Le prix de l'eau - OpenEdition Journals

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Études rurales
                           194 | 2014
                           Altérités, inégalités et mobilités dans les îles de
                           l’océan Indien

Le prix de l’eau
Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez
(Madagascar)
The price of water. Urban hierarchies, water management and municipal power
in Antsiranana (Madagascar)

Camille Al Dabaghy

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10150
DOI : 10.4000/etudesrurales.10150
ISSN : 1777-537X

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 16 mars 2014
Pagination : 123-143

Référence électronique
Camille Al Dabaghy, « Le prix de l’eau », Études rurales [En ligne], 194 | 2014, mis en ligne le 01 janvier
2014, consulté le 12 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10150 ; DOI :
10.4000/etudesrurales.10150

© Tous droits réservés
LE PRIX DE L’EAU                                           Camille Al Dabaghy

HIÉRARCHIES URBAINES,
VOISINAGE HYDRIQUE
ET COMMUNALITÉ
À DIÉGO-SUAREZ
(MADAGASCAR)                                               sa régulation : leur légitimation et leur renfor-
                                                           cement dépendent de leur capacité à assumer
                                                           cette responsabilité. Du point de vue des habi-
                                                           tants, l’accès à l’eau participe des processus
                                                           d’intégration matérielle et symbolique par les-
                                                           quels des nouveaux venus (migrants ou nou-
                                                           velles générations) trouvent une place dans le
                                                           collectif urbain et s’insèrent dans les hiérarchies
                                                           socioéconomiques locales. Or, cette intégration
                                                           urbaine est indissociable d’une intégration poli-
                                                           tique dans un collectif communal lui-même
                                                           en devenir. La formulation et la réalisation
                                                           des droits, des non-droits et des obligations en

Q
           U’ELLES PORTENT SUR le monde                    matière d’eau 1 doivent donc être analysées en
           rural ou sur le monde urbain, sur les           lien avec la formation des municipalités comme
           systèmes d’irrigation ou sur l’appro-           échelle de gouvernement et de citoyenneté.
           visionnement domestique, les études                 Cet article a pour objectif d’appréhender, à
récentes consacrées à l’eau, en sociologie ou              Diégo-Suarez, capitale du nord de Madagascar,
en anthropologie, tentent d’en embrasser les               l’articulation entre les processus de structura-
facettes technologique, écologique, écono-                 tion du réseau d’adduction en eau, de stratifi-
mique, politique et culturelle [Fontein 2008].             cation sociale urbaine et de formation d’une
Elles visent à décrire aussi bien des usages,              municipalité tels qu’ils sont historiquement
des conduites corporelles et des médiations                enchâssés dans des circulations et domina-
matérielles que le travail de qualification du             tions globales, coloniales et postcoloniales.
bien, les modalités d’appropriation et de dis-                 Diégo-Suarez est installée sur un isthme
tribution de l’eau, ou encore le partage des               surplombant une large baie au cœur de l’océan
coûts et des bénéfices générés par les sys-                Indien. Les Français y développèrent, à partir
tèmes de gestion [Jaglin et Zérah eds. 2010].              de 1885, une base navale et une ville atte-
Elles mettent tous ces éléments en relation                nante. Leur construction inaugura des migra-
avec des processus de subjectivation, des                  tions en provenance de l’arrière-pays rural, de
rapports sociaux de domination et des dyna-                tout Madagascar, des îles voisines (La Réunion,
miques de formation de l’État [Mosse 2003].                Anjouan et Mayotte), du Yémen, de Somalie,
    Sur ce plan, les enjeux de la gestion de               de Syrie, de Grèce, d’Italie, de France, d’Inde
l’eau recoupent ceux de la décentralisation et             et de Chine. Les dynamiques socioéconomiques
de l’autonomisation des institutions munici-               et politiques de la ville de Diégo-Suarez, qui
pales, s’il y en a. En ville, ce sont en effet             compte aujourd’hui plus de 100 000 habitants,
les communes qui sont en charge, au moins
partiellement, de plein droit ou par défaut, de            1. Interrogations empruntées à l’anthropologie de la
la qualité de l’approvisionnement en eau et de             citoyenneté [Neveu 2005].

                             Études rurales, juillet-décembre 2014, 194 : 123-144

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Camille Al Dabaghy

...   sont marquées par sa fonction de capitale             entre les anciens quartiers – les plus bas – et
124
      administrative et ses activités de port militaire     les nouveaux quartiers – à une altitude d’envi-
      (réparation navale, agro-industrie thonière et        ron 100 mètres – du fait de la logique tech-
      saline, manutention). Sa grande mixité socio-         nique gravitaire du dispositif.
      culturelle et son identité politique de bastion           Ce n’est qu’à la fin des années 1950 que,
      syndicaliste ouvrier font qu’elle est souvent         renforcée politiquement, la commune parvien-
      présentée comme une tour de Babel ou comme            dra à porter le réseau à la hauteur des besoins
      un creuset égalitaire.                                des 38 000 habitants. Toutefois, après les années
          Dans le prolongement de la situation colo-        fastes de la post-indépendance, le réseau de
      niale, l’accès aux ressources économiques,            production et de distribution se dégradera sous
      sociales et politiques y est pourtant resté           la Deuxième République (1975-1991) alors
      fortement tributaire d’appartenances commu-           que la population a doublé.
                                                                En 1997, la coopération française initiera
      nautaires qui croisent origine géographique
                                                            une double dynamique, toujours à l’œuvre
      et confession religieuse et sont déclinées en
                                                            aujourd’hui : l’augmentation marquée du nombre
      termes nationaux et ethniques. Cependant, les
                                                            des points d’eau collectifs fonctionnels et le
      alliances matrimoniales ont abouti à un fort          changement du mode de gestion conformé-
      métissage. Sur le plan foncier et immobilier,         ment aux recommandations promues indis-
      ce métissage a contribué, avec le départ des          tinctement par les différents acteurs de l’aide
      colons et militaires français, l’expansion urbaine    internationale, à savoir la non-gratuité et
      et diverses opérations de lotissement, à rebattre     la délégation communautaire contractualisée.
      partiellement les cartes de la spatialisation des     Ainsi, depuis 2004, la commune délègue sa
      communautés et des inégalités sociales.               maîtrise d’ouvrage à des associations d’usa-
          Les fokontany (quartiers au sens de sub-          gers organisées à l’échelle du quartier, qui
      division politico-administrative de la commune)       assurent la gestion et, surtout, le « recou-
      ont vu croître l’hétérogénéité socioéconomique        vrement des coûts de gestion » des bornes-
      de leur population alors que ce sont des échelles     fontaines. On y paie l’eau en fonction du
      pratiques essentielles d’identification, de soli-     volume consommé.
      darité et de participation politique, au cœur             La rencontre de l’eau et du marché cons-
      des processus d’intégration urbaine et com-           titue le point d’entrée de cette étude, qui
      munale qui m’intéressent.                             s’appuie sur des matériaux collectés lors
          En matière d’eau, la commune a déve-              d’une enquête de terrain effectuée en 2009 2.
      loppé, depuis 1896, un réseau de distribution
      dual alliant raccordements domestiques et             2. Cette enquête s’inscrit dans le cadre d’une recherche
      points d’eau collectifs (bornes-fontaines, bas-       doctorale portant sur le gouvernement municipal et
      sins lavoirs) en tentant de suivre l’étalement        sa transnationalisation. Trois des treize mois de mon
      urbain parti du niveau de la mer au nord-ouest        terrain (de juin à septembre 2009) furent consacrés à
                                                            recenser et cartographier les points d’eau collectifs, y
      de la presqu’île et qui se poursuivra sur             observer les interactions quotidiennes, mener des entre-
      9 kilomètres vers le sud. À cette dualité se          tiens avec les gestionnaires et les usagers ou non-
      sont ajoutées des inégalités et des rivalités         usagers, et recueillir divers documents.

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Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar)

J’articulerai trois focales d’observation : la          même unité temporelle (une semaine, une
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                                                                                                                  125
ville, le fokontany et l’espace sociopolitique          année), et ce en fonction de la saison et de
délimité par les interactions autour d’une              l’usage réservé à cette eau. L’inégalité de ces
borne-fontaine, espace que j’appelle « voisi-           modes d’accès à l’eau reflète et conforte
nage hydrique ».                                        néanmoins l’inégale accumulation des res-
                                                        sources économiques, sociales et politiques
Inégalités d’accès à l’eau                              telle qu’elle s’est construite localement.
                                                            Un premier mode d’accès à l’eau consiste
En croisant les données produites par l’entre-
                                                        à utiliser un branchement dit particulier chez
prise concessionnaire des réseaux urbains
                                                        soi et dédié à son seul foyer 4. Les habitations
malgaches d’eau et d’électricité, la Jirama 3,
                                                        raccordées sont, pour la plupart, construites
avec celles de mon propre recensement des
                                                        en dur et conformes au plan d’urbanisme de
points d’eau collectifs, apparaît un premier
                                                        1962, qu’elles soient situées dans les quartiers
tableau des inégalités locales d’accès à l’eau.
                                                        anciennement urbanisés – les anciens quar-
Sachant qu’en 2010 le taux de desserte en eau
                                                        tiers coloniaux (Place Kabary, Avenir), le
potable est, à Diégo-Suarez, de 80 %, soit
                                                        quartier historique des commerçants indiens
l’un des plus élevés de Madagascar, le taux
                                                        (nord de Bazary Kely), certaines parties de
de desserte via des branchements particuliers           l’ancien quartier indigène (l’actuel Tanambao
varie de 12 à 100 % selon les fokontany (le             Tsena) –, dans les nombreuses cités pavillon-
taux moyen est de 66 %). La pression démo-              naires construites depuis les années 1950 ou
graphique sur les bornes-fontaines varie, elle,         encore dans des secteurs récents d’implan-
de 0 à 3 200 personnes. Et, en moyenne, la              tation (villas enceintes de la SCAMA 5 ou
consommation s’élève à 120 litres par per-              d’Ambalakazaha). Dans les autres secteurs de
sonne et par jour pour les branchements parti-          la ville, les logements raccordés (souvent en
culiers contre 42 litres par personne et par            tôle ou en fûts métalliques désossés) sont
jour pour les bornes-fontaines.                         éparses (carte p. 126).
    Une enquête approfondie sur l’approvision-              Sur la base des chiffres de la Jirama, en
nement en eau permet cependant d’établir que            2009, près d’un quart des 25 000 ménages de
la population urbaine ne se divise pas en deux          la ville disposent de l’eau et de l’électricité
groupes distincts : d’un côté, des ménages              (ce qu’on appelle « la Jirama complète »).
riches dans des fokontany riches, accédant à
l’eau via des robinets privés ; de l’autre, des
ménages pauvres dans des quartiers pauvres,             3. JIro sy RAno MAdagasikara (Électricité et Eau de
recourant aux points d’eau collectifs. Il n’y a         Madagascar) : entreprise publique depuis 1975.
pas deux mais huit modes d’accès à l’eau qui            4. Les robinets peuvent être installés dans les maisons
peuvent être mobilisés conjointement au sein            et/ou dans les cours.
d’une même unité géographique (un îlot),                5. Le fokontany SCAMA tire son nom de la Société
d’une même unité sociale (une famille, les              des conserveries alimentaires de la Montagne d’Ambre,
employés d’une grande entreprise) ou d’une              implantée sur ce territoire.

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Les fokontany de la commune urbaine de Diégo-Suarez (2010)

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                          197
Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar)

Ces ménages sont dirigés par des hauts et                     Parmi ces foyers privilégiés, il faut diffé-
                                                                                                                       ...
                                                                                                                       127
moyens fonctionnaires des administrations décen-           rencier ceux qui utilisent un branchement
tralisées et déconcentrées de la ville (Antanka-           privé mais dont l’abonnement et la consom-
rana et Tsimihety, respectivement originaires des          mation sont acquittés par l’employeur d’un
parties ouest et est de la province de Diégo-              membre du foyer. Ce deuxième mode d’accès
Suarez ; Merina et Betsileo des Hautes Terres) 6 ;         à l’eau distingue une sorte d’élite de la
des cadres et des ouvriers spécialisés de l’indus-         consommation d’eau, constituée de la plupart
trie (Antankarana nobles et roturiers ; Sakalava ;         des élus ou des cadres supérieurs des entre-
zanatany 7 métis malgaches-comoriens ou mal-               prises et des administrations publiques, des
gaches de différentes régions) ; des responsables
de projets de développement ou d’entreprises
                                                           6. Dans ses usages identificatoires malgaches, le terme
privées (vahiny d’Europe ou des Hautes Terres,             d’ethnie renvoie à des ensembles sociopolitiques de
mais aussi métis zanatany) ; des patrons de                nature et de pérennité variables et aux populations de
PME locales (Antankarana et Comoriens dans                 ces empires, royaumes et chefferies qui présentent une
l’import-export ; Tsimihety zanatany dans la               relative homogénéité en termes d’environnement naturel
construction et les bureaux d’étude du BTP) ;              et d’activités de production [Raison-Jourde et Randrianja
                                                           2002].
des médecins, dentistes, avocats, notaires libé-
raux ; des hauts responsables des confréries               7. J’utilise ici la trilogie tompontany-zanatany-vahiny
musulmanes, des Églises chrétiennes, des nou-              proposée comme gradient d’expression de l’autochtonie
                                                           par Laurent Berger et Olivier Branchu, lesquels ont tra-
veaux mouvements religieux et des sectes ; des             vaillé sur l’islam au nord de Madagascar. Les tompon-
commerçants et artisans indiens dits karana et             tany sont littéralement « les maîtres et gardiens » de la
banians ainsi que des commerçants d’origine                terre, les « originaires les plus anciennement implantés
chinoise ; enfin, des femmes malgaches mariées             territorialement ». Les zanatany (littéralement « enfants
à des Européens vivant ou non à Diégo.                     du pays »), sans ancestralité locale, sont nés sur un
                                                           territoire donné. Les vahiny sont des « étrangers de
    Qu’ils soient locataires ou propriétaires,             passage » ou ceux qui viennent d’arriver [Berger et
ces ménages ont des revenus stables et supé-               Branchu 2005 : 72]. Aucune de ces catégories ne ren-
rieurs à 150 000 ariary par mois (54 €) 8, leur            voie à des groupes unifiés ni exempts de dominations
consommation moyenne d’eau par mois tour-                  internes.
nant autour de 6 000 ariary. En 2010, un                   8. Pour une typologie des revenus mensuels par foyer,
propriétaire qui voulait faire raccorder son               voir T.R. Caligaris [2010].
logement devait débourser la somme de                      9. Voir INSTAT : « Enquête périodique auprès des
600 000 ariary (216 €) alors que la consom-                ménages, 2010. Rapport principal. Antananarivo, Mada-
mation annuelle moyenne urbaine dans la                    gascar », 2011. D’après la Jirama, 14 % des nouveaux
région était de 777 000 ariary 9. Le raccorde-             ménages souhaiteraient et pourraient être raccordés au
                                                           réseau. Voir aussi JIRAMA-DEO : « Amélioration de
ment suppose aussi l’immatriculation du ter-
                                                           l’alimentation en eau potable de la ville d’Antsiranana.
rain, la disponibilité de compteurs, tuyaux et             Renforcement de la capacité de production et extension
surpresseurs, des agents de la Jirama et, par-             du réseau existant. Avant-projet sommaire, Antsiranana,
tant, des formes variées de capital.                       Madagascar », 2009.

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Camille Al Dabaghy

...   cadres vahiny (d’Europe ou d’autres régions            construisent sans titre foncier). En grande
128
      malgaches) des projets de développement                majorité, ce sont des jeunes, nés à Diégo
      et des grandes entreprises privées locales.            (tompontany ou zanatany), qui ont fondé un
      À l’échelle de la commune, cet avantage en             foyer ou des migrants primo-arrivants, venus
      nature est un point essentiel de négociation           de zones rurales de l’arrière-pays ou du reste
      salariale, de cristallisation des conflits entre le    de Madagascar. En termes socioprofessionnels,
      maire et le conseil municipal et de pression           il s’agit de fonctionnaires de basses catégories
      politicienne. Cet accès élitaire à l’eau est un        statutaires, de petits employés du secteur privé,
      marqueur social. Il oblige à redistribuer l’eau        d’employés de maison, de petits ouvriers des
      à des voisins choisis et permet la constitution        industries locales (pour beaucoup, saisonniers
      d’une clientèle locale, mais ce phénomène est          ou journaliers), d’agriculteurs ou d’éleveurs
      aujourd’hui limité par le contrôle qu’exercent         qui travaillent en ville (Antemoro) ou dans
      les organisations employeuses sur la consom-           l’arrière-pays (principalement des Antankarana
      mation des ménages.                                    et des Sakalava), de petits artisans indépen-
          Un troisième mode d’accès à l’eau concerne,        dants (menuisiers, maçons, casseurs de pierre,
      lui, les utilisateurs d’un branchement privé           vendeuses de mokary 10, couturières) et autres
      domestique officiellement partagé par un               petits métiers de service (tireurs de pousse-
      nombre arrêté de foyers aux revenus inter-             pousse Antandroy, lavandières, chauffeurs de
      médiaires. Par exemple, ceux qui louent un             taxi), de chômeurs ou de retraités qui ne per-
      logement dans un petit lotissement privé dans          çoivent qu’une faible pension. Bref, des chefs
      lequel on partage une cour, un robinet, un bac         de ménages appartenant à des catégories sala-
      à laver le linge, des WC, une douche et, donc,         riées ou indépendantes vulnérables, en parti-
      une unique facture Jirama.                             culier des femmes, dont le revenu mensuel est
          Un quatrième mode d’accès à l’eau, le              souvent inférieur à 80 000 ariary.
      plus fréquent, consiste à s’organiser au sein              Notons ici que les ménages qui disposent
      du foyer pour qu’un membre aille chercher de           d’un point d’eau privatif peuvent être amenés
      l’eau à une borne-fontaine payante.                    à puiser de l’eau à la borne-fontaine dans le
          Un cinquième mode, dérivé du précédent,            cadre d’un usage particulier. C’était très fré-
      consiste à payer un porteur d’eau (roana)              quent avant la mise en gestion payante, par
      pour qu’il le fasse.                                   exemple pour laver les voitures. De même,
          Ceux qui dépendent d’un accès via les              certains ménages modestes raccordés conti-
      points d’eau collectifs sont locataires de loge-       nuent de panacher leur approvisionnement
      ments dont le loyer est peu élevé ou bien              en eau, par exemple pour la lessive. Ainsi,
      possèdent ou font construire une maison (dans          si l’usage des bornes-fontaines demeure un
      les nouveaux quartiers ou dans les interstices         critère distinctif de pauvreté relative des
      du bâti plus ancien) sans pouvoir technique-
      ment ou financièrement la raccorder au réseau
      ou sans vouloir trop investir (parce qu’ils            10. Gâteaux achetés et mangés dans la rue.

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Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar)

ménages, il est, dans une certaine mesure,                  permettent le raccordement au réseau d’eau,
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toujours partagé entre strates sociales.                    voire l’accès gratuit à l’eau. Or, l’acquisition
    Inversement, des ménages modestes ou                    foncière ou le recrutement et l’avancement
pauvres peuvent prendre de l’eau chez des                   dans les organisations concernées dépendent
voisins raccordés 11, gratuitement si ceux-ci               largement des appartenances communautaires
sont exonérés du paiement de leur eau, en                   ethnico-nationales 12 qui étayent la distribu-
payant dans le cas contraire : c’est un sixième             tion du capital d’autochtonie mais favorisent
mode d’accès à l’eau.                                       les groupes dominants de chacune des catégo-
    Les septième et huitième modes d’accès à                ries tompontany, zanatany et vahiny. Inverse-
l’eau pour un usage domestique ont trait à une              ment, certaines familles des classes populaires
eau non potable. D’une part, en saison des                  et moyennes, quelle que soit leur origine
pluies (4 à 5 mois par an), certains ménages,               ethnico-géographique et parce qu’elles sont
parfois même raccordés, récupèrent l’eau de                 implantées à Diégo-Suarez depuis longtemps,
pluie pour se laver, laver le linge ou les sols.            ont pu occuper et se transmettre de génération
D’autre part, il existe des sources et des cours            en génération des logements dans les anciens
d’eau, pollués, que la population avoisinante               quartiers (colon, indien et indigène) qui dis-
continue d’utiliser pour se laver, laver la vais-           posent d’un raccordement domestique au réseau.
selle et le linge, abreuver les bêtes d’élevage.
Ces pratiques sont précisément interdites aux               Politique communale de l’eau et équité
bornes-fontaines, ce qui distingue les usages
ruraux quotidiens de l’eau-élément naturel                  La responsabilité d’un accès à l’eau satisfai-
d’usages urbains quotidiens de l’eau-du réseau.             sant les standards évolutifs du développement
Il y a toutefois deux lignes de continuité                  urbain est historiquement considérée comme
essentielles. Le lexique reste le même : puiser             incombant au pouvoir communal. Depuis sa
de l’eau à la source ou à la borne-fontaine se              fondation en 1896, la commune de Diégo-
dit mantsaka rano. Et pour les usages rituels,              Suarez se saisit de ce problème d’approvi-
les habitants de Diégo utilisent l’eau de la                sionnement en eau potable et tente d’asseoir
Jirama. Cependant, dans le cas de la circonci-              sa souveraineté politique et territoriale par le
sion, même à la borne-fontaine, ils respectent              déploiement d’un réseau d’adduction. Mais il
l’obligation de puiser l’eau avant le lever du
jour.
    La distribution inégale des ressources d’au-            11. D’après mes observations, cette situation est fré-
                                                            quente dans les quartiers où le taux de branchements par-
tochtonie détermine ainsi les inégalités d’accès            ticuliers établi par la Jirama est inférieur à la moyenne,
à l’eau de manière complexe et non univoque.                par exemple Tanambao III, IV et V, Mahatsara, Tsara-
C’est le salariat, en particulier le fonctionnariat         mandroso, Soafeno, Morafeno ou Lazaret Sud.
civil et militaire (dès lors qu’on atteint un               12. Comme l’illustrent diverses contributions à l’ouvrage
certain rang statutaire), la carrière politique             dirigé par Françoise Raison-Jourde et Solofo Randrianja
et la propriété foncière en elle-même qui                   [2002].

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...   lui faudra attendre les années 1950 et son ren-        devant favoriser son équité. Certes, elle ren-
130
      forcement politique 13 pour faire prévaloir les        voie initialement au modèle ségrégatif propre
      besoins de « la population » (catégorie uni-           à la ville coloniale avec « un centre moderne,
      taire) sur les besoins militaires et/ou com-           où sont localisés les colons, et la ville péri-
      merciaux, privés ou publics, liés au port. Le          phérique des “indigènes”, où prévalent des
      ravitaillement en eau potable « des navires »          modes d’organisation communautaire issus du
      (opposée à « la population »), indépendant du          monde rural » [Baron 2006 : 3]. Mais la com-
      réseau de la ville, avait été jusque-là privilé-       mune a poursuivi son œuvre modernisatrice
      gié par la marine et la colonie [Bois 2004].           de développement d’un réseau industriel avec
          L’accession, en 1955, de la commune de             des branchements particuliers dans une pers-
      Diégo-Suarez à un statut municipal proche              pective à la fois commerciale 14 et solidariste,
      du statut métropolitain de 1884, inaugure une          visant à étendre l’hygiène publique et à
      phase de transformation décisive de la ville.          abaisser les coûts [Barraqué 1995]. Surtout,
      Entre 1958 et 1962, des travaux autorisent un          elle a mis en œuvre « une politique sociale
      réel changement d’échelle de la production et          à sa charge » en développant l’accès gratuit
      de la distribution de l’eau (construction de la        à l’eau des ménages pauvres via les bornes-
      plupart des points d’eau collectifs actuels)           fontaines [Baron 2006 : 5].
      alors que sont rénovées ou tracées les princi-             Par ailleurs, les délibérations du conseil
                                                             municipal révèlent qu’au moins depuis les
      pales artères de la ville et construits les princi-
                                                             années 1920, en fixant le prix de l’eau 15,
      paux bâtiments publics, dont l’hôtel de ville.
                                                             celui-ci s’est soucié de l’équité dans le par-
      La dépendance de la commune à l’égard des
                                                             tage des charges entre usagers du port, usa-
      stratégies et des moyens techniques et finan-
                                                             gers des bornes-fontaines et groupes d’usagers
      ciers d’acteurs supralocaux, malgaches et, sur-
      tout, français, se maintient malgré l’évolution
      de son statut et l’indépendance nationale obte-        13. Du fait de l’accession de Madagascar au statut de
      nue en 1960. Néanmoins, depuis les années              territoire d’outre-mer en 1946 et du vote de la loi-cadre
                                                             Defferre de 1956. Les Malgaches ont obtenu un suffrage
      1960, âge d’or des services publics urbains            étendu et direct en 1939 et la parité de représentation en
      associé à la mémoire des premiers maires               1950.
      « autochtones » élus dès 1957, les usagers
                                                             14. La commune choisit finalement la concession en
      associent la construction ou la réouverture de         1963.
      tel point d’eau à la candidature ou à l’élection
                                                             15. La commune vote la prise en charge de la consom-
      d’un maire, d’un député ou d’un président de           mation aux bornes-fontaines sur le budget communal.
      la République.                                         Elle fixe le montant de la taxe et de la surtaxe qui, ajou-
          La commune de Diégo-Suarez s’est tou-              tées au prix du mètre cube d’eau établi par la Jirama,
      jours efforcée d’assurer une régulation poli-          doivent permettre de payer la consommation et les
                                                             investissements publics en matière d’eau. Le code de
      tique de l’accès à l’eau en termes de justice          l’eau de 1998 a institué un organisme régulateur qui
      sociale et spatiale. La dualité du système de          aurait dû fixer le prix de l’eau mais qui n’a jamais été
      distribution était précisément conçue comme            effectivement mis en place.

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Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar)

bénéficiant de raccordements privés. Il a ainsi           non raccordés est proportionnellement bien
                                                                                                                     ...
                                                                                                                     131
systématiquement refusé un traitement spéci-              supérieure à celle qui incombe aux raccordés.
fique aux habitants des différentes cités réser-              Notons que l’eau gratuite sert encore aujour-
vées aux salariés des services déconcentrés de            d’hui de ressource politique transactionnelle.
tel ministère ou de telle entreprise. À l’échelle         Certaines bornes-fontaines sont restées gra-
du réseau d’eau dans son ensemble, chacun                 tuites, par exemple au marché, à la fois pour
doit payer sa part selon ses moyens et en tirer           des raisons d’hygiène mais aussi parce que les
les bénéfices correspondants. Des interpella-             relations entre la commune et les marchands
tions du conseil municipal montrent que ce                sont particulièrement sensibles. Dans certains
principe est partagé par les gouvernés et les             quartiers, des bornes redeviennent gratuites
gouvernants. Mais il a longtemps été contrarié            quand les équipes municipales ont besoin de
par le fait que de nombreux abonnés ne dis-               s’y assurer le soutien de la population.
posaient pas de compteurs individuels 16. La                  En ce qu’elle passe par les prix mais aussi
stigmatisation pour manque de civisme des                 par l’extension du réseau, cette régulation
Réunionnais, lesquels se seraient opposés avec            communale de l’eau et cette intégration poli-
constance, à l’époque coloniale, à la pose de             tique par l’eau ont pour rouage essentiel le
compteurs [Bois 2004] témoigne du prisme                  fokontany, nœud du pluralisme normatif de la
identitaire à travers lequel était lue la contri-         décentralisation malgache.
bution des uns et des autres au développement                 Pour les nouveaux venus du collectif urbain,
de la ville créole.                                       la reconnaissance du droit à l’eau passe par
    À l’échelle de la ville, l’eau gratuite aux           l’appel à la solidarité entre riverains et par
bornes-fontaines (rano-mpanjakana : littérale-            la demande de création d’un fokontany. Ceux
ment, « l’eau du gouvernement ») était donc               qui, migrants ou jeunes, s’installent dans une
porteuse d’un sens et d’une fonction poli-                maison non raccordée, aux marges du tissu
tiques qui se sont trouvés radicalement remis             urbain, épuisent d’abord les possibilités d’appro-
en cause par le passage à la gestion payante.             visionnement auprès de voisins raccordés et
Ainsi, aujourd’hui comme hier, par déci-                  utilisent les points d’eau collectifs des zones
sion communale, la Jirama applique le même                contiguës d’installation plus ancienne. Lors-
tarif aux petits consommateurs qui disposent              qu’ils atteignent une masse critique, cette
de branchements particuliers 17, aux bornes-              transposition urbaine et contemporaine de
fontaines et aux services communaux : soit,               principes ruraux et anciens d’hospitalité via
en juillet 2010, 360 ariary (0,13 €) par mètre
cube. En revanche, l’eau est revendue aux
usagers des bornes-fontaines au tarif – fixé              16. En 1964, la moitié seulement des 2 300 abonnés
                                                          disposait d’un compteur.
par délibération communale – de 1 300 à
1 500 Ar/m3 (entre 0,47 et 0,54 €) 18. Même               17. Pour une consommation inférieure à 10 m3.
en tenant compte du différentiel de consom-               18. 1 seau de 15 litres pris à la borne vaut 20 ariary ;
mation, la charge qui incombe aux usagers                 1 jerrican de 20 litres, 30 ariary.

                                                    131
                                                    202
Camille Al Dabaghy

...   l’eau génère des conflits. Quand le nombre de      espace intermédiaire entre sphère communautaire
132
      ces conflits devient trop important, ces nou-      et sphère publique locale. Le chef-fokontany 19,
      veaux venus peuvent demander l’autonomisa-         garant de jure de l’expression démocratique
      tion d’une portion d’un ancien fokontany, qui      directe de la population (le fokonolona) lors
      apparaîtra comme un nouveau fokontany sans         des assemblées de quartier, serait aussi garant
      point d’eau, donc prioritairement éligible au      de la cohésion sociale du quartier : il assume
      financement d’infrastructures par la commune       de facto, à une échelle intercommunautaire,
      ou par n’importe quel projet d’aide inter-         les responsabilités qui, dans les communautés
      nationale.                                         (lignagères, ethniques et/ou religieuses), restent
          Le cas de Mahatsara est, à cet égard, exem-    celles de leurs chefs respectifs : résolution des
      plaire des dynamiques en jeu. Ces terrains         conflits, organisation des collectes. Cependant,
      étaient situés dans le fokontany de Grand-         les fonctions publiques de son chef (mobilisa-
      Pavois, à la marge de cette cité pavillonnaire     tion sociale ; recensement, notamment électo-
      pour fonctionnaires. Dans les années 1970-         ral) ont fait du fokontany un outil de contrôle
      1980 s’y installèrent des migrants principale-     de la population et un levier politique convoité
      ment originaires du sud-est de Madagascar,         à l’échelle de l’État. Étendard de « la tradi-
      recrutés par des sociétés agro-industrielles       tion » et de « l’identité malgache », il est mis
      locales. Ceux-ci utilisèrent longtemps l’unique    en concurrence avec la commune – héritage
      bassin-lavoir de la cité « Grand-Pavois », au      assumé de la modernité politique coloniale,
      prix de fortes tensions. En 1996, ils obtinrent    seule collectivité effectivement décentralisée –
      l’autonomie de leur quartier puis, progressive-    pour le rôle de pierre angulaire du « dévelop-
      ment, le raccordement des installations (trois     pement » politique et économique.
      bornes-fontaines publiques et un lavoir) dont          Le fokontany est donc le pivot d’une arti-
      ils avaient dû assurer communautairement la        culation complexe entre reconnaissance du
      construction. Les leaders de cette population      droit à l’eau et connexion au réseau urbain,
      dite antemoro, qui avaient porté l’ensemble        reconnaissance de l’appartenance au collectif
      de ces démarches, prirent les rênes politico-      politique communal et soumission aux obli-
      administratives du fokontany. Alors que les        gations qui lui sont afférentes, entrée dans le
      Antemoro sont connus et stigmatisés pour           jeu d’une participation politique protéiforme,
      rapatrier leurs morts et une partie de leurs       telles qu’elles peuvent être modulées locale-
      revenus sur leurs terres ancestrales (tanindra-    ment en fonction du principe d’autochtonie.
      zana), la création de Mahatsara a marqué un        Plus anecdotique : le financement, en 1964,
      tournant dans les stratégies de gestion et les     d’une borne-fontaine par les « jeunes du PSD »
      représentations de leur capital d’autochtonie.     (parti du candidat à la présidence Philibert
          Or, l’institution du fokontany, qui incarne    Tsiranana, originaire de Diégo-Suarez) dans
      le pluralisme normatif de la société malgache      un secteur de Morafeno principalement habité
      contemporaine, a une fonction politique emblé-
      matique. En ville, au sein d’une population
      pluriethnique et multiconfessionnelle, c’est un    19. Expression locale pour chef de fokontany.

                                                   132
                                                   203
Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar)

par des familles comoriennes révèle l’histo-              ouvrière de l’application locale d’une pres-
                                                                                                                     ...
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ricité de ces jeux d’échelle entre voisinage              cription globalisée. D’après mon enquête, cette
hydrique, communauté ethnique, fokontany,                 marchandisation n’a suscité ni débats ni oppo-
commune et Nation.                                        sition publique notable.
                                                              Misant sur les dynamiques de quartiers
De l’autogestion à la notabilité microlocale              « périphériques », se substituant de fait à la
                                                          commune disqualifiée par son endettement
Entre 2004 et 2006, l’eau des bornes-fontaines            prétendument massif auprès de la Jirama, le
est donc devenue un bien marchand au même                 PAIQ constitue un parfait exemple de ce
titre que l’eau qui coule des robinets domes-             que Anne Bousquet qualifie de « privatisation
tiques. Comment cette requalification de la               communautaire » : un projet hybride associant
nature et de la propriété du bien s’est-elle              logique de marchandisation et logique de
répercutée sur les inégalités sociales et l’inté-         régulation communautaire sur la base du dis-
gration politique ?                                       crédit de la gestion publique, tentant la conci-
                                                          liation entre « la reconnaissance du droit de
LE PAIQ : OPÉRATEUR DE FAIT                               disposer d’un volume d’eau potable minimal
DE LA MARCHANDISATION                                     et le principe de la rémunération du service
                                                          par le tarif » [Bousquet et Jaglin 2007 : 9].
Le programme d’appui aux initiatives de                   L’approche néolibérale de la gestion de l’eau
quartier (PAIQ) de la coopération française               charriait, ici comme ailleurs, une injonction
visait à améliorer « le cadre et les conditions           morale à l’autonomisation et à la responsabili-
de vie de la population des quartiers défavo-             sation, dont l’argent bien géré serait le vecteur
risés » en finançant la construction d’infra-             et la jauge. Avec l’extension du marché étaient
structures socioculturelles et « l’accompagne-            promues une subjectivité politique comptable,
ment social » des associations d’usagers qui              une citoyenneté propre à l’homo œconomicus.
devaient les gérer 20. En réponse à une forte                 À partir de 2004, la gestion des fontaines
demande sociale, il finit par construire ou               et des lavoirs est donc confiée à des associa-
réhabiliter et faire passer en gestion payante            tions sélectionnées par le PAIQ ou la com-
45 des 100 points d’eau collectifs de la ville.           mune. Celles-ci sont en charge d’administrer
Ce qui ne manqua pas de poser un problème
d’équité puisque coexistaient à l’intérieur même
de certains quartiers des bornes payantes (parce          20. « Résumé du rapport final de l’auto-évaluation du
qu’accompagnées par le PAIQ) et des bornes                PAIQ 2. Antananarivo, République de Madagascar »,
restées gratuites.                                        2003, p. 11.
    Alors qu’elle se montrait réticente 21, la            21. La marchandisation et la tarification aux bornes-
commune fut contrainte d’accepter la géné-                fontaines étaient pourtant imposées par le nouveau code
                                                          de l’eau (rédigé sous la houlette de la Banque mondiale
ralisation à toute la ville de la gestion asso-           et approuvé en 1998). C’était aussi une condition, posée
ciative payante des bornes-fontaines, sous la             par l’Agence française de développement, du finance-
houlette du PAIQ, qui fut, de fait, la cheville           ment de la réfection des principales rues de la ville.

                                                    133
                                                    204
Camille Al Dabaghy

...   les budgets constitués par les recettes en garan-    lequel les hommes politiques redistribuent des
134
      tissant le paiement de la facture à la Jirama et     revenus à la population (surtout aux jeunes
      du salaire d’une fontainière dont elles super-       hommes) en offrant successivement à une
      visent le travail et l’entretien du matériel. Or,    quarantaine d’associations de la ville des
      en 2010, sur les 16 points d’eau des deux            contrats de manutention et de surveillance sur
      fokontany investigués plus en profondeur, seul       les bateaux à quai ou dans les bassins de caré-
      un était géré par une association d’usagers-         nage au port. D’après un fils de Ramilison, il
      voisins qui fonctionnait collectivement. Les         fut demandé à l’ONM de quitter le système
      autres étaient gérés par des hommes 22 prenant       des « tours » au port pour s’engager dans
      les décisions seuls et ne rendant de comptes         celui des points d’eau, alors que le père était
      à personne en dehors, éventuellement, de la          chef-fokontany.
      commune. La participation communautaire                  À Mahatsara, la compétition a opposé les
      hors paiement s’est ainsi réduite à un vote ini-     associations FIMAMI et FTMT 27. L’unique
      tial. Si l’eau gratuite était bel et bien gérée      lavoir et les trois bornes-fontaines raccordés
      collectivement 23, l’eau payante ne l’a été que      et rénovés en 2003 dans le cadre du PAIQ
      rarement.                                            sont revenus à l’association FIMAMI, fer
                                                           de lance de la stratégie d’intégration de la
      « ILS EN ONT FAIT UNE SOURCE DE REVENUS » 24         communauté antemoro du quartier, présidée
      La fonction de gestionnaire de borne-fontaine        par T. Luther, père fondateur et ex-chef du
      (olo mpitantana lafontaine) fut rapidement           fokontany, militaire retraité, affilié au parti
      perçue comme pourvoyeuse de ressources 25.
      La compétition fut et reste donc rude pour           22. En contradiction avec le principe de délégation
      obtenir, (se) prendre (mangala) et (se) reprendre    communautaire, la responsable communale du suivi des
      (mutuellement) des points d’eau. Elle s’inscrit      consommations Jirama des associations et de la com-
      dans les logiques et les cadres singuliers de la     mune gère deux fontaines de ces quartiers.
      concurrence entre individus, familles et com-        23. Quand l’eau était gratuite, dès lors qu’un besoin
      munautés confessionnelles ou communautés             était reconnu (nettoyage, réparations), une personne
      d’originaires pour l’accès aux ressources            moteur du groupe des usagers organisait une collecte
      matérielles et relationnelles.                       d’argent ou des travaux collectifs.
          Pour preuve, deux exemples.                      24. « Nataondreo fitadiavam-bola ».
          À Tanambao V, l’association Ouvriers Nord        25. Les métiers de fontainière et de porteur d’eau sont,
      Madagascar (ONM) gère les trois lavoirs du           eux, perçus comme difficiles, supposant des charges
      quartier depuis 2005. Présidée par J. Rami-          supérieures aux bénéfices escomptés.
      lison 26, professeur de lycée, né, comme son         26. Tous les noms ont été anonymisés.
      épouse, dans l’arrière-pays rural, son bureau
                                                           27. FIMAMI pour FIkambanana MAhatsara MIvoatra,
      est composé de leurs enfants, nés à Diégo-           association « Mahatsara évolue ». Pour l’autre associa-
      Suarez. Créée en 1991, cette association             tion, aujourd’hui disparue, je ne dispose que de l’acro-
      leur a permis de participer au dispositif par        nyme.

                                                     134
                                                     205
Hiérarchies urbaines, voisinage hydrique et communalité à Diégo-Suarez (Madagascar)

AREMA 28. Les trois fontaines financées par              2007 : 15] et accentuent les rapports de force,
                                                                                                                    ...
                                                                                                                    135
l’ONG malgache PRIMAS en 2005 ont été                    en premier lieu au détriment des femmes 29.
confiées initialement à l’association FTMT,
créée par le chef-fokontany d’alors, Edmond,             LE KARTIÉ ET L’ENCHÂSSEMENT PROBLÉMATIQUE
affilié au TIM.                                          DES IDÉOLOGIES GLOBALE ET LOCALE
    L’eau est donc au cœur des stratégies arti-          La catégorie politique du « communautaire »
culées d’insertion économique, d’affiliation
                                                         dans la culture professionnelle de l’aide au
partisane, de solidarité et de compétition au
                                                         développement est associée, à Madagascar,
sein ou entre les groupes (auto-)identifiés à
                                                         au fokonolona. Le terme désigne un groupe
travers le prisme de cette autochtonie ethni-
                                                         restreint partageant un territoire, qui s’incarne
cisée. Ces stratégies prennent comme support
                                                         lors d’assemblées visant à délibérer et prendre
juridique l’association ; le fokontany en est un
                                                         des décisions concernant les intérêts ou pro-
échelon déterminant.
                                                         blèmes communs.
    Dans leur très grande majorité, les gestion-
                                                            Faisant référence à une forme d’organisa-
naires sont donc des « notables de quartier ».
Les expressions chefochefo (petit chef) et               tion sociale propre à une partie de l’Imerina
mpitondra madinidini-hely amin’ny fokontany              au XVIIIe siècle, l’institution fait aujourd’hui
(petit leader de quartier) disent bien l’échelle         figure de communauté malgache de base,
de projection et de reconnaissance de leur pou-          urbaine ou rurale, spontanée et démocratique.
voir. Les hommes qui étaient chef-fokontany              Seul « cadre légitime de dialogue » [Rama-
lors du passage à la gestion payante se sont             monjisoa 1980], elle est la pierre angulaire
constitué de véritables petits empires locaux            d’une « doctrine de solidarité collective, phy-
de l’eau. La gestion des bornes-fontaines est            sique et spirituelle » [id.] qui étaye autant des
devenue un patrimoine privé. Les fontainières            réformes de décentralisation que des pratiques
sont souvent les conjointes des gestionnaires.           quotidiennes 30. Mais, dans la langue courante,
Et la charge est transmissible en héritage :
c’est désormais un fils de J. Ramilison qui
gère les lavoirs de l’association ONM. En
                                                         28. En 2004-2005, la bataille fait rage entre l’AREMA
somme, la gestion de l’eau à Diégo ou encore             (Action pour la renaissance de Madagascar) de Didier
à Toamasina, grand port de l’est de Madagascar           Ratsiraka et le TIM (Tiako-i-Madagasikara : « J’aime
[Miakatra et Asinome 2011], comme la ges-                Madagascar ») de Marc Ravalomanana.
tion environnementale dans l’Ouest malgache              29. On ne peut pas dire pour autant que le PAIQ ait
[Blanc-Pamard et Fauroux 2004], confirme                 adossé son dispositif à une vision homogénéisante et
que les démarches participatives qui insistent           irénique des « communautés de base » : il y a eu analyse
sur le capital social requis par la conduite de          des conflits, des dominations locales et de la confusion
l’action collective « sous-estiment ses exter-           de genre entre chef-fokontany et gestionnaire de l’eau.
nalités négatives dans des sociétés inégali-             30. Sur l’histoire intellectuelle et politique de cette
taires et hiérarchiques » [Bousquet et Jaglin            catégorie, voir F. Raison-Jourde [1994].

                                                   135
                                                   206
Camille Al Dabaghy

...   à Diégo-Suarez, le terme est utilisé pour dési-        d’« association de kartié », tantôt d’« associa-
136
      gner soit un groupe informel qui gère un équi-         tion du kartié », expression qui désignerait le
      pement, une absence d’équipement ou des                regroupement de l’ensemble de la population
      travaux collectifs (il existe dès lors qu’il s’est     du fokontany pour promouvoir ses intérêts à
      physiquement réuni) ; soit un corps citoyen            travers la forme juridique de l’association et
      institutionnalisé abstrait (dans le droit, le foko-    non à travers la personnalité publique morale
      nolona, c’est les habitants de tel fokontany) ;        du fokontany. Ce qui aurait dû être du ressort
      soit une réalité mixte d’ordre sociologique            de l’espace politique du fokonolona, échelle
      (les « familles défavorisées » qui s’expriment         des petites gens qui s’organisent sur un terri-
      dans les réunions publiques sans pour autant           toire dans leur intérêt propre, échelle terri-
      peser sur les décisions) ; soit un ethos poli-         torialisée de la communauté d’intérêts des
      tique (« l’esprit communautaire »). Dans toutes        dominés, a été du ressort de l’espace politique
      ces dimensions, il reflète les très fortes inéga-      du fokontany, le plus bas échelon de la vie
      lités statutaires et économiques de la société         politique formelle, charriant ses inégalités. On
      malgache. Derrière la façade démocratique,             y a cherché des leaders associatifs et on y a
      c’est l’espace pratique d’identification des           trouvé des notables de quartier.
      petites gens (olo madiniky) : les dominants                Ce glissement a été facilité par l’ambiva-
      (olo maventy) y tirent les ficelles à distance.        lence politique de la fonction de chef-fokontany,
          L’entrée « pauvreté », l’idéologie partici-        à l’interface des sphères communautaire et
      pative, le principe des associations d’usagers         publique. Il se reflète dans le langage : quand
      promu par le PAIQ conformément aux modèles             les gestionnaires ne sont pas appelés prezida
      globalisés en vigueur trouvent ici un terreau          ny rano (présidents de l’eau) dans un registre
      fertile. Selon les cadres du PAIQ, pour agir           bureaucratique légal, ils sont appelés tom-
      conformément au contexte socioculturel et              pon’ny rano (maîtres et possesseurs de l’eau)
      aux contraintes idéologiques du développe-             dans un registre emprunté au champ de l’an-
      ment, il fallait créer des associations incarnant      cestralité [Ottino 1998]. Associant le double
      cet esprit communautaire du fokonolona. Ces            lien de possession et de responsabilité, cette
      associations furent désignées par l’expression         dernière expression fait affleurer les concep-
      « associations de kartié », qui, dans la langue        tions culturelles de l’eau qui se sont forgées
      créolisée de Diégo comme dans le monde                 sur le long terme dans la diversité des terroirs
      francophone, permet de saisir l’idée de co-            de Madagascar et qui ont placé l’eau au cœur
      opération formalisée sur un pied d’égalité à           de la hiérarchisation sociale et des rapports
      l’échelle du voisinage proche.                         de gouvernement.
          Mais l’ambivalence du terme de fokono-
      lona dans la sémantique politique malgache,
      comme le flou du terme kartié 31, a autorisé           31. Est-ce un fokontany ou une subdivision de fokon-
      un glissement des signifiants et des signifiés :       tany caractérisée par sa morphologie, ses activités ou
      dans le cadre du PAIQ, on a parlé tantôt               des habitus d’identification ?

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