nœuds
saillants, mis en évidence à l’issue du codage. Le second, expérientiel et produit d’une
analyse inductive et de mise en relation de ces catégories conceptualisantes, a permis
d’explorer avec les jeunes l’élaboration et la trame de récits coopératifs modélisés sous
la forme de six portraits narratifs élaborés le temps de la thèse sur une période de trois
années. Coécrite, la synthèse a pu explorer les modalités d’expressions plurielles
présentées et harmonisées dans un matériau que synthétise le Tableau 1.
Contenu et trame du récit coopératif : type de données (exemple)
Les interprétations liées aux supports iconographiques ont été transcrites et seules les
données scripturales ont été prises en considération. Les catégories conceptualisantes
pondérées à l’issue du traitement informatisé sur l’ensemble du corpus mettent en
HARDY, & ENEAU /   Méthodologie du récit partagé : une pragmatique de l’attention   43

Tableau 1
Médiums narratifs de la méthodologie coopérative
          Matériau de l’enquête                            Caractéristiques / illustration
           Synthèse coopérative                    Mots-clés de l’identité narrative;
                                                   Configuration narrative construite sur une
                                                   durée de trois années
Moments formels et informels de l’enquête;         Résumés de conversation (non enregistrées);
          Échange de données                       Entrevue enregistrée; Échanges numériques
                                                   (compilation des messages sur trois années)
      Données scripturales transcrites             Récit expérientiel manuscrit (carnets des
                                                   moments, lettres manuscrites, cahier
                                                   personnel, contenu des messages
                                                   numériques, entrevue enregistrée comprenant
                                                   l’interprétation des icônes)
 Données symboliques et iconographiques            Images, dessins, illustrations, photos de
     restituées sans retranscriptions              tatouages, poésie, création musicale

exergue les dimensions complexes et enchevêtrées d’une santé biospsychosociale
définies selon le modèle d’Engel (Siksou, 2008) et synthétisées dans le Tableau 2.
       Ces conclusions confirment l’idée transversale d’une santé multiréférentielle
n’apportant rien d’original. Cependant, elles ont permis, en prenant appui sur
l’articulation des nœuds, de formuler essentiellement deux éléments de réponses. Le
premier permet de revenir à la question de recherche initiale et de comprendre les
difficultés et les liens tissés entre récits et « soin de soi », suggérant la nécessité d’une
temporalité longue; le second revient sur les carences individualistes et désincarnées
des compétences psychosociales et surtout sur les chaînons éthiques, spirituels, mais
aussi politiques qui leur manquent.
       En outre, ces récits attestent d’une autonomisation, ils permettent de
problématiser, de mener une enquête, mais ils sont plus en faveur d’une subjectivité
que d’une identité narrative. Plus vulnérable, l’herméneutique de soi à soi, qui n’est
pas l’unique centre des préoccupations des jeunes, met en exergue les difficultés
relevant de la connaissance de soi et suggère l’émergence sensible et philosophique
d’un souci de soi plus complexe à mettre en mots. Ces récits tissés d’affects se
racontent par petits morceaux, un peu comme les pièces d’un puzzle que les récits
coopératifs ont tenté de rendre visible comme en témoigne ci-dessous l’extrait de Lila :
44   RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 40(2)

Tableau 2
Pondération des nœuds dans le logiciel Nvivo
                  Nœuds                          Caractéristiques / nœuds enfants
      Autonomisation et subjectivation      Identité narrative, expérience;
                                            problématisation médiations narratives;
                                            pensée critique;créative
                    Care                    Affects, attention, écoute; soucis,
                                            interdépendance; liens; attachement,
                                            empathie; confiance
      Caractéristiques psychosociales       Difficultés provenant de facteurs extérieurs,
                                            environnement familial, amical et scolaire;
                                            responsabilisation; peur; etudes, formation

     Fragilités d’ordre psychosomatique     Peur, incertitude, consommations de produits
                                            psychoactifs, troubles psychosomatiques;
                                            corps; affects; sensibilité

       On m’a appris que la santé est un état de complet bien-être physique,
       mental et social […] Mais cela reste vague quand on est adolescent,
       beaucoup de facteurs rentre en jeux et nos « sentiments » de sécurités sont
       si facile à écrasé, les changement d’humeur, la peur, le stresse, la perte
       confiance en sois, la solitude [sic 4] on peut considérer selon la définition
       qu’aucun adolescent […] ne soit en bonne santé […] aujourd’hui des
       facteur comme, les amis, les amoures, l’école, les notes, les examens, le
       physique… peux faire changer la perception d’un adolescent face a sa
       santé (Re. Lila, 2017, L16).
       Je pense qu’à mon âge le sentiment de santé est propre a chacun on ne
       peux pas le défini […] je ne me sens pas particulièrement bien dans la
       société, dans le monde dans lequel j’évolue, et je n’ai pas un moral en
       béton […] (Re. Lila, 2017, L22). Je pratique les arts […] j’aime dessiner
       […] ça me fait du bien, ça me détend […] ça me permet même de mettre
       mes problème sur le papier avec des mots avec des formes […] (L23) […]
       savoir comment moi même je fonctionne, peut être un moyen d’essayer de
       me connaître un peux mieux (L39).
Processus et pertinence de la méthode
L’analyse a déterminé une vigilance pour montrer que ces affects sont partout
entremêlés, difficiles à séparer, et qu’il est complexe de catégoriser ce qui est de
l’ordre des dimensions cognitives, émotionnelles ou relationnelles, contrairement aux
HARDY, & ENEAU /   Méthodologie du récit partagé : une pragmatique de l’attention   45

distinctions dualistes et instrumentales qu’opèrent les compétences psychosociales. La
démarche d’analyse du corpus lui-même s’est construite sur un mouvement itératif où
se sont succédés plusieurs moments complexes à séparer. Pour autant, cette partie
difficile de l’analyse a été la plus incertaine et à l’origine de nombreux doutes
concernant la pertinence du logiciel et impliquant de séparer une complexité que la
perspective du care s’empresse de préserver. Si l’examen numérique du corpus a
permis d’explorer d’autres rationalités, la restitution de l’analyse conceptuelle
confirme la prédominance de « catégories » exprimées en termes de liens et
d’interdépendance.
Des catégories reliées
Ces savoirs expérientiels montrent que ces dimensions éthiques se logent entre le
pouvoir d’agir et le pouvoir souffrir. Elles compensent le défaut du savoir gérer, du
savoir résoudre et du savoir communiquer des compétences psychosociales. En
s’autorisant à verbaliser une souffrance, les jeunes témoignent que leur puissance
d’agir reste liée au besoin d’être affectés par la réalité dialogique du monde qui les
entoure. À travers ce pouvoir souffrir, ils obéissent aux difficultés de la réalité pour
articuler les capacités aux vulnérabilités en rappelant que l’individuation, c’est aussi
l’expérience du manque, et que l’autonomie sous-jacente à la formation de soi n’est au
principe de l’existence de personne, comme le souligne ci-dessous l’extrait du récit
d’Agathe :
       Un jour, on pète les plombs pour une raison quelconque, puis on se stop.
       Ce qu’on ne voyait pas comme la souffrance parait soudain évident. Et on
       la garde, on « résiste » […]. Un an… deux ans… puis la Drogue, et on est
       bien ou plutot on oublie d’être mal. On échappe a la souffrance on y prète
       plus attention. Mais la Drogue c’était pas une solution. Et quand on cesse
       de s’échapper, l’on se souviens que la souffrance est bien présente. Mais
       on attent, la sortie comme un détenu. On est « La phobie scolaire
       résistante » […] texte rédigé en cours [souligné dans le texte] (Re.
       Agathe, 2018, L435).
Trouver la confiance dans son expérience
Mise en exergue, la confiance est aidante et on la retrouve dans tous les récits. Mais il
ne s’agit pas d’une confiance en soi qui confère une assurance permettant de ne
dépendre de personne, comme l’estime de soi mise en avant dans les compétences
psychosociales. Au contraire, cette confiance, pensée à la fois comme pratique et
comme dépendance éthique, consiste d’abord « à voir ce qui compte » (Laugier, 2005,
p. 164). Elle suggère non pas d’avoir confiance en un soi donné qui serait extérieur,
mais d’avoir confiance dans son expérience et « de trouver les mots pour la dire »
(Laugier, 2005, p. 163) et la partager comme l’illustre ci-dessous le témoignage
d’Agathe :
46   RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 40(2)

       Enfin j’ai toujours un ami et il est dans une bulle, il est avec moi tu vois,
       et j’imagine faire une bulle avec cette personne, enfin j’appelle ça comme
       ça, et quand j’étais allée chez le psy, c’est parce que j’avais plus personne
       dans ma bulle, et en fait c’est bizarre […] En fait, après j’en ai parlé avec
       mon psy […] enfin j’ai pas cherché à expliquer plus, parce que lui il a dit
       que c’était parce que je fumais trop, sauf que c’était déjà comme ça avant
       que je fume et donc il m’a pas compris, j’ai pas voulu insister pour lui
       expliquer […] (Et. Agathe, 2016, L277).
       La dimension subjective de cette confiance apprend à devenir attentif, c’est-à-
dire à « trouver sa voix » (Laugier, 2010, p. 25), avant de pouvoir trouver son soi,
comme en attestent les exemples ci-dessous :
       [L’expérience est difficile à raconter] parce qu’il faut réussir à avoir la
       compréhension de la personne en face de toi, il faut trouver les bons mots
       pour mettre un doigt sur le problème que tu as […] ou la chose que tu as
       envie d’exprimer, alors qu’avec la musique […] tu n’as pas ce problème-
       là, t’as juste à vivre et à être là, enfin les vibrations et la musique çà fait le
       travail pour toi (Et. Lan, 2017, L243).
       [Selon Stan] La vie de base est ennuyante, les mangas c’est la chose qui,
       d’une part te donne confiance en toi (je prend exemple du manga Naruto
       qui t’apprend de ne jamais baisser les bras et de suivre toujours tes rêve)
       (Re. Stan, 2018, L545).
       Ces médiums, comme soutien et assistance narrative, ont pu offrir la possibilité
de commencer le récit d’une expérience vivante. Pour autant, dans ce processus,
l’attention aux détails et aux mots demande de l’entraînement. C’est un exercice
affectif et cognitif qui consiste à être sensible aux interprétations réelles ou fictives de
chacun. Tel un holding comme « processus contenant », au sens de Winnicott
(Boukobza, 2003), le récit prend soin, car l’expression des affects rend capable, et
devient, selon la métaphore de Rancière, « une machine à faire parler la vie » (Fjeld,
2018, p. 95) qui réduit l’incertitude et le non expliqué.
Des récits vivants et créatifs
Si cette rencontre narrative montre que la tendance est au résumé et à la visualisation,
elle montre surtout que le récit de nature hybride est création. Il est aussi processus et
activité, c’est-à-dire qu’il demande du temps et qu’il reste en lien à la manière de se
raconter, qui diffère selon le médium narratif choisi le plus souvent pour ses
dimensions discrètes, suggestives et ses qualités esthétiques.
       Dans ce corpus, certains jeunes n’ont pas souhaité écrire, d’autres ont préféré les
dessins, les poèmes, d’autres ont choisi de se raconter en musique. Ces différentes
façons de s’écrire réinterrogent la fragilité de la mise en intrigue et supposent de rester
HARDY, & ENEAU /   Méthodologie du récit partagé : une pragmatique de l’attention   47

attentifs au hors-texte, à l’écoute, ainsi qu’à l’importance des conversations qui à
l’écart des enregistrements et des temps de réflexion dédiés à la recherche émaillent ce
processus, surtout lorsqu’il s’agit d’expériences difficiles et restées silencieuses. Ces
récits partagés s’affirment comme une pratique éthique et une façon de penser; ils ont
rempli la fonction d’un milieu attentionnel qui a matérialisé l’écoute propice à
l’expression des mobilités empathiques (Rabatel, 2019).
       En amorçant quelques polarités et orientations, ces résultats ne produisent
aucune loi générale, aucune explication rassurante, mais rendent public un débat ouvert
sur des expériences partagées et sources d’intérêts communs.
L’attention aux récits « inter-prêtés »
Dans l’intention de revenir sur les fondements épistémologiques de l’enquête narrative
articulée à celle d’une perspective du care, la discussion explore les enjeux de la
méthodologie comme pragmatique de l’attention. Elle vise l’intérêt du projet descriptif
et herméneutique que poursuit la phénoménologie du sujet capable et tente de saisir les
dimensions réciproques et compréhensives de l’expérience (Breton, 2017).
       Construite sur la connaissance élaborée et validée de façon dialogique, son
postulat éthique s’affirme, non uniquement comme théorie, mais aussi comme activité
concrète collant aux particularités des situations, des personnes et de leurs capacités
d’expression (Laugier et al., 2009).
       La réception des contenus douloureux évoquant les phénomènes de harcèlement,
des violences intraconjugales ou de la maltraitance a fait l’objet de signalements le
temps de l’enquête. Ces difficultés n’ont pas pu être développées dans l’article du fait
de la concision et du nombre de caractères imposé. Son intention guidée par la
phénoménologie pragmatique s’aligne sur les recommandations descriptives
constitutives d’une perspective du care pour soutenir les enjeux solidaires et attentifs
d’une transformation conjointe. Sa dimension herméneutique défend une fragilité et
une sensibilité dont la force tient au fait d’être reçue par d’autres interprètes (Depraz,
2016).
       Le recours à la théorie ancrée inverse l’ordre des choses et la conception de
l’enquête pour se rendre sensible à ce qui est « juste sous nos yeux » (Laugier et al.,
2009). Les arguments heuristiques de sa démarche sont ajustés aux désirs d’expression
mis en avant par les jeunes et la coopération a permis l’élargissement de l’analyse
empirique pour laisser libre cours à la parole des protagonistes impliqués (Paperman,
2013).
       Le récit d’expérience n’a rien d’une révélation et n’a pas pour objectif
d’enfermer chacun dans sa propre vision du monde. Cependant, éloigné du relativisme,
son statut heuristique n’est pas d’établir des données soumises aux enjeux de la preuve,
mais constitue une attestation qui, selon Ricœur, n’affirme pas la prétention de détenir
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