Nationalismes et classes sociales en Belgique - Érudit

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Liberté

Nationalismes et classes sociales en Belgique
Jacques Dofny

Volume 4, Number 24, June–July 1962

URI: https://id.erudit.org/iderudit/30167ac

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Collectif Liberté

ISSN
0024-2020 (print)
1923-0915 (digital)

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Dofny, J. (1962). Nationalismes et classes sociales en Belgique. Liberté, 4(24),
387–397.

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JACQUES DOFNY

   Nationalismes et classes sociales
              en Belgique

     Lors de la grande grève belge de décembre 60 à janvier 61, je
me trouvais en Belgique. J'ai donc vécu cette grève dans son dérou-
 lement, entendu et rencontré André Renard qui en était le chef. Il
m'a impressionné par le calme et la force qu'il manifestait aux
moments les plus difficiles. Ses analyses étaient lucides, ses mots
d'ordre bien trempés. C'était un ouvrier qui parlait, mais un de
ses militants qui avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi et s'était forgé
des convictions aussi bien dans l'étude que dans la réflexion sur son
expérience de travailleur et de militant. Plongé très jeune dans la
résistance, pendant la guerre, il en avait conservé un sens de la
tactique, des risques et de l'efficacité peu ordinaire.
     Faire connaître ce qu'il écrit aujourd'hui au public québécois
me paraît offrir un grand intérêt. Il ne représente pas, loin de là,
l'opinion belge, mais il représente déjà beaucoup plus l'opinion
wallone et dans celle-ci la partie la plus dynamique des forces de
gauche. On discute les solutions qu'il propose, on ne les passe jamais
sous silence. Les thèses qu'il avance pourraient faire l'objet de dis-
cussions, tel n'est pas mon propos. Je me suis efforcé d'introduire
ce qu'il dit par un rappel historique et j'y ai ajouté deux ordres de
commentaires qui me paraissent élargir le débat.
    On a souvent souligné la simultanéité des revendications wallones
et québécoises; on en a tracé le parallélisme. Elles se fondent, ces
ressemblances, sur un fait simple: Wallons et Québécois constituent
les deux populations de souche latine et de langue française les plus
importantes hors de France. Il y a un fond culturel commun très
important sur la base duquel se sont inscrits des devenirs historiques
différents.
     La Belgique est un ensemble de provinces de langue française
et de langue flamande. Entre ces deux groupes ethniques passe la
frontière du monde latin et du monde germanique. Terres de fron-
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tières, ces provinces seront, au cours des siècles, l'enjeu des rivalités
entre les nations européennes se constituant ou s'opposant. Ainsi ce
territoire connaîtra des intégrations, des dominations, ou des occu-
pations diverses: bourguignonne, espagnole, autrichienne, française.
A la fin des guerres napoléoniennes, il constitue un territoire où
prédominent les provinces flamandes: le Royaume des Pays Bas. Dans
ce royaume il y a en fait trois populations: hollandaise, flamande,
wallonne. Si les Hollandais ont la même langue que les Flamands,
ils en sont séparés par la confession religieuse. Les uns sont pro-
testants, les autres catholiques. Mais si Wallons et Flamands sont
de langue différente, ils sont de confession commune, catholique.
Ces deux dernières populations supportent mal la domination qu'exer-
cent sur eux le gouvernement et l'administration hollandaise: c'est
la Révolution de 1830. Un petit nombre d'"indépendantistes" (1800
a-t-on dit) lancent le mot d'ordre, quelques journées d'émeute s'en-
suivent; effrayées, les quelques garnisons hollandaises se retirent,
la Belgique est indépendante.
    Alors restent en présence deux peuples qui ont épousé très sou-
vent au cours des siècles, un destin commun, mais qui sont de
souche ethnique et de langue entièrement différentes.
     La réunion de ces deux groupes ethniques en un seul état s'est
faite par l'opposition à un troisième groupe, mais elle s'est constituée
dans une période de l'histoire des nationalismes européens qui
voyait se développer et s'étendre la puissance de l'Angleterre. Sou-
cieuse de se garantir de la France et de la puissance allemande et
autrichienne, l'Angleterre soutiendra l'existence d'un territoire in-
dépendant, plateforme de débarquement ou avant-poste de sa défense.
En quelque sorte, c'est la pression ou la neutralisation des forces
nationales étrangères et opposées qui vont donner vie à cette neu-
tralité en triangle que constitue la Belgique. Elle existe, par l'exis-
tence de forces qui s'opposent non pas à elle-même, mais entre elles.
Sous ces pressions extérieures, résultat d'un équilibre stratégique et
politique entre les trois grandes nations du 19e siècle, les groupes
ethniques différents "collent" en quelque sorte, et parviennent à bâtir
des institutions gouvernementales et administratives unitaires.
   Mais le rapport des forces entre les deux parties du pays n'est
pas égal. Le grand mouvement d'industrialisation du 19e siècle se
déroule en Wallonie. C'est là que se situe le gisement charbonnier
qui, partant de la Rhur, traverse la Wallonie, se prolonge dans le
Nord de la France et aboutit en Angleterre. Cette zone charbonnière
va constituer des régions économiques très semblables dans les
quatre pays. Mais la situation de la Wallonie est particulièrement
privilégiée dans cet ensemble, car elle est, pour ainsi dire, presque
toute entière bâtie sur cette zone continue, alors que dans les
autres pays, ces zones sont isolées ou supportent un groupe démo-
NATIONALISMES ET CLASSES SOCIALES EN BELGIQUE                  389

graphique qui les débordent. Sur ce gisement charbonnier va se
construire l'atelier de l'Europe; petit pays, la Belgique en aura une
grosse part, et dans la Belgique, c'est en Wallonie que l'affaire se
passe. Ainsi va se développer un centre industriel extrêmement riche
produisant principalement du charbon, du verre, des produits sidé-
rurgiques et métallurgiques. Dans la création et l'utilisation des
institutions politiques, financières, économiques, juridiques et admi-
nistratives, la bourgeoisie industrielle wallone fera la loi. La Flandre,
quant à elle, conserve son destin principalement agricole, avec ses
grandes villes du Moyen Age telles que Gand et Anvers. Autour de
ces grandes villes se constitueront bien des centres industriels, mais
d'une importance faible en comparaison de la Wallonie. Celle-ci forme
une région industrielle continue, partant de la frontière allemande,
passant par Verviers, Liège, Charleroi, Mons. au-delà de laquelle elle
rejoint la frontière française. Sur cet axe d'environ 200 km. s'éten-
dra la zone industrielle, flanquée de part et d'autre de zones agri-
coles.
     Au 19e siècle, cet atelier de l'Europe sera aussi l'atelier du
syndicalisme et du socialisme. Les luttes seront violentes, marquées
par la dureté et l'âpreté du travail. Contre une bourgeoisie indus-
trielle catholique ou libérale, leur imposant les lois de fer de la libre
entreprise, avec ses violents à-coup de chômage et son cortège de
misères, les mouvements ouvriers bâtiront les institutions de défense
d'une condition humaine sans cesse menacée. Ce grand mouvement
internationaliste produira des institutions marquées par des carac-
tères nationaux, mais la Wallonie, par sa culture et la langue parti-
culièrement, sera plus sensible à l'influence française. Les socialis-
tes Wallons lutteront plus pour que les enfants d'ouvriers accèdent
à l'instruction gratuite, et respectant leurs convictions idéologiques,
ils seront donc laïques; jaloux de leurs prérogatives régionales et
méfiants à l'égard de la royauté, ils seront parfois républicains.
     Mais ces organisations ouvrières ont pris un temps très long pour
s'établir; c'est au tournant du siècle seulement qu'elles vont prendre
une consistance définitive. Jusqu'alors, dans les villes flamandes, elles
s'appuieront sur leur vieille tradition des corporations de métier et
ensuite des mutuelles. Moins nombreuses en Wallonie, elles se politi-
seront par contre plus rapidement. Tant qu'il s'était agi de lutter
pour le maintien des salaires, en limitant l'embauche et en proté-
geant les ouvriers qualifiés, les vieilles traditions s'avéreront effi-
caces; mais à partir du moment où le machinisme érode les qualifica-
tions professionnelles, la tactique défensive ne consiste plus à limiter
l'emploi par métier, mais à regrouper l'ensemble des forces ouvriè-
res dans des fédérations d'industries, puis des centrales nationales,
 en vue d'une lutte dont l'arme principale était cette fois la grève.
Lorsque l'ensemble des syndiqués de toutes les industries sentiront

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que leur destin professionnel et économique est lié étroitement aux
 décisions politiques, ils créeront ces partis socialistes dont l'essor
 sera lent, mais qui s'approcheront définitivement du pouvoir lors-
 qu'ils auront conquis le suffrage universel, à la fin de la première
guerre mondiale.
      La Flandre s'était, elle aussi, industrialisée et le socialisme y
avait installé quelques bastions solides, à Gand notamment. Mais son
syndicalisme fut toujours plus ouvert aux influences anglaises et
allemandes; plus soucieux de réformes et d'organisation, les syndi-
qués flamands, dès avant 1914, rivalisaient en nombre avec les
syndiqués wallons, plus portés à l'idéologie et à l'action politique révo-
lutionnaire.
      Ceci, en réalité, ne faisait que traduire dans le microcosme belge
ce qui différencie le syndicalisme français du syndicalisme allemand
ou anglais. Mais il ne faut pas oublier que le taux de syndicalisation
n'est pas en soi nécessairement un indice de force syndicale dans la
lutte ou la négociation. La force du syndicalisme wallon tenait au
fait que les institutions politiques, économiques et sociales de la
Belgique étaient jusqu'à la fin de la première guerre dominées par
du personnel wallon. Parce que le climat général des institutions
belges privilégiaient la Wallonie, parce que le syndicalisme de com-
bat des industries en pointe était surtout un fait wallon, la prédo-
minance des ouvriers wallons au sein des organisations syndicales
était largement répandue.
      Cette prédominance dura longtemps. Mais l'évolution démogra-
phique d'une part et l'évolution de l'industrie de l'autre allaient chan-
ger et finalement renverser cette situation. Avec la croissance
industrielle plus rapide en Wallonie qu'en Flandres, le taux de nata-
lité des Wallons allait baisser d'une façon absolue, et relativement à
celui des Flamands. La Flandre, avec ses assises rurales et son idéo-
logie catholique, conservera pendant plus longtemps un taux de
natalité élevé. Le suffrage universel allait traduire au fil des années
cet avantage démographique en un avantage politique.
      La comparaison de la population des ouvriers et employés en
1910 et en 1947 est éloquente:

                      ouvriers           employés              total
                  1910      1947      1910     1947     1910           1947
provinces
flamandes         505.635   847.492   37.022 239.922   542.657 1.087.414
provinces
wallones          508.014   616.815   54.606 212.161   562.620         828.976
Brabant
(Bruxelles)       210.188   343.477   43.935 226.244   254.123         569.721
Total Belgique 1.223.837 1.807.784 135.563 678.327 1.359.400 2.486.111
NATIONALISMES ET CLASSES SOCIALES EN BELGIQUE                 391

     Dans la syndicalisation de cette population s'est aussi introduit
un facteur nouveau, celui du syndicalisme chrétien. L'histoire de ce
dernier est plus brève que celles des socialistes. Pendant les années
dures du 19e siècle, ce sont principalement les socialistes qui ont
représenté les aspirations ouvrières. Durant toute cette période, où
de petits groupes de militants ouvriers luttaient héroïquement dans
les conditions de répression les plus draconiennes et forgeaient ainsi
pour leurs camarades, le modèle d'un homme nouveau, épris de jus-
tice, d'égalité, de dignité humaine et de solidarité — que la classe
ouvrière n'oubliera jamais —, ces mêmes hommes, pour leur idéal
socialiste, étaient l'objet des attaques et des condamnations les plus
intransigeantes de la part des catholiques et du clergé. Les premiers
syndiqués chrétiens furent souvent des travailleurs employés dans
les bureaux. Peu nombreux, ils n'étaient d'aucun poids dans la lutte,
accentuant au contraire les écarts sociaux entre eux et les ouvriers.
Mais les choses changèrent; un authentique syndicalisme ouvrier se
développa, longtemps dominé par la hiérarchie ecclésiastique. Sans
doute que l'un des ferments les plus puissants du syndicalisme chré-
tien fut la J.O.C. créé par le vicaire Cardyn, dans une banlieue ou-
vrière bruxelloise dans les années vingt. Il trouva son terrain d'ex-
pansion naturel dans les régions flamandes en voie d'industrialisation.
Admirablement préparé au militantisme, il allait fournir les cadres
d'un syndicalisme chrétien, puissant et bien organisé. A la fin de
la guerre de 1940, si sa source de recrutement commençait à se tarir,
il s'était rapproché, au cours de la résistance à l'occupation alleman-
de, des militants socialistes, et, comme en France — quoique à un
beaucoup moindre degré — il prenait ses responsabilités d'une façon
plus dégagée des autorités religieuses, élargissant ses perspectives
professionnelles, aux perspectives économiques puis politiques.
     En 1910, dans les provinces flamandes, le taux de syndicalisation
(tous les syndicats) allait de 5,01 à 10,48 pour cent, alors que dans
les provinces wallones il allait de 1,08 à 7,28; Bruxelles: 4,58%. En
1947, les taux étaient les suivants: provinces flamandes: de 26,70 à
61,90%; provinces wallones: 23,73 à 38,45%; Brabant (Bruxelles)
19,58%.
     L'absence de recensement professionnel ne permettait pas de
donner des statistiques équivalentes pour la période 1947-1960. Tout
indique cependant que l'évolution s'est prolongée dans le même sens
En 1957, le nombre de syndicables était de 2.536.898, dont 55,53
étaient syndiqués: 698.825 Fédération Générale du Travail de Bel-
gique (socialiste) et 643.330 Confédération des Syndicats Chrétiens
(catholiques). En 1960, on pouvait dire que les deux organisations
syndicales belges étaient numériquement égales, mais que le pour-
centage d'affiliations flamandes sur le total de tous les syndiqués a
considérablement augmenté.
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     On se trouve donc dans une situation nouvelle; les industries
anciennes, verreries et charbon ont périclité en Wallonie (les "bons"
charbonnages sont ceux de Campine, dans le pays flamand). Même la
nouvelle sidérurgie (projet d'un nouveau complexe sidérurgique en
Flandres) ne s'y installe plus. Mais dans le même temps les nou-
velles industries qui, syndicalement, prennent un rôle pilote et de
combat, s'installent en Flandres. Dans le secteur des industries manu-
facturières, l'emploi a augmenté de 41.000 unités dans l'ensemble du
pays, alors qu'il reste stationnaire en Wallonie. En 1953, les entre-
prises wallones de fabrications métalliques occupaient 45.8% du
personnel de cette industrie; le pourcentage de cette industrie n'at-
teint plus que 40.4% en 1959. Dans la chimie, sur un total de 53.714
emplois, il n'y en a que 11.561 en Wallonie. Les deux autoroutes
existant en Belgique relient Bruxelles à des villes flamandes. Sur
les 88 entreprises créées par des capitaux américains, 63 l'ont été
dans la région bruxelloise, 23 dans la région flamande et 1 en
Wallonie. Et de toute façon, l'ensemble de l'économie belge est sta-
tionnaire. On gère convenablement l'industrie traditionnelle. Mais
on y exploite des brevets étrangers, la technicité moderne est insuf-
fisante. L'industrie ne s'est pas reconvertie aux nouveaux besoins de
l'économie mondiale.
     Ainsi donc, par rapport à la population de langue flamande, la
population de langue française se trouve aujourd'hui dans une situa-
tion d'infériorité. Largement majoritaires sur le plan démographi-
que, les Flamands le sont devenus sur le plan politique. Le climat
favorable a passé la frontière linguistique. Les institutions politiques,
économiques et sociales de la Belgique unitaire sont cette fois domi-
nées par un personnel flamand. Au sein même des institutions
(unitaires) syndicales et politiques socialistes le personnel flamand
est majoritaire. L'industrie du xxe siècle n'est plus fondée sur les
bassins charbonniers. Les mines mêmes de la Wallonie, épuisées ou
vétustés, ne supportent plus la concurrence. La fermeture accélérée
des puits de charbonnage donne à la population ouvrière wallone le
sentiment que le fondement de leurs activités économiques s'effon-
dre. A ce moment-là se produit une prise de conscience de l'ensemble
du phénomène. Les solutions à cette crise leur apparaissent ne plus
être entre leurs mains; ils se rendent compte que s'ils veulent sauver
leur gagne-pain, il faut qu'ils puissent avoir la responsabilité entière
de leur destin. C'est ce que la grève générale, vieille arme et recours
suprême des forces syndicales, affirmera.
     André Renard, dans son article, explique cette grève et les con-
clusions qu'il en a tirées. Ce qui précède visait à donner l'arrière-plan
historique qui en facilite la compréhension. A cet endroit je vou-
drais, de mon côté, aborder deux ordres de commentaires au sujet
de cette grève.
NATIONALISMES ET CLASSES SOCIALES EN BELGIQUE                   393

      1° Il s'est instauré en Europe tout un débat sur le problème de
la classe ouvrière. Si la plupart des travaux scientifiques n'ont jamais
mis en question la réalité sociologique de la classe ouvrière, plu-
sieurs d'entre eux ont souligné l'évolution de cette classe. Certains
ont dit que la classe ouvrière tendait à s'installer de plus en plus
dans une situation de classe moyenne. Pour élucider cette question,
il faudrait bien entendu préciser les concepts et théories et analyser
les méthodes, les techniques qui les fondent. Tel n'est pas l'objet de
cet article. En termes plus simples, on peut cependant faire quel-
ques remarques. Dire que l'ouvrier britannique ou français ou belge,
avec une petite villa entourée d'une haie, s'est découvert une âme
de bourgeois est pour le moins abusif; dire qu'il aspire à jouir en
paix des avantages du capitalisme manifesterait une ignorance pro-
fonde du syndicalisme européen. Il n'en est pas moins vrai que de
tels phénomènes existent et qu'ils préoccupent les militants ouvriers.
Mais le nombre d'ouvriers à ce point privilégiés n'est pas considéra-
ble. Là n'est pas le problème. Si le niveau de vie des ouvriers euro-
péens a augmenté, les écarts de classe restent énormes, et la puis-
sance des entreprises capitalistes, se concentrant, s'est accrue, ainsi
que des analyses célèbres l'avaient prédit. Certes, grâce aux efforts
des organisations ouvrières, bien des avantages ont été conquis d'une
prospérité plus grande, due certes au capitalisme, mais un peu plus
encore aux travailleurs qui ont assuré la production de cette riches-
se. Toute la législation sur le travail, la gratuité de la médecine et
 des produits pharmaceutiques (ou presque, par l'addition de la Sécu-
 rité Sociale et des secours des Mutuelles), l'accès à un enseignement
secondaire public (dont les exigences académiques sont parmi les
 plus élevées du monde), la construction de logements locatifs à bon
 marché (dans tous les sens du terme très souvent), pour donner
 quelques points parmi les plus importants, ont été obtenus de longue
 lutte par les organisations socialistes européennes auxquelles se sont
 jointes ultérieurement les organisations chrétiennes (qui opportuné-
 ment se sont placées dans un mouvement tant combattu autrefois). Ces
 avantages n'ont pas pour autant supprimé la classe ouvrière, telle-
 ment différente de la classe bourgeoise (dont les avantages se sont
 en général accrus beaucoup plus encore). Mais cette classe ouvrière,
 productrice de richesse nationale, est soumise de plus en plus à un
 traitement massif de propagande que diffusent la radio, la presse, la
 télévision, le cinéma, la publicité, les entreprises industrielles elles-
 mêmes. L'énorme majorité de ces techniques modernes est (hormis
 la radio et la télévision dans certains pays) aux mains de puissances
 financières, et ont des buts avant tout commerciaux. Une des gran-
  des difficultés des syndicats est de lutter contre cette commerciali-
 sation de techniques, dont les buts pourraient être éducatifs mais
  sont en réalité exactement l'inverse. Car les aspirations ouvrières ne
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se limitent pas aux biens matériels. Bien plus en profondeur, les re-
vendications ouvrières ont réclamé la justice, l'égalité des chances
(avec toutes les conditions préalables et concourrantes qu'elles sup-
posent) et, par-dessus tout, un respect total de la personne et des
collectivité qui ne peut être réel que sur un plan d'égalité. Au reste,
leur projet n'était pas que pure revendication puisqu'ils ont depuis
longtemps expliqué, que la technique moderne, avec toutes les con-
séquences qu'elle entraîne, réclamait un système économique à base
de planification démocratique, si le maximum de richesses devait
être exploité, produit ou distribué. Il ne semble pas que ces objec-
tifs se soient évanouis.
      Peut-on dire que les catégories de travailleurs salariés non ma-
nuels se soient quant à eux écartés de cet objectif? Le grand phé-
nomène du développement des classes moyennes (rarement prédit
celui-là) a certes bouleversé bien des simplifications schématiques.
L'orthodoxie socialiste (devenue souvent une scholastique, au sens pé-
joratif du terme) s'est révélée mal adaptée à l'explication de ces
phénomènes. Ce n'est que depuis la fin de la guerre 40-45, que les
jeunes générations se sont mises à repenser le problème. Mais les
vieilles générations, elles, disposant des leviers de commande, ont
presque toujours laissé les choses à la dérive. L'accès au pouvoir,
leur a permis de réaliser les objectifs anciens, — e t ce fut une
grande oeuvre, mais ils ne parvinrent pas à imaginer les solutions
nouvelles aux problèmes nouveaux. Dans la grève qui nous occupe,
en tous les cas, les travailleurs non manuels ont manifesté une par-
ticipation à la lutte autant et peut-être plus grande encore que celle
des ouvriers.
    Ainsi dans le socialisme belge, cette crise, ce conflit entre géné-
rations, se sont produits. La critique d'A. Renard doit être placée
dans cette perspective. Avec les jeunes générations de militants syn-
dicaux (souvent issus de la résistance, et retrempés par cette lutte),
les travaux de recherche et d'organisation furent mis en chantier.
Dans toute l'Europe, ces jeunes générations ont bien compris que le
problème n'était pas seulement de conquérir des libertés et des
droits politiques, que ceux-ci n'avaient de consistance réelle que s'ils
se fondaient sur la force économique. Le projet de démocratie poli-
tique s'est doublé du projet de démocratie économique. D'une part,
ils pensent qu'il ne suffit pas de conquérir des sièges à la Chambre
des députés pour gérer un pays, et d'autre part qu'il ne suffit pas
de nationaliser l'industrie, pour en rendre le fonctionnement démo-
cratique. Le problème est donc de bâtir des institutions à tous les
plans, financier, industriel, commercial, communications de masse,
enseignement, dont le fonctionnement et le contrôle soient démocra-
tiques au sens plein du terme. Tel est le sens des revendications
syndicales et socialistes que les jeunes générations réclament et qui
NATIONALISMES ET CLASSES SOCIALES EN BELGIQUE 395
leur paraissent susceptible d'entraîner une population, au milieu du
XXè siècle, vers des perspectives économiques et politiques sous des
formes qui lui soient propres, c'est-à-dire qui tiennent compte des
contingences; tel est le sens du mouvement wallon. S'il fallait dé-
montrer que les travailleurs du milieu du XXè siècle ne sont pas
endormis ou embourgeoisés, la grève générale qu'il a déclenché et
qui dura deux mois, suffirait à le prouver. Car une grève de cette
envergure, quand elle dure deux mois a vite fait de vider les caisses
syndicales. Elle ne peut tenir que par des sacrifices qui ruinent rapi-
dement les réserves des budgets ouvriers; elle suppose l'organi-
sation d'une entraide. Celle-ci se réalisa non seulement dans la popu-
lation, mais elle réveilla la solidarité internationale des travailleurs,
qui comprenaient l'enjeu de la lutte et envoyèrent de toute l'Europe
des fonds de soutien.

      2° La deuxième remarque porte sur le phénomène du fédéra-
lisme wallon (c'est-à-dire une gestion entièrement paritaire des affai-
res de l'Etat, par les deux groupes ethniques) ou du séparatisme,
comme l'idée en a été parfois lancée.
      D'après ce qui a été dit au début de cet article, on sait que
l'Etat belge est né au début du 19e siècle. Il a été tout autant le
produit d'une volonté interne que le résultat de pressions extérieu-
res s'équilibrant. Tant que la situation a été favorable au groupe
dominant, la pression extérieure assurait la cohésion des deux grou-
pes. Pendant cette période, les Flamands subissaient une domination
wallonne qui les dépassait non seulement par son importance
économique, mais aussi par son personnel. Il n'y avait pas d'univer-
sité de langue flamande avant la fin de la guerre de 1914, et l'ou-
 verture d'universités répondant aux besoins des Flamands ne se fit
que lentement, sous la pression de leurs revendications nationa-
 listes. A la sortie de la guerre de 1940, non seulement leur puissance
 démographique, grâce au suffrage universel, leur avait permis de
 conquérir les positions politiques entre les deux guerres, mais ils se
 trouvaient suffisamment équipés en personnel pour prendre eux-
 mêmes les positions importantes dans toute la vie du pays. La situa-
 tion était donc renversée.
     Mais dans le même temps, le contexte international se modifiait
profondément. La neutralisation du territoire belge n'était plus une
nécessité pour l'Allemagne, l'Angleterre ou la France, qui du rang
de grandes puissances se retrouvaient sur les strapontins de la scène
mondiale où deux impérialismes s'affrontaient. Au contraire, à par-
tir du Plan Schuman et de la création des premières institutions du
Marché Commun, c'est vers une intégration économique et politique
que les pays d'Europe continentale se dirigeaient. L'Angleterre ne
pouvait éviter tôt ou tard de s'y joindre.
396                            LIBERTE

      Dès lors les oppositions internes reprenaient leur vigueur et les
Wallons prenaient conscience que, dans le cadre d'un marché écono-
mique plus large, leurs avantages restaient considérables. La sup-
pression des barrières douanières faisait apparaître, avec plus de re-
lief, que l'ensemble du bassin industriel dont ils faisaient partie cons-
tituait de la Rhur à la Manche la région la plus industrialisée d'Eu-
rope. D'autre part les impératifs d'organisation économique des ré-
gions s'avéraient plus importants que les impératifs politiques du
XlXè siècle. Ainsi se trouvait alimenté un mouvement centrifuge qui
eut sans doute été impensable auparavant pour des raisons de straté-
gie politique et militaire.
     D'autre part, ce mouvement s'inscrit profondément dans le dé-
maillage de tout le système des impérialismes européens. Sur un
tout autre plan, la décolanisation relève du même ordre de phénomè-
ne. Tout ce qui a été bâti par les exigences des puissances de l'Eu-
rope occidentale dans les siècles précédents est renversé. Les peu-
ples colonisés prennent — à quel prix parfois, mais avec un courage
qui les libère des affronts séculaires — leur indépendance. La ques-
tion n'est pas de savoir, ici, si elles tombent sous la coupe d'autres
impérialismes, mais certainement d'enregistrer un fait, celui de l'as-
piration générale à l'autonomie des pays colonisés. D'autres ordres
se créent, qui correspondent à la période où nous sommes. Ils du-
reront jusqu'à ce que de nouvelles forces apparaissent et que de
nouveaux équilibres soient atteints. L'histoire n'arrête pas d'enfanter
— le plus souvent par la lutte — les formes nouvelles de la vie des
peuples, à chacune de ses périodes.
     Si donc l'on considère ce qui s'est passé en Belgique, et qui est
loin d'avoir produit tous ses effets, il apparait que le mouvement
des travailleurs wallons, que dirigea A. Renard, a relié une revendi-
cation ethnique à une revendication de classe. En effet, la grève, à
ses débuts, avec un caractère de défense professionnelle. Ce sont les
syndiqués des services publics plus particulièrement touchés par la
législation en instance devant les Chambres au moment de la grève
qui entamèrent la lutte. La grève s'étendit à d'autres branches indus-
trielles pour avoir finalement un caractère économique global dans
toute la Wallonie. Mais prenant conscience que tous les secteurs de
l'économie étaient arrêtés, la population et les responsables syndi-
caux comprirent, par le fait même, que la grève avait pris cette fois
un caractère nettement politique, et qu'aucun des trois niveaux du
problème, professionnel, économique et politique ne pouvait
être résolu séparément. On se trouvait dans la situation d'une classe
infériorisée à l'intérieur d'un groupe ethnique infériorisé. Les deux
situations appellaient des solutions conjointes et permettaient de re-
mettre en question l'ensemble des structures. Elles ouvraient la pos-
sibilité de lancer un programme de démocratie économique.
NATIONALISMES ET CLASSES SOCIALES EN BELGIQUE                 397

     Cette solution semble répondre à de nombreux éléments du pro-
blème des Wallons et des Flamands. Si en effet une démocratie exis-
te réellement tant au plan politique qu'au plan économique, le risque
est moindre de voir des catégories sociales ou des catégories ethni-
ques se trouver dans des situations infériorisées, puisqu'elle a juste-
ment pour objectif d'égaliser les droits et les pouvoirs de toutes les
catégories. Au contraire, dans une démocratie purement politique ou
purement économique, la loi du plus fort joue à plein; c'est-à-dire
que le groupe privilégié dans l'un des deux ordres, occupant les
positions-clé, non seulement domine l'autre mais surtout cumule les
avantages par un effet de puissance que les seules dispositions cons-
titutionnelles ou légales ne sont jamais parvenues à éviter et qui ne
maintiennent qu'une démocratie fictive. La résistance à cet état de
fait ainsi créé et son renversement ne peut se faire que par une
lutte des groupes sociaux ou ethniques, ou par les deux qui multi-
plient leur force, comme ce fut le cas dans la grève belge.
    La démocratie économique, sociale et politique, là où elle se réa-
lisera dans l'avenir, comportera elle aussi ses défauts, ses tâtonne-
ments, ses échecs, ses insuffisances, son usure. Il est peu probable
qu'elle implique un recul par rapport aux formes institutionnelles
précédentes au plan de la liberté, de la dignité, de l'efficacité et du
progrès d'une collectivité. Les deux grandes puissances qui s'effor-
cent de contrôler la conjoncture internationale mettent l'accent l'une
sur la démocratie économique, l'autre sur la démocratie politique.
Mais l'une et l'autre ne sont que des démocraties partielles. Sans
doute est-ce aux peuples qui accèdent, à ce tournant du siècle, à
leur autonomie qu'il revient d'imaginer les formes nouvelles, corres-
pondant aux besoins de l'époque. L'architecture du XXè siècle ré-
pond à d'autres besoins que celle du 18è ou du 19è, elle produit des
constructions radicalement différentes de celles des siècles antérieurs.
Il en est de même en politique. Si l'occasion se présente de bâ-
tir du neuf, il faut imaginer les institutions nouvelles qui répondent
aux besoins d'un peuple. Le style tend à s'internationaliser, mais
chaque peuple y confère sa marque propre dans laquelle s'exprime
son génie. La situation paradoxale de l'Europe aujourd'hui, remet-
tant en cause après tant de siècles l'ensemble de ses structures, est
encore celle d'un atelier où s'élaborent des solutions originales que
de nombreux mouvements et de nombreuses recherches semblent
décidés à trouver les nouvelles générations, quant à elles, paraissent
décidées à les appliquer.

                                               Jacques D O F N Y
                                             professeur de sociologie
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