Mobilité internationale et emploi local en Nouvelle-Calédonie - Doctorante - Université de la Nouvelle-Calédonie Laboratoire CNEP
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Mobilité internationale et emploi local en Nouvelle-Calédonie. Anne Morel-lab Doctorante – Université de la Nouvelle-Calédonie Laboratoire CNEP
Introduction La construction et le démarrage quasi concomitants de deux grandes unités métallurgiques en Nouvelle- Calédonie, territoire restreint doté d’une population réduite posent clairement le cadre d’une rencontre improbable entre des références et des usages souvent très éloignés en matière de rapport au travail. Ces écarts sont accidentellement mis au grand jour par la nécessité fonctionnelle qu’ils ont d’être comblés pour permettre d’atteindre l’objectif recherché par tous (pour des raisons différentes) - la production de nickel. L’expérience de terrain menée tout d’abord au sein du projet de Vale et qui se poursuit dans le cadre du chantier de construction de l’usine Nord m’a donné la possibilité d’observer de manière pragmatique, l’articulation des singularités néo-calédoniennes en matière d’emploi avec les normes internationales propres aux grandes entreprises inscrites dans une économie de type mondialisée. Ce rapport circonstanciel, circonscrit dans l’espace et le temps prend valeur de dramatisation théâtrale d’un malentendu lié pour partie à l’intelligibilité des références. Dans une première partie, nous nous attacherons à décrire les différents types de mobilité internationale rencontrés dans le cadre de ces grands chantiers internationaux et leur rattachement à une norme internationale élaborée dans une vision anglo-américaine de l’organisation du travail. Dans une deuxième partie, nous aborderons les spécificités de la Nouvelle-Calédonie en matière d’instruction des demandes de permis de travail dans le cadre des projets miniers et leur référencement à une tradition française de la vision du métier. Nous analyserons ensuite, au travers de quelques exemples précis, les malentendus qui en découlent. Enfin, nous tenterons de démontrer en quoi cette situation particulière, prend valeur de dramatisation théâtrale d’un phénomène plus large, qui constitue l’un des enjeux du monde du travail à l’échelle planétaire. 1. La mobilité internationale enjeu de l’industrialisation du XXIème siècle La notion de mobilité internationale recouvre différentes réalités que nous nous proposons de décrire rapidement pour mieux comprendre les enjeux qui s’y rattachent. 1.1 Expatrié, un statut professionnel reconnu Les départements ressources humaines des grandes entreprises internationales spécialisées dans la gestion de projets ont pour habitude de parler des « expats », terme qui définit la catégorie du personnel envoyé en détachement dans un pays étranger pour effectuer une mission de plus ou moins longue durée. Il s’agit donc d’un statut professionnel particulier, indépendant de la qualification, du poste ou du métier et de la nationalité de l’employé : Un contrat de détachement d’expatriation comprend un certain
nombre de clauses qui vont de la prise en charge de ses frais de transports, de santé et de séjours à une majoration de sa rémunération, négociée pour la durée de son détachement. Ces clauses incitatives recouvrent plusieurs types de mobilités professionnelles, que Philippe Pierre1 reparties en : • mobilité d’expertise- visant principalement un transfert de savoir-faire, • mobilité d’appartenance – visant une fidélisation de cadres dits à « haut potentiel » ou impatriés, • mobilité dites de gouvernance - visant l’exercice du commandement et de contrôle d’une activité stratégique. Au-delà de leurs distinctions, ces mobilités correspondent toutes à des postes d’encadrement, créant chez les individus qui en bénéficient un sentiment d’appartenance à une sorte de caste professionnelle, consciente de ses attributs et âpre à les défendre. Le statut particulier de ces professionnels en fait aussi des garants de la perpétuation d’un modèle organisationnel développé et entretenu par les grandes entreprises qui les emploient. 1.2 De nouveaux cadres à l’international Cependant, l’existence de cette caste professionnelle, historiquement constituée d’occidentaux éduqués dans les universités et grandes écoles des pays développés, commence à être remise en cause par l’arrivée sur le marché du travail, d’individus formés dans les pays dits émergents et dont les niveaux de qualification et de compétences sont équivalents à ceux des pays occidentaux. Ceci est plus particulièrement vrai pour les postes d’encadrement intermédiaire ou dans certains domaines techniques. A titre d’exemple, le responsable d’un département du chantier de construction du site de Vavouto - français « expat », ayant réalisé toute sa carrière professionnelle dans le cadre des grands projets de construction - évoquait les difficultés qu’il avait désormais à retenir du personnel philippin composé de techniciens spécialisés détenteurs d’une expertise très recherchée à l’échelle planétaire : « Ils vont toujours au plus offrant, et comme ils sont loin des niveaux de rémunération et des avantages des occidentaux ils font monter les enchères. » et ce d’autant plus aisément qu’acculturés au modèle économique dominant, dont ils ont suivi les enseignements dans le cadre de leur formation, ils maîtrisent parfaitement les tenants et les aboutissants de leurs actions. Cette pression, non revendicative mais calquée sur les lois du marché, active tous les ressorts du rapport d’offre et demande. Ce faisant, ces cadres participent pleinement au renforcement du modèle dominant à l’échelle mondiale. 1 chercheur au Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique du CNRS, a écrit plusieurs articles scientifiques à propos de la mobilité internationale des cadres – voir bibliographie
1.3 La vente organisée d’une main d’œuvre bon marché Par ailleurs, les grands projets ont traditionnellement recours à une main d’œuvre dite de masse, faiblement qualifiée apte à s’adapter aux habitudes et aux rythmes de travail des grands chantiers. L’état philippin est précurseur dans l’encadrement de ce troisième type de mobilité internationale. L’agence gouvernementale Philippine Overseas Employment Administration (POEA), vérifie les conditions d’embauche et de rémunération de ses ressortissants dont la mobilité internationale constitue un apport en devises étrangères profitable au pays tout entier. Cette vente de main d’œuvre, organisée au travers d’entreprises de placements, s’est depuis développée dans les autres pays asiatiques. De manière paradoxale, cette mobilité se développe et se diversifie tandis que parallèlement, les migrations temporaires de ces populations peu qualifiées deviennent plus laborieuses liées à la difficulté d’obtention des visas de séjour. En effet, le déploiement du biométrique, norme d’identification liée : « à un glissement progressif dans l’énonciation de la menace terroriste » comme le présente Philippe Bonditti2, contribue à l’implantation de véritables frontières virtuelles, plus infranchissables que les frontières physiques et qui n’autorisent pas la libre circulation des individus au-delà des limites de leur pays d’origine. La tension créée par la tendance contradictoire de deux impératifs : d’une part la volonté économico-financière des grandes entreprises internationales à faire appel à une main d’œuvre peu couteuse, disciplinée et travailleuse et qui offre donc d’importants potentiels de rentabilité et de retour sur investissement et d’autre part la mise en ordre, programmée par les gouvernants des pays occidentaux, d’un contrôle accru de la circulation des individus, a pour première conséquence, l’accroissement démesuré des démarches administratives, des délais et des coûts qui s’y rattachent. Le traitement d’une demande de visa long séjour pour une personne ressortissante d’un pays soumis à visa a été estimé à trois mois par les responsables du projet KNS. Les documents à produire, l’obligation de déplacement des personnes vers les consulats ralentissent le processus. La surcharge de travail ne parvenant souvent plus à être assumée par les consulats, ils font appel à des sociétés tiers pour la prise de rendez-vous et la vérification des dossiers avant émission du titre ce qui tend à déshumaniser le processus et la non prise en compte des cas individuels. Les migrations temporaires des travailleurs en masse s’en trouvent compliquées mais ne diminuent pas pour autant. En conclusion de cette présentation typologique, nous conviendrons que ce troisième type de mobilité internationale n’est pas comparable avec les deux précédemment décrits. La première, bien maîtrisée par les grandes entreprises qui l’ont suscitée pour pouvoir s’internationaliser, est valorisée et valorisante dans le contexte d’une économie mondialisée. La seconde, souvent encore entravée par les contrôles aux frontières, vise une reconnaissance sociale et l’assimilation au modèle dominant pour des individus qui ont su ou pu bénéficier d’un système éducatif et de formation calqués sur les pré-requis de ce modèle. Les nationaux philippins et vietnamiens éduqués en anglais et formés aux méthodes de management anglo-américaine occupent de plus en plus les postes d’encadrement intermédiaire 2 Biométrie et maîtrise des flux : vers une « géo-technopolis du vivant-enmobilité»? - Cultures & Conflits - Numéro 58
précédemment occupés par des occidentaux. A l’inverse la dernière, la plus importante numériquement, la plus dévalorisée d’un point de vue statutaire et la plus contrôlée d’un point de vue de la mobilité internationale car perçue comme la plus menaçante sur le plan migratoire, n’offre que peu d’ouvertures pour les individus qui acceptent de se couper de leur milieu et de séparer de leurs proches dans l’espoir de pouvoir subvenir à leurs besoins économiques. En Nouvelle-Calédonie, la mobilité de ces populations asiatiques ravive le souvenir de migrations antérieures liées à l’exploitation du nickel. 2. Une mobilité internationale encadrée par la loi C’est ainsi que le lancement des derniers grands projets miniers, Vale et KNS, a conduit le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie a élaboré une législation spécifique. 2.1 La loi pour Prestation de Services Internationale (PSI) Le titre II du livre VI du code du travail, établit le champ d’application et les règles applicables aux entreprises internationales détachant du personnel non français dans le cadre d’une mobilité internationale liée « à l’exécution de travaux de construction ou d’installation d’un ensemble de structures et d’infrastructures destinées aux activités minières et métallurgiques ». Les articles Lp. 621-1, Lp. 621-2, définissent le cadre et les conditions du détachement. L’article Lp. 621-3 en précise la durée maximum y compris les congés payés : « 1° Un an pour le personnel d’exécution. Cette durée peut-être prolongée de 6 mois au plus ; 2° Trois ans pour le personnel d’encadrement, les ingénieurs et les techniciens. Cette durée peut-être prolongée d’un an au plus. » Ainsi, la Nouvelle-Calédonie s’est-elle dotée d’un outil législatif lui permettant de restreindre la mobilité internationale d’une main d’œuvre de masse à des activités de construction des unités métallurgiques et à en limiter la durée. Outre ce contrôle, la législation prévoit aussi l’encadrement des conditions de travail. Les articles Lp.622-1 et suivants précisent la réglementation applicable aux salariés en détachement. Le service main d’œuvre étrangère de la Direction du Travail et de l’Emploi (DTE) en charge de l’instruction des dossiers individuels de demande de permis de travail pour les étrangers en détachement dans le cadre des grand- chantiers vérifie que le contrat de travail signé par le travailleur est bien conforme à la législation applicable en Nouvelle-Calédonie relativement au travail. La DTE veille également au respect du Salaire Minimum Garanti (SMG) et aux droits à congés payés. De plus, l’examen de la demande de permis de travail est conditionné par deux préalables : 1- la vérification que le demandeur dispose bien des qualifications propres à l’exercice du métier qu’il déclare vouloir venir exercer en Nouvelle-Calédonie.
2- l’assurance qu’aucun demandeur d’emploi inscrit dans l’un des organismes de placement de la Nouvelle-Calédonie n’est en mesure d’occuper le poste. Ce dernier point fait l’objet d’une concertation avec l’organisme de placement dans lequel l’offre d’emploi établi par l’employeur est déposée. Le traitement de cette offre requiert son rattachement à un code ROME. 2.2 Le Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois (ROME) Ce répertoire et la codification qui s’y rattache ont été initialement conçus et développés par l’Agence Nationale Pour l’Emploi (ANPE) pour faciliter la mise en relation des demandeurs d’emploi avec leurs potentiels employeurs. Conçu autour d’une approche métier, ce répertoire définit les emplois, les conditions de leur exercice et leurs pré-requis. Il découle de cette présentation un lien formel entre métier et travail qui place l’individu, sa profession, sa formation, sa qualification et son expérience évaluées en années de pratique au cœur du dispositif du marché de l’emploi. Cette vision se retrouve dans l’organisation du travail « à la française ». La Nouvelle-Calédonie en a hérité. L’ensemble des éléments matérialisés par le référencement métier et l’établissement d’un contrat de travail de droit français conditionnent l’examen de tout dossier de demande de permis de travail pour un travailleur étranger en détachement sur les grands projets miniers. Ce modèle imposé, fort éloigné de ceux utilisés dans les relations de travail propres aux grandes compagnies internationales est au mieux inconnu des interlocuteurs étrangers, au pire incompris voire réfuté. Les services RH des grands groupes n’admettent pas facilement qu’une administration étrangère vienne leur dicter des pratiques et s’immiscer dans la relation contractuelle négociée au cas par cas avec leur salarié détaché. La complexité du dispositif est fréquemment débattue par les entrepreneurs qui en imputent la lourdeur à la combinaison de l’application du modèle administratif français à la volonté politique calédonienne de protéger l’emploi local. 3. L’emploi local, ferment du malentendu interculturel Dans cette troisième partie, nous nous attacherons tout d’abord à rappeler le contexte dans lequel s’exprime l’expression d’emploi local en Nouvelle-Calédonie. Nous examinerons aussi, au travers de quelques exemples significatifs les écarts entre les modes d’organisation anglophones et français, eux- mêmes représentatifs de visions du monde du travail différentes, voire opposées.
3.1 L’emploi local, une loi de pays très politique Comme le laisse entendre l’expression, l’emploi local correspond à la priorité donnée aux insulaires dans l’accès au travail salarié. L’enjeu est de taille dans une économie en pleine expansion qui doit faire face aux contingences de la mondialisation et à la pénurie de main d’œuvre adaptée à ses ambitions de développement industriel. C’est à ce titre qu’elle figure dans l’Accord de Nouméa : « La taille de la Nouvelle-Calédonie et ses équilibres économiques et sociaux ne permettent pas d'ouvrir largement le marché du travail et justifient des mesures de protection de l'emploi local.(…) Afin de tenir compte de l’étroitesse du marché du travail, des dispositions seront définies pour favoriser l’accès à l’emploi local des personnes durablement établies en Nouvelle-Calédonie. (…) Pour cette période, la notion de citoyenneté fonde les restrictions apportées au corps électoral pour les élections aux institutions du pays et pour la consultation finale. Elle sera aussi une référence pour la mise au point des dispositions qui seront définies pour préserver l’emploi local ». Le caractère éminemment politique de la loi transparait également dans le relevé de conclusions ème du VIII comité des signataires de l’accord de Nouméa qui s’est déroulé à l’hôtel Matignon le 24 juin 2010, et qui prend acte des discussions sur cette loi de pays dans ces termes3: « Concernant la priorité à l’emploi local, elle a été inscrite dans l’Accord de Nouméa et précisée par l’article 24 de la loi organique n°99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle Calédonie, qui a renvoyé à des lois du pays le soin de définir la durée et les modalités des mesures destinées à favoriser l’accès des citoyens de la Nouvelle Calédonie, et des personnes justifiant d’une durée suffisante de résidence à un emploi salarié, à la fonction publique de la Nouvelle Calédonie et à la fonction publique communale et à une profession libérale. Le projet de loi du pays a été adopté par le Congrès le 30 décembre 2009. Sur le fondement de l’article 103 de la loi organique, onze élus du Congrès ont sollicité la soumission de ce projet à une nouvelle délibération du Congrès. Les signataires forment le vœu que ce projet de loi de pays puisse être soumis au Congrès à l’occasion de la prochaine session administrative. » Ce n’est finalement que le 27 juillet 2010 après modification de son titre initial par l’adjonction de la notion de protection que le Congrès de la Nouvelle-Calédonie votait à l’unanimité la loi de pays sous l’intitulé : « loi du pays relative à la protection, au soutien et à la promotion de l'emploi local »4 3 Extrait du relevé de conclusions du VIIIème comité des signataires de l’accord de Nouméa. 4 Sur le sujet lire les textes en ligne sur le site du Laboratoire de Recherches Juridique et Economique de l’UNC http://larje.univ- nc.nc.
Ainsi, l’emploi local occupe t-il le devant de la scène politique et sociale de la Nouvelle-Calédonie depuis des décennies. C’est l’un des paradigmes de la notion de destin commun, elle-même rattachée à celle de citoyenneté. En outre, comme nous l’avons vu précédemment, la composante emploi local est directement reliée à celle de métier, elle même rattachée au ROME. La combinaison de ces deux aspects constitue un ensemble spécifique « calédonien » dont le formalisme affiché contribue au malentendu interculturel. 3.2 Des écarts qui créent le malentendu interculturel 3.2.1 Métier et poste de travail Comme décrit précédemment, les spécificités néo-calédoniennes en matière d’emploi local reposent sur la codification française des métiers, le ROME. A l’inverse, la vision anglo-américaine, celle qui a cours dans les grands projets internationaux, est basée sur une organisation non pas en terme de métiers mais de positions. Le travailleur n’y est pas rattaché à un métier mais à une fonction : assistant, superviseur, surintendant, coordinateur, manager. Aussi dans un cas, nous aurions l’équation : un homme = un métier quand dans l’autre elle serait : un homme = un poste de travail. Cet écart de référence engendre des différences dans les modes d’organisation et de représentations du monde du travail très conséquentes. En effet, la norme anglo-américaine, celle qui s’est imposée au travers des modes de management et qui a cours sur le site de Vavouto, favorise des modes de gestions rationalisés, basés sur les calculs de coûts établis par la planification avec une forte incidence des statistiques. Ceci mène à l’établissement de ratios (de rendement, de productivité) et au développement de formules de calcul du type : Homme/heure ou homme/mois. Ces modes de gestions se prêtent à des représentations graphiques, courbes ou organigrammes qui établissent les liens, hiérarchiques ou non, entre les individus rattachés à une même structure et leur degré d’interdépendance. Les chaines de décisions et de responsabilités y sont clairement réparties et rattachées aux fonctions identifiées. Elles s’en trouvent désincarnées de l’individu qui occupe la fonction. L’homme n’y est qu’un nom à côté d’un titre comme le montre les badges individuels. Le changement d’un individu par un autre n’est pas considéré comme préjudiciable à l’organisation tant que la fonction demeure. Ceci pourrait expliquer les remaniements fréquents dans l’équipe des responsables. Le projet de KNS a connu, depuis le rachat de Falconbridge par Xstrata, le départ de plusieurs responsables à des niveaux plus ou moins importants de l’organisation. Ces départs, volontaires ou provoqués, sont toujours présentés comme étant dans l’ordre des choses et de peu d’incidences. L’apport de la nouveauté, de sang neuf et d’une nouvelle énergie pour occuper la fonction y est même généralement considérée comme très positive. Cette vision tournée délibérément vers le futur fait généralement peu de cas des connaissances liées à l’expérience individuelle et au passé. Le système tout entier repose sur la confiance accordée aux modèles éprouvés ailleurs et confiés au développement de puissants logiciels de calcul qui permettent de programmer l’avenir de manière totalement virtuelle.
A l’inverse, l’approche métier valorise l’action de l’individu, considéré comme un tout intègre, indivisible autonome et responsable. Il est possible d’établir des hiérarchies ou des filiations de métiers, voir des cousinages mais la notion de métier véhicule une dimension individuelle propre au monde du travail, à la française, à sa valeur patrimoniale et transmissible. Cette vision est historiquement reliée à celle du travail artisanal. Elle se retrouve dans des expressions du langage courant : « l’ouvrage bien fait », « fier de son métier » et aux questions posées aux enfants dès leur plus jeune âge : « Quel métier tu voudras faire quand tu seras grand ? » Cet attachement au métier prime sur celui à l’emploi dont il est intrinsèquement dépendant. Il n’est pas rare que la perte de son emploi soit considérée par le travailleur comme une remise en cause de sa capacité à exercer son métier. Cette vision engendre une tension qui pourrait en partie expliquer la réputation de « râleur » et d’arrogance des français dans le cadre du projet de KNS. Plus que d’autres, les « expats » français ont en effet tendance à se plaindre d’être empêchés d’exercer leur métier de la manière et dans les conditions qui leur permettraient de contribuer à l’optimisation du fonctionnement de l’organisation. Il va s’en dire que la généralisation de l’anglais en tant que langue d’échanges contribue à cette frustration : « What’s your job ? » ne signifie pas la même chose que : « Quel est ton métier ? » A la première question se rattache la notion d’occupation professionnelle et de rémunération, tandis que la seconde véhicule le parcours de formation, la qualification. L’une est un point sur une ligne avec un avenir qui s’ouvre, l’autre un trait plein qui devient pointillé au-delà du présent. Cet écart dans la vision du travail apparaît dans la rédaction des descriptifs de poste et des curriculum vitae (CV). La procédure de demande de permis de travail exige que ces deux documents soient versés au dossier. Le CV doit faire état du métier, des qualifications et de l’expérience professionnelle du demandeur. Ceux établis en anglais par les entreprises internationales de main d’œuvre non qualifiée indiquent à la rubrique métier : « helper », traduit sur le permis de travail initial par : « assistant des travaux publics et du gros œuvre » (code rome 42113) titre qui occulte les autres activités telles que « porteur de tubes de structures métalliques », « poseur de tuyaux » ou « tireur de câbles électriques », qui ne portent pas de titre de métier mais correspondent néanmoins à une occupation professionnelle donnant lieu à rémunération. Par contre, l’expérience professionnelle citée relate une vie entière passée de chantier de construction en site industriel. Le CV précise aussi que la personne sait travailler en toute sécurité en suivant les consignes transmises, toutes choses attendues d’un travailleur polyvalent dans le cadre d’un grand chantier industriel. Ainsi, la question de l’emploi local en Nouvelle-Calédonie et son entrée métier, de par le contexte dans lequel elle s’exprime, prend valeur de démonstration formelle de l’incompatibilité fonctionnelle du modèle anglo-américain à l’œuvre dans les grands chantiers se développant sur son territoire et le référentiel des métiers qui dicte l’application des lois sur le travail en Nouvelle-Calédonie. La rencontre forcée entre ces deux visions oblige à la création d’outils de transposition.
3.2.2 La nécessité d’une transposition L’envergure des enjeux, économiques (pour les compagnies minières) et politique (pour les instances de la Nouvelle-Calédonie) et l’obligation de réussite qui en découle force les protagonistes à développer des outils de transpositions, des interfaces qui permettront de corréler ces deux approches antagoniques. Le formalisme des modèles ne pouvant être contournés, il a fallu inventer des modes de fonctionnement concertés, adaptés et adaptables aux évolutions constantes du projet et de son environnement et qui permettent à chacune des parties d’opérer dans sa sphère selon ses principes. Ceci a présidé à la création du Centre de Coordination des Visas (CCV), cellule de traitement des demandes de visa et de permis de travail pour toute personne non française rattachée au projet de construction de l’usine du Nord. Outre l’accompagnement individuel des entrepreneurs souhaitant mobiliser des travailleurs étrangers et le soutien aux administrations dans le pré-traitement des dossiers de demande, l’objet essentiel du CCV est de mettre en synergie, les impératifs du chantier, ceux des entrepreneurs étrangers avec ceux des partenaires institutionnels, administratifs et politique de la Nouvelle-Calédonie. Charge à cette cellule de développer des outils fonctionnels, pour partie constitués par des modes opératoires (des procédures), des mécanismes de transposition linguistique (des traductions) et pour l’essentiel de contacts permettant de comprendre et faire comprendre. Ces contacts le plus souvent informels lors d’échanges au téléphone ou par courriels peuvent aussi prendre des formes plus formelles dans le cadre de rencontres de concertation qui contribuent à créer le climat de confiance qui va permettre d’avancer de manière constructive. Ainsi, l’existence et le fonctionnement de cette cellule démontrent l’incapacité d’un modèle externe aussi dominant soit-il à fonctionner sans prise en compte du contexte, de ces dimensions spécifiques et des références auquel il se rattache. De ce point de vue, le rattachement administratif de la Nouvelle-Calédonie à des pratiques et des référencements français offre un cadre exemplaire. La non prise en compte de cette dimension linguisto-culturelle par les entreprises internationales qui se sont succédées sur les projets de construction des usines du Sud et du Nord expliquerait pour partie les problèmes rencontrés sur les chantiers : conflits, retards, dépassements budgétaires… En conclusion, nous avons choisi de traiter ici deux composantes du monde du travail : la mobilité internationale et l’emploi local qui, pour des raisons pragmatiques et concrètes sont amenées à devoir trouver des modes de fonctionnements adaptés à la réalisation de leurs objectifs, qu’ils soient communs ou distincts, dans le cadre des grands projets de construction de sites industriels en Nouvelle-Calédonie. Nous avons établi le postulat selon lequel l’aspect insulaire de la Nouvelle-Calédonie d’une part et son passé colonial d’autre part créent les conditions de dramatisation d’une situation de portée plus large dont les effets et conséquences sont à l’œuvre à l’échelle planétaire. Le développement de législations de plus en plus contraignantes en matière de contrôle de la circulation des individus en situation de travail et
l’accroissement permanent des situations de mobilités professionnelles en seraient les preuves. Ceci nous a permis de montrer que la corrélation de ces deux composantes engendrait des tensions fortes liées à l’existence d’écarts organisationnels et fonctionnels entre les modes de gestion des entreprises internationales, calquées sur des principes d’une vision anglo-américaine du capitalisme présentée comme universelle5, et des modes de gestion liés à des pratiques et des contextes spécifiques. Ces écarts se manifestent de manière pragmatique dans des usages et des références linguistico-culturelle. Ils engendrent des malentendus qui font frein à la mise en œuvre d’objectifs communs. La levée de ces malentendus ne peut s’envisager sans la contribution « d’agents de relais » pour reprendre l’expression d’Edouard Glissant, « qui travaillent dans la matière de la Relation »6 et engendrent un flux communicationnel constructif. Gageons que c’est sans doute l’un des plus grands enjeux auxquels devront faire face le développement des projets miniers dans le Pacifique. Bibliographie BAGLA L., 2003, Sociologie des organisations, Repères, La Découverte BEAL C., 2002, Comment prendre en compte le rôle des préjugés dans les malentendus interculturels?, Marges linguistiques BEAL C., 2010, Les interactions quotidiennes en français et en anglais : de l’approche comparative à l’analyse des situations interculturelles. Collection Linguistic Insights, Studies in language and communication. Bern : Peter Lang, BLANCHET P., 1998, Langues, identités culturelles et développement : quelle dynamique pour les peuples émergents ? » Conférence revue et corrigée, cinquantenaire de «Présence africaine, Unesco. BLANCHET P. et COSTE D., 2010 Regards critiques sur la notion d’inter culturalité. Pour une didactique de la pluralité linguistique et culturelle, L’Harmattan BILLIEZ J., 1985, La langue comme marqueur d’identité, Revue Européenne des Migrations Internationales Vol. 1 n°2 BONDITTI, P., 2005, Biométrie et maîtrise des flux : vers une « géo‐technopolis du vivant‐enmobilité »?, Cultures et Conflits n° 58 CALVET L‐J, 2001, Linguistique et colonialisme, Petite Bibliothèque Payot CHANLAT J.F., 2003, Sciences sociales et management. Plaidoyer pour une anthropologie générale, Les presse de l’Université de Laval, éditions Eska COHEN D., 2006 Trois leçons sur la société post‐industrielle, Seuil CRYSTAL D., 1997, English as a global language, Cambridge University Press D’IRIBANE P., 1998, Culture et mondialisation, gérer par delà les frontières, Seuil GLISSANT E., 1990, Poétique de la Relation, Gallimard GODDARD C., 2006, Ethopragmatics : Understanding discourse in Cultural Context, Berlin Mouton de Gruyter GOOFMAN E., 1967, Les rites d’interaction, Les éditions de minuit GOOFMAN E, 1981 Façons de parler, Le Sens commun, Les éditions de minuit GUMPERZ J.J., 1989, Sociolinguistique interactionnelle, une approche interprétative, L'Harmattan HYMES D‐H., 1984, Vers la compétence de communication, Paris, Crédif‐Hatier 5 SEGAL JP, 2009, Le Monde du travail au cœur du destin commun, Direction du Travail et de l’Emploi Nouvelle‐ Calédonie 6 Poétique de la Relation p. 191
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