Pierre Lafleur et l'art public - Luis de Moura Sobral - Érudit
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Document generated on 06/18/2020 9:12 p.m. Vie des arts Pierre Lafleur et l’art public Luis de Moura Sobral Volume 35, Number 139, June–Summer 1990 URI: https://id.erudit.org/iderudit/53763ac See table of contents Publisher(s) La Société La Vie des Arts ISSN 0042-5435 (print) 1923-3183 (digital) Explore this journal Cite this article de Moura Sobral, L. (1990). Pierre Lafleur et l’art public. Vie des arts, 35 (139), 36–39. Tous droits réservés © La Société La Vie des Arts, 1990 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
PIERRE LAFLEUR E T A R T P U B L I C Les nacelles, (détail), 1989. Murale à Calpe, Alicante, Espagne. (Photo de l'artiste) Luis de Moura Sobral S ingulier est le parcours du peintre Pierre Lafleur. Né en 1938, à Riche- lieu et de formation littéraire, Pierre La- fleur a commencé très tôt à dessiner et pations à des événements prestigieux et des commandes variées. En 1985, le Centre culturel de la ville de Madrid or- ganise une importante rétrospective à peindre. Il a réalisé, en 1961 et en 1963 d'une centaine de ses œuvres, regrou- respectivement, ses premières exposi- pées sous le titre générique de Lumière tions individuelles. En 1965 l'artiste dé- et volumes. Pierre Lafleur s'est associé ménage en Europe pour poursuivre des au groupe des Constructivistes espa- études de doctorat en psycho-critique, gnols, avec qui il a exposé en 1987. à Aix-en-Provence d'abord et à Paris De sa formation première, Lafleur ensuite. Mais, fasciné par les sources de gardera une culture solidement assise, la civilisation occidentale, il ressent de mais également une conscience très plus en plus l'attrait du sud, de la lu- nette de la problématique plastique mière et du soleil. Et lorsque, à la fin des qu'il prétend développer. Hésitant, au années 60, Lafleur décide d'aller s'ins- début des années 60, entre deux do- taller avec sa famille dans le sud-est de maines, le littéraire et le pictural, La- l'Espagne, c'est exclusivement à la fleur réalise u n e série de d e s s i n s peinture que désormais il se consa- surréalistes qui s'échelonnent sur une crera. A partir de l'Espagne, Pierre La- dizaine d'années à partir de 19631. Son fleur a c o n s t r u i t u n e c a r r i è r e de option définitive pour la peinture, qui signification internationale, avec des coïncide avec son installation en Es- expositions individuelles en Alle- pagne, s'accompagne de l'abandon de magne, Angleterre, Canada, Espagne, la figuration. Lafleur s'occupe doréna- États-Unis, France, Suisse, des partici- vant de problèmes de visualité pure et 36 VIE DES ARTS, no 139
d'interaction des couleurs. D travaille sur la notion d'interstice et s'interroge sur notre manière de percevoir les zones de passage d'une couleur à une autre ou d'une tonalité à une autre. A l'encontre des plasticiens montréalais, non seulement Lafleur est-il «incapable de percevoir sur un même plan deux couleurs juxtaposées», mais, de plus, il explore l'illusion de volumes et d'es- paces fluides par l'utilisation de dé- g r a d é s et d e s i n u s o ï d a l e s , q u ' i l systématise à partir de 1969. Alors, tou- jours subjugué par la lumière méditer- ranéenne, il peint des «aquariums» à partir de ses souvenirs d'algues et du monde sous-marin. Par ce jeu des ré- férences Lafleur prétend échapper aux dogmatismes du optic-art orthodoxe. Cependant ces expérimentations ne sont pas sans quelques risques: elles deviennent vite des habitudes et le ly- risme, fâcheusement, se transforme en décoration. Afin de déjouer toute tendance à la sentimentalité, et de revenir à des pro- blèmes plus spécifiquement d'ordre facturai, Lafleur adopte alors, en 1979, e cube. Cette figure devient son thème, son emblème. Lafleur le peint d'abord solide et opaque, dans une couleur unie, contrastant avec un arrière-plan neutre ou se réfléchissant sur la surface qui lui sert d'appui. Le cube habite par- fois un espace ambigu, créant alors un univers onirique, où il n'est pas interdit de déceler des réminiscences surréa- listes. Ailleurs, le cube se fragmente, traversé par des plans de couleurs, ou alors il éclate, se décompose et renoue avec la bidimensionnalité picturale. Les tableaux d e v i e n n e n t alors plus complexes, car la géométrie, la pers- pective et les couleurs se concertent pour déconstruire savamment volume, espace et forme. Graduellement, les jeux optiques qui traquent la troisième dimension lais- sent entrevoir leur nature essentielle- ment chimérique. Lafleur s'attaque alors au volume. Il imagine des co- lonnes construites par l'interpénétra- tion à angle droit de deux panneaux peints installés sur une base carrée, et y intègre des miroirs. Les miroirs multi- plient les formes et les points de vue et redoublent les jeux de profondeur. Avec les «tandems», l'artiste approche d'un autre angle le problème des rap- ports entre la peinture et la réalité. Il as- socie à un tableau une œuvre en trois dimensions, un cube. Le Portrait d'un cube réfléchi, de 1979, représente u n L'Escalier rose, (détail), 1989. cube, que Lafleur a reproduit ensuite en Murale à Calpe. contreplaqué peint, et qu'il place en (Photo Luis de Moura Sobral) avant de la toile. Il souligne de la sorte VIE DES ARTS, no 139 37
l'insuffisance de la réalité, car dans le pales se sont adressées à quatre peintres tandem, c'est l'objet réellement exis- professionnels de Calpe, Fernando tant qui devient le simulacre. En 1985, Baquero Alamo, Lafleur, Gerda Paster, il peint une série de cubes identiques et Elias Urbes. Plutôt que des «fresques selon un schéma géométrique régulier, historiques», qui ne seraient que des ta- de sorte que l'on puisse, selon la pré- bleaux «accrochés» aux murs du vil- férence, construire des œuvres à la fois lage, Pierre Lafleur p r o p o s e l'idée picturales et volumétriques. Mais, tous d'intégration de murales monumen- ces mouvements de va-et-vient entre la tales de type urbain, à l'image de ce surface peinte et le volume, entre le qu'a été fait, par exemple, à San Fran- monde et sa représentation, ne mani- cisco. Une équipe, composée de repré- festent pas moins une certaine ambi- sentants des services techniques de la guïté plastique, voire même un léger municipalité, des artistes et d'un spé- malaise dont l'artiste n'est pas dupe. D cialiste en restauration architecturale, aura bientôt l'occasion de poser les pro- é t u d i e la t o p o g r a p h i e d u village. blèmes qui le préoccupent autrement Quatre petites places sont choisies en que dans le vase clos de son atelier, des raison de leur intérêt historique et du galeries spécialisées ou des musées. taux de fréquentation ou de passage. La Municipalité de Calpe, village Les places font partie de l'itinéraire par- près d'Alicante où Lafleur habite de- couru par la procession annuelle. )uis une vingtaine d'années, décide de Les artistes se dotent d ' u n pro- fancer un projet de récupération du vieux centre, afin de préserver ce qui a gramme commun. La murale devra se déployer sur au moins deux plans. échappé à la «modernisation» sauvage Chaque peintre se verra attribuer une qui s'est abattue sur toute la côte mé- place, et non seulement un mur ou une diterranéenne au cours des dernières maison, et devra tenir compte à la fois décennies. Il s'agit de remettre en va- des particularités architecturales lo- leur les vieilles places et les zones cales et des conditions réelles de la lu- vertes, de refaire les trottoirs, de repla- mière. Les p e i n t r e s d e v r o n t ainsi cer les lampadaires anciens, d'embellir, intégrer dans leurs œuvres les signes en un mot, le vieux village, afin que ses visuels propres à l'architecture médi- habitants y puissent à nouveau flâner et terranéenne, grilles, fenêtres, portes, que les touristes trouvent des raisons de ouvertures, etc. le visiter. La municipalité commande La municipalité est gagnée au projet u n plan d'ensemble à u n architecte- et lui attribue un budget. Elle défrayera urbaniste qui avance l'idée de la totalité des coûts. Les maisons la réalisation d'une série de choisies appartiennent à plu- murales pour illustrer sieurs propriétaires «l'histoire du village». Ce lesquels, vieux pay- qui s'en suivit constitue un sans ou de souche cas exemplaire de projet p a y s a n n e , se d'art public tel q u ' o n le méfient des au- conçoit aujourd'hui. D mé- torités c o m m e rite qu'on s'y attarde quel- de la peste. Les que peu. artistes prépa- Les autorités munici- rent des ma- Maisons à Calpe avant l'intervention de l'artiste. (Photo de l'artiste) 38 VIE DES ARTS, no 139
quettes et, lors d'une assemblée à la l'architecture réelle pour la dissoudre. mairie les propriétaires, comprenant L'Escalier rose, de l'autre côté de la [ue leurs maisons en seront valorisées, place, est l'œuvre la plus ambitieuse. ? inissent par accepter les murales. En contrepartie, ils s'engagent par écrit à Elle se déploie sur trois édifices éche- lonnés en hauteur et se termine sur les ne pas toucher, pendant cinq ans, ni deux murs d'une tour qui surplombe la aux œuvres ni à l'architecture qui leur rue. Un escalier rose relie les différentes sert de support. parties de cette vaste composition. La- Une attention particulière fut accor- fleur a étudié attentivement les varia- dée à la technique. Les murs ont été tions de la lumière pour doser chaque nettoyés et recouverts d ' u n mortier zone de couleur et p o u r faire entrer exempt d'efflorescences alcalines. Les dans la composition les diagonales des artistes ont utilisé une peinture mise au lignes d'ombre. L'artiste joue aussi avec point par le chimiste Wilhelm Keim, tous les profUs et avec les moindres sail- dont les pigments, inorganiques et mi- lies d e s p a r o i s afin d e créer u n e néraux, se pétrifient et font corps avec construction labyrinthique où le re- le support. Cette technique, utilisée de- gard, comme dans une œ u v r e d'Es- puis longtemps en Europe pour les tra- cher, s'égare vite, faute de points de vaux de restauration monumentale, repère stables. garantit aux peintures une durée d'une De Richelieu à Calpe, de la critique cinquantaine d'années sans altération. littéraire à la peinture, du surréalisme De façon générale, les cinq artistes au constructivisme, Pierre Lafleur a tra- jouent avec le trompe-l'œil. Ils élargis- versé bien des pays et bien des cultures. sent les places, ouvrent des espaces Établi dans le sud de l'Espagne, il y a dans les murs ensoleillés, intègrent été frappé par la rigueur d'une lumière dans leurs murales les ombres des cor- niches et des toitures, recréant à l'inté- r i e u r du vieux C a l p e u n village a ui, implacablement, isole les formes ans l'espace. Fasciné par l'ordre vi- suel, Pierre Lafleur a copié les azulejos méditerranéen de fantaisie, reflet oni- arabes de Grenade jusqu'à en déchif- rique d'une réalité où les villageois se frer la secrète géométrie. Au fait, savait- reconnaissent aisément. Pierre Lafleur il que le mathématicien Juan de Her- reprend, dans ses deux murales, le rera, avant de concevoir et de construire thème du cube, à la fois emblème per- l'Escorial, ce stupéfiant cube de pierre, sonnel et paraphrase, pour lui, de fut aussi l'auteur d'un Traité du cube ? l'architecture vernaculaire médi- L'errance trans-culturelle de notre terranéenne. Dans Les nacelles, les époque a parfois de ces coïncidences..." principaux éléments architecturaux, 1. Voir Luis de portes, fenêtres, ouvertures grillagées, Moura Sobral, deviennent des figures géométriques «Les dessins surréalistes de qui flottent dans l'air, figées par la lu- P i e r r e La- mière aveuglante du midi. Les parois fleur», Vie des disparaissent, traversées par le ciel Arts, 1975, 80, p. 52-55. bleu, dans un constant jeu de renvois qui anime l'espace et r a p p e l l e la grande tradi- tion décorative de l'époque baroque. Comme jadis, i l'architecture j figurée perpo L'Escalier rose, 1989. Murale à Calpe. (Photo Luis de Moura Sobral) VIE DES ARTS, no 139 34
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