REGARDS SUR LA LAÏCITÉ, LE PLURALISME ET L'ISLAM

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REGARDS SUR LA LAÏCITÉ, LE PLURALISME ET
                                         L’ISLAM

                                   PRISCILLA FOURNIER

Depuis plusieurs années, l’islam est au cœur de nombreux débats sociaux dans le cadre
desquels plusieurs auteurs ont interrogé la compatibilité de l’islam et de la laïcité. Cette
question soulève un débat extrêmement riche et un questionnement très pertinent sur les
principes de la laïcité. Toutefois, elle suppose une conception essentialisante des musulmans
et de la pratique de l’islam. C’est pourquoi il nous semble important d’aborder deux aspects
de cette question : d’une part, la diversité des points de vue parmi les auteurs musulmans par
rapport à la laïcité et au pluralisme, d’autre part, l’idée de repenser la laïcité. Les auteurs dont
il sera ici question s’interrogent sur la place de l’islam dans l’espace public et sur le
pluralisme, dans un contexte où la laïcité est généralement conçue comme un moyen de
permettre le « vivre ensemble » dans la différence. Nous présenterons d’abord l’approche de
Sayyid Qutb, un penseur influent des Frères musulmans, une organisation égyptienne
considérée comme une des sources idéologiques de l’islam politique. Nous traiterons ensuite
de la position de Farid Esack, qui a élaboré une herméneutique du Coran et une conception du
pluralisme. Enfin, nous exposerons l’approche du politologue William Connolly et celle de
l’anthropologue Talal Asad, qui reconsidèrent tous deux le concept de laïcité.

Sayyid Qutb et l’islam total
Sayyid Qutb était un membre influent de l’organisation égyptienne les Frères musulmans. La
vision de Sayyid Qutb, né en 1906 et exécuté en 1966, a été très influencée par le contexte
social et politique de l’Égypte. Ses écrits sont marqués par une contestation du christianisme
et du marxisme. Pour Qutb, l’islam est le fondement de la justice ainsi que de la vie sociale et
politique.

Distinction entre l’islam et le christianisme
Pour Sayyid Qutb, il y a une distinction très importante à effectuer entre l’islam et le
christianisme, puisque les deux religions se distinguent à la fois par leur contenu et leur
évolution historique. Qutb estime que les sociétés musulmanes ont tendance à importer leurs
idées de l’étranger et les associer à l’islam, alors que la religion musulmane est un système
total et parfait. De son point de vue, lorsque le christianisme s’est propagé en Europe, il a fait
face à des circonstances historiques où il est passé d’une religion incarnant le pouvoir
suprême, au rang d’autorité spirituelle. Pour Qutb, l’histoire du christianisme ne doit pas se
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confondre avec celle de l’islam. L’islam doit être vu comme un système complet, qui
comprend ses codes sociaux, religieux, légaux et qui n’a rien à emprunter à l’étranger. Si
l’Europe a exclu la religion de la vie sociale, ce n’est pas le cas de l’Islam. D’autre part, Qutb
mentionne le fait qu’il n’y a pas de clergé en Islam et insiste sur le fait qu’avec le clergé, le
christianisme a établi une forme d’autorité entre le croyant et Dieu, alors qu’en Islam, il n’y a
aucune autorité en dehors de Dieu et du Coran.

L’islam comme système politique
Pour Qutb, le premier devoir du croyant est de vivre selon la charia, c’est-à-dire la loi issue
du Coran et des hadiths (les paroles et actes du prophète Mohammed). Si l’autorité politique
n’obéit pas aux commandements de l’islam, le croyant n’est pas tenu de respecter cette
autorité. Du point de vue de Qutb, aucun système politique ou social ne peut être permanent
tant que l’islam ne sera pas adopté comme système total. De plus, la vie humaine est
également une totalité entre des désirs matériels qui proviennent de la vie sur terre et une vie
spirituelle qui s’élève vers l’au-delà. Aucune séparation ne peut être faite entre vie spirituelle
et vie matérielle. Concernant l’islam comme système politique, Qutb affirme qu’il comporte
deux conceptions fondamentales : d’abord, l’égalité des membres de l’espèce humaine, puis
l’idée que l’islam représente un système éternel pour toutes les populations de la terre et pour
l’avenir de l’humanité.

Diversité religieuse
Selon Qutb, la société islamique laisse une certaine place aux minorités religieuses. Qutb
prévoit trois situations dans lesquelles les minorités religieuses pourraient se trouver en tant
que membre d’un État islamique. D’abord, un membre d’une minorité religieuse pourrait se
convertir à l’islam. Dans ce cas, il n’aurait qu’à se soumettre aux principes islamiques et
payer la zakat (l’impôt des musulmans). L’autre option est de poursuivre sa vie selon sa
croyance sans se convertir à l’islam et payer un impôt pour les non-musulmans afin que l’État
garantisse sa protection. Si un individu ou un groupe appartenant à une minorité religieuse
refuse de payer l’impôt, ce geste sera vu comme une déclaration de guerre à l’État islamique
(troisième option). En somme, il n’y a pour Qutb aucune autorité à l’extérieur de Dieu et du
Coran. La notion de laïcité appartient uniquement à l’héritage chrétien. Néanmoins,
l’attention qu’il accorde à la conception « chrétienne » de la séparation de l’église par rapport
au pouvoir politique démontre qu’il connaît l’influence des idéologies occidentales sur la
conception du paysage politique égyptien. C’est en affirmant l’unité et l’universalité de
l’islam qu’il cherche à les invalider.

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Farid Esack : herméneutique, interprétation et justice
Sud-africain d’origine pakistanaise, Farid Esack est un islamologue et un ancien militant anti-
apartheid. Il a milité au sein de nombreux groupes musulmans dans le but de promouvoir une
« théologie islamique de la libération » (Esack, 1997). Deux aspects de la pensée de Farid
Esack seront abordés : sa conception d’une « herméneutique de la révélation » (Esack, 1997),
puis sa conception du pluralisme.

Herméneutique, interprétation et contexte
Lorsqu’on tente de comprendre un texte quel qu’il soit, dit Farid Esack, il faut s’interroger à
la fois sur l’auteur et sur l’interprète du texte. Puisqu’il est impossible de connaître les
intentions et les objectifs précis de l’auteur du Coran (Dieu), pourquoi le droit de l’interpréter
serait-il réservé uniquement à quelques croyants, c'est-à-dire aux oulémas ? Pour Esack, le
croyant ordinaire peut aussi avoir un pouvoir d’interprétation. Esack s’inscrit à l’opposé de
l’approche orthodoxe qui nie le fait que la révélation puisse être liée à un contexte historique
et à une population particulière. Il n’accepte pas l’idée que le Coran contienne un message
figé dans le temps. Pour lui, chaque interprète du Coran ne peut faire abstraction de son
bagage culturel, du contexte social, historique et politique dans lequel il vit. D’autre part,
celui qui interprète participe à l’implantation d’une tradition et à l’élaboration du discours
entourant cette tradition. L' « herméneutique de la révélation » est l’approche qu’utilise Esack
(1997) pour soutenir l’idée que chaque texte est inséparable de son contexte. De cette
approche découle l’idée que chaque texte puisse être utilisé comme « pré-texte ». Pour Esack,
la tâche herméneutique ne peut pas et ne doit pas prétendre être neutre. Le contexte social et
politique de la personne qui fait le travail herméneutique influence nécessairement son œuvre.
Pour chaque travail herméneutique on peut se demander « par qui ? » et « pour qui ? » ce
travail est fait. Compte tenu que l’on ne peut dissocier l’interprète du texte de son contexte, le
texte peut et doit être utilisé comme un « pré-texte » afin de lutter contre les injustices. C’est
pourquoi il s’intéresse à la façon dont les groupes se sont appropriés ou peuvent s’approprier
le message religieux. Pour Farid Esack, croire en l’éternelle pertinence du Coran ne revient
pas à croire que ce texte est intemporel (Esack, 1997). Selon lui, le fait de situer le Coran dans
un contexte ne diminue pas la pertinence du message.

Islam, pluralisme et justice
Pour Farid Esack (1997), la « théologie islamique de la libération » qu’il a élaborée dans le
contexte de la lutte contre l’apartheid, doit être comprise comme un engagement envers
l’Autre religieux. Le Coran fait fréquemment référence à la notion de kuffar. La lecture
traditionnelle du Coran présente le non-musulman comme kafir (sing.), qui désigne l’Autre
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religieux (les dénégateurs) auquel le musulman doit s’opposer. Esack estime quant à lui que
participer avec les kuffar à la lutte contre l’injustice ne peut pas être mal, puisqu’une bonne
action accomplie par un non-musulman reste une bonne action. En somme, celui qui milite
pour la justice sociale doit selon Farid Esack relire et interpréter le Coran à partir de son
contexte d’oppression. Pour Esack, tout comme pour Qutb, le Coran constitue une source
d’autorité. Néanmoins, l’islam perd de son caractère total chez Esack ; pour lui, le musulman
doit comprendre l’islam en fonction du contexte historique, alors que pour Qutb, il n’y a pas
d’histoire, de politique, de justice et d’autorité en dehors de l’islam. Pour Farid Esack, la
religion ne doit pas nécessairement être évacuée de l’action politique, c’est la lecture du
Coran qui peut changer pour permettre de lutter contre toute forme d’injustice et d’oppression
afin de promouvoir notamment l’égalité des femmes, la justice économique et le pluralisme.

William Connolly : repenser la laïcité
Dans Why I am not a secularist, William E. Connolly (1999) analyse le concept de laïcité
dans un contexte de diversité culturelle et religieuse où plusieurs questionnements moraux
sont au cœur de vifs débats sociaux et politiques, qu’il s’agisse, de l’avortement, du mariage
entre conjoints de même sexe ou de l’euthanasie. Dans ce contexte, Connolly refuse une
laïcité qui s’impose comme une vérité figée dans le temps, éternelle et universelle. La pensée
de Connolly part de l’idée qu’il est impossible de s’assurer que tout ce que l’on croit
fondamental soit effectivement fondamental. Il faut sans cesse s’attendre à ce que quelqu’un
trouve une faille dans ce que l’on estime fondamental.

Connolly ne rejette pas la laïcité en termes de séparation des institutions politiques et des
institutions religieuses, mais veut la repenser en fonction d’un pluralisme sur lequel aucune
idéologie ne peut triompher comme une vérité au-dessus des autres. Connolly critique
notamment les versions kantienne et rawlsienne de la laïcité ; la première, faisant valoir une
morale au-dessus de tout questionnement et la seconde, reléguant les appartenances
communautaires et religieuses à un second rang. Selon Connolly, Rawls ne défend que les
identités bien reconnues, notamment les identités économiques. Reconsidérer la laïcité, c’est
la comprendre comme un accord politique plutôt que comme un précepte incontestable.
Aussi, la notion de laïcité doit être repensée pour y inclure un « ethos of engagement » dans le
cadre duquel plusieurs croyances et idéologies peuvent enrichir la vie publique (Connolly,
1999). Cet « ethos of engagement » consiste en une approche plus généreuse,
interdépendante, résiliente et capable de se modifier. Cultiver un « ethos », c’est cultiver un
esprit social à partir duquel il est possible de changer le système. Connolly estime qu’il est
nécessaire de renégocier les relations entre les citoyens afin qu’aucun groupe ne puisse faire

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valoir sa vision comme étant la source de l’autorité et de la raison publique. L’auteur mise
aussi sur la notion de « critical responsiveness » qui consiste en une approche ouverte à
l’égard des valeurs et des demandes de certains groupes et qui consiste en la reconnaissance
du caractère contestable de sa propre croyance. La laïcité repensée est également associée à ce
que Connolly appelle « politics of becoming », un processus par lequel les identités non
reconnues questionnent les valeurs morales et éthiques que l’on croit immuables et
contribuent ainsi à la formation de nouvelles identités. " To the extent it succeeds in placing a
new identity on the cultural field, the politics of becoming changes the shape and contour of
already entrenched identities as well. " (Connolly, 1999 : 57) En somme, ce qui permet le
pluralisme selon Connolly, c’est que chacun puisse constamment questionner ses valeurs et sa
morale ; non pas les remettre en question mais être conscient qu’elles puissent être critiquées
tout en ayant la possibilité de critiquer les positions des autres.

Talal Asad : anthropologie de la laïcité
Sur la question de la laïcité, le regard anthropologique de Talal Asad rejoint la pensée de
William Connolly. Toutefois, Asad interroge directement la relation entre l’islam et la laïcité.
On a souvent légitimé la laïcité en expliquant qu’elle pouvait mettre fin aux conflits religieux.
Pour Asad, la laïcité n’est pas une réponse à la nécessité de paix et de cohésion sociale; elle
s’impose comme un commandement par lequel la représentation de la citoyenneté redéfinit et
transcende les particularismes qui se manifestent à travers les classes sociales, les genres et la
religion. Pour lui, un État laïque ne garantit pas la tolérance, il ne fait que réguler les tensions.
Bien que les conceptions de pluralisme et de laïcité soient intimement liées à la modernité
libérale, Talal Asad soutient que ces deux notions sont difficilement appliquées, autant en
Europe qu’en Amérique du Nord. Pour Asad, le statut de minorité des musulmans en Europe
est lié à la façon dont les Européens conçoivent l’Europe. Pour lui, l’islam est exclu des
représentations à partir desquelles l’Europe se conçoit et c’est la raison pour laquelle les
musulmans sont perçus comme une minorité. Cet exemple explique la nature des obstacles au
pluralisme dans les sociétés occidentales.

Concernant le respect du pluralisme au sein des démocraties libérales occidentales, l’auteur se
réfère à l’approche de William E. Connolly et insiste sur la nécessité de repenser la
conception du pluralisme au sein des démocraties libérales. Alors que le pluralisme est
compris comme une majorité qui gouverne une minorité au sein d’un État démocratique, il
devrait plutôt être conçu comme un État démocratique ou plusieurs minorités collaborent dans
un contexte de tolérance et de « critical responsiveness ». Cette conception décentralisatrice
du pluralisme doit ouvrir la porte à une déconstruction et une remise en question régulière des

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identités et des récits historiques. Pour Asad, il est nécessaire de questionner les récits
historiques des pays occidentaux, de même qu’il est essentiel de respecter les récits
historiques produits par les minorités afin de respecter le pluralisme. Ainsi, l’espace public
n’est pas un espace vide, il est construit par la mémoire, les sensibilités historiques et les
aspirations des gens qui le composent. Pour Asad, la laïcité n’insiste pas uniquement sur le
fait que la pratique religieuse et la foi soient confinées à des endroits où ils ne peuvent
menacer la stabilité politique ou les libertés des citoyens « libres-penseurs », elle se construit
sur une conception particulière du monde et sur des problèmes générés par ce monde.

Conclusion

Ce texte avait notamment pour objectif de présenter différentes perspectives défendues par
des penseurs musulmans par rapport à la compatibilité de l’islam et de la laïcité. En tant
qu’élément central de la modernité politique, la laïcité s’est imposée comme « la » façon de
permettre le « vivre ensemble » dans la diversité afin que puissent s’unir des individus aux
intérêts divergents sous un certain nombre de valeurs communes. Or, comment concevoir la
laïcité dans une société où se manifestent de nouvelles revendications identitaires,
particulièrement celles qui relèvent de l’appartenance religieuse ? Les nombreux débats
qu’ont entraîné certaines revendications de la part de musulmans occidentaux ont fait dire à
certains que la pratique de l’islam est incompatible avec la laïcité. Toutefois, la pensée
islamique s’est intéressée à la question du « vivre ensemble » dans la diversité. L’apport de
certains auteurs pourrait permettre d’explorer de nouvelles pistes de réflexion quant à la façon
d’appréhender la notion de laïcité face aux revendications identitaires qui semblent la mettre
en péril.

Si l’approche de Qutb ne laisse aucune place à la laïcité, d’autres auteurs permettent de penser
la compatibilité de l’islam et de la laïcité en interrogeant les possibilités d’interprétation et les
récits historiques des sociétés musulmanes. Si la laïcité, comprise comme la séparation des
pouvoirs politiques et juridiques du pouvoir religieux, peut fournir une certaine marge
d’interprétation et de réinterprétation pour permettre le pluralisme, la population n’est pas
nécessairement laïque. C’est la cohabitation des différentes sensibilités qui rend la question de
la laïcité et du pluralisme difficile. À la lumière des propos de William Connolly, la laïcité
peut respecter le pluralisme dans la mesure où l’on peut se permettre de la repenser et où elle
ne s’impose pas comme un principe absolu et figé dans le temps.

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                                    Bibliographie
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ASAD, Talal (2003), Formations of the Secular, Stanford, Stanford University Press.

BENZINE, Rachid (2004), Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel.

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    consultation le 22 janvier 2008: http://www.stanford.edu/group/SHR/5-
    1/text/asad.html).

QUTB, Sayyid (2000), Social Justice in Islam, New York, Islamic publications international.

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Pour citer ce texte :

FOURNIER, Priscilla (2008), Regards sur la laïcité, le pluralisme et l’islam : Actes du
     colloque « Comment vivre ensemble ? La rencontre des subjectivités dans l’espace
     public » (Université du Québec à Montréal, 20-21 octobre 2007), sous la dir. de
     Charles Perraton, Fabien Dumais et Gabrielle Trépanier-Jobin [En ligne:
     http://www.gerse.uqam.ca].

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