Le prix de l'eau - OpenEdition Journals
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Études rurales 194 | 2014 Altérités, inégalités et mobilités dans les îles de l’océan Indien Le prix de l’eau Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar) The price of water. Urban hierarchies, water management and municipal power in Antsiranana (Madagascar) Camille Al Dabaghy Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10150 DOI : 10.4000/etudesrurales.10150 ISSN : 1777-537X Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 16 mars 2014 Pagination : 123-143 Référence électronique Camille Al Dabaghy, « Le prix de l’eau », Études rurales [En ligne], 194 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 12 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10150 ; DOI : 10.4000/etudesrurales.10150 © Tous droits réservés
LE PRIX DE L’EAU Camille Al Dabaghy HIÉRARCHIES URBAINES, VOISINAGE HYDRIQUE ET COMMUNALITÉ À DIÉGO-SUAREZ (MADAGASCAR) sa régulation : leur légitimation et leur renfor- cement dépendent de leur capacité à assumer cette responsabilité. Du point de vue des habi- tants, l’accès à l’eau participe des processus d’intégration matérielle et symbolique par les- quels des nouveaux venus (migrants ou nou- velles générations) trouvent une place dans le collectif urbain et s’insèrent dans les hiérarchies socioéconomiques locales. Or, cette intégration urbaine est indissociable d’une intégration poli- tique dans un collectif communal lui-même en devenir. La formulation et la réalisation des droits, des non-droits et des obligations en Q U’ELLES PORTENT SUR le monde matière d’eau 1 doivent donc être analysées en rural ou sur le monde urbain, sur les lien avec la formation des municipalités comme systèmes d’irrigation ou sur l’appro- échelle de gouvernement et de citoyenneté. visionnement domestique, les études Cet article a pour objectif d’appréhender, à récentes consacrées à l’eau, en sociologie ou Diégo-Suarez, capitale du nord de Madagascar, en anthropologie, tentent d’en embrasser les l’articulation entre les processus de structura- facettes technologique, écologique, écono- tion du réseau d’adduction en eau, de stratifi- mique, politique et culturelle [Fontein 2008]. cation sociale urbaine et de formation d’une Elles visent à décrire aussi bien des usages, municipalité tels qu’ils sont historiquement des conduites corporelles et des médiations enchâssés dans des circulations et domina- matérielles que le travail de qualification du tions globales, coloniales et postcoloniales. bien, les modalités d’appropriation et de dis- Diégo-Suarez est installée sur un isthme tribution de l’eau, ou encore le partage des surplombant une large baie au cœur de l’océan coûts et des bénéfices générés par les sys- Indien. Les Français y développèrent, à partir tèmes de gestion [Jaglin et Zérah eds. 2010]. de 1885, une base navale et une ville atte- Elles mettent tous ces éléments en relation nante. Leur construction inaugura des migra- avec des processus de subjectivation, des tions en provenance de l’arrière-pays rural, de rapports sociaux de domination et des dyna- tout Madagascar, des îles voisines (La Réunion, miques de formation de l’État [Mosse 2003]. Anjouan et Mayotte), du Yémen, de Somalie, Sur ce plan, les enjeux de la gestion de de Syrie, de Grèce, d’Italie, de France, d’Inde l’eau recoupent ceux de la décentralisation et et de Chine. Les dynamiques socioéconomiques de l’autonomisation des institutions munici- et politiques de la ville de Diégo-Suarez, qui pales, s’il y en a. En ville, ce sont en effet compte aujourd’hui plus de 100 000 habitants, les communes qui sont en charge, au moins partiellement, de plein droit ou par défaut, de 1. Interrogations empruntées à l’anthropologie de la la qualité de l’approvisionnement en eau et de citoyenneté [Neveu 2005]. Études rurales, juillet-décembre 2014, 194 : 123-144 194 123
Camille Al Dabaghy ... sont marquées par sa fonction de capitale entre les anciens quartiers – les plus bas – et 124 administrative et ses activités de port militaire les nouveaux quartiers – à une altitude d’envi- (réparation navale, agro-industrie thonière et ron 100 mètres – du fait de la logique tech- saline, manutention). Sa grande mixité socio- nique gravitaire du dispositif. culturelle et son identité politique de bastion Ce n’est qu’à la fin des années 1950 que, syndicaliste ouvrier font qu’elle est souvent renforcée politiquement, la commune parvien- présentée comme une tour de Babel ou comme dra à porter le réseau à la hauteur des besoins un creuset égalitaire. des 38 000 habitants. Toutefois, après les années Dans le prolongement de la situation colo- fastes de la post-indépendance, le réseau de niale, l’accès aux ressources économiques, production et de distribution se dégradera sous sociales et politiques y est pourtant resté la Deuxième République (1975-1991) alors fortement tributaire d’appartenances commu- que la population a doublé. En 1997, la coopération française initiera nautaires qui croisent origine géographique une double dynamique, toujours à l’œuvre et confession religieuse et sont déclinées en aujourd’hui : l’augmentation marquée du nombre termes nationaux et ethniques. Cependant, les des points d’eau collectifs fonctionnels et le alliances matrimoniales ont abouti à un fort changement du mode de gestion conformé- métissage. Sur le plan foncier et immobilier, ment aux recommandations promues indis- ce métissage a contribué, avec le départ des tinctement par les différents acteurs de l’aide colons et militaires français, l’expansion urbaine internationale, à savoir la non-gratuité et et diverses opérations de lotissement, à rebattre la délégation communautaire contractualisée. partiellement les cartes de la spatialisation des Ainsi, depuis 2004, la commune délègue sa communautés et des inégalités sociales. maîtrise d’ouvrage à des associations d’usa- Les fokontany (quartiers au sens de sub- gers organisées à l’échelle du quartier, qui division politico-administrative de la commune) assurent la gestion et, surtout, le « recou- ont vu croître l’hétérogénéité socioéconomique vrement des coûts de gestion » des bornes- de leur population alors que ce sont des échelles fontaines. On y paie l’eau en fonction du pratiques essentielles d’identification, de soli- volume consommé. darité et de participation politique, au cœur La rencontre de l’eau et du marché cons- des processus d’intégration urbaine et com- titue le point d’entrée de cette étude, qui munale qui m’intéressent. s’appuie sur des matériaux collectés lors En matière d’eau, la commune a déve- d’une enquête de terrain effectuée en 2009 2. loppé, depuis 1896, un réseau de distribution dual alliant raccordements domestiques et 2. Cette enquête s’inscrit dans le cadre d’une recherche points d’eau collectifs (bornes-fontaines, bas- doctorale portant sur le gouvernement municipal et sins lavoirs) en tentant de suivre l’étalement sa transnationalisation. Trois des treize mois de mon urbain parti du niveau de la mer au nord-ouest terrain (de juin à septembre 2009) furent consacrés à recenser et cartographier les points d’eau collectifs, y de la presqu’île et qui se poursuivra sur observer les interactions quotidiennes, mener des entre- 9 kilomètres vers le sud. À cette dualité se tiens avec les gestionnaires et les usagers ou non- sont ajoutées des inégalités et des rivalités usagers, et recueillir divers documents. 195 124
Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar) J’articulerai trois focales d’observation : la même unité temporelle (une semaine, une ... 125 ville, le fokontany et l’espace sociopolitique année), et ce en fonction de la saison et de délimité par les interactions autour d’une l’usage réservé à cette eau. L’inégalité de ces borne-fontaine, espace que j’appelle « voisi- modes d’accès à l’eau reflète et conforte nage hydrique ». néanmoins l’inégale accumulation des res- sources économiques, sociales et politiques Inégalités d’accès à l’eau telle qu’elle s’est construite localement. Un premier mode d’accès à l’eau consiste En croisant les données produites par l’entre- à utiliser un branchement dit particulier chez prise concessionnaire des réseaux urbains soi et dédié à son seul foyer 4. Les habitations malgaches d’eau et d’électricité, la Jirama 3, raccordées sont, pour la plupart, construites avec celles de mon propre recensement des en dur et conformes au plan d’urbanisme de points d’eau collectifs, apparaît un premier 1962, qu’elles soient situées dans les quartiers tableau des inégalités locales d’accès à l’eau. anciennement urbanisés – les anciens quar- Sachant qu’en 2010 le taux de desserte en eau tiers coloniaux (Place Kabary, Avenir), le potable est, à Diégo-Suarez, de 80 %, soit quartier historique des commerçants indiens l’un des plus élevés de Madagascar, le taux (nord de Bazary Kely), certaines parties de de desserte via des branchements particuliers l’ancien quartier indigène (l’actuel Tanambao varie de 12 à 100 % selon les fokontany (le Tsena) –, dans les nombreuses cités pavillon- taux moyen est de 66 %). La pression démo- naires construites depuis les années 1950 ou graphique sur les bornes-fontaines varie, elle, encore dans des secteurs récents d’implan- de 0 à 3 200 personnes. Et, en moyenne, la tation (villas enceintes de la SCAMA 5 ou consommation s’élève à 120 litres par per- d’Ambalakazaha). Dans les autres secteurs de sonne et par jour pour les branchements parti- la ville, les logements raccordés (souvent en culiers contre 42 litres par personne et par tôle ou en fûts métalliques désossés) sont jour pour les bornes-fontaines. éparses (carte p. 126). Une enquête approfondie sur l’approvision- Sur la base des chiffres de la Jirama, en nement en eau permet cependant d’établir que 2009, près d’un quart des 25 000 ménages de la population urbaine ne se divise pas en deux la ville disposent de l’eau et de l’électricité groupes distincts : d’un côté, des ménages (ce qu’on appelle « la Jirama complète »). riches dans des fokontany riches, accédant à l’eau via des robinets privés ; de l’autre, des ménages pauvres dans des quartiers pauvres, 3. JIro sy RAno MAdagasikara (Électricité et Eau de recourant aux points d’eau collectifs. Il n’y a Madagascar) : entreprise publique depuis 1975. pas deux mais huit modes d’accès à l’eau qui 4. Les robinets peuvent être installés dans les maisons peuvent être mobilisés conjointement au sein et/ou dans les cours. d’une même unité géographique (un îlot), 5. Le fokontany SCAMA tire son nom de la Société d’une même unité sociale (une famille, les des conserveries alimentaires de la Montagne d’Ambre, employés d’une grande entreprise) ou d’une implantée sur ce territoire. 196 125
Les fokontany de la commune urbaine de Diégo-Suarez (2010) 126 197
Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar) Ces ménages sont dirigés par des hauts et Parmi ces foyers privilégiés, il faut diffé- ... 127 moyens fonctionnaires des administrations décen- rencier ceux qui utilisent un branchement tralisées et déconcentrées de la ville (Antanka- privé mais dont l’abonnement et la consom- rana et Tsimihety, respectivement originaires des mation sont acquittés par l’employeur d’un parties ouest et est de la province de Diégo- membre du foyer. Ce deuxième mode d’accès Suarez ; Merina et Betsileo des Hautes Terres) 6 ; à l’eau distingue une sorte d’élite de la des cadres et des ouvriers spécialisés de l’indus- consommation d’eau, constituée de la plupart trie (Antankarana nobles et roturiers ; Sakalava ; des élus ou des cadres supérieurs des entre- zanatany 7 métis malgaches-comoriens ou mal- prises et des administrations publiques, des gaches de différentes régions) ; des responsables de projets de développement ou d’entreprises 6. Dans ses usages identificatoires malgaches, le terme privées (vahiny d’Europe ou des Hautes Terres, d’ethnie renvoie à des ensembles sociopolitiques de mais aussi métis zanatany) ; des patrons de nature et de pérennité variables et aux populations de PME locales (Antankarana et Comoriens dans ces empires, royaumes et chefferies qui présentent une l’import-export ; Tsimihety zanatany dans la relative homogénéité en termes d’environnement naturel construction et les bureaux d’étude du BTP) ; et d’activités de production [Raison-Jourde et Randrianja 2002]. des médecins, dentistes, avocats, notaires libé- raux ; des hauts responsables des confréries 7. J’utilise ici la trilogie tompontany-zanatany-vahiny musulmanes, des Églises chrétiennes, des nou- proposée comme gradient d’expression de l’autochtonie par Laurent Berger et Olivier Branchu, lesquels ont tra- veaux mouvements religieux et des sectes ; des vaillé sur l’islam au nord de Madagascar. Les tompon- commerçants et artisans indiens dits karana et tany sont littéralement « les maîtres et gardiens » de la banians ainsi que des commerçants d’origine terre, les « originaires les plus anciennement implantés chinoise ; enfin, des femmes malgaches mariées territorialement ». Les zanatany (littéralement « enfants à des Européens vivant ou non à Diégo. du pays »), sans ancestralité locale, sont nés sur un territoire donné. Les vahiny sont des « étrangers de Qu’ils soient locataires ou propriétaires, passage » ou ceux qui viennent d’arriver [Berger et ces ménages ont des revenus stables et supé- Branchu 2005 : 72]. Aucune de ces catégories ne ren- rieurs à 150 000 ariary par mois (54 €) 8, leur voie à des groupes unifiés ni exempts de dominations consommation moyenne d’eau par mois tour- internes. nant autour de 6 000 ariary. En 2010, un 8. Pour une typologie des revenus mensuels par foyer, propriétaire qui voulait faire raccorder son voir T.R. Caligaris [2010]. logement devait débourser la somme de 9. Voir INSTAT : « Enquête périodique auprès des 600 000 ariary (216 €) alors que la consom- ménages, 2010. Rapport principal. Antananarivo, Mada- mation annuelle moyenne urbaine dans la gascar », 2011. D’après la Jirama, 14 % des nouveaux région était de 777 000 ariary 9. Le raccorde- ménages souhaiteraient et pourraient être raccordés au réseau. Voir aussi JIRAMA-DEO : « Amélioration de ment suppose aussi l’immatriculation du ter- l’alimentation en eau potable de la ville d’Antsiranana. rain, la disponibilité de compteurs, tuyaux et Renforcement de la capacité de production et extension surpresseurs, des agents de la Jirama et, par- du réseau existant. Avant-projet sommaire, Antsiranana, tant, des formes variées de capital. Madagascar », 2009. 127 198
Camille Al Dabaghy ... cadres vahiny (d’Europe ou d’autres régions construisent sans titre foncier). En grande 128 malgaches) des projets de développement majorité, ce sont des jeunes, nés à Diégo et des grandes entreprises privées locales. (tompontany ou zanatany), qui ont fondé un À l’échelle de la commune, cet avantage en foyer ou des migrants primo-arrivants, venus nature est un point essentiel de négociation de zones rurales de l’arrière-pays ou du reste salariale, de cristallisation des conflits entre le de Madagascar. En termes socioprofessionnels, maire et le conseil municipal et de pression il s’agit de fonctionnaires de basses catégories politicienne. Cet accès élitaire à l’eau est un statutaires, de petits employés du secteur privé, marqueur social. Il oblige à redistribuer l’eau d’employés de maison, de petits ouvriers des à des voisins choisis et permet la constitution industries locales (pour beaucoup, saisonniers d’une clientèle locale, mais ce phénomène est ou journaliers), d’agriculteurs ou d’éleveurs aujourd’hui limité par le contrôle qu’exercent qui travaillent en ville (Antemoro) ou dans les organisations employeuses sur la consom- l’arrière-pays (principalement des Antankarana mation des ménages. et des Sakalava), de petits artisans indépen- Un troisième mode d’accès à l’eau concerne, dants (menuisiers, maçons, casseurs de pierre, lui, les utilisateurs d’un branchement privé vendeuses de mokary 10, couturières) et autres domestique officiellement partagé par un petits métiers de service (tireurs de pousse- nombre arrêté de foyers aux revenus inter- pousse Antandroy, lavandières, chauffeurs de médiaires. Par exemple, ceux qui louent un taxi), de chômeurs ou de retraités qui ne per- logement dans un petit lotissement privé dans çoivent qu’une faible pension. Bref, des chefs lequel on partage une cour, un robinet, un bac de ménages appartenant à des catégories sala- à laver le linge, des WC, une douche et, donc, riées ou indépendantes vulnérables, en parti- une unique facture Jirama. culier des femmes, dont le revenu mensuel est Un quatrième mode d’accès à l’eau, le souvent inférieur à 80 000 ariary. plus fréquent, consiste à s’organiser au sein Notons ici que les ménages qui disposent du foyer pour qu’un membre aille chercher de d’un point d’eau privatif peuvent être amenés l’eau à une borne-fontaine payante. à puiser de l’eau à la borne-fontaine dans le Un cinquième mode, dérivé du précédent, cadre d’un usage particulier. C’était très fré- consiste à payer un porteur d’eau (roana) quent avant la mise en gestion payante, par pour qu’il le fasse. exemple pour laver les voitures. De même, Ceux qui dépendent d’un accès via les certains ménages modestes raccordés conti- points d’eau collectifs sont locataires de loge- nuent de panacher leur approvisionnement ments dont le loyer est peu élevé ou bien en eau, par exemple pour la lessive. Ainsi, possèdent ou font construire une maison (dans si l’usage des bornes-fontaines demeure un les nouveaux quartiers ou dans les interstices critère distinctif de pauvreté relative des du bâti plus ancien) sans pouvoir technique- ment ou financièrement la raccorder au réseau ou sans vouloir trop investir (parce qu’ils 10. Gâteaux achetés et mangés dans la rue. 199 128
Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar) ménages, il est, dans une certaine mesure, permettent le raccordement au réseau d’eau, ... 129 toujours partagé entre strates sociales. voire l’accès gratuit à l’eau. Or, l’acquisition Inversement, des ménages modestes ou foncière ou le recrutement et l’avancement pauvres peuvent prendre de l’eau chez des dans les organisations concernées dépendent voisins raccordés 11, gratuitement si ceux-ci largement des appartenances communautaires sont exonérés du paiement de leur eau, en ethnico-nationales 12 qui étayent la distribu- payant dans le cas contraire : c’est un sixième tion du capital d’autochtonie mais favorisent mode d’accès à l’eau. les groupes dominants de chacune des catégo- Les septième et huitième modes d’accès à ries tompontany, zanatany et vahiny. Inverse- l’eau pour un usage domestique ont trait à une ment, certaines familles des classes populaires eau non potable. D’une part, en saison des et moyennes, quelle que soit leur origine pluies (4 à 5 mois par an), certains ménages, ethnico-géographique et parce qu’elles sont parfois même raccordés, récupèrent l’eau de implantées à Diégo-Suarez depuis longtemps, pluie pour se laver, laver le linge ou les sols. ont pu occuper et se transmettre de génération D’autre part, il existe des sources et des cours en génération des logements dans les anciens d’eau, pollués, que la population avoisinante quartiers (colon, indien et indigène) qui dis- continue d’utiliser pour se laver, laver la vais- posent d’un raccordement domestique au réseau. selle et le linge, abreuver les bêtes d’élevage. Ces pratiques sont précisément interdites aux Politique communale de l’eau et équité bornes-fontaines, ce qui distingue les usages ruraux quotidiens de l’eau-élément naturel La responsabilité d’un accès à l’eau satisfai- d’usages urbains quotidiens de l’eau-du réseau. sant les standards évolutifs du développement Il y a toutefois deux lignes de continuité urbain est historiquement considérée comme essentielles. Le lexique reste le même : puiser incombant au pouvoir communal. Depuis sa de l’eau à la source ou à la borne-fontaine se fondation en 1896, la commune de Diégo- dit mantsaka rano. Et pour les usages rituels, Suarez se saisit de ce problème d’approvi- les habitants de Diégo utilisent l’eau de la sionnement en eau potable et tente d’asseoir Jirama. Cependant, dans le cas de la circonci- sa souveraineté politique et territoriale par le sion, même à la borne-fontaine, ils respectent déploiement d’un réseau d’adduction. Mais il l’obligation de puiser l’eau avant le lever du jour. La distribution inégale des ressources d’au- 11. D’après mes observations, cette situation est fré- quente dans les quartiers où le taux de branchements par- tochtonie détermine ainsi les inégalités d’accès ticuliers établi par la Jirama est inférieur à la moyenne, à l’eau de manière complexe et non univoque. par exemple Tanambao III, IV et V, Mahatsara, Tsara- C’est le salariat, en particulier le fonctionnariat mandroso, Soafeno, Morafeno ou Lazaret Sud. civil et militaire (dès lors qu’on atteint un 12. Comme l’illustrent diverses contributions à l’ouvrage certain rang statutaire), la carrière politique dirigé par Françoise Raison-Jourde et Solofo Randrianja et la propriété foncière en elle-même qui [2002]. 129 200
Camille Al Dabaghy ... lui faudra attendre les années 1950 et son ren- devant favoriser son équité. Certes, elle ren- 130 forcement politique 13 pour faire prévaloir les voie initialement au modèle ségrégatif propre besoins de « la population » (catégorie uni- à la ville coloniale avec « un centre moderne, taire) sur les besoins militaires et/ou com- où sont localisés les colons, et la ville péri- merciaux, privés ou publics, liés au port. Le phérique des “indigènes”, où prévalent des ravitaillement en eau potable « des navires » modes d’organisation communautaire issus du (opposée à « la population »), indépendant du monde rural » [Baron 2006 : 3]. Mais la com- réseau de la ville, avait été jusque-là privilé- mune a poursuivi son œuvre modernisatrice gié par la marine et la colonie [Bois 2004]. de développement d’un réseau industriel avec L’accession, en 1955, de la commune de des branchements particuliers dans une pers- Diégo-Suarez à un statut municipal proche pective à la fois commerciale 14 et solidariste, du statut métropolitain de 1884, inaugure une visant à étendre l’hygiène publique et à phase de transformation décisive de la ville. abaisser les coûts [Barraqué 1995]. Surtout, Entre 1958 et 1962, des travaux autorisent un elle a mis en œuvre « une politique sociale réel changement d’échelle de la production et à sa charge » en développant l’accès gratuit de la distribution de l’eau (construction de la à l’eau des ménages pauvres via les bornes- plupart des points d’eau collectifs actuels) fontaines [Baron 2006 : 5]. alors que sont rénovées ou tracées les princi- Par ailleurs, les délibérations du conseil municipal révèlent qu’au moins depuis les pales artères de la ville et construits les princi- années 1920, en fixant le prix de l’eau 15, paux bâtiments publics, dont l’hôtel de ville. celui-ci s’est soucié de l’équité dans le par- La dépendance de la commune à l’égard des tage des charges entre usagers du port, usa- stratégies et des moyens techniques et finan- gers des bornes-fontaines et groupes d’usagers ciers d’acteurs supralocaux, malgaches et, sur- tout, français, se maintient malgré l’évolution de son statut et l’indépendance nationale obte- 13. Du fait de l’accession de Madagascar au statut de nue en 1960. Néanmoins, depuis les années territoire d’outre-mer en 1946 et du vote de la loi-cadre Defferre de 1956. Les Malgaches ont obtenu un suffrage 1960, âge d’or des services publics urbains étendu et direct en 1939 et la parité de représentation en associé à la mémoire des premiers maires 1950. « autochtones » élus dès 1957, les usagers 14. La commune choisit finalement la concession en associent la construction ou la réouverture de 1963. tel point d’eau à la candidature ou à l’élection 15. La commune vote la prise en charge de la consom- d’un maire, d’un député ou d’un président de mation aux bornes-fontaines sur le budget communal. la République. Elle fixe le montant de la taxe et de la surtaxe qui, ajou- La commune de Diégo-Suarez s’est tou- tées au prix du mètre cube d’eau établi par la Jirama, jours efforcée d’assurer une régulation poli- doivent permettre de payer la consommation et les investissements publics en matière d’eau. Le code de tique de l’accès à l’eau en termes de justice l’eau de 1998 a institué un organisme régulateur qui sociale et spatiale. La dualité du système de aurait dû fixer le prix de l’eau mais qui n’a jamais été distribution était précisément conçue comme effectivement mis en place. 130 201
Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar) bénéficiant de raccordements privés. Il a ainsi non raccordés est proportionnellement bien ... 131 systématiquement refusé un traitement spéci- supérieure à celle qui incombe aux raccordés. fique aux habitants des différentes cités réser- Notons que l’eau gratuite sert encore aujour- vées aux salariés des services déconcentrés de d’hui de ressource politique transactionnelle. tel ministère ou de telle entreprise. À l’échelle Certaines bornes-fontaines sont restées gra- du réseau d’eau dans son ensemble, chacun tuites, par exemple au marché, à la fois pour doit payer sa part selon ses moyens et en tirer des raisons d’hygiène mais aussi parce que les les bénéfices correspondants. Des interpella- relations entre la commune et les marchands tions du conseil municipal montrent que ce sont particulièrement sensibles. Dans certains principe est partagé par les gouvernés et les quartiers, des bornes redeviennent gratuites gouvernants. Mais il a longtemps été contrarié quand les équipes municipales ont besoin de par le fait que de nombreux abonnés ne dis- s’y assurer le soutien de la population. posaient pas de compteurs individuels 16. La En ce qu’elle passe par les prix mais aussi stigmatisation pour manque de civisme des par l’extension du réseau, cette régulation Réunionnais, lesquels se seraient opposés avec communale de l’eau et cette intégration poli- constance, à l’époque coloniale, à la pose de tique par l’eau ont pour rouage essentiel le compteurs [Bois 2004] témoigne du prisme fokontany, nœud du pluralisme normatif de la identitaire à travers lequel était lue la contri- décentralisation malgache. bution des uns et des autres au développement Pour les nouveaux venus du collectif urbain, de la ville créole. la reconnaissance du droit à l’eau passe par À l’échelle de la ville, l’eau gratuite aux l’appel à la solidarité entre riverains et par bornes-fontaines (rano-mpanjakana : littérale- la demande de création d’un fokontany. Ceux ment, « l’eau du gouvernement ») était donc qui, migrants ou jeunes, s’installent dans une porteuse d’un sens et d’une fonction poli- maison non raccordée, aux marges du tissu tiques qui se sont trouvés radicalement remis urbain, épuisent d’abord les possibilités d’appro- en cause par le passage à la gestion payante. visionnement auprès de voisins raccordés et Ainsi, aujourd’hui comme hier, par déci- utilisent les points d’eau collectifs des zones sion communale, la Jirama applique le même contiguës d’installation plus ancienne. Lors- tarif aux petits consommateurs qui disposent qu’ils atteignent une masse critique, cette de branchements particuliers 17, aux bornes- transposition urbaine et contemporaine de fontaines et aux services communaux : soit, principes ruraux et anciens d’hospitalité via en juillet 2010, 360 ariary (0,13 €) par mètre cube. En revanche, l’eau est revendue aux usagers des bornes-fontaines au tarif – fixé 16. En 1964, la moitié seulement des 2 300 abonnés disposait d’un compteur. par délibération communale – de 1 300 à 1 500 Ar/m3 (entre 0,47 et 0,54 €) 18. Même 17. Pour une consommation inférieure à 10 m3. en tenant compte du différentiel de consom- 18. 1 seau de 15 litres pris à la borne vaut 20 ariary ; mation, la charge qui incombe aux usagers 1 jerrican de 20 litres, 30 ariary. 131 202
Camille Al Dabaghy ... l’eau génère des conflits. Quand le nombre de espace intermédiaire entre sphère communautaire 132 ces conflits devient trop important, ces nou- et sphère publique locale. Le chef-fokontany 19, veaux venus peuvent demander l’autonomisa- garant de jure de l’expression démocratique tion d’une portion d’un ancien fokontany, qui directe de la population (le fokonolona) lors apparaîtra comme un nouveau fokontany sans des assemblées de quartier, serait aussi garant point d’eau, donc prioritairement éligible au de la cohésion sociale du quartier : il assume financement d’infrastructures par la commune de facto, à une échelle intercommunautaire, ou par n’importe quel projet d’aide inter- les responsabilités qui, dans les communautés nationale. (lignagères, ethniques et/ou religieuses), restent Le cas de Mahatsara est, à cet égard, exem- celles de leurs chefs respectifs : résolution des plaire des dynamiques en jeu. Ces terrains conflits, organisation des collectes. Cependant, étaient situés dans le fokontany de Grand- les fonctions publiques de son chef (mobilisa- Pavois, à la marge de cette cité pavillonnaire tion sociale ; recensement, notamment électo- pour fonctionnaires. Dans les années 1970- ral) ont fait du fokontany un outil de contrôle 1980 s’y installèrent des migrants principale- de la population et un levier politique convoité ment originaires du sud-est de Madagascar, à l’échelle de l’État. Étendard de « la tradi- recrutés par des sociétés agro-industrielles tion » et de « l’identité malgache », il est mis locales. Ceux-ci utilisèrent longtemps l’unique en concurrence avec la commune – héritage bassin-lavoir de la cité « Grand-Pavois », au assumé de la modernité politique coloniale, prix de fortes tensions. En 1996, ils obtinrent seule collectivité effectivement décentralisée – l’autonomie de leur quartier puis, progressive- pour le rôle de pierre angulaire du « dévelop- ment, le raccordement des installations (trois pement » politique et économique. bornes-fontaines publiques et un lavoir) dont Le fokontany est donc le pivot d’une arti- ils avaient dû assurer communautairement la culation complexe entre reconnaissance du construction. Les leaders de cette population droit à l’eau et connexion au réseau urbain, dite antemoro, qui avaient porté l’ensemble reconnaissance de l’appartenance au collectif de ces démarches, prirent les rênes politico- politique communal et soumission aux obli- administratives du fokontany. Alors que les gations qui lui sont afférentes, entrée dans le Antemoro sont connus et stigmatisés pour jeu d’une participation politique protéiforme, rapatrier leurs morts et une partie de leurs telles qu’elles peuvent être modulées locale- revenus sur leurs terres ancestrales (tanindra- ment en fonction du principe d’autochtonie. zana), la création de Mahatsara a marqué un Plus anecdotique : le financement, en 1964, tournant dans les stratégies de gestion et les d’une borne-fontaine par les « jeunes du PSD » représentations de leur capital d’autochtonie. (parti du candidat à la présidence Philibert Or, l’institution du fokontany, qui incarne Tsiranana, originaire de Diégo-Suarez) dans le pluralisme normatif de la société malgache un secteur de Morafeno principalement habité contemporaine, a une fonction politique emblé- matique. En ville, au sein d’une population pluriethnique et multiconfessionnelle, c’est un 19. Expression locale pour chef de fokontany. 132 203
Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar) par des familles comoriennes révèle l’histo- ouvrière de l’application locale d’une pres- ... 133 ricité de ces jeux d’échelle entre voisinage cription globalisée. D’après mon enquête, cette hydrique, communauté ethnique, fokontany, marchandisation n’a suscité ni débats ni oppo- commune et Nation. sition publique notable. Misant sur les dynamiques de quartiers De l’autogestion à la notabilité microlocale « périphériques », se substituant de fait à la commune disqualifiée par son endettement Entre 2004 et 2006, l’eau des bornes-fontaines prétendument massif auprès de la Jirama, le est donc devenue un bien marchand au même PAIQ constitue un parfait exemple de ce titre que l’eau qui coule des robinets domes- que Anne Bousquet qualifie de « privatisation tiques. Comment cette requalification de la communautaire » : un projet hybride associant nature et de la propriété du bien s’est-elle logique de marchandisation et logique de répercutée sur les inégalités sociales et l’inté- régulation communautaire sur la base du dis- gration politique ? crédit de la gestion publique, tentant la conci- liation entre « la reconnaissance du droit de LE PAIQ : OPÉRATEUR DE FAIT disposer d’un volume d’eau potable minimal DE LA MARCHANDISATION et le principe de la rémunération du service par le tarif » [Bousquet et Jaglin 2007 : 9]. Le programme d’appui aux initiatives de L’approche néolibérale de la gestion de l’eau quartier (PAIQ) de la coopération française charriait, ici comme ailleurs, une injonction visait à améliorer « le cadre et les conditions morale à l’autonomisation et à la responsabili- de vie de la population des quartiers défavo- sation, dont l’argent bien géré serait le vecteur risés » en finançant la construction d’infra- et la jauge. Avec l’extension du marché étaient structures socioculturelles et « l’accompagne- promues une subjectivité politique comptable, ment social » des associations d’usagers qui une citoyenneté propre à l’homo œconomicus. devaient les gérer 20. En réponse à une forte À partir de 2004, la gestion des fontaines demande sociale, il finit par construire ou et des lavoirs est donc confiée à des associa- réhabiliter et faire passer en gestion payante tions sélectionnées par le PAIQ ou la com- 45 des 100 points d’eau collectifs de la ville. mune. Celles-ci sont en charge d’administrer Ce qui ne manqua pas de poser un problème d’équité puisque coexistaient à l’intérieur même de certains quartiers des bornes payantes (parce 20. « Résumé du rapport final de l’auto-évaluation du qu’accompagnées par le PAIQ) et des bornes PAIQ 2. Antananarivo, République de Madagascar », restées gratuites. 2003, p. 11. Alors qu’elle se montrait réticente 21, la 21. La marchandisation et la tarification aux bornes- commune fut contrainte d’accepter la géné- fontaines étaient pourtant imposées par le nouveau code de l’eau (rédigé sous la houlette de la Banque mondiale ralisation à toute la ville de la gestion asso- et approuvé en 1998). C’était aussi une condition, posée ciative payante des bornes-fontaines, sous la par l’Agence française de développement, du finance- houlette du PAIQ, qui fut, de fait, la cheville ment de la réfection des principales rues de la ville. 133 204
Camille Al Dabaghy ... les budgets constitués par les recettes en garan- lequel les hommes politiques redistribuent des 134 tissant le paiement de la facture à la Jirama et revenus à la population (surtout aux jeunes du salaire d’une fontainière dont elles super- hommes) en offrant successivement à une visent le travail et l’entretien du matériel. Or, quarantaine d’associations de la ville des en 2010, sur les 16 points d’eau des deux contrats de manutention et de surveillance sur fokontany investigués plus en profondeur, seul les bateaux à quai ou dans les bassins de caré- un était géré par une association d’usagers- nage au port. D’après un fils de Ramilison, il voisins qui fonctionnait collectivement. Les fut demandé à l’ONM de quitter le système autres étaient gérés par des hommes 22 prenant des « tours » au port pour s’engager dans les décisions seuls et ne rendant de comptes celui des points d’eau, alors que le père était à personne en dehors, éventuellement, de la chef-fokontany. commune. La participation communautaire À Mahatsara, la compétition a opposé les hors paiement s’est ainsi réduite à un vote ini- associations FIMAMI et FTMT 27. L’unique tial. Si l’eau gratuite était bel et bien gérée lavoir et les trois bornes-fontaines raccordés collectivement 23, l’eau payante ne l’a été que et rénovés en 2003 dans le cadre du PAIQ rarement. sont revenus à l’association FIMAMI, fer de lance de la stratégie d’intégration de la « ILS EN ONT FAIT UNE SOURCE DE REVENUS » 24 communauté antemoro du quartier, présidée La fonction de gestionnaire de borne-fontaine par T. Luther, père fondateur et ex-chef du (olo mpitantana lafontaine) fut rapidement fokontany, militaire retraité, affilié au parti perçue comme pourvoyeuse de ressources 25. La compétition fut et reste donc rude pour 22. En contradiction avec le principe de délégation obtenir, (se) prendre (mangala) et (se) reprendre communautaire, la responsable communale du suivi des (mutuellement) des points d’eau. Elle s’inscrit consommations Jirama des associations et de la com- dans les logiques et les cadres singuliers de la mune gère deux fontaines de ces quartiers. concurrence entre individus, familles et com- 23. Quand l’eau était gratuite, dès lors qu’un besoin munautés confessionnelles ou communautés était reconnu (nettoyage, réparations), une personne d’originaires pour l’accès aux ressources moteur du groupe des usagers organisait une collecte matérielles et relationnelles. d’argent ou des travaux collectifs. Pour preuve, deux exemples. 24. « Nataondreo fitadiavam-bola ». À Tanambao V, l’association Ouvriers Nord 25. Les métiers de fontainière et de porteur d’eau sont, Madagascar (ONM) gère les trois lavoirs du eux, perçus comme difficiles, supposant des charges quartier depuis 2005. Présidée par J. Rami- supérieures aux bénéfices escomptés. lison 26, professeur de lycée, né, comme son 26. Tous les noms ont été anonymisés. épouse, dans l’arrière-pays rural, son bureau 27. FIMAMI pour FIkambanana MAhatsara MIvoatra, est composé de leurs enfants, nés à Diégo- association « Mahatsara évolue ». Pour l’autre associa- Suarez. Créée en 1991, cette association tion, aujourd’hui disparue, je ne dispose que de l’acro- leur a permis de participer au dispositif par nyme. 134 205
Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar) AREMA 28. Les trois fontaines financées par 2007 : 15] et accentuent les rapports de force, ... 135 l’ONG malgache PRIMAS en 2005 ont été en premier lieu au détriment des femmes 29. confiées initialement à l’association FTMT, créée par le chef-fokontany d’alors, Edmond, LE KARTIÉ ET L’ENCHÂSSEMENT PROBLÉMATIQUE affilié au TIM. DES IDÉOLOGIES GLOBALE ET LOCALE L’eau est donc au cœur des stratégies arti- La catégorie politique du « communautaire » culées d’insertion économique, d’affiliation dans la culture professionnelle de l’aide au partisane, de solidarité et de compétition au développement est associée, à Madagascar, sein ou entre les groupes (auto-)identifiés à au fokonolona. Le terme désigne un groupe travers le prisme de cette autochtonie ethni- restreint partageant un territoire, qui s’incarne cisée. Ces stratégies prennent comme support lors d’assemblées visant à délibérer et prendre juridique l’association ; le fokontany en est un des décisions concernant les intérêts ou pro- échelon déterminant. blèmes communs. Dans leur très grande majorité, les gestion- Faisant référence à une forme d’organisa- naires sont donc des « notables de quartier ». Les expressions chefochefo (petit chef) et tion sociale propre à une partie de l’Imerina mpitondra madinidini-hely amin’ny fokontany au XVIIIe siècle, l’institution fait aujourd’hui (petit leader de quartier) disent bien l’échelle figure de communauté malgache de base, de projection et de reconnaissance de leur pou- urbaine ou rurale, spontanée et démocratique. voir. Les hommes qui étaient chef-fokontany Seul « cadre légitime de dialogue » [Rama- lors du passage à la gestion payante se sont monjisoa 1980], elle est la pierre angulaire constitué de véritables petits empires locaux d’une « doctrine de solidarité collective, phy- de l’eau. La gestion des bornes-fontaines est sique et spirituelle » [id.] qui étaye autant des devenue un patrimoine privé. Les fontainières réformes de décentralisation que des pratiques sont souvent les conjointes des gestionnaires. quotidiennes 30. Mais, dans la langue courante, Et la charge est transmissible en héritage : c’est désormais un fils de J. Ramilison qui gère les lavoirs de l’association ONM. En 28. En 2004-2005, la bataille fait rage entre l’AREMA somme, la gestion de l’eau à Diégo ou encore (Action pour la renaissance de Madagascar) de Didier à Toamasina, grand port de l’est de Madagascar Ratsiraka et le TIM (Tiako-i-Madagasikara : « J’aime [Miakatra et Asinome 2011], comme la ges- Madagascar ») de Marc Ravalomanana. tion environnementale dans l’Ouest malgache 29. On ne peut pas dire pour autant que le PAIQ ait [Blanc-Pamard et Fauroux 2004], confirme adossé son dispositif à une vision homogénéisante et que les démarches participatives qui insistent irénique des « communautés de base » : il y a eu analyse sur le capital social requis par la conduite de des conflits, des dominations locales et de la confusion l’action collective « sous-estiment ses exter- de genre entre chef-fokontany et gestionnaire de l’eau. nalités négatives dans des sociétés inégali- 30. Sur l’histoire intellectuelle et politique de cette taires et hiérarchiques » [Bousquet et Jaglin catégorie, voir F. Raison-Jourde [1994]. 135 206
Camille Al Dabaghy ... à Diégo-Suarez, le terme est utilisé pour dési- d’« association de kartié », tantôt d’« associa- 136 gner soit un groupe informel qui gère un équi- tion du kartié », expression qui désignerait le pement, une absence d’équipement ou des regroupement de l’ensemble de la population travaux collectifs (il existe dès lors qu’il s’est du fokontany pour promouvoir ses intérêts à physiquement réuni) ; soit un corps citoyen travers la forme juridique de l’association et institutionnalisé abstrait (dans le droit, le foko- non à travers la personnalité publique morale nolona, c’est les habitants de tel fokontany) ; du fokontany. Ce qui aurait dû être du ressort soit une réalité mixte d’ordre sociologique de l’espace politique du fokonolona, échelle (les « familles défavorisées » qui s’expriment des petites gens qui s’organisent sur un terri- dans les réunions publiques sans pour autant toire dans leur intérêt propre, échelle terri- peser sur les décisions) ; soit un ethos poli- torialisée de la communauté d’intérêts des tique (« l’esprit communautaire »). Dans toutes dominés, a été du ressort de l’espace politique ces dimensions, il reflète les très fortes inéga- du fokontany, le plus bas échelon de la vie lités statutaires et économiques de la société politique formelle, charriant ses inégalités. On malgache. Derrière la façade démocratique, y a cherché des leaders associatifs et on y a c’est l’espace pratique d’identification des trouvé des notables de quartier. petites gens (olo madiniky) : les dominants Ce glissement a été facilité par l’ambiva- (olo maventy) y tirent les ficelles à distance. lence politique de la fonction de chef-fokontany, L’entrée « pauvreté », l’idéologie partici- à l’interface des sphères communautaire et pative, le principe des associations d’usagers publique. Il se reflète dans le langage : quand promu par le PAIQ conformément aux modèles les gestionnaires ne sont pas appelés prezida globalisés en vigueur trouvent ici un terreau ny rano (présidents de l’eau) dans un registre fertile. Selon les cadres du PAIQ, pour agir bureaucratique légal, ils sont appelés tom- conformément au contexte socioculturel et pon’ny rano (maîtres et possesseurs de l’eau) aux contraintes idéologiques du développe- dans un registre emprunté au champ de l’an- ment, il fallait créer des associations incarnant cestralité [Ottino 1998]. Associant le double cet esprit communautaire du fokonolona. Ces lien de possession et de responsabilité, cette associations furent désignées par l’expression dernière expression fait affleurer les concep- « associations de kartié », qui, dans la langue tions culturelles de l’eau qui se sont forgées créolisée de Diégo comme dans le monde sur le long terme dans la diversité des terroirs francophone, permet de saisir l’idée de co- de Madagascar et qui ont placé l’eau au cœur opération formalisée sur un pied d’égalité à de la hiérarchisation sociale et des rapports l’échelle du voisinage proche. de gouvernement. Mais l’ambivalence du terme de fokono- lona dans la sémantique politique malgache, comme le flou du terme kartié 31, a autorisé 31. Est-ce un fokontany ou une subdivision de fokon- un glissement des signifiants et des signifiés : tany caractérisée par sa morphologie, ses activités ou dans le cadre du PAIQ, on a parlé tantôt des habitus d’identification ? 136 207
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