Obama et la politique étrangère américaine - Maya Kandel

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              Obama et la politique étrangère américaine

                                                Maya Kandel*

           PARMI les notes diplomatiques américaines révélées par WikiLeaks,
           il n’est guère surprenant de voir les Américains impressionnés par
           « les pouvoirs sans partage » du président français en politique étran-
           gère. Une impression mêlée d’envie sans doute… Le président améri-
           cain, lui, doit compter avec le Congrès, avec qui il partage un certain
           nombre de pouvoirs en politique étrangère. Après la victoire des
           républicains aux élections de mi-mandat – majorité à la Chambre,
           poids renforcé au Sénat même si les démocrates y conservent une
           courte majorité –, le président Barack Obama va donc être davantage
           contraint par le Congrès, y compris en politique étrangère, même si
           cette influence sera moindre que pour la politique intérieure.
              Obama a qualifié la défaite démocrate de « raclée » (shellacking).
           Mais les médias ne sont pas allés jusqu’à le reléguer à un rôle de
           figurant, comme ils avaient été (trop) prompts à le faire pour le prési-
           dent Bill Clinton en novembre 1994, après une défaite qualifiée alors
           d’historique : le parti républicain redevenait majoritaire au Congrès
           pour la première fois depuis 40 ans1. Les éditorialistes considéraient
           Clinton comme fini, « non pertinent » (irrevelant).
              La victoire républicaine de 1994 avait été portée par Newt Gin-
           grich et son Contrat avec l’Amérique, surfant, comme en 2010, sur
           une vague de mécontentement à forte connotation populiste et expri-
           mant la volonté de « changer Washington », notamment en supprimant
           le déficit budgétaire, alors très inférieur à ce qu’il est aujourd’hui. Le
           parallèle avec la mouvance Tea Party est saisissant. Principale diffé-

              * Docteur de l’IEP de Paris, chercheuse associée à l’Observatoire de la politique américaine
           (EA CREW/OPA, Sorbonne-Nouvelle, Paris 3).
              1. En 2010 le gain total en sièges des républicains est encore plus significatif historique-
           ment qu’en 1994 : le record établi est cette fois de 70 ans, la dernière fois qu’un parti a connu
           un tel gain net de sièges.

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           rence, et elle est de taille, le Sénat reste cette fois entre les mains
           démocrates.
              Bien sûr, Clinton sera triomphalement réélu en 1996. Il aura su
           faire preuve de fermeté à des moments cruciaux, notamment sur le
           budget, tout en acceptant les concessions nécessaires sur d’autres
           sujets, y compris en politique étrangère. Surtout, c’est dans ce
           domaine de la diplomatie internationale qu’il aura su le mieux exploi-
           ter les divisions républicaines et gouverner avec les modérés des
           deux partis, en écartant les extrêmes aussi bien démocrates que répu-
           blicains – ce qu’on avait alors appelé la « triangulation2 ». Certes,
           Clinton a surtout bénéficié d’une embellie économique extraordinaire
           – une chance qu’Obama n’aura pas, semble-t-il. Mais la cote de popu-
           larité du président Obama aujourd’hui reste supérieure à celle de
           Clinton après les midterms de 1994. Saura-t-il à son tour gérer des
           républicains dont l’un des chefs de file, le leader républicain du
           Sénat Mitch McConnell, a publiquement déclaré que son ambition
           première est d’empêcher la réélection du président démocrate ?
              La prédiction est un exercice difficile, s’agissant de la politique
           étrangère, soumise à l’évolution internationale, et du Congrès, surtout
           dans le contexte pré-2012 et alors que les nouveaux membres vien-
           nent de commencer à siéger. Mais on peut d’ores et déjà tirer
           quelques enseignements du précédent historique récent de l’adminis-
           tration Clinton.
              La contrainte du Congrès n’est pas aussi forte en politique étran-
           gère que pour la politique intérieure, mais elle existe, notamment
           pour plusieurs des grands dossiers actuels de politique étrangère. On
           l’a vu en décembre dernier pour la ratification du traité New Start. On
           le verra dans les deux années à venir s’agissant de la présence améri-
           caine en Afghanistan, et plus largement de la stratégie d’ensemble de
           la politique étrangère, à travers les budgets du Pentagone, du dépar-
           tement d’État et de l’aide étrangère. Sur ces sujets – et ce ne sont pas
           les seuls –, le précédent Clinton est éclairant.

                       Les pouvoirs du Congrès et le précédent Clinton

              Rappelons pour commencer que l’arme fatale du président améri-
           cain face au Congrès est le droit de veto. Le président peut en effet
           mettre son veto à toute loi votée par les deux chambres du Congrès.
           Les parlementaires peuvent alors décider de soumettre à nouveau la
           loi au vote : si chaque chambre revote alors la loi avec une majorité

               2. Sur cette notion, voir par exemple dans Esprit l’entretien avec Denis Lacorne : « Bill Clin-
           ton est-il réformiste ? », mars-avril 1999.

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           supérieure aux deux tiers, le veto est annulé et le président est dans
           l’obligation de signer la loi3.
              Or il faut le souligner d’emblée : cela fait 25 ans que le Congrès n’a
           pas surmonté un veto présidentiel en politique étrangère. Il l’a fait
           pour la dernière fois en 1986, contre un veto de Reagan, pour imposer
           des sanctions au régime de l’apartheid en Afrique du Sud. Cela ne
           s’est pas produit sous Clinton, même avec six ans de Congrès républi-
           cain – et même s’il s’en est fallu de peu en 1995 quand le Congrès a
           voté la levée de l’embargo sur la Bosnie avec une marge supérieure
           aux deux tiers dans les deux chambres. Mais Clinton a mis son veto
           sans que celui-ci, malgré des menaces, ne soit révoqué par le
           Congrès – en l’occurrence grâce à une reprise en main énergique de
           Clinton directement liée à sa volonté d’éviter une gifle parlementaire
           en politique étrangère.
              Mais la politique étrangère ne passe pas seulement par la législa-
           tion. Et c’est le plus souvent par d’autres moyens que s’exerce l’in-
           fluence des parlementaires. Sur le papier, la Constitution américaine
           donne au Congrès des pouvoirs en politique étrangère inégalés dans
           les autres démocraties. Dans la pratique, la politique étrangère reste
           le domaine d’action privilégié de l’exécutif. Mais elle est loin d’être
           un « domaine réservé » du président comme en France. Le Congrès a
           en effet un rôle à jouer, rôle parfois dévolu au seul Sénat, parfois par-
           tagé à égalité entre les deux chambres4.
              C’est seulement le Sénat par exemple qui a le pouvoir de ratifier
           les traités et d’accepter, ou de refuser, les nominations d’ambassa-
           deurs et de nombreux autres hauts fonctionnaires de la politique
           étrangère, la Chambre ne jouant aucun rôle là-dessus. Le budget de
           l’État en revanche doit être voté par les deux chambres. C’est l’un des
           pouvoirs essentiels du Congrès, surnommé aux États-Unis le « pou-
           voir du porte-monnaie » (power of the purse), puisque le budget,
           jusque dans ses moindres détails, y compris bien évidemment celui
           des affaires étrangères et de la défense, est issu du Congrès et doit
           être voté chaque année en termes identiques par les deux chambres.
           Même chose pour les accords commerciaux, votés à la majorité des
           deux chambres.

               3. De la même manière, l’arme fatale du Congrès contre le Président est bien sûr la procé-
           dure de destitution (impeachment), dans laquelle chaque chambre du Congrès joue un rôle dis-
           tinct. La Chambre des représentants lance la procédure : elle a le pouvoir d’inculper le Prési-
           dent, à la majorité simple. C’est ensuite le Sénat qui juge, à la majorité des deux tiers cette fois.
           Rappelons que cette procédure n’est jamais allée jusqu’à son terme : ainsi Nixon a démissionné
           avant, tandis que Clinton a été déclaré non coupable par le Sénat.
               4. Le Congrès américain regroupe le Sénat, qui est la chambre fédérale et comprend
           100 membres, deux sénateurs par État, élus pour six ans ; et la Chambre des représentants, qui
           comprend 435 membres, élus pour deux ans, chaque représentant étant censé « représenter »
           une proportion équivalente de la population américaine. La Chambre est renouvelée entière-
           ment tous les deux ans, ce qui fait que les représentants sont en campagne quasi permanente et
           plus sensibles à l’évolution de l’opinion publique, tandis que le Sénat est un peu plus protégé
           des revirements de l’opinion puisqu’il est renouvelé par tiers tous les deux ans.

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              Enfin, le Congrès a un rôle de surveillance (oversight) des activités
           de l’exécutif par le biais des auditions, qui donnent aux présidents
           des commissions qui les organisent les pouvoirs d’un juge, notamment
           en termes d’assignation à comparaître. Il s’agit d’une surveillance des
           politiques mises en œuvre, visant à évaluer leur bien-fondé, leur effi-
           cacité, ou leur bilan. Mais on se rappelle quel usage les républicains
           avaient fait de ces pouvoirs contre Clinton dans les années 1990 (voir
           les affaires Whitewater et Lewinsky, pour ne citer que les plus
           connues). Rien n’interdit de penser que de telles dérives, où la sur-
           veillance devient harcèlement, pourraient à nouveau avoir lieu.
              Enfin, dans un domaine où le verbe a son importance, les parle-
           mentaires peuvent, dans chaque chambre, voter des résolutions qui,
           même sans valeur législative, peuvent avoir un impact médiatique.
              Plus généralement, même si l’activisme parlementaire peut sou-
           vent être résumé par « beaucoup de bruit pour rien », son influence
           s’exerce aussi en amont du processus de décision : certaines exi-
           gences des parlementaires, surtout si elles sont populaires, sont
           prises en compte par le président, qui infléchit ses positions en
           conséquence – là encore, on l’a vu sous Clinton pendant les pourpar-
           lers de Dayton sur la Bosnie, que le diplomate français Pierre Buhler
           avait à l’époque décrit comme « une négociation entre l’administra-
           tion et le Congrès ».

           Les traités : Start II versus New Start
              Parmi les précédents instructifs de l’administration Clinton, com-
           mençons par les traités, puisque le thème est d’actualité et qu’il s’agit
           justement d’une prérogative parlementaire essentielle, en l’occur-
           rence du seul Sénat, on l’a dit.
              Une précision d’abord : aux États-Unis, le terme de traité est
           réservé aux seuls accords internationaux ratifiés par le Sénat – là où
           en droit international un traité désigne tout accord contraignant entre
           États. Les engagements internationaux de l’Amérique non ratifiés par
           le Sénat demeurent des traités au sens du droit international, mais
           non au sens américain. Les présidents américains, pour contourner le
           Sénat justement, ont adopté la pratique des « accords exécutifs »
           (Executive Orders) de manière massive et croissante depuis la
           Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, plus de 95 % des accords
           internationaux signés par les États-Unis sont des Executive Orders.
              Mais la coutume veut que les accords concernant les réductions
           d’armements demeurent des traités au sens américain, nécessitant
           une ratification du Sénat. D’où le débat récent sur le traité New Start
           avec la Russie. Or, justement, il y avait un précédent clintonien, la
           ratification par le Sénat républicain, sous Clinton, du prédécesseur
           de New Start, le traité Start II.

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              Le président Bush père avait présenté le 12 janvier 1993 le traité
           Start II au Sénat alors démocrate, qui n’avait pas jugé bon de se pro-
           noncer avant l’entrée en vigueur prévue en décembre 1994. À cette
           date bien sûr, les républicains ont gagné les deux chambres, et refu-
           sent de considérer le traité dans la session du Congrès sortant (lame-
           duck) : c’est donc le nouveau Sénat républicain qui s’en chargera en
           1995. Or Jesse Helms, républicain chauvin caractérisé par une hosti-
           lité à tous les aspects non militaires de la politique étrangère, est
           alors devenu le nouveau président de la commission des affaires
           étrangères du Sénat. Il va utiliser la ratification de Start II comme
           moyen de pression sur l’administration Clinton, pour obtenir, entre
           autres, plusieurs milliards de dollars de budget destinés à la moder-
           nisation de l’arsenal nucléaire américain. Après un an de tractations,
           le traité fut ratifié par 87 voix contre 4 le 26 janvier 1996.
              Les choses sont allées beaucoup plus vite pour le traité New Start
           – mais avec de nombreuses similitudes. Après une bonne dose de sus-
           pens, un engagement ferme du président Obama, et surtout la pro-
           messe d’investir 85 milliards de dollars sur dix ans dans la moderni-
           sation des capacités nucléaires américaines, l’administration Obama
           a réussi à convaincre treize sénateurs républicains de voter pour le
           traité, qui a donc été ratifié in extremis le 22 décembre 2010 par le
           Congrès sortant (lame-duck, ou canard boiteux) – malgré l’opposition
           de plusieurs sénateurs républicains et en particulier de Jon Kyl,
           numéro deux républicain du Sénat, qui espérait visiblement obtenir
           davantage en échange.
              Mais attention : il ne faudrait pas tirer des conclusions générales
           de l’activisme du Congrès sortant, qui a été étonnamment productif,
           avec de belles victoires pour Obama. Si ce Congrès sortant a pu tra-
           vailler, c’est essentiellement, sans doute même uniquement, en raison
           de la coïncidence entre la fin de la session et l’expiration des réduc-
           tions d’impôt de l’ère Bush, dont la reconduction était la raison d’être
           de nombreux parlementaires républicains. C’est en acceptant de
           reconduire ces exemptions d’impôts, y compris pour les 2 % d’Améri-
           cains les plus riches, que Barack Obama a pu obtenir des résultats
           dans d’autres domaines – le vote de Start, l’annulation de Don’t Ask
           Don’t Tell contre les homosexuels dans l’armée, la reconduction pour
           un an des indemnités chômage, etc. Cette parenthèse enchantée est
           aujourd’hui bel et bien terminée.

           Les nominations
              Autre pouvoir propre au Sénat, la confirmation des ambassadeurs
           nommés par le président, ainsi que d’un nombre significatif de hauts
           responsables de politique étrangère, qui passent par un processus
           parfois pénible (pour eux) d’auditions devant la commission des

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           affaires étrangères. Là encore, le Sénat utilise ce pouvoir pour obtenir
           des concessions de l’administration sur d’autres sujets. De 1995 à
           2000, de nombreux postes d’ambassadeurs étaient ainsi restés
           vacants, signe de l’affrontement constant entre Clinton et les parle-
           mentaires républicains, notamment l’inévitable Jesse Helms : ce fut
           le cas du poste d’ambassadeur des États-Unis à l’ONU, resté vacant de
           juin 1998 à août 1999, y compris donc pendant les bombardements
           au Kosovo.
              Or suite aux révélations de WikiLeaks il faut s’attendre à un vaste
           remaniement du personnel diplomatique américain dans les mois qui
           viennent – avec de nouvelles nominations qui devront donc être
           confirmées par les sénateurs. Or si le Sénat est resté démocrate, il est
           caractérisé par des usages qui donnent un pouvoir démesuré à la
           minorité (la flibuste étant le plus connu5), notamment la pratique du
           hold, qui permet à un seul sénateur de suspendre indéfiniment une
           nomination, survivance d’une pratique destinée à permettre aux séna-
           teurs des États éloignés de rejoindre la capitale à cheval. Les républi-
           cains pourront utiliser cette pratique, et il serait naïf de croire qu’ils
           ne le feront pas.

           Shutdowns ?
              La principale question posée par le précédent clintonien reste
           celle-ci : assistera-t-on comme en 1995-1996 à la fermeture du gou-
           vernement fédéral (shutdown) faute d’accord et de vote sur les lois de
           budget ? Une telle crise pourrait d’ailleurs se produire dès le début
           2011, puisque le Congrès devra très rapidement voter pour augmenter
           le plafond autorisé de la dette fédérale – faute de quoi les États-Unis
           se retrouveraient en cessation de paiement. Surtout, le Congrès devra
           avant le mois de mars voter les lois de budget 2011, qui auraient dû
           être votées fin 2010 mais ne l’ont pas été en raison de l’opposition
           républicaine au Sénat (flibuste). Les parlementaires ont seulement
           voté de simples résolutions pour permettre au gouvernement fédéral
           de fonctionner jusqu’en mars.
              Là encore, il faut souligner que les principaux débats, de même
           que l’impact immédiat, porteront sur des questions de politique inté-
           rieure, notamment les arbitrages entre réductions d’impôts, coupes
           dans l’éducation et maintien des indemnités chômage, domaines sur
           lesquels on a déjà observé des tractations fin 2010.

              5. La flibuste (filibuster) est une coutume du Sénat qui permet à tout sénateur de parler aussi
           longtemps qu’il le désire. Dans la pratique, elle est utilisée comme une forme d’obstruction
           pour empêcher le vote d’une loi (on a vu des sénateurs se relayer pour lire l’annuaire, par
           exemple). Le seul moyen de mettre fin à la flibuste d’un ou plusieurs sénateurs est par un vote
           de clôture, qui doit réunir 60 voix minimum. C’est pourquoi on dit souvent que la majorité du
           Sénat est à 60, et non pas 50, sénateurs.

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              Mais une telle crise affecterait par ricochet la politique étrangère,
           surtout si le bras de fer se prolongeait au détriment de l’autorité du
           président et de sa capacité apparente à faire fonctionner son pays.
           Clinton y avait été confronté en 1995-1996 – même si en l’occurrence
           les excès de Gingrich lui avaient alors permis de reprendre la main.
              Reste à voir quelle relation va s’établir entre Obama et le futur
           speaker de la Chambre, John Boehner – les deux hommes se connais-
           sent peu et sont très différents humainement, alors que Clinton et
           Gingrich, malgré l’antagonisme lié à leurs positions respectives,
           avaient de nombreux points communs. Il faudra également compter
           avec le numéro deux républicain à la Chambre, Eric Cantor, un fau-
           con qui s’est déjà opposé au président sur sa politique vis-à-vis de
           l’Iran et d’Israël, qui rêve de prendre la place de Boehner et n’hésitera
           pas à en découdre, d’autant plus qu’en tant que chef de la majorité à
           la Chambre il aura à gérer le très important groupe des nouveaux élus
           (les freshmen) et donc subira la pression de la mouvance Tea Party.
              Il faut en tout cas s’attendre à des paroles violentes, y compris
           dans l’enceinte du Congrès et y compris contre la personne du prési-
           dent. Là encore, si certains propos actuels semblent aujourd’hui tein-
           tés de racisme contre Obama, ils n’ont guère à envier aux outrances
           verbales des républicains contre Clinton, caractéristiques de la
           décennie 1990. Pour mémoire, citons cette tirade d’un représentant
           républicain en 1995 :
                   Nous avons là comme président un triple-resquilleur du service mili-
                   taire qui prend des poses en Angleterre et en Irlande du Nord, et il
                   commande à d’autres hommes meilleurs que lui, dont il ne mérite
                   même pas d’attacher les chaussures6…
           Quant à Jesse Helms, il avait affirmé ne pouvoir garantir la sécurité
           de Clinton dans son État de Caroline du Nord.

                          Les principaux dossiers : pistes et prévisions
              Que ce soit Kyl sur Start, ou Cantor sur Israël, les républicains ont
           déjà largement prouvé leur volonté d’intervenir sur la politique étran-
           gère, y compris en portant atteinte au crédit de leur pays sur la scène
           internationale. Mais dans quelle mesure la majorité à la Chambre et
           la présence renforcée au Sénat du parti républicain risquent-elles
           d’affecter la substance des relations de l’Amérique avec le reste du
           monde ?

               6. Bob Dornan, représentant républicain de Californie : “We have a triple draft-evader that’s
           now posturing in England; and, now, Northern Ireland, today. And other men, better men than
           he, men whose the straps of their boots he’s not fit to tie…”

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                             Obama et la politique étrangère américaine

              Commençons par un sujet sur lequel on peut déjà faire une croix,
           la lutte contre le changement climatique. C’est un thème qui cumule
           tous les handicaps : les républicains y sont très majoritairement oppo-
           sés – la majorité d’entre eux affirme d’ailleurs ne pas y croire – et
           c’est un domaine qui passe forcément par la législation. Comme toute
           loi doit être votée par les deux chambres… il n’y a rien à attendre là-
           dessus jusqu’à la fin 2012 – pire, on peut même s’attendre à une
           régression en la matière.
              Sur les autres dossiers, les prévisions sont contrastées, et il y aura
           des parlementaires à surveiller tout particulièrement. Parmi eux,
           John McCain, Jon Kyl, Jim DeMint et Richard Lugar au Sénat ; Eric
           Cantor, Ileana Ros-Lehtinen, ou encore Kay Granger à la Chambre.

           Votes de sanctions
              Le cas le plus évident d’activisme parlementaire en politique
           étrangère est celui des sanctions, qui s’étaient d’ailleurs multipliées
           pendant les années 1990 : les deux lois de sanctions contre les
           « États-voyous » de 1996, Helms-Burton contre Cuba et D’Amato-
           Kennedy contre l’Iran, étaient deux initiatives propres au Congrès qui
           avaient largement échappé au président. Les sanctions sont un moyen
           d’action privilégié du Congrès, d’autant qu’elles permettent de satis-
           faire facilement les groupes de pression amis (contributeurs et/ou
           électeurs). Le bémol pour le 112e Congrès se trouve bien sûr du côté
           du Sénat démocrate – et Obama pourra toujours utiliser son veto. Des
           tractations intenses auront certainement lieu en procédure de confé-
           rence entre les deux chambres.
              On peut s’attendre à des sanctions sur Cuba, peut-être sur la Syrie,
           éventuellement sur la Corée du Nord, avec un retour à l’intransi-
           geance de l’administration Bush, voire sur la Chine ou le Pakistan
           – même si en général, plus les enjeux sont importants, plus le
           Congrès laisse la main au président. Mais cette observation, valable
           dans le passé récent, semble de moins en moins vraie.

           Aide extérieure
              Plus efficace encore que le vote de sanctions, le budget de l’aide
           extérieure américaine est l’instrument privilégié du Congrès pour
           influencer la substance de la politique étrangère américaine. C’est en
           effet le Congrès qui détermine chaque année les volumes d’aide
           affectés aux alliés de Washington. Il peut également conditionner
           cette aide et décider quelle part sera affectée à quel usage, même si
           le président conserve une certaine latitude d’interprétation. Or les
           choix sur l’aide extérieure affectent la stratégie américaine sur la
           scène internationale, puisque les milliards distribués chaque année
           aux partenaires de l’Amérique tout autour du globe servent des objec-

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                                 Obama et la politique étrangère américaine

           tifs précis : soutenir un régime allié, aider à la lutte contre Al-Qaida
           et, plus généralement, garantir un socle solide aux relations de
           l’Amérique avec certains pays clés de sa stratégie globale.
              Cet aspect de la stratégie américaine sur la scène internationale a
           reçu un éclairage public en février dernier suite au séisme politique
           qui a secoué le monde arabe, d’abord en Tunisie puis surtout en
           Égypte. L’onde de choc est loin d’être achevée, mais l’analyse des
           réactions de l’administration Obama et du Congrès est particulière-
           ment éclairante.
              Sur la Tunisie, les choses se sont passées de manière relativement
           harmonieuse, le pays n’étant pas un enjeu primordial de la diplomatie
           américaine. Et la déclaration forte de soutien au peuple tunisien lors
           du discours présidentiel sur l’état de l’Union le 25 janvier 2011 a été
           unanimement applaudie au Congrès7. Mais il faut garder en tête le
           chiffre de l’aide américaine à la Tunisie, 20 millions de dollars en
           2010, à comparer avec les 2,8 milliards accordés à Israël, ou le
           1,6 milliard accordé à l’Égypte8.
              C’est avec l’Égypte justement que les choses se sont compliquées,
           ce pays étant bien sûr un allié clé des États-Unis depuis 1979, la
           pièce maîtresse dans la stratégie de la région et dans la défense de
           l’allié israélien, et surtout le récipiendaire de 2 milliards de dollars
           d’aide américaine par an en moyenne depuis 30 ans, aide dont la
           majorité a toujours pris la forme de crédits militaires9.
              Or, alors qu’Obama semblait un peu trop attentiste, voire hésitant,
           le leadership républicain du Congrès a d’abord fait preuve d’une rete-
           nue remarquable. On a ainsi vu le leader républicain du Sénat Mitch
           McConnell soutenir ouvertement l’administration en insistant sur
           l’importance pour l’Amérique de parler d’une seule voix en politique
           étrangère, tandis que le Speaker de la Chambre, John Boehner, décla-
           rait que l’administration se débrouillait plutôt bien face à cette situa-
           tion difficile.
              C’est du côté démocrate que sont venues les premières prises de
           position tranchées, en rupture plus ou moins ouverte avec la position
           de la Maison-Blanche. Ainsi le sénateur John Kerry, candidat mal-
           heureux de 2004 et président de la commission des Affaires étran-

               7. Obama a déclaré : “And tonight, let us be clear: The United States of America stands with
           the people of Tunisia, and supports the democratic aspirations of all people.” Des propos remar-
           qués à Tunis, où la cote de popularité d’Obama est en hausse.
               8. Les premiers pays récipiendaires de l’aide extérieure américaine pour 2010 sont : Israël
           avec 2,8 milliards de dollars ; Afghanistan 2,5 milliards ; Égypte 1,6 milliard ; Pakistan 1,4 mil-
           liard ; Jordanie 693 millions ; Gaza 503 millions ; Irak 467 millions ; Liban 283 millions ; Yémen
           40 millions ; Tunisie 20 millions.
               9. Un fait intéressant à noter, pendant les premières années de l’administration de George W.
           Bush, une partie de l’aide a été affectée à des groupes d’opposition et plus largement à des
           mesures pour la démocratisation du pays. Cette manne a brutalement pris fin après les élections
           parlementaires égyptiennes de 2005, où les Frères musulmans avaient obtenu 88 sièges, puis
           surtout après 2006 et la victoire du Hamas à Gaza.

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                                Obama et la politique étrangère américaine

           gères du Sénat, a d’emblée pris le parti des manifestants égyptiens
           contre Moubarak. Et peu après, le sénateur du Vermont, Patrick
           Leahy, qui dirige la sous-commission chargée du département d’État
           au sein de la commission des appropriations du Sénat, un poste déci-
           sif pour déterminer les volumes de l’aide extérieure américaine, a
           même menacé de conditionner l’ensemble de l’aide américaine à
           l’Égypte au départ de Moubarak10.
              Avec l’accélération des événements et le départ de Moubarak, le
           silence respectueux des républicains a fait place à une véritable
           cacophonie, qui éclaire rétrospectivement les déclarations de McCon-
           nell et Boehner. Les républicains apparaissent en effet profondément
           divisés sur l’Égypte, avec des fractures qui traversent les différentes
           familles de politique étrangère. Même les néoconservateurs, qui
           avaient pourtant fait de la démocratisation du monde arabe la base et
           l’objectif de leurs positions de politique étrangère, sont divisés, entre
           ceux qui restent fidèles à l’idée de démocratisation, et ceux qui bran-
           dissent sans retenue l’épouvantail des Frères musulmans pour avan-
           cer qu’Obama n’aurait jamais dû lâcher Moubarak.
              Du coup, les positions au Congrès se sont également inversées en
           quelques jours. Côté démocrate, Leahy et Kerry sont rentrés dans le
           rang et déclarent qu’il faut aider l’Égypte à construire des institutions
           démocratiques et préparer l’échéance électorale de septembre. Les
           sénateurs démocrates, soutenus par plusieurs sénateurs républicains,
           parlaient mi-février d’établir un « fonds spécial pour la stabilité du
           Moyen-Orient » qui comprendrait une aide supplémentaire pour
           Israël, l’Égypte et la Jordanie. Ce fonds pourrait être voté au sein de
           la résolution de financement (continuing resolution) des opérations
           militaires en cours en Irak et en Afghanistan, en même temps que
           l’aide américaine à ces pays ainsi qu’aux autres pays clés de la
           région, dont le Pakistan. Pour les sénateurs qui soutiennent cette
           démarche, il n’est pas question d’exclure les Frères musulmans, mais
           plutôt d’aider les autres mouvements et embryons de partis démocra-
           tiques en Égypte et ailleurs, et offrir ainsi d’autres choix d’expression
           à la population.
              Du côté de la Chambre, les divisions républicaines s’exposent au
           grand jour. On l’a vu lors de plusieurs auditions organisées en février
           par la commission des Affaires étrangères de la Chambre, dirigée par
           la très pro-israélienne Ileana Ros-Lehtinen : elle a affirmé à plusieurs
           reprises vouloir conditionner l’ensemble de l’aide à l’Égypte (dont le
           volume global devrait être maintenu à 1,3 milliard de dollars dont
           250 millions d’aide économique en 2011) à la condition que les

              10. À moins qu’il n’y ait eu là une stratégie délibérée, les sénateurs démocrates agissant de
           concert avec la Maison-Blanche et occupant l’espace critique pour couvrir Obama le temps de
           discussions en coulisses avec les militaires égyptiens.

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                             Obama et la politique étrangère américaine

           Frères musulmans soient exclus du processus politique en cours.
           Cette position, justifiée par la « débâcle libanaise » (l’argument que
           les Américains ont aidé les Libanais à se débarrasser des Syriens en
           2005, pour se retrouver cinq ans plus tard avec le Hezbollah au pou-
           voir à Beyrouth), semble séduire un certain nombre de républicains à
           la Chambre.
              Mais il existe également une position plus mesurée, défendue par
           la républicaine Kay Granger, qui dirige la sous-commission aux
           appropriations chargée de l’aide extérieure. Elle a laissé entendre
           qu’une condition aussi extrême ne serait pas intégrée dans la loi de
           budget de l’aide extérieure.
              Hors de la zone de turbulence du Proche-Orient, l’aide extérieure
           est sûre de souffrir car c’est une cible facile (et la préférée des répu-
           blicains) pour la réduction du déficit budgétaire – même si en l’oc-
           currence, les sommes sont faibles au regard du budget total : le bud-
           get des affaires internationales, soit le budget total du département
           d’État et de l’aide extérieure, représente 53 milliards de dollars, à
           peine 1,5 % du budget fédéral total.
              Granger a déjà dit son hostilité à certains aspects de l’aide améri-
           caine. À cet égard, une étude est constamment citée dans les rangs
           républicains ces derniers temps, analyse de la Heritage Foundation,
           un think tank influent de droite, qui vient de montrer fort à propos
           que 95 % des pays récipiendaires de l’aide américaine votent contre
           les États-Unis à l’ONU.
              Plus prosaïquement, on peut être sûr que les premières cibles de la
           vindicte républicaine seront d’une part la contribution américaine à
           l’ONU, toujours la bête noire des républicains, ainsi que les pro-
           grammes de lutte contre le sida et de planning familial, et plus large-
           ment tout programme finançant l’avortement et toute forme de
           contrôle des naissances (ce qui est également prévu sur le plan inté-
           rieur). Encore faudra-t-il que le Sénat suive, ce qui n’est pas garanti.

           Israël
              On a vu la presse israélienne se réjouir, ou mettre en garde ses
           compatriotes de ne pas se réjouir trop ouvertement, suite à la victoire
           républicaine aux midterms. Cela dit, s’il y a un domaine où existe un
           accord bipartite, c’est bien la politique américaine vis-à-vis d’Israël,
           même si les républicains se montrent traditionnellement plus viru-
           lents, surtout si cela peut embarrasser un président qu’ils n’aiment
           pas : là encore, on l’a vu sous Clinton avec le vote du Congrès pour
           transférer l’ambassade à Jérusalem – que Clinton avait contré par un
           veto.
              Mais globalement les diatribes républicaines contre la « politique
           anti-israélienne » d’Obama s’adressent avant tout aux Juifs-Améri-

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           cains, qui continuent de voter démocrate et de soutenir Obama à plus
           de 60 %. En revanche, les républicains sont aussi anti-palestiniens et
           les propos récents d’Ileana Ros Lehtinen montrent que l’attitude amé-
           ricaine vis-à-vis de l’Autorité palestinienne pourrait en pâtir.

           Iran
              Sur l’Iran, les républicains ont déjà démontré leur potentiel pou-
           voir de nuisance en introduisant à l’été 2010 une résolution favorable
           à des frappes israéliennes contre l’Iran, soutenue par un tiers des
           républicains de l’ancienne Chambre. Ils bénéficient là-dessus d’al-
           liés de poids, à commencer par le sénateur indépendant Joe Lieber-
           man (ex-démocrate), dont les positions en politique étrangère sont
           très néoconservatrices et qui a déjà manifesté son désir de faire mon-
           ter la pression contre l’Iran. Il faut donc s’attendre au moins à des
           gesticulations guerrières sur ce thème.

           Chine et Asie
              On a beaucoup entendu récemment que les États-Unis cherchaient
           désormais à contrer l’émergence de la Chine par la multiplication des
           partenariats bilatéraux dans la région – et Obama a reçu un accueil
           très chaleureux lors de sa dernière tournée asiatique.
              Mais la Chine semble considérer les États-Unis de plus en plus
           comme un leader en déclin. La compétition entre les deux puissances
           qui veulent fixer les règles du jeu mondial devrait donc s’accentuer.
           Les parlementaires laisseront-ils le champ libre à Obama ? Ou vont-
           ils au contraire compliquer la situation ? Dans ce cas, quel parti les
           Chinois pourraient-ils tirer de la division du pouvoir à Washington ?
           C’est toute la question.
              Mais comme le soulignait Hillary Clinton dans un des câbles
           récemment révélés, la marge de manœuvre des Américains est faible :
           il est toujours risqué d’être trop agressif avec son banquier. Il faut
           s’attendre à des postures électoralistes du côté du Congrès, d’autant
           que les questions stratégiques et commerciales sont ici imbriquées.
           Mais les parlementaires pourraient préférer s’en remettre au prési-
           dent, les enjeux étant particulièrement importants et les risques éle-
           vés – or les parlementaires, surtout les représentants constamment en
           campagne, sont très rétifs à la prise de risque.

           Russie, Otan, Europe
              Va-t-on assister à un retour de l’agressivité vis-à-vis de la Russie ?
           On a d’ores et déjà entendu McCain, dont les liens avec le lobby géor-
           gien sont avérés, dénoncer à nouveau en novembre 2010 « l’écrase-
           ment incroyablement brutal de l’opposition en Russie », ainsi que

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                                Obama et la politique étrangère américaine

           « l’affront grossier » que représente « la perpétuation de l’occupation
           d’une partie de la Géorgie » par la Russie11.
              La grande question, c’est bien sûr de savoir si les républicains vont
           reprendre la pression pour élargir l’Otan à l’Ukraine et à la Géorgie,
           ce qui pourrait menacer les relations entre Washington et Moscou. Or
           les Américains ont besoin de la Russie sur l’Iran et pour garantir l’ac-
           cès de leurs troupes en Afghanistan. Mais les Russes veulent avoir
           leur mot à dire sur la sécurité du continent européen. Les républi-
           cains accepteront-ils ces contraintes, ou vont-ils jouer l’idéologie ?
           C’est toute la question. Cela dépendra en particulier des rapports de
           force au sein du parti républicain, et surtout de ce que sera la
           conception dominante des nouveaux élus sur la politique étrangère.
              Là-dessus, quelle place pour l’Europe ? La balle semble être plutôt
           dans le camp des Européens, avec des nouveaux rapports de force à
           créer sur l’Afghanistan et l’Otan. Mais les républicains ont des liens
           avec les pays de l’Est européen et n’hésiteront pas à jouer à nouveau
           la carte de la division européenne. Surtout, il est clair que l’impor-
           tance politique de l’Otan dans la carte du monde américanisé a déjà
           diminué, d’autant que les budgets défense sont à la baisse partout en
           Europe.

           Le salut par le commerce ?
              Finalement, c’est peut-être sur la politique commerciale que l’on
           peut attendre le plus certainement un consensus bipartite et la possi-
           bilité pour la Maison Blanche de travailler avec le Congrès. D’autant
           plus que les deux partis sont divisés sur ces questions, ce qui devrait
           donner une marge de manœuvre supplémentaire au président. Clinton
           avait connu ses plus grands succès dans ce domaine, dont il avait fait
           la ligne directrice de sa « doctrine » de politique étrangère – le
           fameux « élargissement des démocraties de marché » (enlargement) –
           et l’une des pierres angulaires de sa stratégie de « triangulation »
           – gouverner au centre en écartant les extrêmes des deux partis.
              Le problème principal aujourd’hui est qu’il ne reste plus grand
           monde au centre. Les extrêmes sont les partis, surtout si l’on regarde
           les forces en présence à la nouvelle Chambre des représentants.

               11. Fin décembre 2010, la Maison-Blanche a également exprimé sa « profonde inquiétude »
           au sujet des violations des droits de l’homme en Russie, sans doute pour ne pas laisser le beau
           rôle aux seuls républicains.

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                             Obama et la politique étrangère américaine

                                  Les principales incertitudes
           Batailles sur le budget et alliances possibles
              Les affrontements les plus durs auront lieu sur le budget : c’est,
           rappelons-le, une prérogative essentielle du Congrès, et l’initiative en
           revient à la Chambre. Or le cheval de bataille des républicains élus
           sur les mots d’ordre du Tea Party est la réduction du déficit – et plus
           largement du gouvernement – fédéral.
              L’incertitude revêt plusieurs formes. Celle dont on parle le plus
           concerne la possibilité d’une alliance entre la gauche des démo-
           crates, les « libéraux » au sens américain du terme, puissants au sein
           du groupe démocrate à la Chambre après la défaite de nombreux
           démocrates centristes, et les plus intransigeants des républicains,
           notamment les missionnaires « antidéficit budgétaire » – encore fau-
           dra-t-il voir combien voudront réellement tenir cette promesse de
           campagne. Or ces deux groupes pourraient s’accorder sur la baisse du
           budget du Pentagone, voire, en allant jusqu’au bout du raisonnement,

               Congrès-président : la question des pouvoirs de guerre
               La question des pouvoirs de guerre respectifs du Congrès et du président
            est très souvent débattue aux États-Unis. Selon la Constitution en effet, seul
            le Congrès a le droit de déclarer la guerre au nom des États-Unis. En l’oc-
            currence il ne l’a fait que cinq fois dans l’histoire du pays, la dernière fois
            en 1941. Si l’on prend comme référence non plus la lettre de la Constitution
            mais plutôt sa pratique, on est dans la problématique de l’autorisation de
            déployer des soldats à l’étranger – plus de 300 cas dans l’histoire améri-
            caine. La quasi-totalité de ces interventions ont été décidées par le président
            (invoquant sa prérogative constitutionnelle de commandant en chef) et ont
            donné lieu à un vif débat entre les pouvoirs.
               C’est précisément à cause de la multiplication de ces interventions que le
            Congrès avait voté en 1974, à la fin de la guerre du Vietnam, la loi sur les
            pouvoirs de guerre (War Powers Resolution), pour redonner aux parlemen-
            taires un droit de regard en la matière. Cette loi impose en effet au prési-
            dent d’obtenir l’autorisation du Congrès avant ou très rapidement après
            tout déploiement de soldats américains à l’étranger. Tous les présidents ont
            déclaré cette loi non constitutionnelle, même si la plupart en ont respecté
            l’esprit, sinon la lettre – y compris par exemple George W. Bush avant de
            faire la guerre en Afghanistan puis en Irak. Mais les parlementaires n’ont
            jamais invoqué cette loi pour obliger un président à rapatrier des soldats
            américains.
               Lorsqu’il a voulu mettre fin à une opération militaire, le Congrès a tou-
            jours préféré utiliser « l’arme du porte-monnaie », refusant de voter les cré-
            dits nécessaires à la poursuite des opérations : ce fut le cas, on l’a dit, pour
            le Vietnam. Mais il avait fallu pour cela des années de protestation et une
            mobilisation sans précédent de la société américaine, pour que les parle-
            mentaires, soutenus par l’opinion publique, s’opposent au président sur
            l’emploi des forces armées du pays.

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                             Obama et la politique étrangère américaine

           pour supprimer le financement des opérations militaires en Afghanis-
           tan, ce qui reviendrait à mettre fin à la guerre de la même manière
           que le Congrès en 1974 avait imposé à l’administration Nixon la fin
           de la guerre du Vietnam : en refusant de la financer plus longtemps.
              Impossible ? Voire : en septembre 1995, toujours sous Clinton, le
           budget du Pentagone avait d’abord été rejeté par la Chambre républi-
           caine, dans un vote traduisant exactement une telle alliance, entre
           des républicains antidéficit budgétaire et opposés à une opération en
           Bosnie, et les plus libéraux des démocrates qui refusaient par prin-
           cipe l’augmentation du budget de la Défense, que Clinton avait
           acceptée dans un geste de compromis.
              Une telle alliance est-elle envisageable dans le 112e Congrès ?
           Cela dépendra de la capacité de la centaine de nouveaux élus, et sur-
           tout des 87 nouveaux républicains de la Chambre – un poids suscep-
           tible de faire basculer n’importe quel vote – à s’organiser pour peser
           sur les décisions, et surtout à rester fidèles à leurs promesses de cam-
           pagne. En l’occurrence, il existe déjà un groupe Tea Party à la
           Chambre, le House Tea Party Caucus, créé avant l’élection par
           Michelle Bachmann dans une tentative évidente de coopter le mouve-
           ment et d’en prendre la tête. Reste à voir si son autorité sera recon-
           nue par les nouveaux venus. Au Sénat, où les membres conservent
           traditionnellement plus d’autonomie, il faudra suivre l’activisme de
           Jim DeMint, héros des Tea Party, mais aussi soutien indéfectible du
           budget du Pentagone depuis son entrée au Congrès il y a plus de dix
           ans : DeMint est en effet élu de Caroline du Sud, un État qui compte
           de nombreuses bases et industries militaires. Ce qui donne déjà une
           indication de la plausibilité d’une alliance anti-Pentagone de la part
           des élus républicains, même proches du Tea Party.
              Alors une réédition du psychodrame parlementaire de septembre
           1995 avec le rejet du budget de la défense est-elle possible ? En réa-
           lité, les révoltés, après avoir montré leurs muscles et fait les gros
           titres de la presse, avaient fini par rentrer dans le rang – en échange
           de quelques promotions. On peut donc douter de la possibilité d’une
           telle alliance sur le fond – même si là encore des postures de circons-
           tance sont possibles. D’ailleurs, historiquement, les républicains élus
           sur une promesse de réduire le déficit l’ont plutôt agrandi dans des
           proportions sidérales, en particulier en augmentant le budget du Pen-
           tagone. C’est du moins ce qui s’est passé à chacune des « révolutions
           républicaines » à Washington.
              Dans la pratique, les élus républicains défendent bec et ongles le
           budget du Pentagone. Certains disent aujourd’hui vouloir chercher
           les économies possibles dans les programmes militaires, sans porter
           atteinte à la stratégie d’ensemble des États-Unis. On verra s’ils sont
           sérieux.

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                                 Obama et la politique étrangère américaine

              Mais il est plus probable que les principales économies pour
           réduire le déficit budgétaire seront cherchées ailleurs. Et que cer-
           tains républicains préféreront réduire le budget du département de
           l’Éducation (72 milliards de dollars en 2010) plutôt que de toucher
           au budget du Pentagone (719 milliards de dollars en 2010), sous le
           prétexte que la Constitution américaine cite la défense parmi les mis-
           sions du gouvernement fédéral mais non l’éducation.

           Afghanistan
              Si l’on ne peut guère attendre un accord des extrêmes sur la réduc-
           tion du budget militaire, pourrait-on voir une telle alliance « contre-
           nature » pour un retrait d’Afghanistan ? Contre les républicains fau-
           cons comme McCain, favorables au maintien des troupes jusqu’à la
           victoire (?) en 2014 ou plus tard encore, certains élus du Tea Party
           pourraient-ils s’allier avec la gauche anti-guerre du parti démocrate
           pour lutter contre le déficit budgétaire et pour qu’Obama respecte la
           deadline de 2012 ? D’autant que même si le plus ardent des anti-
           guerres, le démocrate Russ Feingold, n’a pas été réélu au Sénat, les
           démocrates centristes susceptibles de s’allier avec les faucons répu-
           blicains pour contrer une telle alliance ont perdu en nombre en
           novembre dernier. Donc… une surprise est peut-être possible sur ce
           sujet.
              Mais le soutien à l’armée et aux soldats, et plus généralement à la
           dimension militaire des relations des États-Unis avec le reste du
           monde, demeure l’un des éléments constitutifs de l’identité républi-
           caine, et là aussi il faut s’attendre à des reconversions éclair, y com-
           pris du côté des Tea Party. Plus largement, le président est, selon la
           Constitution, le commandant en chef des forces armées américaines,
           et c’est un aspect que les parlementaires en général sont réticents à
           contester, sauf dans le cas d’une mobilisation massive de l’opinion
           publique.
              Sur la question de l’Afghanistan, l’opinion publique sera donc la
           variable-clé : seule une évolution dramatique de l’opinion américaine
           et une véritable mobilisation contre la guerre pourraient décider le
           Congrès à s’opposer à Obama sur l’Afghanistan. Hormis une opposi-
           tion majoritaire du pays, à la veille d’une échéance électorale, il est
           plus probable que « les parlementaires préfèrent laisser le président
           assumer seul cette responsabilité. S’il réussit, ils le féliciteront. S’il
           échoue, ils le critiqueront12 » – ainsi que l’avait résumé le représen-
           tant démocrate Lee Hamilton aux moments des discussions sur la
           participation militaire américaine en Bosnie.

               12. Lee Hamilton: “Members, I think, would rather let the president take full responsibility.
           If he succeeds, they’ll praise him. If he fails, they’ll criticize him.”

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