Mobilité internationale et emploi local en Nouvelle-Calédonie - Doctorante - Université de la Nouvelle-Calédonie Laboratoire CNEP

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Mobilité internationale et emploi local

       en Nouvelle-Calédonie.

                                                      Anne Morel-lab

                     Doctorante – Université de la Nouvelle-Calédonie

                                                   Laboratoire CNEP
Introduction

La construction et le démarrage quasi concomitants de deux grandes unités métallurgiques en Nouvelle-
Calédonie, territoire restreint doté d’une population réduite posent clairement le cadre d’une rencontre
improbable entre des références et des usages souvent très éloignés en matière de rapport au travail.
Ces écarts sont accidentellement mis au grand jour par la nécessité fonctionnelle qu’ils ont d’être comblés
pour permettre d’atteindre l’objectif recherché par tous (pour des raisons différentes) - la production de
nickel.
L’expérience de terrain menée tout d’abord au sein du projet de Vale et qui se poursuit dans le cadre du
chantier de construction de l’usine Nord m’a donné la possibilité d’observer de manière pragmatique,
l’articulation des singularités néo-calédoniennes en matière d’emploi avec les normes internationales
propres aux grandes entreprises inscrites dans une économie de type mondialisée. Ce rapport
circonstanciel, circonscrit dans l’espace et      le temps       prend valeur de dramatisation théâtrale d’un
malentendu lié pour partie à l’intelligibilité des références.
          Dans une première partie, nous nous attacherons à décrire les différents types de mobilité
internationale rencontrés dans le cadre de ces grands chantiers internationaux et leur rattachement à une
norme internationale élaborée dans une vision anglo-américaine de l’organisation du travail. Dans une
deuxième partie, nous aborderons les spécificités de la Nouvelle-Calédonie en matière d’instruction des
demandes de permis de travail dans le cadre des projets miniers et leur référencement à une tradition
française de la vision du métier. Nous analyserons ensuite, au travers de quelques exemples précis, les
malentendus qui en découlent. Enfin, nous tenterons de démontrer en quoi cette situation particulière,
prend valeur de dramatisation théâtrale d’un phénomène plus large, qui constitue l’un des enjeux du
monde du travail à l’échelle planétaire.

1.            La mobilité internationale enjeu de l’industrialisation du XXIème siècle

      La notion de mobilité internationale recouvre différentes réalités que nous nous proposons de décrire
rapidement pour mieux comprendre les enjeux qui s’y rattachent.

1.1           Expatrié, un statut professionnel reconnu

      Les départements ressources humaines des grandes entreprises internationales spécialisées dans la
gestion de projets ont pour habitude de parler des « expats », terme qui définit la catégorie du personnel
envoyé en détachement dans un pays étranger pour effectuer une mission de plus ou moins longue
durée. Il s’agit donc d’un statut professionnel particulier, indépendant de la qualification, du poste ou du
métier et de la nationalité de l’employé : Un contrat de détachement d’expatriation comprend un certain
nombre de clauses qui vont de la prise en charge de ses frais de transports, de santé et de séjours à une
majoration de sa rémunération, négociée pour la durée de son détachement. Ces clauses incitatives
recouvrent plusieurs types de mobilités professionnelles, que Philippe Pierre1 reparties en :
      •   mobilité d’expertise- visant principalement un transfert de savoir-faire,

      •   mobilité d’appartenance – visant une fidélisation de cadres dits à « haut potentiel » ou
          impatriés,

      •   mobilité dites de gouvernance - visant l’exercice du commandement et de contrôle d’une
          activité stratégique.

      Au-delà de leurs distinctions, ces mobilités correspondent toutes à des postes d’encadrement, créant
chez les individus qui en bénéficient un sentiment d’appartenance à une sorte de caste professionnelle,
consciente de ses attributs et âpre à les défendre. Le statut particulier de ces professionnels en fait aussi
des garants de la perpétuation d’un modèle organisationnel développé et entretenu par les grandes
entreprises qui les emploient.

1.2           De nouveaux cadres à l’international

          Cependant, l’existence de cette caste professionnelle, historiquement constituée d’occidentaux
éduqués dans les universités et grandes écoles des pays développés, commence à être remise en cause
par l’arrivée sur le marché du travail, d’individus formés dans les pays dits émergents et dont les niveaux
de qualification et de compétences sont équivalents à ceux des pays occidentaux. Ceci est plus
particulièrement vrai pour les postes d’encadrement intermédiaire ou dans certains domaines techniques.
A titre d’exemple, le responsable d’un département du chantier de construction du site de Vavouto -
français « expat », ayant réalisé toute sa carrière professionnelle dans le cadre des grands projets de
construction - évoquait les difficultés qu’il avait désormais à retenir du personnel philippin composé de
techniciens spécialisés détenteurs d’une expertise très recherchée à l’échelle planétaire : « Ils vont
toujours au plus offrant, et comme ils sont loin des niveaux de rémunération et des avantages des
occidentaux ils font monter les enchères. » et ce d’autant plus aisément qu’acculturés au modèle
économique dominant, dont ils ont suivi les enseignements dans le cadre de leur formation, ils maîtrisent
parfaitement les tenants et les aboutissants de leurs actions. Cette pression, non revendicative mais
calquée sur les lois du marché, active tous les ressorts du rapport d’offre et demande. Ce faisant, ces
cadres participent pleinement au renforcement du modèle dominant à l’échelle mondiale.

1
   chercheur au Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique du CNRS, a écrit plusieurs articles
scientifiques à propos de la mobilité internationale des cadres – voir bibliographie
1.3             La vente organisée d’une main d’œuvre bon marché

           Par ailleurs, les grands projets ont traditionnellement recours à une main d’œuvre dite de masse,
faiblement qualifiée apte à s’adapter aux habitudes et aux rythmes de travail des grands chantiers. L’état
philippin est précurseur dans l’encadrement de ce troisième type de mobilité internationale. L’agence
gouvernementale Philippine Overseas Employment Administration (POEA), vérifie les conditions
d’embauche et de rémunération de ses ressortissants dont la mobilité internationale constitue un apport
en devises étrangères profitable au pays tout entier. Cette vente de main d’œuvre, organisée au travers
d’entreprises de placements, s’est depuis développée dans les autres pays asiatiques. De manière
paradoxale, cette mobilité se développe et se diversifie tandis que parallèlement, les migrations
temporaires de ces populations peu qualifiées deviennent plus laborieuses liées à la difficulté d’obtention
des visas de séjour. En effet, le déploiement du biométrique, norme d’identification liée : « à un glissement
progressif dans l’énonciation de la menace terroriste » comme le présente Philippe Bonditti2, contribue à
l’implantation de véritables frontières virtuelles, plus infranchissables que les frontières physiques et qui
n’autorisent pas la libre circulation des individus au-delà des limites de leur pays d’origine. La tension
créée par la tendance contradictoire de deux impératifs : d’une part la volonté économico-financière des
grandes entreprises internationales à faire appel à une main d’œuvre peu couteuse, disciplinée et
travailleuse et qui offre donc d’importants potentiels de rentabilité et de retour sur investissement et
d’autre part la mise en ordre, programmée par les gouvernants des pays occidentaux, d’un contrôle accru
de la circulation des individus, a pour première conséquence, l’accroissement démesuré des démarches
administratives, des délais et des coûts qui s’y rattachent. Le traitement d’une demande de visa long
séjour pour une personne ressortissante d’un pays soumis à visa a été estimé à trois mois par les
responsables du projet KNS. Les documents à produire, l’obligation de déplacement des personnes vers
les consulats ralentissent le processus. La surcharge de travail ne parvenant souvent plus à être assumée
par les consulats, ils font appel à des sociétés tiers pour la prise de rendez-vous et la vérification des
dossiers avant émission du titre ce qui tend à déshumaniser le processus et la non prise en compte des
cas individuels. Les migrations temporaires des travailleurs en masse s’en trouvent compliquées mais ne
diminuent pas pour autant.

           En conclusion de cette présentation typologique, nous conviendrons que ce troisième type de
mobilité internationale n’est pas comparable avec les deux précédemment décrits. La première, bien
maîtrisée par les grandes entreprises qui l’ont suscitée pour pouvoir s’internationaliser, est valorisée et
valorisante dans le contexte d’une économie mondialisée. La seconde, souvent encore entravée par les
contrôles aux frontières, vise une reconnaissance sociale et l’assimilation au modèle dominant pour des
individus qui ont su ou pu bénéficier d’un système éducatif et de formation calqués sur les pré-requis de
ce modèle. Les nationaux philippins et vietnamiens éduqués en anglais et formés aux méthodes de
management anglo-américaine occupent de plus en plus les postes d’encadrement intermédiaire

2
    Biométrie et maîtrise des flux : vers une « géo-technopolis du vivant-enmobilité»? - Cultures & Conflits - Numéro 58
précédemment occupés par des occidentaux. A l’inverse la dernière, la plus importante numériquement,
la plus dévalorisée d’un point de vue statutaire et la plus contrôlée d’un point de vue de la mobilité
internationale car perçue comme la plus menaçante sur le plan migratoire, n’offre que peu d’ouvertures
pour les individus qui acceptent de se couper de leur milieu et de séparer de leurs proches dans l’espoir
de pouvoir subvenir à leurs besoins économiques. En Nouvelle-Calédonie, la mobilité de ces populations
asiatiques ravive le souvenir de migrations antérieures liées à l’exploitation du nickel.

2.          Une mobilité internationale encadrée par la loi

        C’est ainsi que le lancement des derniers grands projets miniers, Vale et KNS, a conduit le
gouvernement de la Nouvelle-Calédonie a élaboré une législation spécifique.

2.1         La loi pour Prestation de Services Internationale (PSI)

        Le titre II du livre VI du code du travail, établit le champ d’application et les règles applicables aux
entreprises internationales détachant du personnel non français dans le cadre d’une mobilité
internationale liée « à l’exécution de travaux de construction ou d’installation d’un ensemble de structures
et d’infrastructures destinées aux activités minières et métallurgiques ». Les articles Lp. 621-1, Lp. 621-2,
définissent le cadre et les conditions du détachement. L’article Lp. 621-3 en précise la durée maximum y
compris les congés payés :
        « 1° Un an pour le personnel d’exécution. Cette durée peut-être prolongée de 6 mois au plus ;
         2° Trois ans pour le personnel d’encadrement, les ingénieurs et les techniciens. Cette durée
peut-être prolongée d’un an au plus. »
        Ainsi, la Nouvelle-Calédonie s’est-elle dotée d’un outil législatif lui permettant de restreindre la
mobilité internationale d’une main d’œuvre de masse à des activités de construction des unités
métallurgiques et à en limiter la durée.

        Outre ce contrôle, la législation prévoit aussi l’encadrement des conditions de travail. Les articles
Lp.622-1 et suivants précisent la réglementation applicable aux salariés en détachement. Le service main
d’œuvre étrangère de la Direction du Travail et de l’Emploi (DTE) en charge de l’instruction des dossiers
individuels de demande de permis de travail pour les étrangers en détachement dans le cadre des grand-
chantiers vérifie que le contrat de travail signé par le travailleur est bien conforme à la législation
applicable en Nouvelle-Calédonie relativement au travail. La DTE veille également au respect du Salaire
Minimum Garanti (SMG) et aux droits à congés payés. De plus, l’examen de la demande de permis de
travail est conditionné par deux préalables :
1- la vérification que le demandeur dispose bien des qualifications propres à l’exercice du métier qu’il
déclare vouloir venir exercer en Nouvelle-Calédonie.
2- l’assurance qu’aucun demandeur d’emploi inscrit dans l’un des organismes de placement de la
Nouvelle-Calédonie n’est en mesure d’occuper le poste.

Ce dernier point fait l’objet d’une concertation avec l’organisme de placement dans lequel l’offre d’emploi
établi par l’employeur est déposée. Le traitement de cette offre requiert son rattachement à un code
ROME.

2.2          Le Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois (ROME)

         Ce répertoire et la codification qui s’y rattache ont été initialement conçus et développés par
l’Agence Nationale Pour l’Emploi (ANPE) pour faciliter la mise en relation des demandeurs d’emploi avec
leurs potentiels employeurs. Conçu autour d’une approche métier, ce répertoire définit les emplois, les
conditions de leur exercice et leurs pré-requis. Il découle de cette présentation un lien formel entre métier
et travail qui place l’individu, sa profession, sa formation, sa qualification et son expérience évaluées en
années de pratique au cœur du dispositif du marché de l’emploi. Cette vision se retrouve dans
l’organisation du travail « à la française ». La Nouvelle-Calédonie en a hérité.

         L’ensemble des éléments matérialisés par le référencement métier et l’établissement d’un contrat
de travail de droit français conditionnent l’examen de tout dossier de demande de permis de travail pour
un travailleur étranger en détachement sur les grands projets miniers. Ce modèle imposé, fort éloigné de
ceux utilisés dans les relations de travail propres aux grandes compagnies internationales est au mieux
inconnu des interlocuteurs étrangers, au pire incompris voire réfuté. Les services RH des grands groupes
n’admettent pas facilement qu’une administration étrangère vienne leur dicter des pratiques et s’immiscer
dans la relation contractuelle négociée au cas par cas avec leur salarié détaché. La complexité du
dispositif est fréquemment débattue par les entrepreneurs qui en imputent la lourdeur à la combinaison de
l’application du modèle administratif français à la volonté politique calédonienne de protéger l’emploi
local.

3.           L’emploi local, ferment du malentendu interculturel

         Dans cette troisième partie, nous nous attacherons tout d’abord à rappeler le contexte dans lequel
s’exprime l’expression d’emploi local en Nouvelle-Calédonie. Nous examinerons aussi, au travers de
quelques exemples significatifs les écarts entre les modes d’organisation anglophones et français, eux-
mêmes représentatifs de visions du monde du travail différentes, voire opposées.
3.1              L’emploi local, une loi de pays très politique

            Comme le laisse entendre l’expression, l’emploi local correspond à la priorité donnée aux
insulaires dans l’accès au travail salarié. L’enjeu est de taille dans une économie en pleine expansion qui
doit faire face aux contingences de la mondialisation et à la pénurie de main d’œuvre adaptée à ses
ambitions de développement industriel. C’est à ce titre qu’elle figure dans l’Accord de Nouméa : « La taille
de la Nouvelle-Calédonie et ses équilibres économiques et sociaux ne permettent pas d'ouvrir largement
le marché du travail et justifient des mesures de protection de l'emploi local.(…) Afin de tenir compte de
l’étroitesse du marché du travail, des dispositions seront définies pour favoriser l’accès à l’emploi local des
personnes durablement établies en Nouvelle-Calédonie. (…) Pour cette période, la notion de citoyenneté
fonde les restrictions apportées au corps électoral pour les élections aux institutions du pays et pour la
consultation finale. Elle sera aussi une référence pour la mise au point des dispositions qui seront définies
pour préserver l’emploi local ».

            Le caractère éminemment politique de la loi transparait également dans le relevé de conclusions
          ème
du VIII         comité des signataires de l’accord de Nouméa qui s’est déroulé à l’hôtel Matignon le 24 juin
2010, et qui prend acte des discussions sur cette loi de pays dans ces termes3:

« Concernant la priorité à l’emploi local, elle a été inscrite dans l’Accord de Nouméa et précisée par
l’article 24 de la loi organique n°99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle Calédonie, qui a renvoyé à
des lois du pays le soin de définir la durée et les modalités des mesures destinées à favoriser l’accès des
citoyens de la Nouvelle Calédonie, et des personnes justifiant d’une durée suffisante de résidence à un
emploi salarié, à la fonction publique de la Nouvelle Calédonie et à la fonction publique communale et à
une profession libérale.
Le projet de loi du pays a été adopté par le Congrès le 30 décembre 2009. Sur le fondement de l’article
103 de la loi organique, onze élus du Congrès ont sollicité la soumission de ce projet à une nouvelle
délibération du Congrès. Les signataires forment le vœu que ce projet de loi de pays puisse être soumis
au Congrès à l’occasion de la prochaine session administrative. »

            Ce n’est finalement que le 27 juillet 2010 après modification de son titre initial par l’adjonction de
la notion de protection que le Congrès de la Nouvelle-Calédonie votait à l’unanimité la loi de pays sous
l’intitulé : « loi du pays relative à la protection, au soutien et à la promotion de l'emploi local »4

3
    Extrait du relevé de conclusions du VIIIème comité des signataires de l’accord de Nouméa.
4
    Sur le sujet lire les textes en ligne sur le site du Laboratoire de Recherches Juridique et Economique de l’UNC http://larje.univ-
                 nc.nc.
Ainsi, l’emploi local occupe t-il le devant de la scène politique et sociale de la Nouvelle-Calédonie
depuis des décennies. C’est l’un des paradigmes de la notion de destin commun, elle-même rattachée à
celle de citoyenneté. En outre, comme nous l’avons vu précédemment, la composante emploi local est
directement reliée à celle de métier, elle même rattachée au ROME. La combinaison de ces deux aspects
constitue un ensemble spécifique « calédonien » dont le formalisme affiché contribue au malentendu
interculturel.

3.2          Des écarts qui créent le malentendu interculturel

3.2.1        Métier et poste de travail

         Comme décrit précédemment, les spécificités néo-calédoniennes en matière d’emploi local
reposent sur la codification française des métiers, le ROME. A l’inverse, la vision anglo-américaine, celle
qui a cours dans les grands projets internationaux, est basée sur une organisation non pas en terme de
métiers mais de positions. Le travailleur n’y est pas rattaché à un métier mais à une fonction : assistant,
superviseur, surintendant, coordinateur, manager.       Aussi dans un cas, nous aurions l’équation : un
homme = un métier quand dans l’autre elle serait : un homme = un poste de travail.
         Cet écart de référence engendre des différences dans les modes d’organisation et de
représentations du monde du travail très conséquentes. En effet, la norme anglo-américaine, celle qui
s’est imposée au travers des modes de management et qui a cours sur le site de Vavouto, favorise des
modes de gestions rationalisés, basés sur les calculs de coûts établis par la planification avec une forte
incidence des statistiques. Ceci mène à l’établissement de ratios (de rendement, de productivité) et au
développement de formules de calcul du type : Homme/heure ou homme/mois. Ces modes de gestions se
prêtent à des représentations graphiques, courbes ou organigrammes qui établissent les liens,
hiérarchiques ou non, entre les individus rattachés à une même structure et leur degré d’interdépendance.
Les chaines de décisions et de responsabilités y sont clairement réparties et rattachées aux fonctions
identifiées. Elles s’en trouvent désincarnées de l’individu qui occupe la fonction. L’homme n’y est qu’un
nom à côté d’un titre comme le montre les badges individuels. Le changement d’un individu par un autre
n’est pas considéré comme préjudiciable à l’organisation tant que la fonction demeure. Ceci pourrait
expliquer les remaniements fréquents dans l’équipe des responsables. Le projet de KNS a connu, depuis
le rachat de Falconbridge par Xstrata, le départ de plusieurs responsables à des niveaux plus ou moins
importants de l’organisation. Ces départs, volontaires ou provoqués, sont toujours présentés comme étant
dans l’ordre des choses et de peu d’incidences. L’apport de la nouveauté, de sang neuf et d’une nouvelle
énergie pour occuper la fonction y est même généralement considérée comme très positive. Cette vision
tournée délibérément vers le futur fait généralement peu de cas des connaissances liées à l’expérience
individuelle et au passé. Le système tout entier repose sur la confiance accordée aux modèles éprouvés
ailleurs et confiés au développement de puissants logiciels de calcul qui permettent de programmer
l’avenir de manière totalement virtuelle.
A l’inverse, l’approche métier valorise l’action de l’individu, considéré comme un tout intègre,
indivisible autonome et responsable. Il est possible d’établir des hiérarchies ou des filiations de métiers,
voir des cousinages mais la notion de métier véhicule une dimension individuelle propre au monde du
travail, à la française, à sa valeur patrimoniale et transmissible. Cette vision est historiquement reliée à
celle du travail artisanal. Elle se retrouve dans des expressions du langage courant : « l’ouvrage bien
fait », « fier de son métier » et aux questions posées aux enfants dès leur plus jeune âge : « Quel métier
tu voudras faire quand tu seras grand ? » Cet attachement au métier prime sur celui à l’emploi dont il est
intrinsèquement dépendant. Il n’est pas rare que la perte de son emploi soit considérée par le travailleur
comme une remise en cause de sa capacité à exercer son métier. Cette vision engendre une tension qui
pourrait en partie expliquer la réputation de « râleur » et d’arrogance des français dans le cadre du projet
de KNS. Plus que d’autres, les « expats » français ont en effet tendance à se plaindre d’être empêchés
d’exercer leur métier de la manière et dans les conditions qui leur permettraient de contribuer à
l’optimisation du fonctionnement de l’organisation. Il va s’en dire que la généralisation de l’anglais en tant
que langue d’échanges contribue à cette frustration : « What’s your job ? » ne signifie pas la même chose
que : « Quel est ton métier ? » A la première question se rattache la notion d’occupation professionnelle et
de rémunération, tandis que la seconde véhicule le parcours de formation, la qualification. L’une est un
point sur une ligne avec un avenir qui s’ouvre, l’autre un trait plein qui devient pointillé au-delà du présent.

        Cet écart dans la vision du travail apparaît dans la rédaction des descriptifs de poste et des
curriculum vitae (CV). La procédure de demande de permis de travail exige que ces deux documents
soient versés au dossier. Le CV doit faire état du métier, des qualifications et de l’expérience
professionnelle du demandeur. Ceux établis en anglais par les entreprises internationales de main
d’œuvre non qualifiée indiquent à la rubrique métier : « helper », traduit sur le permis de travail initial par :
« assistant des travaux publics et du gros œuvre » (code rome 42113) titre qui occulte les autres activités
telles que « porteur de tubes de structures métalliques », « poseur de tuyaux » ou « tireur de câbles
électriques », qui ne portent pas de titre de métier mais correspondent néanmoins à une occupation
professionnelle donnant lieu à rémunération. Par contre, l’expérience professionnelle citée relate une vie
entière passée de chantier de construction en site industriel. Le CV précise aussi que la personne sait
travailler en toute sécurité en suivant les consignes transmises, toutes choses attendues d’un travailleur
polyvalent dans le cadre d’un grand chantier industriel.
        Ainsi, la question de l’emploi local en Nouvelle-Calédonie et son entrée métier, de par le contexte
dans lequel elle s’exprime, prend valeur de démonstration formelle de l’incompatibilité fonctionnelle du
modèle anglo-américain à l’œuvre dans les grands chantiers se développant sur son territoire et le
référentiel des métiers qui dicte l’application des lois sur le travail en Nouvelle-Calédonie. La rencontre
forcée entre ces deux visions oblige à la création d’outils de transposition.
3.2.2       La nécessité d’une transposition

        L’envergure des enjeux, économiques (pour les compagnies minières) et politique (pour les
instances de la Nouvelle-Calédonie) et l’obligation de réussite qui en découle force les protagonistes à
développer des outils de transpositions, des interfaces qui permettront de corréler ces deux approches
antagoniques. Le formalisme des modèles ne pouvant être contournés, il a fallu inventer des modes de
fonctionnement concertés, adaptés et adaptables aux évolutions constantes du projet et de son
environnement et qui permettent à chacune des parties d’opérer dans sa sphère selon ses principes.
Ceci a présidé à la création du Centre de Coordination des Visas (CCV), cellule de traitement des
demandes de visa et de permis de travail pour toute personne non française rattachée au projet de
construction de l’usine du Nord. Outre l’accompagnement individuel des entrepreneurs souhaitant
mobiliser des travailleurs étrangers et le soutien aux administrations dans le pré-traitement des dossiers
de demande, l’objet essentiel du CCV est de mettre en synergie, les impératifs du chantier, ceux des
entrepreneurs étrangers avec ceux des partenaires institutionnels, administratifs et politique de la
Nouvelle-Calédonie. Charge à cette cellule de développer des outils fonctionnels, pour partie constitués
par des modes opératoires (des procédures), des mécanismes de transposition linguistique (des
traductions) et pour l’essentiel de contacts permettant de comprendre et faire comprendre. Ces contacts
le plus souvent informels lors d’échanges au téléphone ou par courriels peuvent aussi prendre des formes
plus formelles dans le cadre de rencontres de concertation qui contribuent à créer le climat de confiance
qui va permettre d’avancer de manière constructive.

        Ainsi, l’existence et le fonctionnement de cette cellule     démontrent l’incapacité d’un modèle
externe aussi   dominant soit-il à fonctionner sans prise en compte du contexte, de ces dimensions
spécifiques et des références auquel il se rattache. De ce point de vue, le rattachement administratif de la
Nouvelle-Calédonie à des pratiques et des référencements français offre un cadre exemplaire. La non
prise en compte de cette dimension linguisto-culturelle par les entreprises internationales qui se sont
succédées sur les projets de construction des usines du Sud et du Nord expliquerait pour partie les
problèmes rencontrés sur les chantiers : conflits, retards, dépassements budgétaires…

        En conclusion, nous avons choisi de traiter ici deux composantes du monde du travail : la mobilité
internationale et l’emploi local qui, pour des raisons pragmatiques et concrètes sont amenées à devoir
trouver des modes de fonctionnements adaptés à la réalisation de leurs objectifs, qu’ils soient communs
ou distincts, dans le cadre des grands projets de construction de sites industriels en Nouvelle-Calédonie.
Nous avons établi le postulat selon lequel l’aspect insulaire de la Nouvelle-Calédonie d’une part et son
passé colonial d’autre part créent les conditions de dramatisation d’une situation de portée plus large dont
les effets et conséquences sont à l’œuvre à l’échelle planétaire. Le développement de législations de plus
en plus contraignantes en matière de contrôle de la circulation des individus en situation de travail et
l’accroissement permanent des situations de mobilités professionnelles en seraient les preuves. Ceci
nous a permis de montrer que la corrélation de ces deux composantes engendrait des tensions fortes
liées à l’existence d’écarts organisationnels et fonctionnels entre les modes de gestion des entreprises
internationales, calquées sur des principes d’une vision anglo-américaine du capitalisme présentée
comme universelle5, et des modes de gestion liés à des pratiques et des contextes spécifiques. Ces
écarts se manifestent de manière pragmatique dans des usages et des références linguistico-culturelle.
Ils engendrent des malentendus qui font frein à la mise en œuvre d’objectifs communs. La levée de ces
malentendus ne peut s’envisager sans la contribution « d’agents de relais » pour reprendre l’expression
d’Edouard Glissant,          « qui travaillent dans la matière de la Relation »6 et engendrent un flux
communicationnel constructif. Gageons que c’est sans doute l’un des plus grands enjeux auxquels
devront faire face le développement des projets miniers dans le Pacifique.

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