PERSPECTIVE actualité en histoire de l'art - 1 | 2018 - Universität Bonn
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PERSPECTIVE 1 | 2018 actualité en histoire de l’art La version numérique de ce numéro est accessible sur le site de la revue : https://perspective.revues.org/7833 La revue Perspective est soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS.
PERSPECTIVE 1 | 2018 actualité en histoire de l’art Directeur de publication Perspective a été fondée en 2006 par Olivier Bonfait, Éric de Chassey son premier rédacteur en chef, dans le cadre de ses missions de conseiller scientifique au sein de l’Institut national d’histoire Rédactrice en chef de l’art. Marion Boudon-Machuel (2008-2012), Pierre Judith Delfiner Wachenheim (2012-2013), puis Anne Lafont (2013-2017) lui ont succédé. Judith Delfiner en est la rédactrice en chef depuis septembre 2017. coordination éditoriale Marie Caillat assistée de Aurélien Bedos et Abel Debize Comité scientifique Coordination administrative Laurent Baridon Jean-Yves Marc Amélie de Miribel Olivier Bonfait Pierre-Michel Menger assistée de Karima Talbi Marion Boudon-Machuel France Nerlich Esteban Buch Pierre Rosenberg Conception graphique Anne-Élisabeth Buxtorf Jean-Claude Schmitt Pascale Ogée, Marianne Mannani Giovanni Careri Alain Schnapp Thomas Kirchner Philippe Sénéchal Maquette Rémi Labrusse Anne-Christine Taylor Anne Desrivières Michel Laclotte Isabel Valverde Zaragoza Johanne Lamoureux Caroline Van Eck Édition Antoinette Le Normand-Romain Bernard Vouilloux INHA – Institut national d’histoire de l’art 2 rue Vivienne – 75002 Paris Diffusion Comité de rédaction FMSH-diffusion Claire Bosc-Tiessé Christian Joschke 18, rue Robert-Schuman Catherine Breniquet Annick Lemoine CS 90003 – 94227 Charenton-le-Pont Cedex Pauline Chevalier Isabelle Marchesin Cécile Colonna François Michaud Impression Martine Denoyelle Francis Prost Alliance partenaires graphiques Pierre-Olivier Dittmar Zahia Rahmani 19, rue Lambrechts – 92400 Courbevoie Elitza Dulguerova Emmanuelle Rosso Rossella Froissart Marie-Anne Sarda Pour citer un article de la revue, veuillez indiquer Ariane James-Sarazin la mention suivante : Perspective : actualité en histoire de l’art, no 2018-1, p. 000-000. Pour visiter le site internet de la revue : Correspondants http://journals.openedition.org/perspective/ László Beke Bruno Klein Pour s’abonner ou se procurer un numéro, Martin Bentz Tomás Llorens visiter le site du Comptoir des presses d’universités : Michele Bacci Felipe Pereda http://www.lcdpu.fr/revues/perspective/ Klara Benesovska Serena Romano Pour écrire à la rédaction : revue-perspective@inha.fr Francesco Caglioti Raphaël Rosenberg Zeynep Çelik Bénédicte Savoy Estrella de Diego Juan Carlos Ruiz Souza EAN : 978-2-917902-46-2 / ISSN : 1777-7852 Ralph Dekoninck Miguel John Versluys Périodicité : semestrielle / Dépôt légal juillet 2018 Gabi Dolff-Bonekämper Carrie Vout Date de parution : juillet 2018 / © INHA Frédéric Elsig
Sommaire Éditorial Entretien 159 5 71 Maddalena Carli, Judith Delfiner avec Alain Corbin, Repenser les liens entre l’histoire par Georges Vigarello de l’art et la nation 167 Tribune Sheila Crane, 9 Travaux Se cachant en pleine vue : Katerina Tselou, 87 les bidonvilles dans la cité Note d’Athènes – janvier 2018 Adeline Grand-Clément, 177 Couleurs et polychromie dans Séverine Sofio, l’Antiquité L’art, valeur refuge Débats 109 13 Antonella Fenech Kroke, Johann Chapoutot, Arno Culture visuelle du jeu sportif Postface Gisinger, Emmanuelle Polack, dans la première modernité 183 Juliette Trey et Christoph 129 Martine Denoyelle, Zuschlag, Art dégénéré et spoliations Laurent Baridon, Jean-Philippe La valeur des images des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale Garric et Martial Guédron, Anachronisme et interprétation : 37 l’historiographie de Jean Jacques 187 Claire Bosc-Tiessé, Benoît Lequeu Résumés / Abstracts / de l’Estoile, Viola König, Paula Zusammenfassungen / Riassunti / López Caballero, Vincent Négri, Resúmenes Ariane Perrin et Laurella Rinçon, Lectures 195 Les collections muséales d’art « non-occidental » : constitution 145 Crédits photographiques Todd Porterfield, et droits d’auteur et restitution aujourd’hui La dissolution de la généalogie : Degas et Lepic, place de la Concorde
Remerciements à François Boisivon, Françoise Jaouën et Bérénice Zunino, traducteurs des textes de ce volume, pour la justesse de leur travail, ainsi qu’à Enrica Boni, Olga Grlic, David Jurado et Delphine Wanes ; à Didier Houenoude, Anne Lafont, Bénédicte Savoy, Georges Vigarello, David Zivie ; à Svetlana Adaxina et Zhanna Etsina (The State Hermitage Museum) ; Paul Cougnard (bibliothèque littéraire Jacques-Doucet) ; Caroline Dagbert (Centre canadien d’Architecture) ; Romain Darnaud ; Nadia De Lutio (Gallerie Estensi, Biblioteca Estense Universitaria) ; Raphaël Denis, Vincent Sator (galerie Sator) ; Rosanna Di Pinto (Musei Vaticani) ; Léone Gerber (Frac Centre) ; Paolo Giulierini, Enrico Angelo Stanco (Museo Archeologico Nazionale di Napoli) ; Stefan Grote (Bundesarchiv – Federal Archiv) ; Alexandra Hahn (Städel Museum und Liebieghaus Skulpturensammlung) ; Afra Häni (ETH Zürich, Institut für Geschichte und Theorie der Architektur gta, Archivbibliothek) ; Michaela Hussein-Wiedemann (Staatliche Museen zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Zentralarchiv) ; Hyeonmee Kwon (National Museum of Korea) ; Lior Lalieu-Smadja (Mémorial de la shoah) ; Paolo Liverani ; Maud Mulliez ; Luca Pietro Nicoletti ; Allison Olsen (University of Pennsylvania School of Design) ; Armande Ponge ; Sasha Roesler ; Francesco Sirano (Parco Archeologico di Ercolano) ; Stéphane Tarroux (musée Paul-Valéry) ; à Brigitte Bourgeois et Marie Lionnet (Technè) ; Dominique de Font-Réaulx, Catherine Bachollet (Histoire de l’art) ; Marie Ladino (American Art / Terra International Essay Prize) ; Julie Ramos (Regards croisés) ; à l’équipe du Comptoir des presses d’universités (FMSH-diffusion) pour leur soutien et leur grande disponibilité ; à l’équipe de l’INHA, et tout particulièrement à Marine Acker, Hélène Boubée, Éric Fouilleret, Paul Gallet, Sophie Guyot, Marie-Laure Moreau, Elsa Nadjm, Gisèle Pinto, Anne-Gaëlle Plumejeau, Muriel Riochet et Marc Riou ; à tous les membres du comité de rédaction, ainsi qu’à tous les chercheurs auxquels nous nous sommes adressés durant la préparation de ce numéro, pour leur précieuse collaboration.
Éditorial Judith Delfiner En 2015, Anne Lafont introduisait le numéro varia dans Perspective afin de rendre compte de l’actualité de la recherche en histoire de l’art, de son dynamisme comme de sa diversité, dans une volonté d’éprouver les lignes thématiques, méthodologiques et théoriques de la discipline. En vue de clarifier la ligne éditoriale de la revue, notre comité scientifique a pris le parti d’en modifier la formule pour en faire l’objet d’une rubrique au sein des numéros thématiques à venir. Conçue en partie par Anne Lafont, cette dernière édition du numéro varia réunit un ensemble de contributions éclectique, dont la cohérence tient à l’impor- tance des problématiques à l’œuvre et qui travaillent en profondeur la discipline jusqu’à en inquiéter parfois les appuis, aujourd’hui plus que jamais encore, outrepassant ses frontières dans des débats engageant les États-nations voire la communauté internationale. Un premier fil conducteur se dégage des contributions de Sheila Crane et de Séverine Sofio, celui des liens entre capitalisme et mondialisation. Produit de la société industrielle comme du colonialisme, le bidonville est analysé par la première à travers quatre publications récentes qui montrent la manière dont il est devenu un objet d’étude à part entière, du point de vue de l’histoire urbaine et architecturale comme de l’histoire sociale et migratoire. De l’ouvrage de Luc Boltanski et d’Arnaud Esquerre, Enrichissement : une critique de la marchandise, la seconde pointe les conséquences du déplacement du capitalisme vers l’économie de l’enrichissement, tandis que la publication collective Art Unlimited? Dynamics and Paradoxes of a Globalizing Art World lui permet de considérer les effets de la mondialisation sur les pratiques et les représentations collectives à l’aune du cas du marché de l’art contemporain chinois. Les relations entre historiographie et constructions identitaires tiennent à tous égards une place importante dans ce volume. Par sa Tribune, Katerina Tselou met en exergue les enjeux artistiques, institutionnels et politiques du dédoublement de Cassel vers Athènes, de l’une des plus prestigieuses expositions d’art contemporain, la documenta qui, lors de sa qua- torzième édition en 2017, inaugura un décentrement dans une perspective d’introspection et de renouvellement. À partir des travaux récents d’Éric Michaud et de Michela Passini, Maddalena Carli, quant à elle, envisage la manière dont les deux auteurs, suivant des orien- tations chronologiques et méthodologiques qui leur sont propres, interrogent le phénomène de concomitance entre la constitution au xixe siècle, dans l’espace européen, de la discipline de l’histoire de l’art et la naissance de l’idée de nation, afin d’exposer les enjeux éthico- politiques de stratégies de légitimation reposant sur des constructions identitaires. Des révisions historiographiques de cas singuliers viennent parallèlement enrichir la thématique. En préambule à la première exposition consacrée à Jean Jacques Lequeu dans les espaces du Petit Palais, les commissaires Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Martial Guédron considèrent à nouveaux frais l’historiographie de l’architecte en propo- sant, contre les approches anachroniques ayant jusque-là prévalu, une lecture contextuelle de son œuvre tirant parti des connaissances actuelles sur la période. Resserrée autour du seul cas d’Edgar Degas et de l’un de ses plus célèbres tableaux, la Place de la Concorde (1875), l’analyse détaillée de Todd Porterfield expose la façon dont la toile met en scène l’obsoles- cence des marqueurs d’identité – artistiques, familiaux ou raciaux –, dans un mouvement 5
général de dissolution des généalogies. Cette étude centrée sur la figure du personnage principal, le vicomte Lepic, au travers duquel se lit une histoire des sensibilités politiques, sociales et artistiques de la France au sortir de la guerre de 1870, nous rappelle, s’il en était besoin, tout l’apport de l’école des Annales dans le champ de la recherche historique. De cette féconde tradition historiographique est issue l’œuvre d’Alain Corbin, parcourue tout au long de l’entretien que lui consacre l’historien du corps et de l’hygiène Georges Vigarello, dans un échange qui exacerbe la manière dont l’auteur de La fraîcheur de l’herbe, histoire d’une gamme d’émotions de l’Antiquité à nos jours (2018), fondateur d’une anthropologie des sens, passe insensiblement de l’individu au collectif en puisant ses sources dans des corpus hétérogènes relevant de la médecine, de la littérature comme de la théologie. Des articles de fond sur des questions transversales favorisées par le développement de l’anthropologie historique complètent en outre ce recueil. À partir d’une étude matérielle des œuvres, Adeline Grand-Clément brosse un état de la recherche sur la place de la cou- leur dans l’Antiquité gréco-romaine, quand Antonella Fenech Kroke, dans une approche à la croisée de l’histoire de l’art et de l’histoire sociale, se penche sur les images des pratiques sportives en Europe entre le xve siècle et la fin du xviie siècle. D’actualité, les débats présentés dans ce numéro le sont assurément, à commencer par celui ouvert par Martine Denoyelle et publié dans ces pages en guise de Postface, à pro- pos des images, de leur circulation et de leurs valeurs à l’heure de la révolution numérique, et dont les usages, aussi bien scientifiques qu’éducatifs, affectent la recherche en histoire de l’art et du patrimoine. D’un tout autre ordre et constituant en quelque sorte les deux volets d’une problématique générale portant sur la confiscation des biens culturels d’une popula- tion en état de soumission, de persécution et/ou d’extermination, les deux débats publiés dans ce volume entendent offrir des pistes de réflexion sur des sujets particulièrement sensibles et d’une actualité brûlante. Le premier, sur l’art dégénéré et les spoliations des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, a pris forme suite aux recherches menées au sein du programme de recherche « Répertoire des acteurs du marché de l’art en France sous l’Occupation (RAMA) » de l’Ins- titut national d’histoire de l’art. Il paraît alors même que la mission confiée en mai 2017 par Audrey Azoulay à David Zivie sur « le traitement des œuvres et biens culturels ayant fait l’objet de spoliations pendant la Seconde Guerre mondiale » a donné lieu à un rapport remis il y a quelques semaines à l’actuelle ministre de la Culture, Françoise Nyssen. Tandis que ce dernier pointe la faible présence de la France sur la scène internationale – tant en ce qui concerne le nombre de chercheurs compétents sur ces sujets que sur le rôle des ins- titutions françaises dans l’organisation de débats et d’échanges dont l’initiative reviendrait majoritairement à l’Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis – le présent débat mené par Johann Chapoutot aux côtés de spécialistes de différentes disciplines, actifs aussi bien en France qu’outre-Rhin, entend jeter une lumière sur ces questions par un fort ancrage historique. Le second traite des collections muséales d’art non-occidental, de leur constitution et de leur restitution aujourd’hui. Dessiné dans ses contours avant le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou le 28 novembre dernier, le débat orchestré par Claire Bosc-Tiessé révèle la complexité de la situation, sortant du cas proprement africain pour étendre la dis- cussion aux objets précolombiens ou coréens. Des chercheurs en histoire de l’art, en droit, en anthropologie et en sciences politiques y déplient les enjeux de la formation de ces col- lections qui témoignent du passé colonial des puissances occidentales qui les possèdent, les conservent et les exposent. Par la présence de ces artefacts parvenus jusqu’à nous au terme de parcours souvent chaotiques, c’est bien l’histoire de ces peuples qui se déploie sous nos yeux, une histoire que nous percevons à certains égards comme radicalement étrangère – celle de « l’Autre » – mais une histoire qui nous engage nécessairement par un passé commun, celui de la situation coloniale. 6 PERSPECTIVE 1 | 2018
Tandis que les enjeux spécifiques de chacun de ces débats nous invitent à les traiter distinctement, la problématique de la réparation, de son sens comme de sa possibilité, se profile à l’horizon de l’un comme de l’autre, que l’épineuse question de la restitution et à travers elle, celle de la réappropriation d’une identité bafouée, n’épuise pas. Située au cœur de ces échanges, la controverse patrimoniale nous ramène à la mémoire véhiculée par de tels objets, à la manière dont, articulant souvenirs collectifs et expérience intime, ils produisent de l’émotion, c’est-à-dire, si l’on en croit la racine étymologique latine du terme (emovere), une mise en mouvement. Éditorial 7
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Débats Art dégénéré et spoliations des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale Un débat entre Arno Gisinger, Emmanuelle Polack, Juliette Trey et Christoph Zuschlag, conduit par Johann Chapoutot La dégénérescence fut une des grandes angoisses de l’Occident raciste et social-darwiniste. Johann Chapoutot Le développement de la médecine et des sciences naturelles, le succès foudroyant de est professeur d’histoire Darwin et la transposition des concepts darwiniens de la nature à la culture, de la contemporaine à Sorbonne université. Spécialiste faune à l’homme, mais aussi la confrontation avec des mondes extra-européens qui de l’histoire de l’Allemagne inquiétaient autant qu’ils fascinaient, puis le drame démographique de la (Très) Grande et du nazisme, il a notamment Guerre, amenèrent les grandes nations d’Europe et d’extrême-Europe (États-Unis, publié Le nazisme et l’antiquité Commonwealth) à se tâter le pouls : et si la « race blanche », moins primitive, animale, (2008), traduit en cinq langues agressive que d’autres, était vouée à l’extinction ? Et si elle avait fait son temps ? Depuis (Greeks, Romans, Germans. que les naturalistes européens ramassaient des fossiles, on ne comptait plus les espèces, How the Nazis usurped parfois gigantesques, titanesques même, qui avaient disparu. L’histoire, cimetière Europe’s Classical Past, UCP, des géants – la biologie, arène des forts, tribunal des faibles. 2016) et La loi du sang. Penser et agir en nazi (2014), traduit Les « peuples primitifs » furent parfois considérés comme une sévère alerte : le également en cinq langues noir, presque animal, proche de sa naissance, donc de la nature, tendait un miroir au (The Law of Blood, Harvard UP, blanc décadent, efféminé, souffreteux, à ces « pâles esthètes » auxquels Hitler, dans Mein 2018). Kampf, dit préférer n’importe quelle brute analphabète, mais vigoureuse et saine. La Grande Guerre acheva de faire paniquer les Occidentaux : la saignée dé- Arno Gisinger est né en 1964 en Autriche et vit aujourd’hui mographique était un désastre quantitatif, mais aussi qualitatif – les meilleurs s’étant à Paris. Artiste et historien portés en première ligne, seuls restaient les plus faibles, les ratés, les tarés, les médiocres. de formation, il travaille sur Dans les années 1920, la « dégénérescence » fut à nouveau, et plus que jamais, les relations entre mémoire, à l’ordre du jour – médical, eugéniste, politique. Les nazis n’inventèrent ni le mot, ni la histoire et représentations chose, mais ils surent faire de la dégénérescence un épouvantail et de la régénérescence un visuelles. Il développe une programme. Tout, à leurs yeux, faisait signe vers la submersion des bons et des sains par pratique artistique singulière les mauvais et les malades. Les symptômes de la dégénérescence biologique de l’Allemagne qui lie photographie et historiographie. Plusieurs étaient partout : baisse de la natalité, soin accru aux malades par une politique sociale de ses travaux portent sur et sanitaire absurde, homosexualité et onanisme croissants, mélanges raciaux en hausse, l’exil, la guerre et la spoliation. perte de l’instinct racial, etc. Le symptôme le plus spectaculaire – et le plus pédagogique Il est aussi enseignant- – était l’art dégénéré. Dégénéré et ent-artet veulent dire exactement la même chose : chercheur, maître de conférences l’individu ou l’art dégénéré est l’individu ou l’œuvre déchu(e) de sa race, éloigné de sa au département Photographie biologie, étranger au sang et à l’instinct le plus sain de la race. L’art dégénéré nous donne de l’université Paris 8. à voir des réalités absurdes et inquiétantes, produites par un cerveau malade. C’est un Emmanuelle Polack art d’aliéné qui montre le monde tel qu’un malade (biologie épuisée ou mélangée) le voit. est docteure en histoire Dès lors, comme l’a très bien montré Éric Michaud 1, il doit être écarté, non de l’art, elle a été responsable seulement comme symptôme mais également comme foyer d’infection. Produit en des archives du Musée 13
actualité en histoire de l’art des monuments français spectacle et dument encadré et commenté, il peut servir à l’édification populaire, à cette à la Cité de l’Architecture Volksaufklärung dont Joseph Goebbels est le ministre. Une fois cette tâche remplie, et du Patrimoine, chercheuse il peut être détruit. Il le fut en partie, certes, mais il fut plus majoritairement et plus associée à l’Institut national d’histoire de l’art. Elle a étudié sûrement revendu par un Reich en quête de devises. en particulier le travail Les nazis ont été en effet des prédateurs comme rarement l’histoire en a connus. d’inventaire de Rose Valland Leur économie tout entière a reposé, dès 1933, sur la spoliation interne des citoyens alle- pendant les années 1940-1945 mands exclus de la cité, qu’ils aient été incarcérés ou poussés à l’exil, et sur les perspectives au Jeu de Paume, et le marché de prédations externes, sur les dépouilles opimes d’une guerre à venir. Du blé ukrainien de l’art sous l’Occupation. au lait danois, en passant par les wagons de la SNCF ou les ampoules, les fils de cuivre Juliette Trey est conservatrice et les étagères saisis dans les appartements des Juifs français privés de leurs logements, les en chef, chargée des dessins nazis raflaient tout, afin que les Allemands ne manquent de rien et que la mauvaise idée français et italiens et adjointe de se révolter contre le pouvoir en place ne les reprenne pas comme aux temps honnis de au directeur du département 1917-1918. Dans cette économie de la rapine généralisée, les œuvres d’art revêtaient une des Arts graphiques, au musée importance particulière, en raison de leur valence esthétique et testimoniale (en ce qu’elles du Louvre. Elle a auparavant témoignaient du génie de la race nordique) ou de leur valeur marchande. Les premières été conservatrice au château de Versailles, en charge étaient volées pour la jouissance particulière d’un Goering, dont les sicaires tentaient de des peintures du XVIIIe siècle prendre de vitesse les Kommandos spéciaux de Rosenberg, pour le parti (l’Einsatzstab et des pastels. Elle est membre Reichsleiter Rosenberg), d’Himmler pour la SS et l’Ahnenerbe, et d’Hitler pour ses collec- du groupe de travail sur tions personnelles et pour ce fameux musée qu’il offrirait à son peuple, à Linz. Les secondes, les recherches de provenance après avoir été clouées au pilori d’expositions infamantes, terminaient sur un marché depuis fin 2015. parallèle qui devait rapporter de fraîches devises à un Reich qui en manquait tant. Après avoir été Professeur Pour explorer les différents enjeux liés à une étude et à une réflexion sur l’art dégé- d’histoire de l’art et d’éducation néré et la spoliation, la revue Perspective a réuni plusieurs experts de la question, dont artistique à l’Universität les compétences ressortissent à des domaines et à des spécialités différents. Emmanuelle Koblenz-Landau, Christoph Polack est historienne de l’art, co-éditrice des carnets de Rose Valland, elle est une spé- Zuschlag occupe, depuis avril cialiste reconnue des activités de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, l’une des multiples 2018, la chaire Alfried Krupp agences qui, comme nous venons de le voir, et en concurrence avec l’Ahnenerbe de la SS von Bohlen und Halbach- Professur für Kunstgeschichte et les services personnels d’Hermann Goering, sillonnaient l’Europe à la recherche de der Moderne und der proies patrimoniales. Christoph Zuschlag est professeur d’histoire de l’art à l’Universität Gegenwart (19.-21. Jh.), avec Koblenz-Landau, spécialisé depuis quelques années en Provenienzforschung, en étude sur un accent sur la recherche la provenance des œuvres. Depuis avril 2018, il occupe la chaire Alfried Krupp von Bohlen de provenance / l’histoire des und Halbach-Professur für Kunstgeschichte der Moderne und der Gegenwart (19.-21. Jh.), collections, à l’institut avec un accent sur la recherche de provenance / l’histoire des collections, à l’institut d’Histoire de l’art de d’Histoire de l’art de l’Universität Bonn. Arno Gisinger est artiste. Maître de conférences l’Universität Bonn. Ses principaux domaines à l’université Paris 8, il travaille volontiers sur le document et la trace, archivistique ou de recherche sont l’art objectale, de l’histoire. Il a consacré une partie de son travail aux objets spoliés. Juliette moderne et contemporain, Trey, enfin, est conservatrice au département des Arts graphiques du musée du Louvre, en l’histoire des institutions charge des dessins français et italiens du xviiie siècle. Elle fait partie du groupe de travail artistiques et la critique d’art, sur la provenance des œuvres récupérées après la Seconde Guerre mondiale (MNR). la politique artistique Ces éclairages multiples, de l’histoire à la pratique de l’art, de la conservation à du national-socialisme, l’appréhension juridique des objets, nous permettent de mieux cerner une question qui la recherche de provenance et l’histoire des collections. peut, aujourd’hui, sembler anecdotique ou absurde – celle d’un art considéré comme dégénéré et condamné à l’invisibilité, dont le sort fut si emblématique de la vision du monde et des pratiques nazies. [Johann Chapoutot] Johann Chapoutot. En quoi consiste l’épuration de l’art allemand ? Quels sont les critères des nazis pour qualifier une œuvre de « dégénérée » ? Emmanuelle Polack. En Allemagne, les attaques contre l’art moderne furent initiées bien avant l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir. La crise socio-économique des années 1930, le chômage croissant et la montée du nazisme catalysèrent les charges contre la vie 14 PERSPECTIVE 1 | 2018
Art dégénéré et spoliations des Juifs culturelle initiée sous la république de Weimar, en général, et les foyers avant-gardistes, en particulier. Les propositions d’un art subjectif, dont la force créatrice rejetait les canons académiques et s’émancipait dans l’éclatement des formes, la puissance des couleurs, la liberté des thèmes abordés, l’audace des représentations, ne pouvaient qu’effrayer les tenants d’un retour au classicisme des formes. Paul Schultze-Naumburg (1869-1949), architecte allemand, futur responsable des revues d’art du IIIe Reich, publiait en 1928 L’Art et la race, un mélange de thèses eugénistes et artistiques, dont le propos relevait d’une farouche opposition entre l’influence du cosmopolitisme dans l’art moderne et le « génie nordique ». Resté célèbre parmi les écrits de l’histoire de l’art allemande de cette période, Schultze-Naumburg y met en scène un montage de reproductions d’œuvres d’art issues des courants artistiques novateurs et de photogra- phies de personnes atteintes de difformités physiques. L’auteur, par ce parallèle, frappait les esprits, tout en dénonçant ce qu’il considérait comme le résultat d’un modernisme international et d’une surreprésentation des artistes juifs, soufflant un esprit « dégénéré » sur la communauté allemande. En ce sens, le 30 juin 1937, Adolf Ziegler (1892-1959), l’artiste-peintre préféré d’Adolf Hitler, président de la chambre des Beaux-Arts du Reich, obtint, par l’intermé- diaire de Joseph Goebbels, la mission de s’emparer de toutes les œuvres d’art jugées « décadentes » des collections nationales ou privées pour les faire figurer dans une exposition intitulée Entartete Kunst, inaugurée le 19 juillet 1937 à Munich. Ainsi plu- sieurs milliers de peintures, sculptures, dessins et estampes furent-ils confisqués dans les musées allemands sous le IIIe Reich. Les plus forts prélèvements ont été opérés au Folkwang-Museum d’Essen, à la Kunsthalle de Hambourg, dans les collections de la ville de Düsseldorf, au Kupferstichkabinett de Berlin, aux musées d’Erfurt, aux musées de Francfort, à la Kunsthalle de Mannheim, au Schlesisches Museum de Breslau, à la Galerie nationale de Berlin, à la Städtischen Bildergalerie de Wuppertal-Elberfeld, aux Staatliche Kunstsammlungen de Weimar, à la Staatliche Galerie de Stuttgart, au musée municipal et au Kupferstischkabinett de Dresde, au Städtischen Kunstssammlungen de Chemnitz, au musée Wallraf-Richartz de Cologne, au Landesmuseum d’Hanovre, et au Kunstgewerbemuseum de Hambourg. Entre les mois d’août et d’octobre 1937, tous les musées allemands furent épurés de leurs collections d’art moderne. Christoph Zuschlag. La notion d’« art dégénéré » fut l’arme de propagande principale utilisée par les nazis pour mener leur combat contre l’art moderne. Elle désigne tant les nombreuses réquisitions d’œuvres d’art dans les musées allemands en 1937 que les deux expositions itinérantes présentées de 1933 à 1937 (conçue à Dresde) et de 1937 à 1941 (élaborée à Munich)2. Le combat contre l’art moderne faisait partie inté- grante d‘une politique artistique dont le seul objectif visait à propager l’idéologie nazie et à construire des images de l’ennemi. La première vague de réquisitions eut lieu peu de temps avant l’inauguration de l’exposition Art dégénéré sous les arcades du Hofgarten à Munich le 19 juillet 1937. Adolf Ziegler avait reçu, comme l’a mentionné Emmanuelle Polack, un décret du ministre de la Propagande, Joseph Goebbels, qui l’autorisait à « sélectionner et confisquer les œuvres – tableaux et sculptures créés à partir de 1910 – appartenant au Reich, aux régions et aux communes, et symptomatiques du déclin de l’art allemand, en vue de les présenter dans le cadre d’une exposition ». Ce fut une initiative sans précédent, d’une ampleur qui dépasse l’entendement. Ce décret représentait une atteinte grave aux droits des régions et des communes, et en particulier aux prérogatives du ministre de l’Éducation Bernhard Rust, dont dépendaient les musées. Cette réorganisation est, dès lors, révélatrice de la rivalité et de la lutte de pouvoir que se livraient les deux ministres, Goebbels et Rust, en vue d’avoir la main sur la politique artistique. Conformément Débats 15
actualité en histoire de l’art au décret de Goebbels, Ziegler ordonna la réquisition de centaines d’œuvres d’art qu’il fit transporter à Munich pour les présenter dans le cadre de l’exposition diffamatoire. Cette première réquisition fut bientôt suivie par une seconde, bien plus conséquente. Si la première opération, réalisée à la hâte, s’était réduite à un passage en revue des collections en vue de sélectionner des pièces pour l’exposition de Munich, la seconde opération avait pour objectif la liquidation totale et systématique de l’art moderne. Au total, près de 21 000 œuvres d’art furent saisies par plusieurs commissions dans 101 musées. Un tiers d’entre elles était des tableaux, des sculptures, des aquarelles et des dessins, tandis que les gravures représentaient les deux autres tiers. Il n’existait aucun critère clair et explicite qui aurait permis de définir ce que l’on entendait par « dégénéré ». Loin de reposer sur un fondement philosophique ou artistique, ce qualificatif correspondait à une invention propagandiste confuse. L’expression diffamatoire d’« art judéo-bolchevique » forgée par les nazis et employée comme synonyme d’« art dégénéré » et d’« art en déclin » corrobore cette analyse. Tous ces termes étant flous et per se indéfinissables, ils pouvaient être projetés sur les productions de l’art moderne dans son intégralité, sans distinction de ses différentes facettes, qui recouvraient pourtant des courants esthétiques foncièrement différents. Parmi les œuvres réquisitionnées, on dénombrait des pièces de l’impressionnisme allemand, et plus encore de l’expressionisme allemand, mais aussi du dadaïsme et du constructivisme, ainsi que des œuvres d’artistes du Bauhaus et de l’abstraction, en passant par la Nouvelle Objectivité. Les expressionnistes, en particulier ceux du groupe d’artistes dresdois Die Brücke, furent particulièrement touchés. Leur style et leur image expressive et déformée de l’homme étaient inconciliables avec le naturalisme de l’art figuratif exigé par l’État nazi car jugé plus « proche du peuple ». Il faut bien comprendre que les commissions travaillaient à un rythme effréné. Lors de la seconde vague de réquisitions, des listes répertoriant les artistes représentés à Munich et des comptes rendus de l’exposition parus dans la presse leur servirent de points de repère, mais leur sélection fut en définitive autant subjective que contradic- toire. Ainsi, elles ordonnèrent la saisie d’estampes dans un musée, alors que d’autres tirages des mêmes gravures ne furent ni réclamés ni confisqués. On peut aussi citer un exemple concret dans le domaine de la sculpture : le Portrait de l’actrice Annie Mewes d’Edwin Scharff, datant de 1917, fut saisi le 12 juillet 1937 dans les collections de peintures de l’État de Bavière, tandis que le moulage de la même sculpture en bronze de la Städtische Kunsthalle de Mannheim échappa à la réquisition. Johann Chapoutot. Le cas du marchand d’art Hildebrand Gurlitt est en soi très instructif, notamment en ce qu’il montre que les nazis avaient besoin d’experts pour désigner les œuvres néfastes à l’esprit de la race. A-t-on connaissance de cas analogues ? Christoph Zuschlag. Je ne sais pas si je qualifierais le cas de Hildebrand Gurlitt d’« en soi très instructif ». Mais vous avez raison : un grand nombre d’experts en art, des artistes autant que des historiens de l’art et des marchands d’art, furent impliqués dans les expositions, la réquisition et surtout l’« exploitation » de « l’art dégénéré », qui débuta en 1938. À propos du rôle de Hildebrand Gurlitt : le 31 mai 1938 fut promulguée la « loi sur la confiscation des produits de l’art dégénéré ». Elle permettait la confiscation sans indemnisation des œuvres d’art réquisitionnées au profit du Reich et chargeait le ministre de la Propagande Joseph Goebbels de son application. L’objectif consistait à légaliser rétroactivement l’épuration des musées de 1937 et à créer une base légale visant l’« exploitation » systématique des œuvres confisquées. La création de la « commis- sion d’exploitation des produits de l’art dégénéré », sous l’égide de Goebbels, marqua 16 PERSPECTIVE 1 | 2018
Art dégénéré et spoliations des Juifs le début de cette « exploitation ». Certains membres de cette commission avaient déjà participé aux réquisi- tions et aux préparatifs de l’exposition Entartete Kunst ; d’autres, dont le marchand d’art Karl Haberstock, étaient novices. La commission d’exploitation travaillait en collaboration avec quatre marchands d’art affectés par le ministère de la Propagande à cette mission en raison de leur expérience internationale en matière de commerce « d’art dégénéré » : Bernhard A. Böhmer (1892-1945), originaire de Güstrow, Karl Buchholz (1901-1992), ori- ginaire de Berlin, Hildebrand Gurlitt (1895-1956), de Hamburg, ainsi que Ferdinand Möller (1882-1956), de Berlin. Officiellement, ils n’étaient autorisés qu’à faire du commerce avec l’étranger en échange de devises, mais ils revendaient tous les quatre des œuvres à l’inté- rieur du Reich. Les principaux acheteurs d’« art dégé- néré » étaient des musées et des particuliers domiciliés aux États-Unis, en Suisse, au Danemark, en Hollande, en Belgique, en Angleterre et 1. Vue du dépôt de l’« art en Norvège. Hildebrand Gurlitt était également impliqué dans le commerce d’œuvres dégénéré » au château de Schönhausen, près de Berlin, d’arts spoliées. avec des œuvres de Wilhelm Lehmbruck et Lovis Corinth, Emmanuelle Polack. Les considérations idéologiques furent sacrifiées sur l’autel de vers 1938-1939, Berlin, Staatliche l’effort de guerre ; les membres du parti nazi n’hésitèrent pas à mettre de côté leurs Museen, Zentralarchiv. convictions idéologiques pour obtenir une manne disponible pour l’économie du Reich. À ce titre, les œuvres réprouvées parvinrent, tout d’abord, sur le marché de l’art allemand, avant qu’elles ne soient proposées sur la scène internationale. Pour ce faire, toutes traces d’appartenance aux musées furent effacées, un catalogue de six volumes fut établi par un juriste et historien de l’art nommé par le ministère de la Propagande : Rolf Hetsch (1903-1946). Le 13 janvier 1938, Joseph Goebbels se rendit avec Adolf Hitler dans un ancien grenier à blé sur la Köpenicker Strasse, à Berlin, où s’entassaient 12 890 œuvres3 confis- quées des collections allemandes et dont le sort fut, à cette occasion, définitivement scellé. Comme l’a déjà mentionné Christoph Zuschlag, en mai 1938, une Kommission zur Verwertung der Produkte entarteter Kunst instituée à l’initiative de Goebbels, placée sous la présidence de l’historien de l’art Franz Hofmann (1888-?), fut en charge de la vente des produits de l’« art dégénéré ». Elle était composée de marchands d’art, tels que Karl Haberstock (1878-1956), Heinrich Hoffmann (1885-1957), Carl Meder, Robert Scholtz (1902-1981), Hans Schweitzer (1901-1980), Max Taeuber et Adolf Ziegler (1892-1959). Ce qui fut jugé sans valeur selon les critères de Franz Hofmann, soit 1 004 peintures et tableaux, 3 825 aquarelles, dessins, etc. fut brûlé dans la cour des pompiers à Berlin le 20 mars 1939 – un autodafé dont la symbolique participait de la politique de dévalorisation de l’art moderne. Dans le même temps, sous l’autorité de Rolf Hetsch, s’ouvrait une salle de vente au château de Schönhausen (Niederschönhau- sen, fig. 1), près de Berlin, pour écouler une partie du stock exploitable du dépôt de la Köpenicker Strasse. Quatre marchands d’art furent appelés en renfort pour mener à bien des négociations à l’étranger : tous partageant un goût prononcé pour les œuvres des avant-gardes allemandes, ils n’hésitèrent en aucune façon à garder par devers eux des œuvres destinées à l’importation. Ainsi, parmi les 1 258 œuvres retrouvées à Munich dans la collection de Cornelius Gurlitt (1932-2014), fils de Hildebrand, près de 300 pourraient avoir transité par l’exposition Entartete Kunst de 1937 et, en amont, par le dépôt de la Köpenicker Strasse. Débats 17
actualité en histoire de l’art Johann Chapoutot. Parallèlement à l’épuration des musées, la spoliation artistique a consisté à priver les propriétaires légitimes de leur patrimoine. Étaient-ce les mêmes personnes qui furent chargées de faire le tri dans les collections publiques et dans les collections privées ? Qu’ont-elles saisi majoritairement ? Quelle est la proportion d’œuvres détruites, revendues ? Christoph Zuschlag. Sur ce point, il est nécessaire de faire la distinction entre deux types d‘œuvres d’art : comme je viens de l’expliquer, la campagne contre ce que les nazis appelaient l’« art dégénéré » concernait les œuvres d’art moderne issues des fonds des musées allemands. Les collections privées n’étaient pas touchées et il n’était d‘ailleurs pas interdit de posséder des œuvres d’« art dégénéré ». Il en allait autrement de l’art spolié. L’art spolié, plus précisément l’art spolié par les nazis (NS-Kunstraub), désigne autant les œuvres d’art de toutes les époques que les biens culturels de toute sorte (dont des objets de la vie quotidienne, comme l’argent et le mobilier) qui furent « soustraits » à leur propriétaire – l’ayant-droit étant un particulier – durant la période nazie « à la suite de persécutions nazies ». Les victimes de spoliations étaient majoritairement des Juifs qui furent contraints de vendre leurs biens par le régime ou qui furent expropriés par l’État dans le cadre du processus d’« aryanisation ». Ces mesures s’inscrivent dans le contexte de la persécution des Juifs perpétrée par l’État nazi pour des motifs raciaux qui débuta peu de temps après l’arrivée de Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933. Après la promulgation des Lois de Nuremberg au Congrès du NSDAP le 15 septembre 1935, la persécution des Juifs s’amplifia, ceux-ci furent démis de leurs droits avant d’être assassinés par millions dans les camps d’extermination durant toute la Seconde Guerre mondiale. Au cours de ce processus, l’État accéléra leur émigration jusqu’en 1941 en développant parallèlement un système perfide en vue de s’approprier le patrimoine des Juifs désireux de s’exiler. Jusqu’en 1941 il existait à Berlin une institution appelée « Office pour la Palestine » qui permettait à des groupes sionistes d’organiser, sous l’égide de l’Agence juive pour la Palestine, l’immigration de Juifs allemands vers la Palestine. En 1941 les nazis changèrent de politique et optèrent pour la « Solution finale » : on entama la construction de camps de concentration, comme Auschwitz, afin d’y déporter systématiquement les Juifs de toute l’Europe ; la Shoah débuta en 1942. Qu’entend-on en fin de compte, concrètement, par « soustraction d’œuvres d’art à la suite de persécutions nazies » ? Arrêtons-nous un instant sur la « taxe d’émigration » pour mieux comprendre ce phénomène. Cet impôt n’était pas une invention nazie, au contraire : il fut introduit dès le 8 décembre 1931, à la fin de la république de Weimar, par le gouvernement bénéficiant d’une légitimité démocratique, en réaction à la crise économique mondiale. Les résidents désireux de quitter le territoire, détenteurs d’un patrimoine de plus de 200 000 Reichsmarks, devaient céder 25 % de leur fortune à l’État. Cette mesure visait à dissuader les citoyens allemands de partir à l’étranger et à enrayer la fuite des capitaux. Les nazis firent de cet impôt un instrument qui rendit possible la saisie systématique du patrimoine des Juifs sur le point d’émigrer. Mais une fois qu’ils s’étaient acquittés de cette « taxe d’émigration », les émigrants juifs ne pouvaient s’exiler avec le reste de leur patrimoine. Leurs avoirs bancaires et mobiliers étaient déposés sur des comptes bloqués qui ne pouvaient être transférés à l’étranger qu’en contrepartie d’un acompte élevé. Dans l’urgence causée par les persécutions, nombre de familles juives furent contraintes de se séparer de tous leurs biens, écoulés lors de « ventes aux enchères de biens juifs ». Les œuvres d’art et autres objets revendus de la sorte relèvent de la spoliation. Il faut aussi évoquer le « décret sur l’utilisation des biens juifs » du 3 décembre 1938 qui accéléra l’« aryanisation » des biens patrimoniaux juifs, y compris les objets d’art de toute sorte. Les collections d’art qui étaient encore 18 PERSPECTIVE 1 | 2018
Art dégénéré et spoliations des Juifs aux mains de propriétaires juifs furent systématiquement saisies et « exploitées ». L’ins- tance chargée de cette mission n’était pas une commission (comme c’était le cas pour la confiscation des œuvres d’« art dégénéré »), mais la plupart du temps la Geheime Staatspolizei (Gestapo), très crainte par la population. À ce stade, je peux seulement donner des chiffres tangibles concernant l’« art dégénéré ». D’après une étude statistique menée par mon collègue Andreas Hüneke du Centre de recherche sur l’« art dégénéré » de la Freie Universität de Berlin, sur les 21 000 œuvres d’art saisies, 46 % ont été vendues ou échangées et 33 % détruites. Les 21 % restants correspondaient à des invendus que la commission ne put écouler auprès des marchands d’art, des pièces de l’exposition itinérante d’« art dégénéré », des cas isolés de restitutions à des musées, etc. Johann Chapoutot. Quelles sont les structures administratives en charge de la spoliation dans le Altreich, puis dans les territoires agrégés en 1938 ? La spoliation devient à partir de 1939 un Kunstraub. Quelles sont les agences en charge de cette spoliation ? Comment la prise en charge physique des œuvres est-elle assurée ? Des historiens de l’art, des techniciens sont-ils impliqués ? Quelles sont les modalités de transport, de stockage et de conservation ? Les compagnies d’assurance allemandes sont-elles partie prenante ? Christoph Zuschlag. C’est la chambre des Beaux-Arts du Reich qui avait la charge de la réquisition et de l’« exploitation » de l’« art dégénéré ». Elle était le seul organe de la chambre de la Culture du Reich à dépendre directement du ministère du Reich à l’Édu- cation du peuple et à la Propagande. Le ministre de la Propagande Joseph Goebbels en personne était à la tête de la « commission d’exploitation des produits d’art dégénéré » qui se réunit au total sept fois entre le 25 mai 1938 et le 11 décembre 1941. Quant aux œuvres d’art spoliées, ce sont les différentes autorités financières et les institutions de l’État nazi ainsi que la SS et la Gestapo qui étaient impliquées dans leur réquisition et dans leur traitement. Le même régime fut appliqué à l’Autriche, annexée en mars 1938, où en l’espace de quelques jours les nazis procédèrent à l’épuration de nombreuses collections d’art, entre autres celle de Louis von Rothschild. Sa collection fut dispersée dans plusieurs musées autrichiens et la République d’Autriche resta son propriétaire jusqu’en 1999. Ce n’est qu’après la déclaration de Washington du 3 décembre 1998, qui aboutit à l’adoption d’une loi autrichienne sur la restitution des œuvres d’art confisquées par les nazis, que 224 œuvres d’art furent restituées, en février 1999, aux héritiers de Louis von Rothschild, mort en 1955. Au cours de la Seconde Guerre mon- diale, dans les régions d’Europe occupées par la Wehrmacht, des organisations nazies pillèrent des collections publiques et privées, des châteaux, des archives et des biblio- thèques. L’historien américain Jonathan Petropoulos estime le nombre total d‘œuvres d’art spoliées à 600 000 : 200 000 en Allemagne et en Autriche, 100 000 en Europe de l’Ouest et 300 000 en Europe de l’Est. Les instances impliquées dans ces actions étaient des organisations, des institutions et des personnes qui étaient pour une part fortement mises en concurrence les unes contre les autres, parmi elles l’équipe d’intervention du Reichsleiter Rosenberg (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, ou ERR), le bureau Mühlmann (Dienststelle Mühlmann), le Sonderkommando Paulsen de l’Office central de la sécurité du Reich, le bureau militaire allemand de protection de l’art de la Wehrmacht, les experts de la « Mission spéciale de Linz » (Sonderauftrag Linz) et les ambassades d’Allemagne. L’acheminement des œuvres d’« art dégénéré » était assuré par l’entreprise de transport internationale Gustav Knauer dont le siège était situé à Berlin. Cette société avait aussi un bureau à Paris et était également impliquée dans le transport d’œuvres d’art spoliées vers l’Allemagne. Débats 19
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