PERSPECTIVE actualité en histoire de l'art - 1 | 2018 - Universität Bonn

La page est créée Jacqueline Royer
 
CONTINUER À LIRE
PERSPECTIVE actualité en histoire de l'art - 1 | 2018 - Universität Bonn
PERSPECTIVE
               actualité en histoire de l’art

1 | 2018
PERSPECTIVE actualité en histoire de l'art - 1 | 2018 - Universität Bonn
PERSPECTIVE
1 | 2018   actualité en histoire de l’art

                                 La version numérique de ce numéro
                                 est accessible sur le site de la revue :
                                 https://perspective.revues.org/7833

                                 La revue Perspective est soutenue par l’Institut
                                 des Sciences Humaines et Sociales du CNRS.
PERSPECTIVE actualité en histoire de l'art - 1 | 2018 - Universität Bonn
PERSPECTIVE
1 | 2018                                                        actualité en histoire de l’art

        Directeur de publication                                     Perspective a été fondée en 2006 par Olivier Bonfait,
        Éric de Chassey                                              son premier rédacteur en chef, dans le cadre de ses missions
                                                                     de conseiller scientifique au sein de l’Institut national d’histoire
       Rédactrice en chef                                            de l’art. Marion Boudon-Machuel (2008-2012), Pierre
       Judith Delfiner                                               Wachenheim (2012-2013), puis Anne Lafont (2013-2017)
                                                                     lui ont succédé. Judith Delfiner en est la rédactrice en chef
                                                                     depuis septembre 2017.
        coordination éditoriale
           Marie Caillat
           assistée de Aurélien Bedos et Abel Debize
                                                                     Comité scientifique
       Coordination administrative
                                                                     Laurent Baridon                      Jean-Yves Marc
       Amélie de Miribel
                                                                     Olivier Bonfait                      Pierre-Michel Menger
       assistée de Karima Talbi
                                                                     Marion Boudon-Machuel                France Nerlich
                                                                     Esteban Buch                         Pierre Rosenberg
        Conception graphique
                                                                     Anne-Élisabeth Buxtorf               Jean-Claude Schmitt
        Pascale Ogée, Marianne Mannani
                                                                     Giovanni Careri                      Alain Schnapp
                                                                     Thomas Kirchner                      Philippe Sénéchal
       Maquette
                                                                     Rémi Labrusse                        Anne-Christine Taylor
       Anne Desrivières
                                                                     Michel Laclotte                      Isabel Valverde Zaragoza
                                                                     Johanne Lamoureux                    Caroline Van Eck
       Édition
                                                                     Antoinette Le Normand-Romain         Bernard Vouilloux
       INHA – Institut national d’histoire de l’art
       2 rue Vivienne – 75002 Paris

        Diffusion                                                    Comité de rédaction
        FMSH-diffusion
                                                                     Claire Bosc-Tiessé                   Christian Joschke
        18, rue Robert-Schuman
                                                                     Catherine Breniquet                  Annick Lemoine
        CS 90003 – 94227 Charenton-le-Pont Cedex
                                                                     Pauline Chevalier                    Isabelle Marchesin
                                                                     Cécile Colonna                       François Michaud
        Impression
                                                                     Martine Denoyelle                    Francis Prost
        Alliance partenaires graphiques
                                                                     Pierre-Olivier Dittmar               Zahia Rahmani
        19, rue Lambrechts – 92400 Courbevoie
                                                                     Elitza Dulguerova                    Emmanuelle Rosso
                                                                     Rossella Froissart                   Marie-Anne Sarda
        Pour citer un article de la revue, veuillez indiquer         Ariane James-Sarazin
        la mention suivante : Perspective : actualité
        en histoire de l’art, no 2018-1, p. 000-000.

           Pour visiter le site internet de la revue :               Correspondants
           http://journals.openedition.org/perspective/
                                                                     László Beke                          Bruno Klein
        Pour s’abonner ou se procurer un numéro,                     Martin Bentz                         Tomás Llorens
        visiter le site du Comptoir des presses d’universités :      Michele Bacci                        Felipe Pereda
        http://www.lcdpu.fr/revues/perspective/                      Klara Benesovska                     Serena Romano
        Pour écrire à la rédaction : revue-perspective@inha.fr       Francesco Caglioti                   Raphaël Rosenberg
                                                                     Zeynep Çelik                         Bénédicte Savoy
                                                                     Estrella de Diego                    Juan Carlos Ruiz Souza
        EAN : 978-2-917902-46-2 / ISSN : 1777-7852                   Ralph Dekoninck                      Miguel John Versluys
        Périodicité : semestrielle / Dépôt légal juillet 2018        Gabi Dolff-Bonekämper                Carrie Vout
        Date de parution : juillet 2018 / © INHA                     Frédéric Elsig
PERSPECTIVE actualité en histoire de l'art - 1 | 2018 - Universität Bonn
Sommaire

Éditorial                               Entretien                              159
5                                       71                                     Maddalena Carli,
Judith Delfiner                         avec Alain Corbin,                     Repenser les liens entre l’histoire
                                        par Georges Vigarello                  de l’art et la nation

                                                                               167
Tribune                                                                        Sheila Crane,
9                                       Travaux                                Se cachant en pleine vue :
Katerina Tselou,                        87                                     les bidonvilles dans la cité
Note d’Athènes – janvier 2018           Adeline Grand-Clément,                 177
                                        Couleurs et polychromie dans           Séverine Sofio,
                                        l’Antiquité                            L’art, valeur refuge
Débats                                  109
13                                      Antonella Fenech Kroke,
Johann Chapoutot, Arno                  Culture visuelle du jeu sportif        Postface
Gisinger, Emmanuelle Polack,            dans la première modernité             183
Juliette Trey et Christoph
                                        129                                    Martine Denoyelle,
Zuschlag, Art dégénéré et spoliations
                                        Laurent Baridon, Jean-Philippe         La valeur des images
des Juifs durant la Seconde Guerre
mondiale                                Garric et Martial Guédron,
                                        Anachronisme et interprétation :
37                                      l’historiographie de Jean Jacques      187
Claire Bosc-Tiessé, Benoît              Lequeu                                 Résumés / Abstracts /
de l’Estoile, Viola König, Paula                                               Zusammenfassungen / Riassunti /
López Caballero, Vincent Négri,                                                Resúmenes
Ariane Perrin et Laurella Rinçon,
                                        Lectures                               195
Les collections muséales d’art
« non-occidental » : constitution       145                                    Crédits photographiques
                                        Todd Porterfield,                      et droits d’auteur
et restitution aujourd’hui
                                        La dissolution de la généalogie :
                                        Degas et Lepic, place de la Concorde
Remerciements
à François Boisivon, Françoise Jaouën et Bérénice Zunino, traducteurs des textes
de ce volume, pour la justesse de leur travail, ainsi qu’à Enrica Boni, Olga Grlic,
David Jurado et Delphine Wanes ;
à Didier Houenoude, Anne Lafont, Bénédicte Savoy, Georges Vigarello, David Zivie ;
à Svetlana Adaxina et Zhanna Etsina (The State Hermitage Museum) ; Paul Cougnard
(bibliothèque littéraire Jacques-Doucet) ; Caroline Dagbert (Centre canadien
d’Architecture) ; Romain Darnaud ; Nadia De Lutio (Gallerie Estensi, Biblioteca Estense
Universitaria) ; Raphaël Denis, Vincent Sator (galerie Sator) ; Rosanna Di Pinto
(Musei Vaticani) ; Léone Gerber (Frac Centre) ; Paolo Giulierini, Enrico Angelo Stanco
(Museo Archeologico Nazionale di Napoli) ; Stefan Grote (Bundesarchiv – Federal
Archiv) ; Alexandra Hahn (Städel Museum und Liebieghaus Skulpturensammlung) ;
Afra Häni (ETH Zürich, Institut für Geschichte und Theorie der Architektur gta,
Archivbibliothek) ; Michaela Hussein-Wiedemann (Staatliche Museen zu Berlin –
Preußischer Kulturbesitz, Zentralarchiv) ; Hyeonmee Kwon (National Museum
of Korea) ; Lior Lalieu-Smadja (Mémorial de la shoah) ; Paolo Liverani ; Maud Mulliez ;
Luca Pietro Nicoletti ; Allison Olsen (University of Pennsylvania School of Design) ;
Armande Ponge ; Sasha Roesler ; Francesco Sirano (Parco Archeologico di Ercolano) ;
Stéphane Tarroux (musée Paul-Valéry) ;
à Brigitte Bourgeois et Marie Lionnet (Technè) ; Dominique de Font-Réaulx, Catherine
Bachollet (Histoire de l’art) ; Marie Ladino (American Art / Terra International Essay Prize) ;
Julie Ramos (Regards croisés) ;
à l’équipe du Comptoir des presses d’universités (FMSH-diffusion) pour leur soutien
et leur grande disponibilité ;
à l’équipe de l’INHA, et tout particulièrement à Marine Acker, Hélène Boubée,
Éric Fouilleret, Paul Gallet, Sophie Guyot, Marie-Laure Moreau, Elsa Nadjm,
Gisèle Pinto, Anne-Gaëlle Plumejeau, Muriel Riochet et Marc Riou ;
à tous les membres du comité de rédaction, ainsi qu’à tous les chercheurs auxquels
nous nous sommes adressés durant la préparation de ce numéro, pour leur précieuse
collaboration.
Éditorial

                                       Judith Delfiner

En 2015, Anne Lafont introduisait le numéro varia dans Perspective afin de rendre compte
de l’actualité de la recherche en histoire de l’art, de son dynamisme comme de sa diversité,
dans une volonté d’éprouver les lignes thématiques, méthodologiques et théoriques de la
discipline. En vue de clarifier la ligne éditoriale de la revue, notre comité scientifique a pris
le parti d’en modifier la formule pour en faire l’objet d’une rubrique au sein des numéros
thématiques à venir. Conçue en partie par Anne Lafont, cette dernière édition du numéro
varia réunit un ensemble de contributions éclectique, dont la cohérence tient à l’impor-
tance des problématiques à l’œuvre et qui travaillent en profondeur la discipline jusqu’à en
inquiéter parfois les appuis, aujourd’hui plus que jamais encore, outrepassant ses frontières
dans des débats engageant les États-nations voire la communauté internationale.
        Un premier fil conducteur se dégage des contributions de Sheila Crane et de Séverine
Sofio, celui des liens entre capitalisme et mondialisation. Produit de la société industrielle
comme du colonialisme, le bidonville est analysé par la première à travers quatre
publications récentes qui montrent la manière dont il est devenu un objet d’étude à part
entière, du point de vue de l’histoire urbaine et architecturale comme de l’histoire sociale
et migratoire. De l’ouvrage de Luc Boltanski et d’Arnaud Esquerre, Enrichissement : une
critique de la marchandise, la seconde pointe les conséquences du déplacement du capitalisme
vers l’économie de l’enrichissement, tandis que la publication collective Art Unlimited?
Dynamics and Paradoxes of a Globalizing Art World lui permet de considérer les effets de la
mondialisation sur les pratiques et les représentations collectives à l’aune du cas du marché
de l’art contemporain chinois.
        Les relations entre historiographie et constructions identitaires tiennent à tous égards
une place importante dans ce volume. Par sa Tribune, Katerina Tselou met en exergue les
enjeux artistiques, institutionnels et politiques du dédoublement de Cassel vers Athènes, de
l’une des plus prestigieuses expositions d’art contemporain, la documenta qui, lors de sa qua-
torzième édition en 2017, inaugura un décentrement dans une perspective d’introspection
et de renouvellement. À partir des travaux récents d’Éric Michaud et de Michela Passini,
Maddalena Carli, quant à elle, envisage la manière dont les deux auteurs, suivant des orien-
tations chronologiques et méthodologiques qui leur sont propres, interrogent le phénomène
de concomitance entre la constitution au xixe siècle, dans l’espace européen, de la discipline
de l’histoire de l’art et la naissance de l’idée de nation, afin d’exposer les enjeux éthico-
politiques de stratégies de légitimation reposant sur des constructions identitaires.
        Des révisions historiographiques de cas singuliers viennent parallèlement enrichir
la thématique. En préambule à la première exposition consacrée à Jean Jacques Lequeu
dans les espaces du Petit Palais, les commissaires Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et
Martial Guédron considèrent à nouveaux frais l’historiographie de l’architecte en propo-
sant, contre les approches anachroniques ayant jusque-là prévalu, une lecture contextuelle
de son œuvre tirant parti des connaissances actuelles sur la période. Resserrée autour du
seul cas d’Edgar Degas et de l’un de ses plus célèbres tableaux, la Place de la Concorde (1875),
l’analyse détaillée de Todd Porterfield expose la façon dont la toile met en scène l’obsoles-
cence des marqueurs d’identité – artistiques, familiaux ou raciaux –, dans un mouvement

                                                                                                    5
général de dissolution des généalogies. Cette étude centrée sur la figure du personnage
    principal, le vicomte Lepic, au travers duquel se lit une histoire des sensibilités politiques,
    sociales et artistiques de la France au sortir de la guerre de 1870, nous rappelle, s’il en était
    besoin, tout l’apport de l’école des Annales dans le champ de la recherche historique. De
    cette féconde tradition historiographique est issue l’œuvre d’Alain Corbin, parcourue tout
    au long de l’entretien que lui consacre l’historien du corps et de l’hygiène Georges Vigarello,
    dans un échange qui exacerbe la manière dont l’auteur de La fraîcheur de l’herbe, histoire
    d’une gamme d’émotions de l’Antiquité à nos jours (2018), fondateur d’une anthropologie des
    sens, passe insensiblement de l’individu au collectif en puisant ses sources dans des corpus
    hétérogènes relevant de la médecine, de la littérature comme de la théologie.
            Des articles de fond sur des questions transversales favorisées par le développement
    de l’anthropologie historique complètent en outre ce recueil. À partir d’une étude matérielle
    des œuvres, Adeline Grand-Clément brosse un état de la recherche sur la place de la cou-
    leur dans l’Antiquité gréco-romaine, quand Antonella Fenech Kroke, dans une approche à
    la croisée de l’histoire de l’art et de l’histoire sociale, se penche sur les images des pratiques
    sportives en Europe entre le xve siècle et la fin du xviie siècle.
            D’actualité, les débats présentés dans ce numéro le sont assurément, à commencer
    par celui ouvert par Martine Denoyelle et publié dans ces pages en guise de Postface, à pro-
    pos des images, de leur circulation et de leurs valeurs à l’heure de la révolution numérique,
    et dont les usages, aussi bien scientifiques qu’éducatifs, affectent la recherche en histoire de
    l’art et du patrimoine. D’un tout autre ordre et constituant en quelque sorte les deux volets
    d’une problématique générale portant sur la confiscation des biens culturels d’une popula-
    tion en état de soumission, de persécution et/ou d’extermination, les deux débats publiés
    dans ce volume entendent offrir des pistes de réflexion sur des sujets particulièrement
    sensibles et d’une actualité brûlante.
            Le premier, sur l’art dégénéré et les spoliations des Juifs durant la Seconde Guerre
    mondiale, a pris forme suite aux recherches menées au sein du programme de recherche
    « Répertoire des acteurs du marché de l’art en France sous l’Occupation (RAMA) » de l’Ins-
    titut national d’histoire de l’art. Il paraît alors même que la mission confiée en mai 2017
    par Audrey Azoulay à David Zivie sur « le traitement des œuvres et biens culturels ayant
    fait l’objet de spoliations pendant la Seconde Guerre mondiale » a donné lieu à un rapport
    remis il y a quelques semaines à l’actuelle ministre de la Culture, Françoise Nyssen. Tandis
    que ce dernier pointe la faible présence de la France sur la scène internationale – tant en
    ce qui concerne le nombre de chercheurs compétents sur ces sujets que sur le rôle des ins-
    titutions françaises dans l’organisation de débats et d’échanges dont l’initiative reviendrait
    majoritairement à l’Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis – le présent débat mené
    par Johann Chapoutot aux côtés de spécialistes de différentes disciplines, actifs aussi bien
    en France qu’outre-Rhin, entend jeter une lumière sur ces questions par un fort ancrage
    historique.
            Le second traite des collections muséales d’art non-occidental, de leur constitution
    et de leur restitution aujourd’hui. Dessiné dans ses contours avant le discours d’Emmanuel
    Macron à Ouagadougou le 28 novembre dernier, le débat orchestré par Claire Bosc-Tiessé
    révèle la complexité de la situation, sortant du cas proprement africain pour étendre la dis-
    cussion aux objets précolombiens ou coréens. Des chercheurs en histoire de l’art, en droit,
    en anthropologie et en sciences politiques y déplient les enjeux de la formation de ces col-
    lections qui témoignent du passé colonial des puissances occidentales qui les possèdent, les
    conservent et les exposent. Par la présence de ces artefacts parvenus jusqu’à nous au terme
    de parcours souvent chaotiques, c’est bien l’histoire de ces peuples qui se déploie sous nos
    yeux, une histoire que nous percevons à certains égards comme radicalement étrangère
    – celle de « l’Autre » – mais une histoire qui nous engage nécessairement par un passé
    commun, celui de la situation coloniale.

6                                   PERSPECTIVE     1 | 2018
Tandis que les enjeux spécifiques de chacun de ces débats nous invitent à les traiter
distinctement, la problématique de la réparation, de son sens comme de sa possibilité, se
profile à l’horizon de l’un comme de l’autre, que l’épineuse question de la restitution et
à travers elle, celle de la réappropriation d’une identité bafouée, n’épuise pas. Située au
cœur de ces échanges, la controverse patrimoniale nous ramène à la mémoire véhiculée
par de tels objets, à la manière dont, articulant souvenirs collectifs et expérience intime, ils
produisent de l’émotion, c’est-à-dire, si l’on en croit la racine étymologique latine du terme
(emovere), une mise en mouvement.

                                              Éditorial                                            7
8   PERSPECTIVE   1 | 2018
Débats

Art dégénéré et spoliations
des Juifs durant la
Seconde Guerre mondiale
                     Un débat entre Arno Gisinger, Emmanuelle
                     Polack, Juliette Trey et Christoph Zuschlag,
                     conduit par Johann Chapoutot

La dégénérescence fut une des grandes angoisses de l’Occident raciste et social-darwiniste.                       Johann Chapoutot
Le développement de la médecine et des sciences naturelles, le succès foudroyant de                         est professeur d’histoire
Darwin et la transposition des concepts darwiniens de la nature à la culture, de la                      contemporaine à Sorbonne
                                                                                                               université. Spécialiste
faune à l’homme, mais aussi la confrontation avec des mondes extra-européens qui
                                                                                                        de l’histoire de l’Allemagne
inquiétaient autant qu’ils fascinaient, puis le drame démographique de la (Très) Grande              et du nazisme, il a notamment
Guerre, amenèrent les grandes nations d’Europe et d’extrême-Europe (États-Unis,                     publié Le nazisme et l’antiquité
Commonwealth) à se tâter le pouls : et si la « race blanche », moins primitive, animale,            (2008), traduit en cinq langues
agressive que d’autres, était vouée à l’extinction ? Et si elle avait fait son temps ? Depuis           (Greeks, Romans, Germans.
que les naturalistes européens ramassaient des fossiles, on ne comptait plus les espèces,                   How the Nazis usurped
parfois gigantesques, titanesques même, qui avaient disparu. L’histoire, cimetière                     Europe’s Classical Past, UCP,
des géants – la biologie, arène des forts, tribunal des faibles.                                     2016) et La loi du sang. Penser
                                                                                                      et agir en nazi (2014), traduit
        Les « peuples primitifs » furent parfois considérés comme une sévère alerte : le
                                                                                                         également en cinq langues
noir, presque animal, proche de sa naissance, donc de la nature, tendait un miroir au              (The Law of Blood, Harvard UP,
blanc décadent, efféminé, souffreteux, à ces « pâles esthètes » auxquels Hitler, dans Mein                                     2018).
Kampf, dit préférer n’importe quelle brute analphabète, mais vigoureuse et saine.
        La Grande Guerre acheva de faire paniquer les Occidentaux : la saignée dé-                    Arno Gisinger est né en 1964
                                                                                                      en Autriche et vit aujourd’hui
mographique était un désastre quantitatif, mais aussi qualitatif – les meilleurs s’étant
                                                                                                           à Paris. Artiste et historien
portés en première ligne, seuls restaient les plus faibles, les ratés, les tarés, les médiocres.        de formation, il travaille sur
        Dans les années 1920, la « dégénérescence » fut à nouveau, et plus que jamais,                  les relations entre mémoire,
à l’ordre du jour – médical, eugéniste, politique. Les nazis n’inventèrent ni le mot, ni la                histoire et représentations
chose, mais ils surent faire de la dégénérescence un épouvantail et de la régénérescence un              visuelles. Il développe une
programme. Tout, à leurs yeux, faisait signe vers la submersion des bons et des sains par              pratique artistique singulière
les mauvais et les malades. Les symptômes de la dégénérescence biologique de l’Allemagne                          qui lie photographie
                                                                                                        et historiographie. Plusieurs
étaient partout : baisse de la natalité, soin accru aux malades par une politique sociale
                                                                                                           de ses travaux portent sur
et sanitaire absurde, homosexualité et onanisme croissants, mélanges raciaux en hausse,             l’exil, la guerre et la spoliation.
perte de l’instinct racial, etc. Le symptôme le plus spectaculaire – et le plus pédagogique                    Il est aussi enseignant-
– était l’art dégénéré. Dégénéré et ent-artet veulent dire exactement la même chose :              chercheur, maître de conférences
l’individu ou l’art dégénéré est l’individu ou l’œuvre déchu(e) de sa race, éloigné de sa             au département Photographie
biologie, étranger au sang et à l’instinct le plus sain de la race. L’art dégénéré nous donne                   de l’université Paris 8.
à voir des réalités absurdes et inquiétantes, produites par un cerveau malade. C’est un                          Emmanuelle Polack
art d’aliéné qui montre le monde tel qu’un malade (biologie épuisée ou mélangée) le voit.                   est docteure en histoire
        Dès lors, comme l’a très bien montré Éric Michaud 1, il doit être écarté, non                de l’art, elle a été responsable
seulement comme symptôme mais également comme foyer d’infection. Produit en                                  des archives du Musée

                                                                                                                                     13
actualité en histoire de l’art

        des monuments français         spectacle et dument encadré et commenté, il peut servir à l’édification populaire, à cette
       à la Cité de l’Architecture     Volksaufklärung dont Joseph Goebbels est le ministre. Une fois cette tâche remplie,
   et du Patrimoine, chercheuse
                                       il peut être détruit. Il le fut en partie, certes, mais il fut plus majoritairement et plus
    associée à l’Institut national
 d’histoire de l’art. Elle a étudié
                                       sûrement revendu par un Reich en quête de devises.
           en particulier le travail            Les nazis ont été en effet des prédateurs comme rarement l’histoire en a connus.
   d’inventaire de Rose Valland        Leur économie tout entière a reposé, dès 1933, sur la spoliation interne des citoyens alle-
 pendant les années 1940-1945          mands exclus de la cité, qu’ils aient été incarcérés ou poussés à l’exil, et sur les perspectives
  au Jeu de Paume, et le marché        de prédations externes, sur les dépouilles opimes d’une guerre à venir. Du blé ukrainien
      de l’art sous l’Occupation.      au lait danois, en passant par les wagons de la SNCF ou les ampoules, les fils de cuivre
   Juliette Trey est conservatrice     et les étagères saisis dans les appartements des Juifs français privés de leurs logements, les
    en chef, chargée des dessins       nazis raflaient tout, afin que les Allemands ne manquent de rien et que la mauvaise idée
   français et italiens et adjointe    de se révolter contre le pouvoir en place ne les reprenne pas comme aux temps honnis de
    au directeur du département        1917-1918. Dans cette économie de la rapine généralisée, les œuvres d’art revêtaient une
 des Arts graphiques, au musée         importance particulière, en raison de leur valence esthétique et testimoniale (en ce qu’elles
    du Louvre. Elle a auparavant
                                       témoignaient du génie de la race nordique) ou de leur valeur marchande. Les premières
    été conservatrice au château
          de Versailles, en charge
                                       étaient volées pour la jouissance particulière d’un Goering, dont les sicaires tentaient de
   des peintures du XVIIIe siècle      prendre de vitesse les Kommandos spéciaux de Rosenberg, pour le parti (l’Einsatzstab
 et des pastels. Elle est membre       Reichsleiter Rosenberg), d’Himmler pour la SS et l’Ahnenerbe, et d’Hitler pour ses collec-
         du groupe de travail sur      tions personnelles et pour ce fameux musée qu’il offrirait à son peuple, à Linz. Les secondes,
  les recherches de provenance         après avoir été clouées au pilori d’expositions infamantes, terminaient sur un marché
                  depuis fin 2015.     parallèle qui devait rapporter de fraîches devises à un Reich qui en manquait tant.
      Après avoir été Professeur                Pour explorer les différents enjeux liés à une étude et à une réflexion sur l’art dégé-
d’histoire de l’art et d’éducation     néré et la spoliation, la revue Perspective a réuni plusieurs experts de la question, dont
         artistique à l’Universität    les compétences ressortissent à des domaines et à des spécialités différents. Emmanuelle
    Koblenz-Landau, Christoph          Polack est historienne de l’art, co-éditrice des carnets de Rose Valland, elle est une spé-
 Zuschlag occupe, depuis avril         cialiste reconnue des activités de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, l’une des multiples
  2018, la chaire Alfried Krupp
                                       agences qui, comme nous venons de le voir, et en concurrence avec l’Ahnenerbe de la SS
      von Bohlen und Halbach-
  Professur für Kunstgeschichte
                                       et les services personnels d’Hermann Goering, sillonnaient l’Europe à la recherche de
            der Moderne und der        proies patrimoniales. Christoph Zuschlag est professeur d’histoire de l’art à l’Universität
  Gegenwart (19.-21. Jh.), avec        Koblenz-Landau, spécialisé depuis quelques années en Provenienzforschung, en étude sur
     un accent sur la recherche        la provenance des œuvres. Depuis avril 2018, il occupe la chaire Alfried Krupp von Bohlen
  de provenance / l’histoire des       und Halbach-Professur für Kunstgeschichte der Moderne und der Gegenwart (19.-21. Jh.),
           collections, à l’institut   avec un accent sur la recherche de provenance / l’histoire des collections, à l’institut
             d’Histoire de l’art de
                                       d’Histoire de l’art de l’Universität Bonn. Arno Gisinger est artiste. Maître de conférences
               l’Universität Bonn.
       Ses principaux domaines
                                       à l’université Paris 8, il travaille volontiers sur le document et la trace, archivistique ou
          de recherche sont l’art      objectale, de l’histoire. Il a consacré une partie de son travail aux objets spoliés. Juliette
     moderne et contemporain,          Trey, enfin, est conservatrice au département des Arts graphiques du musée du Louvre, en
        l’histoire des institutions    charge des dessins français et italiens du xviiie siècle. Elle fait partie du groupe de travail
  artistiques et la critique d’art,    sur la provenance des œuvres récupérées après la Seconde Guerre mondiale (MNR).
            la politique artistique             Ces éclairages multiples, de l’histoire à la pratique de l’art, de la conservation à
         du national-socialisme,
                                       l’appréhension juridique des objets, nous permettent de mieux cerner une question qui
   la recherche de provenance
    et l’histoire des collections.
                                       peut, aujourd’hui, sembler anecdotique ou absurde – celle d’un art considéré comme
                                       dégénéré et condamné à l’invisibilité, dont le sort fut si emblématique de la vision du
                                       monde et des pratiques nazies. [Johann Chapoutot]

                                               Johann Chapoutot. En quoi consiste l’épuration de l’art allemand ? Quels sont les
                                               critères des nazis pour qualifier une œuvre de « dégénérée » ?

                                       Emmanuelle Polack. En Allemagne, les attaques contre l’art moderne furent initiées bien
                                       avant l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir. La crise socio-économique des années 1930,
                                       le chômage croissant et la montée du nazisme catalysèrent les charges contre la vie

14                                                         PERSPECTIVE        1 | 2018
Art dégénéré et spoliations des Juifs

culturelle initiée sous la république de Weimar, en général, et les foyers avant-gardistes,
en particulier. Les propositions d’un art subjectif, dont la force créatrice rejetait les
canons académiques et s’émancipait dans l’éclatement des formes, la puissance des
couleurs, la liberté des thèmes abordés, l’audace des représentations, ne pouvaient
qu’effrayer les tenants d’un retour au classicisme des formes. Paul Schultze-Naumburg
(1869-1949), architecte allemand, futur responsable des revues d’art du IIIe Reich,
publiait en 1928 L’Art et la race, un mélange de thèses eugénistes et artistiques, dont
le propos relevait d’une farouche opposition entre l’influence du cosmopolitisme dans
l’art moderne et le « génie nordique ». Resté célèbre parmi les écrits de l’histoire de
l’art allemande de cette période, Schultze-Naumburg y met en scène un montage de
reproductions d’œuvres d’art issues des courants artistiques novateurs et de photogra-
phies de personnes atteintes de difformités physiques. L’auteur, par ce parallèle, frappait
les esprits, tout en dénonçant ce qu’il considérait comme le résultat d’un modernisme
international et d’une surreprésentation des artistes juifs, soufflant un esprit « dégénéré »
sur la communauté allemande.
         En ce sens, le 30 juin 1937, Adolf Ziegler (1892-1959), l’artiste-peintre préféré
d’Adolf Hitler, président de la chambre des Beaux-Arts du Reich, obtint, par l’intermé-
diaire de Joseph Goebbels, la mission de s’emparer de toutes les œuvres d’art jugées
« décadentes » des collections nationales ou privées pour les faire figurer dans une
exposition intitulée Entartete Kunst, inaugurée le 19 juillet 1937 à Munich. Ainsi plu-
sieurs milliers de peintures, sculptures, dessins et estampes furent-ils confisqués dans
les musées allemands sous le IIIe Reich. Les plus forts prélèvements ont été opérés au
Folkwang-Museum d’Essen, à la Kunsthalle de Hambourg, dans les collections de la
ville de Düsseldorf, au Kupferstichkabinett de Berlin, aux musées d’Erfurt, aux musées
de Francfort, à la Kunsthalle de Mannheim, au Schlesisches Museum de Breslau, à la
Galerie nationale de Berlin, à la Städtischen Bildergalerie de Wuppertal-Elberfeld, aux
Staatliche Kunstsammlungen de Weimar, à la Staatliche Galerie de Stuttgart, au musée
municipal et au Kupferstischkabinett de Dresde, au Städtischen Kunstssammlungen
de Chemnitz, au musée Wallraf-Richartz de Cologne, au Landesmuseum d’Hanovre,
et au Kunstgewerbemuseum de Hambourg. Entre les mois d’août et d’octobre 1937,
tous les musées allemands furent épurés de leurs collections d’art moderne.

Christoph Zuschlag. La notion d’« art dégénéré » fut l’arme de propagande principale
utilisée par les nazis pour mener leur combat contre l’art moderne. Elle désigne tant
les nombreuses réquisitions d’œuvres d’art dans les musées allemands en 1937 que
les deux expositions itinérantes présentées de 1933 à 1937 (conçue à Dresde) et de
1937 à 1941 (élaborée à Munich)2. Le combat contre l’art moderne faisait partie inté-
grante d‘une politique artistique dont le seul objectif visait à propager l’idéologie nazie
et à construire des images de l’ennemi.
         La première vague de réquisitions eut lieu peu de temps avant l’inauguration de
l’exposition Art dégénéré sous les arcades du Hofgarten à Munich le 19 juillet 1937.
Adolf Ziegler avait reçu, comme l’a mentionné Emmanuelle Polack, un décret du ministre
de la Propagande, Joseph Goebbels, qui l’autorisait à « sélectionner et confisquer les
œuvres – tableaux et sculptures créés à partir de 1910 – appartenant au Reich, aux
régions et aux communes, et symptomatiques du déclin de l’art allemand, en vue de
les présenter dans le cadre d’une exposition ». Ce fut une initiative sans précédent,
d’une ampleur qui dépasse l’entendement. Ce décret représentait une atteinte grave aux
droits des régions et des communes, et en particulier aux prérogatives du ministre de
l’Éducation Bernhard Rust, dont dépendaient les musées. Cette réorganisation est, dès
lors, révélatrice de la rivalité et de la lutte de pouvoir que se livraient les deux ministres,
Goebbels et Rust, en vue d’avoir la main sur la politique artistique. Conformément

                                                      Débats                                                                15
actualité en histoire de l’art

                                 au décret de Goebbels, Ziegler ordonna la réquisition de centaines d’œuvres d’art qu’il
                                 fit transporter à Munich pour les présenter dans le cadre de l’exposition diffamatoire.
                                 Cette première réquisition fut bientôt suivie par une seconde, bien plus conséquente.
                                 Si la première opération, réalisée à la hâte, s’était réduite à un passage en revue des
                                 collections en vue de sélectionner des pièces pour l’exposition de Munich, la seconde
                                 opération avait pour objectif la liquidation totale et systématique de l’art moderne.
                                 Au total, près de 21 000 œuvres d’art furent saisies par plusieurs commissions dans
                                 101 musées. Un tiers d’entre elles était des tableaux, des sculptures, des aquarelles
                                 et des dessins, tandis que les gravures représentaient les deux autres tiers.
                                          Il n’existait aucun critère clair et explicite qui aurait permis de définir ce que
                                 l’on entendait par « dégénéré ». Loin de reposer sur un fondement philosophique
                                 ou artistique, ce qualificatif correspondait à une invention propagandiste confuse.
                                 L’expression diffamatoire d’« art judéo-bolchevique » forgée par les nazis et employée
                                 comme synonyme d’« art dégénéré » et d’« art en déclin » corrobore cette analyse.
                                 Tous ces termes étant flous et per se indéfinissables, ils pouvaient être projetés sur les
                                 productions de l’art moderne dans son intégralité, sans distinction de ses différentes
                                 facettes, qui recouvraient pourtant des courants esthétiques foncièrement différents.
                                 Parmi les œuvres réquisitionnées, on dénombrait des pièces de l’impressionnisme
                                 allemand, et plus encore de l’expressionisme allemand, mais aussi du dadaïsme et
                                 du constructivisme, ainsi que des œuvres d’artistes du Bauhaus et de l’abstraction, en
                                 passant par la Nouvelle Objectivité. Les expressionnistes, en particulier ceux du groupe
                                 d’artistes dresdois Die Brücke, furent particulièrement touchés. Leur style et leur image
                                 expressive et déformée de l’homme étaient inconciliables avec le naturalisme de l’art
                                 figuratif exigé par l’État nazi car jugé plus « proche du peuple ».
                                          Il faut bien comprendre que les commissions travaillaient à un rythme effréné.
                                 Lors de la seconde vague de réquisitions, des listes répertoriant les artistes représentés
                                 à Munich et des comptes rendus de l’exposition parus dans la presse leur servirent de
                                 points de repère, mais leur sélection fut en définitive autant subjective que contradic-
                                 toire. Ainsi, elles ordonnèrent la saisie d’estampes dans un musée, alors que d’autres
                                 tirages des mêmes gravures ne furent ni réclamés ni confisqués. On peut aussi citer un
                                 exemple concret dans le domaine de la sculpture : le Portrait de l’actrice Annie Mewes
                                 d’Edwin Scharff, datant de 1917, fut saisi le 12 juillet 1937 dans les collections de
                                 peintures de l’État de Bavière, tandis que le moulage de la même sculpture en bronze
                                 de la Städtische Kunsthalle de Mannheim échappa à la réquisition.

                                         Johann Chapoutot. Le cas du marchand d’art Hildebrand Gurlitt est en soi très
                                         instructif, notamment en ce qu’il montre que les nazis avaient besoin d’experts pour
                                         désigner les œuvres néfastes à l’esprit de la race. A-t-on connaissance de cas analogues ?

                                 Christoph Zuschlag. Je ne sais pas si je qualifierais le cas de Hildebrand Gurlitt d’« en soi
                                 très instructif ». Mais vous avez raison : un grand nombre d’experts en art, des artistes
                                 autant que des historiens de l’art et des marchands d’art, furent impliqués dans les
                                 expositions, la réquisition et surtout l’« exploitation » de « l’art dégénéré », qui débuta
                                 en 1938. À propos du rôle de Hildebrand Gurlitt : le 31 mai 1938 fut promulguée la
                                 « loi sur la confiscation des produits de l’art dégénéré ». Elle permettait la confiscation
                                 sans indemnisation des œuvres d’art réquisitionnées au profit du Reich et chargeait le
                                 ministre de la Propagande Joseph Goebbels de son application. L’objectif consistait à
                                 légaliser rétroactivement l’épuration des musées de 1937 et à créer une base légale visant
                                 l’« exploitation » systématique des œuvres confisquées. La création de la « commis-
                                 sion d’exploitation des produits de l’art dégénéré », sous l’égide de Goebbels, marqua

16                                                   PERSPECTIVE        1 | 2018
Art dégénéré et spoliations des Juifs

le début de cette « exploitation ». Certains membres
de cette commission avaient déjà participé aux réquisi-
tions et aux préparatifs de l’exposition Entartete Kunst ;
d’autres, dont le marchand d’art Karl Haberstock, étaient
novices. La commission d’exploitation travaillait en
collaboration avec quatre marchands d’art affectés par le
ministère de la Propagande à cette mission en raison de
leur expérience internationale en matière de commerce
« d’art dégénéré » : Bernhard A. Böhmer (1892-1945),
originaire de Güstrow, Karl Buchholz (1901-1992), ori-
ginaire de Berlin, Hildebrand Gur­litt (1895-1956), de
Ham­burg, ainsi que Ferdinand Möller (1882-1956), de
Berlin. Officiellement, ils n’étaient autorisés qu’à faire
du commerce avec l’étranger en échange de devises,
mais ils revendaient tous les quatre des œuvres à l’inté-
rieur du Reich. Les principaux acheteurs d’« art dégé-
néré » étaient des musées et des particuliers domiciliés
aux États-Unis, en Suisse, au Danemark, en Hollande, en Belgique, en Angleterre et                    1. Vue du dépôt de l’« art
en Norvège. Hildebrand Gurlitt était également impliqué dans le commerce d’œuvres                        dégénéré » au château
                                                                                               de Schönhausen, près de Berlin,
d’arts spoliées.                                                                                   avec des œuvres de Wilhelm
                                                                                                    Lehmbruck et Lovis Corinth,
Emmanuelle Polack. Les considérations idéologiques furent sacrifiées sur l’autel de           vers 1938-1939, Berlin, Staatliche
l’effort de guerre ; les membres du parti nazi n’hésitèrent pas à mettre de côté leurs                   Museen, Zentralarchiv.
convictions idéologiques pour obtenir une manne disponible pour l’économie du
Reich. À ce titre, les œuvres réprouvées parvinrent, tout d’abord, sur le marché de l’art
allemand, avant qu’elles ne soient proposées sur la scène internationale. Pour ce faire,
toutes traces d’appartenance aux musées furent effacées, un catalogue de six volumes
fut établi par un juriste et historien de l’art nommé par le ministère de la Propagande :
Rolf Hetsch (1903-1946).
         Le 13 janvier 1938, Joseph Goebbels se rendit avec Adolf Hitler dans un ancien
grenier à blé sur la Köpenicker Strasse, à Berlin, où s’entassaient 12 890 œuvres3 confis-
quées des collections allemandes et dont le sort fut, à cette occasion, définitivement
scellé. Comme l’a déjà mentionné Christoph Zuschlag, en mai 1938, une Kommission
zur Verwertung der Produkte entarteter Kunst instituée à l’initiative de Goebbels, placée
sous la présidence de l’historien de l’art Franz Hofmann (1888-?), fut en charge de la
vente des produits de l’« art dégénéré ». Elle était composée de marchands d’art, tels
que Karl Haberstock (1878-1956), Heinrich Hoffmann (1885-1957), Carl Meder, Robert
Scholtz (1902-1981), Hans Schweitzer (1901-1980), Max Taeuber et Adolf Ziegler
(1892-1959). Ce qui fut jugé sans valeur selon les critères de Franz Hofmann, soit
1 004 peintures et tableaux, 3 825 aquarelles, dessins, etc. fut brûlé dans la cour des
pompiers à Berlin le 20 mars 1939 – un autodafé dont la symbolique participait de la
politique de dévalorisation de l’art moderne. Dans le même temps, sous l’autorité de
Rolf Hetsch, s’ouvrait une salle de vente au château de Schönhausen (Niederschönhau-
sen, fig. 1), près de Berlin, pour écouler une partie du stock exploitable du dépôt de
la Köpenicker Strasse. Quatre marchands d’art furent appelés en renfort pour mener à
bien des négociations à l’étranger : tous partageant un goût prononcé pour les œuvres
des avant-gardes allemandes, ils n’hésitèrent en aucune façon à garder par devers
eux des œuvres destinées à l’importation. Ainsi, parmi les 1 258 œuvres retrouvées à
Munich dans la collection de Cornelius Gurlitt (1932-2014), fils de Hildebrand, près
de 300 pourraient avoir transité par l’exposition Entartete Kunst de 1937 et, en amont,
par le dépôt de la Köpenicker Strasse.

                                                   Débats                                                                    17
actualité en histoire de l’art

                                         Johann Chapoutot. Parallèlement à l’épuration des musées, la spoliation artistique
                                         a consisté à priver les propriétaires légitimes de leur patrimoine. Étaient-ce les mêmes
                                         personnes qui furent chargées de faire le tri dans les collections publiques et dans
                                         les collections privées ?
                                                  Qu’ont-elles saisi majoritairement ? Quelle est la proportion d’œuvres détruites,
                                         revendues ?

                                 Christoph Zuschlag. Sur ce point, il est nécessaire de faire la distinction entre deux types
                                 d‘œuvres d’art : comme je viens de l’expliquer, la campagne contre ce que les nazis
                                 appelaient l’« art dégénéré » concernait les œuvres d’art moderne issues des fonds des
                                 musées allemands. Les collections privées n’étaient pas touchées et il n’était d‘ailleurs
                                 pas interdit de posséder des œuvres d’« art dégénéré ». Il en allait autrement de l’art
                                 spolié. L’art spolié, plus précisément l’art spolié par les nazis (NS-Kunstraub), désigne
                                 autant les œuvres d’art de toutes les époques que les biens culturels de toute sorte (dont
                                 des objets de la vie quotidienne, comme l’argent et le mobilier) qui furent « soustraits »
                                 à leur propriétaire – l’ayant-droit étant un particulier – durant la période nazie « à la
                                 suite de persécutions nazies ». Les victimes de spoliations étaient majoritairement des
                                 Juifs qui furent contraints de vendre leurs biens par le régime ou qui furent expropriés
                                 par l’État dans le cadre du processus d’« aryanisation ». Ces mesures s’inscrivent dans
                                 le contexte de la persécution des Juifs perpétrée par l’État nazi pour des motifs raciaux
                                 qui débuta peu de temps après l’arrivée de Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933. Après
                                 la promulgation des Lois de Nuremberg au Congrès du NSDAP le 15 septembre 1935,
                                 la persécution des Juifs s’amplifia, ceux-ci furent démis de leurs droits avant d’être
                                 assassinés par millions dans les camps d’extermination durant toute la Seconde Guerre
                                 mondiale. Au cours de ce processus, l’État accéléra leur émigration jusqu’en 1941 en
                                 développant parallèlement un système perfide en vue de s’approprier le patrimoine
                                 des Juifs désireux de s’exiler. Jusqu’en 1941 il existait à Berlin une institution appelée
                                 « Office pour la Palestine » qui permettait à des groupes sionistes d’organiser, sous l’égide
                                 de l’Agence juive pour la Palestine, l’immigration de Juifs allemands vers la Palestine.
                                 En 1941 les nazis changèrent de politique et optèrent pour la « Solution finale » : on
                                 entama la construction de camps de concentration, comme Auschwitz, afin d’y déporter
                                 systématiquement les Juifs de toute l’Europe ; la Shoah débuta en 1942.
                                          Qu’entend-on en fin de compte, concrètement, par « soustraction d’œuvres d’art
                                 à la suite de persécutions nazies » ? Arrêtons-nous un instant sur la « taxe d’émigration »
                                 pour mieux comprendre ce phénomène. Cet impôt n’était pas une invention nazie, au
                                 contraire : il fut introduit dès le 8 décembre 1931, à la fin de la république de Weimar,
                                 par le gouvernement bénéficiant d’une légitimité démocratique, en réaction à la crise
                                 économique mondiale. Les résidents désireux de quitter le territoire, détenteurs d’un
                                 patrimoine de plus de 200 000 Reichsmarks, devaient céder 25 % de leur fortune à
                                 l’État. Cette mesure visait à dissuader les citoyens allemands de partir à l’étranger et
                                 à enrayer la fuite des capitaux. Les nazis firent de cet impôt un instrument qui rendit
                                 possible la saisie systématique du patrimoine des Juifs sur le point d’émigrer. Mais
                                 une fois qu’ils s’étaient acquittés de cette « taxe d’émigration », les émigrants juifs ne
                                 pouvaient s’exiler avec le reste de leur patrimoine. Leurs avoirs bancaires et mobiliers
                                 étaient déposés sur des comptes bloqués qui ne pouvaient être transférés à l’étranger
                                 qu’en contrepartie d’un acompte élevé. Dans l’urgence causée par les persécutions,
                                 nombre de familles juives furent contraintes de se séparer de tous leurs biens, écoulés
                                 lors de « ventes aux enchères de biens juifs ». Les œuvres d’art et autres objets revendus
                                 de la sorte relèvent de la spoliation. Il faut aussi évoquer le « décret sur l’utilisation des
                                 biens juifs » du 3 décembre 1938 qui accéléra l’« aryanisation » des biens patrimoniaux
                                 juifs, y compris les objets d’art de toute sorte. Les collections d’art qui étaient encore

18                                                   PERSPECTIVE        1 | 2018
Art dégénéré et spoliations des Juifs

aux mains de propriétaires juifs furent systématiquement saisies et « exploitées ». L’ins-
tance chargée de cette mission n’était pas une commission (comme c’était le cas pour
la confiscation des œuvres d’« art dégénéré »), mais la plupart du temps la Geheime
Staatspolizei (Gestapo), très crainte par la population.
        À ce stade, je peux seulement donner des chiffres tangibles concernant l’« art
dégénéré ». D’après une étude statistique menée par mon collègue Andreas Hüneke
du Centre de recherche sur l’« art dégénéré » de la Freie Universität de Berlin, sur les
21 000 œuvres d’art saisies, 46 % ont été vendues ou échangées et 33 % détruites.
Les 21 % restants correspondaient à des invendus que la commission ne put écouler
auprès des marchands d’art, des pièces de l’exposition itinérante d’« art dégénéré »,
des cas isolés de restitutions à des musées, etc.

        Johann Chapoutot. Quelles sont les structures administratives en charge de la spoliation
        dans le Altreich, puis dans les territoires agrégés en 1938 ? La spoliation devient à
        partir de 1939 un Kunstraub. Quelles sont les agences en charge de cette spoliation ?
                  Comment la prise en charge physique des œuvres est-elle assurée ? Des historiens de
        l’art, des techniciens sont-ils impliqués ? Quelles sont les modalités de transport, de stockage
        et de conservation ? Les compagnies d’assurance allemandes sont-elles partie prenante ?

Christoph Zuschlag. C’est la chambre des Beaux-Arts du Reich qui avait la charge de la
réquisition et de l’« exploitation » de l’« art dégénéré ». Elle était le seul organe de la
chambre de la Culture du Reich à dépendre directement du ministère du Reich à l’Édu-
cation du peuple et à la Propagande. Le ministre de la Propagande Joseph Goebbels en
personne était à la tête de la « commission d’exploitation des produits d’art dégénéré »
qui se réunit au total sept fois entre le 25 mai 1938 et le 11 décembre 1941.
         Quant aux œuvres d’art spoliées, ce sont les différentes autorités financières et les
institutions de l’État nazi ainsi que la SS et la Gestapo qui étaient impliquées dans leur
réquisition et dans leur traitement. Le même régime fut appliqué à l’Autriche, annexée
en mars 1938, où en l’espace de quelques jours les nazis procédèrent à l’épuration de
nombreuses collections d’art, entre autres celle de Louis von Rothschild. Sa collection
fut dispersée dans plusieurs musées autrichiens et la République d’Autriche resta son
propriétaire jusqu’en 1999. Ce n’est qu’après la déclaration de Washington du 3 décembre
1998, qui aboutit à l’adoption d’une loi autrichienne sur la restitution des œuvres d’art
confisquées par les nazis, que 224 œuvres d’art furent restituées, en février 1999, aux
héritiers de Louis von Rothschild, mort en 1955. Au cours de la Seconde Guerre mon-
diale, dans les régions d’Europe occupées par la Wehrmacht, des organisations nazies
pillèrent des collections publiques et privées, des châteaux, des archives et des biblio-
thèques. L’historien américain Jonathan Petropoulos estime le nombre total d‘œuvres
d’art spoliées à 600 000 : 200 000 en Allemagne et en Autriche, 100 000 en Europe de
l’Ouest et 300 000 en Europe de l’Est. Les instances impliquées dans ces actions étaient
des organisations, des institutions et des personnes qui étaient pour une part fortement
mises en concurrence les unes contre les autres, parmi elles l’équipe d’intervention du
Reichsleiter Rosenberg (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, ou ERR), le bureau Mühlmann
(Dienststelle Mühlmann), le Sonderkommando Paulsen de l’Office central de la sécurité
du Reich, le bureau militaire allemand de protection de l’art de la Wehrmacht, les experts
de la « Mission spéciale de Linz » (Sonderauftrag Linz) et les ambassades d’Allemagne.
         L’acheminement des œuvres d’« art dégénéré » était assuré par l’entreprise de
transport internationale Gustav Knauer dont le siège était situé à Berlin. Cette société
avait aussi un bureau à Paris et était également impliquée dans le transport d’œuvres
d’art spoliées vers l’Allemagne.

                                                           Débats                                                                    19
Vous pouvez aussi lire