Épiphénomène ou brique de l'édifice du racisme systémique ? Étude empirique des décisions en matière de harcèlement psychologique à caractère ...

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Nouvelles pratiques sociales

Épiphénomène ou brique de l’édifice du racisme systémique ?
Étude empirique des décisions en matière de harcèlement
psychologique à caractère raciste (2004-2020)
Rachel Cox

Volume 31, Number 2, Fall 2020                                                  Article abstract
                                                                                An empirical study of twenty decisions (2004-2020) rendered by Québec’s Labour
Racisme et discrimination systémiques dans le Québec contemporain               Administrative Tribunal (LAT) with respect to psychological harassment of a
                                                                                racist nature reveals that even if the situation clearly constituted a violation of
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1076647ar                                   the Charter of Human Rights and Freedoms, the conditions of recourse for
DOI: https://doi.org/10.7202/1076647ar                                          psychological harassment have led to dismissal of complaints of racist
                                                                                harassment. When this is the case, filing a complaint for psychological
                                                                                harassment under the Employment Standards Act (ESA) effectively extinguishes
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                                                                                the fundamental rights of victims of racist harassment at work. The author
                                                                                concludes that it is urgent to allow access to the Québec Human Rights Tribunal
                                                                                for non-unionized employees who are victims of racist harassment at work.
Publisher(s)                                                                    However, this should not be the only forum where racialized employees can
                                                                                complain of violations of their fundamental rights. A teleological interpretation
Université du Québec à Montréal
                                                                                of the current provisions of the ESA would allow the LAT judges to take into
                                                                                account the precarious situation of non-unionized racialized employees in
ISSN                                                                            Québec, and particularly the important impediments to prompt reporting of
1703-9312 (digital)                                                             racist conduct to the employer as well as the harmful effects of such conduct on
                                                                                racialized employees. Furthermore, the legislator should intervene to underline
                                                                                the specificities of psychological harassment of a racist nature within the ESA, as
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Cite this article
Cox, R. (2020). Épiphénomène ou brique de l’édifice du racisme systémique ?
Étude empirique des décisions en matière de harcèlement psychologique à
caractère raciste (2004-2020). Nouvelles pratiques sociales, 31(2), 101–125.
https://doi.org/10.7202/1076647ar

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                                                                               This article is disseminated and preserved by Érudit.
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                                                                               Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
                                                                               promote and disseminate research.
                                                                               https://www.erudit.org/en/
DOSSIER

                      Épiphénomène ou brique de
                 l’édifice du racisme systémique ?
          Étude empirique des décisions en matière
                   de harcèlement psychologique
                  à caractère raciste (2004-2020)
                                     ____________________________________

                                                                                           Rachel COX
                                                                              Professeure
                    Département des sciences juridiques, Université du Québec à Montréal 1

                           Une étude empirique de vingt décisions (2004-2020) rendues par le
                           Tribunal administratif du travail (TAT) du Québec en matière de
                           harcèlement psychologique à caractère raciste révèle que plusieurs
                           conditions du recours pour harcèlement psychologique ont conduit
                           au rejet d’une plainte pour harcèlement raciste, alors qu’il est clair
                           que la situation constituait une violation de la Charte des droits et
                           libertés de la personne. Dans de tels cas, le recours à une plainte
                           pour harcèlement psychologique aux termes de la Loi sur les normes
                           du travail (LNT) sert d’éteignoir aux droits fondamentaux des
                           victimes de harcèlement raciste au travail. L’auteure conclut qu’il

1.   L’auteure remercie chaleureusement les deux personnes qui ont évalué l’article pour leurs commentaires
     aussi judicieux que perspicaces.
102                 Racisme et discrimination systémiques dans le Québec contemporain

                       est urgent de rouvrir un accès au Tribunal des droits de la personne
                       du Québec pour les personnes non syndiquées victimes de
                       harcèlement raciste au travail. Cependant, celui-ci ne doit pas non
                       plus être l’unique forum où il est possible pour les personnes
                       racisées de dénoncer les violations de leurs droits fondamentaux.
                       Une interprétation téléologique des dispositions actuelles de la LNT
                       permettrait aux juges du TAT de tenir compte davantage de la
                       situation précaire des personnes racisées dans les milieux de travail
                       non syndiqués au Québec, et notamment des obstacles importants à
                       la dénonciation contemporaine à l’employeur de conduites racistes
                       ainsi que des effets préjudiciables sur les personnes racisées de telles
                       conduites. De plus, le législateur doit intervenir pour rappeler les
                       spécificités du harcèlement à caractère raciste au sein du régime de
                       la LNT, comme il l’a fait en 2018 pour le harcèlement à caractère
                       sexuel.

                       Mots clés : harcèlement au travail, racisme, recours, droit à l’égalité,
                       droit québécois.

                       An empirical study of twenty decisions (2004-2020) rendered by
                       Québec’s Labour Administrative Tribunal (LAT) with respect to
                       psychological harassment of a racist nature reveals that even if the
                       situation clearly constituted a violation of the Charter of Human
                       Rights and Freedoms, the conditions of recourse for psychological
                       harassment have led to dismissal of complaints of racist harassment.
                       When this is the case, filing a complaint for psychological
                       harassment under the Employment Standards Act (ESA) effectively
                       extinguishes the fundamental rights of victims of racist harassment
                       at work. The author concludes that it is urgent to allow access to the
                       Québec Human Rights Tribunal for non-unionized employees who
                       are victims of racist harassment at work. However, this should not
                       be the only forum where racialized employees can complain of
                       violations of their fundamental rights. A teleological interpretation
                       of the current provisions of the ESA would allow the LAT judges to
                       take into account the precarious situation of non-unionized
                       racialized employees in Québec, and particularly the important
                       impediments to prompt reporting of racist conduct to the employer
                       as well as the harmful effects of such conduct on racialized
                       employees. Furthermore, the legislator should intervene to
                       underline the specificities of psychological harassment of a racist
                       nature within the ESA, as was done in 2018 for harassment of a
                       sexual nature.

                       Keywords: harassment at work, racism, legal recourse, equality
                       rights, Québec law.

NPS Vol. 31, no 2
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       « [L]’arrogance raciste s’exprime dans le déni du rapport de force lui-même et dans le déni
       des effets du rapport de force » (Guillaumin, 2019, p. 159).

INTRODUCTION

Au Québec, depuis son adoption en 1976, la Charte des droits et libertés de la personne
(Charte) interdit la discrimination et le harcèlement en raison de la race, de la couleur et de
l’origine ethnique ou nationale dans les milieux de travail. En 2004, la Loi sur les normes
du travail (LNT) a été amendée pour garantir le droit à un milieu de travail exempt de
harcèlement psychologique. Depuis, la Commission des droits de la personne et des droits
de la jeunesse (CDPDJ) dirige les personnes non syndiquées qui veulent porter plainte pour
harcèlement raciste en vertu de la Charte vers le recours en cas de harcèlement
psychologique auprès de la Commission des normes, de l’équité salariale, de la santé et
sécurité du travail (CNESST). Par conséquent, hormis quelques décisions concernant le
harcèlement provenant de tiers à la relation d’emploi, depuis plus d’une décennie, le
Tribunal des droits de la personne du Québec (TDPQ) ne rend plus de décisions en matière
de harcèlement raciste au travail, ni en matière de harcèlement discriminatoire au travail
en général (Cox et Brodeur, 2019).

       Aujourd’hui, le racisme s’exprime surtout par des « manifestations subtiles,
ambigües et non intentionnelles » (Sue et al., 2007, p. 72 ; voir aussi Tévaninan 2017 ;
Laplanche-Servigne, 2014). Les inégalités sociales persistantes sont perpétuées davantage
par « les biais cognitifs, les structures de prise de décision et des patterns d’interaction »
que par le racisme intentionnel (Sturm, 2001, p. 460 ; voir aussi Cortina, 2008). Les lignes
de démarcation entre le harcèlement raciste et le harcèlement psychologique sont souvent
poreuses. Pour qu’une plainte pour harcèlement soit accueillie, la Charte exige la preuve
d’un lien entre un motif illicite de discrimination – la race, l’origine ethnique, etc. – et la
conduite contestée. Dans le passé, un recours basé sur les droits de la personne s’est révélé
incapable d’offrir un recours utile aux personnes victimes de discrimination ou de
harcèlement raciste (Aylward, 1999 ; Bosset, 2005). Étant donné que le recours face au
harcèlement psychologique n’exige pas la preuve d’un motif de discrimination interdit
comme la race ou l’origine ethnique pour la conduite reprochée, offre-t-il aux personnes
visées par les manifestations contemporaines du racisme un recours plus approprié que
celui en vertu de la Charte ?

                                                                                   NPS Vol. 31, no 2
104                  Racisme et discrimination systémiques dans le Québec contemporain

         Selon une approche systémique au racisme, « les pratiques de discrimination
(directe ou indirecte) ne constituent généralement que des maillons de chaînes autrement
plus longues et complexes ; […] les pratiques discriminatoires se renforcent les unes les
autres ; et […] les résultats cumulatifs dépassent les responsabilités pouvant être évaluées
localement » (Bosset, 2005, p. 19). En milieu de travail, le caractère systémique de la
discrimination découle de l’ensemble du système d’emploi mais aussi, entre autres choses,
« de l’attitude des acteurs concernés » (Bosset, 2005, p. 19) dont certains peuvent avoir une
conduite raciste, et d’autres, tolérer ou banaliser une telle conduite. La recherche suggère
que le fait de « rendre visible, l’invisible » (Sue et al., 2007, p. 79) représente une étape
incontournable de la lutte contre la discrimination systémique à caractère raciste. En
renonçant à l’objectif de nommer le harcèlement raciste en tant que tel, a-t-on renoncé au
projet d’éradiquer la discrimination systémique à caractère raciste des milieux de travail
québécois ?

         Cet article propose une analyse empirique des décisions en matière de harcèlement
psychologique à caractère raciste rendues par le Tribunal administratif du travail (et son
prédécesseur, la Commission des relations de travail) de 2004 à 2020. Il dresse un portrait
des décisions et examine les embûches associées à ce recours, comparant les décisions
répertoriées à celles rendues en vertu de la Charte. Auparavant, toutefois, nous exposerons
nos choix terminologiques et notre cadre théorique.

         Plus spécifiquement, dans cet article, nous entendons par racisme :

         … une manière particulière d’appréhender et de traiter certaines populations, fondée sur la
         combinaison de plusieurs opérations : la différenciation, la péjoration de la différence, la
         réduction de l’individu à son stigmate, l’essentialisation et enfin la légitimation d’une
         inégalité de traitement par l’infériorité ou la dangerosité des racisés (Tévanian, 2017, p.
         47).

         Nous empruntons le vocable de « harcèlement raciste » (et non « racial »), et ce,
« afin de souligner le fait que la race n’est pas la cause du racisme, mais le produit »
(Garneau, 2017, p. 11). Nous adoptons une approche particulariste au racisme (Wagner-
Guillermou, Bourguigon et Tisserand, 2015, p. 36 et ss) voulant qu’il existe des différences
dans l’expression de racisme à travers les sociétés et à travers le temps, et faisant en sorte
qu’il n’y a pas « un » mais « des » racismes. Tenant compte du contexte québécois
(rapports minoritaires-majoritaires, entre anglophones et francophones ; crise des
accommodements raisonnables ; interdiction du port de signes religieux dans le domaine

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des services publics, etc.), nous incluons notamment comme groupes racisés les personnes
noires, les Arabes, les Latinos, les Asiatiques, les Autochtones mais aussi les personnes
appartenant à une minorité religieuse comme les musulmans. Nous garderons à l’esprit
qu’il y a des spécificités femmes/hommes dans le vécu du harcèlement raciste au travail
(Welsh et al., 2006 ; Sue et al., 2007, p. 76).

          Nous différencierons le racisme classique et le racisme moderne. Plus
particulièrement :

          Le racisme moderne trouve sa source dans un contexte de déclin de l’expression directe
          des attitudes négatives à l’égard des Noirs. Le racisme dit explicite ou classique
          (stéréotypes péjoratifs, surnoms, calomnies, caricatures, persécutions, agressions et
          discriminations), que les individus exprimaient autrefois sans retenue, se trouve désormais
          socialement censuré en raison de son caractère parfois illégal et réprouvé culturellement
          [Références omises] (Wagner-Guillermou, Bourguigon et Tisserand, 2015, p. 33. Italiques
          dans l’original).

          Tandis que l’étude des racismes systémiques s’intéresse aux inégalités de
traitement découlant de l’organisation économique, culturelle et politique, l’étude du
racisme moderne explore les « processus par lesquels les individus enregistrent
subjectivement leur condition de minorisés » (Garneau, 2017, p. 10). Le concept de micro-
agressions est utile pour déconstruire le racisme moderne. Les micro-agressions sont
définies comme :

          … brief and commonplace daily verbal, behavioral and environmental indignities, whether
          intentional or unintentional, that communicate hostile, derogatory or negative racial
          slights and insults that potentially have harmful or unpleasant psychological impact on the
          target person or group (Sue et al., 2007, p. 72).

          Les personnes qui font les frais des micro-agressions à caractère raciste se disent
découragées, frustrées et épuisées par celles-ci (Solorzano, Ceja et Yosso, 2000, p. 69), et
ce, d’autant plus lorsque ces traitements « altérisants » ont lieu au travail (Garneau 2017,
p. 20).

          Solorzano, Ceja et Yosso (2000, p. 62) préviennent que : « any exploration of the
racial microaggressions concept must include examination of the cumulative nature of
racial stereotypes and their effets ». Garneau (2017, p. 11) souligne que « l’expérience
raciste est continue, protéiforme, multi-intensité et dynamique ».

                                                                                      NPS Vol. 31, no 2
106                  Racisme et discrimination systémiques dans le Québec contemporain

         Notre cadre théorique est inspirée du Critical Race Theory (CRT), laquelle vise
entre autres à nommer des agressions racistes et à identifier les origines de celles-ci
(Solorzano, Ceja et Yosso, 2000, p. 63). L’importance de nommer les racismes traverse les
écrits à ce sujet. Aux États-Unis, selon Delgado et Stefancic (2017, p. 51), « Stories can
name a type of discrimination (e.g., microaggressions, unconscious discrimination or
structural racism); once named, it can be combated ». En France, selon Tévanian (2017, p.
52), « pour dépasser des situations de discrimination il faut les combattre, pour les
combattre il faut les dénoncer, pour les dénoncer il faut les énoncer, et pour les énoncer il
faut nommer les Blancs et les non-Blancs… ».

         La CRT insiste sur l’importance de prendre en considération l’expérience des
personnes racisées qui possèdent une expertise unique au sujet de la reproduction du
racisme. Selon Essed (2002) :

         Avec leur sens de l’histoire, à travers la communication au sujet du racisme au sein de la
         communauté noire, et en testant leurs propres expériences dans la vie quotidienne, les Noirs
         peuvent développer une connaissance profonde et souvent sophistiquée de la reproduction
         du racisme (p. 176, cité dans Laplanche-Servigne, 2014, p. 154).

         Ces considérations terminologiques et théoriques à l’esprit, dans les pages qui
suivent, nous exposerons la méthodologie employée pour identifier des décisions
pertinentes (1) et nous dresserons le portrait des décisions ainsi répertoriées (2). Après avoir
décrit le cadre juridique pour une plainte pour harcèlement psychologique en vertu de la
LNT (3), nous analyserons les plaintes rejetées (4) pour ensuite examiner les mesures de
réparation accordées lorsque les plaintes sont accueillies (5).

MÉTHODOLOGIE

Pour repérer les décisions sur le mérite des plaintes pour harcèlement psychologique à
caractère raciste rendues entre 1er janvier 2016 et le 1er juin 2020, à partir du portail
SOQUIJ, nous avons interrogé la banque des décisions du Tribunal administratif du travail
(TAT), division des Relations du travail, avec les mots clés « race », « racial » et « raciste »
et avec la Charte comme législation citée. Pour repérer les décisions rendues entre le 1 er
juin 2004 et le 31 décembre 2015, nous avons consulté les décisions de la Commission des
relations de travail (CRT), prédécesseur du TAT, sur l’ancien site de la CRT.

NPS Vol. 31, no 2
Épiphénomène ou brique de l’édifice du racisme systémique ?                                107

       Soulignons que la plupart des plaintes pour harcèlement psychologique sont réglées
à l’amiable (Cox, 2017, p. 219). De plus, les motifs d’une décision ne permettent pas
nécessairement de savoir définitivement si la personne plaignante considère qu’il y a un
enjeu de racisme dans les faits dénoncés, ni même si celle-ci est racisée ou non. C’est
seulement si le décideur le rapporte que l’on peut déceler de tels enjeux. Finalement, en
cas d’atteinte à la santé, pour la période au cours de laquelle la personne est victime d’une
lésion professionnelle, le recours exclusif visant à obtenir un dédommagement est celui de
la Loi sur les accidents du travail et des maladies professionnelles (LATMP). En dépit de
la violence des gestes relatés dans certaines décisions examinées, nous nous attendons à ce
que les cas de harcèlement raciste les plus susceptibles de produire des atteintes à la santé
fassent l’objet d’un recours en vertu de la LATMP et non en vertu de la LNT. Toutefois,
nonobstant les limites de notre étude, les décisions répertoriées jettent un éclairage sur le
sort des plaintes pour harcèlement psychologique à caractère raciste.

PORTRAIT DES DÉCISIONS

Nous avons repéré un total de 20 décisions portant sur les plaintes de 33 personnes. Voir
la Liste des décisions en annexe. Parmi les 33 personnes ayant porté plainte, seulement
trois étaient des femmes. (Cela rappelle le constat historique voulant que « Toutes les
femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes » : Hull, Scott et Smith, 1982.) Dans
12 des 20 décisions répertoriées, la particularisation de la personne avait clairement une
connotation raciste, par exemple, lorsque des collègues tenaient des propos ouvertement
racistes à l’égard du plaignant. Dans six décisions, l’enjeu de racisme était présent en
sourdine, par exemple, lorsqu’une plaignante racisée reproche à son employeur un manque
de respect à son égard sur le plan professionnel et cite en passant un incident où le mis en
cause aurait fait des généralisations au sujet des personnes noires. Dans deux décisions,
c’est la somme des piètres conditions de travail imposées à deux groupes de travailleurs
agricoles guatémaltèques qui constitue la conduite vexatoire en question.

       Dans 15 décisions, l’employeur ou un représentant de l’employeur aurait harcelé la
personne qui porte plainte. Dans trois causes, on retrouve des collègues à titre de mises en
cause. Dans une cause, c’est un client de l’employeur qui se livre à une conduite vexatoire
à l’égard du plaignant et dans deux autres, un tiers (propriétaire d’édifice et superviseur
pour un service de garde de sécurité).

                                                                               NPS Vol. 31, no 2
108                    Racisme et discrimination systémiques dans le Québec contemporain

         Dans 12 décisions, il s’agit de racismes anti-noir, avec des variantes anti-
anglophone (2), anti-francophone (1) et anti-Africain (2). Dans quatre décisions, il s’agit
de racisme anti-latino (incluant celles impliquant les travailleurs agricoles). Dans trois
décisions, il s’agit de racisme anti-arabe et dans une dernière, de racisme islamophobe.

         Dans 11 causes sur 20, la plainte pour harcèlement psychologique était associée à
une plainte pour congédiement illégal logée auprès de la CNESST (ou à son prédécesseur,
la Commission des normes du travail).

         Dans 12 décisions sur 20, la plainte est accueillie, dont une plainte déposée par une
femme victime de harcèlement sexuel et raciste. Parmi les huit décisions où la plainte est
rejetée, dans sept cas, il s’agit de racisme anti-noir. Les deux autres plaintes déposées par
des femmes se retrouvent dans cette dernière catégorie.

         La lecture des décisions révèle des manifestations troublantes de racismes
classiques dans les milieux de travail québécois.

                    TABLEAU SÉLECTIF– LES MANIFESTATIONS DE RACISMES
                                          PLAINTES REJETÉES
 Dian c. Les pêcheries Norref        « Il y a trop d’immigrants qui travaillent avec nous ici. »
                                     « Regarde, il se dit étudiant, et il ne sait même pas écrire. »
                                     « Crisse de mongol ».
 Gustelia et Airpura                 « N----- »2.
                                     « Fucking n----- ».
                                     « C’est des plans de n----. »
 Mann et Environnement routier         « Frère de couleur » + cris de singe.
 NRJ                                   « N---- ».
                                       « Stupide ».
 Clark et Autobus Ménard et Fils       Superviseur chez un employeur tiers:
 inc.                                -    « That’s what is wrong with you n------, you won’t listen to
                                          anyone ».
                                     -    Invite le plaignant à « l’attendre dans le stationnement ».
                                     -    Porte plainte (contre le plaignant) pour menaces de mort.

                                       PLAINTES ACCUEILLIES
 Taylor et Nordenger Investments     « Brown piece of shit ».
 Helbawi et Transelec                « Crisse d’arabe ».
 Bigororande et S. Lavoie CPA        - Interdiction de communiquer avec les clients (le fait qu’il soit
                                         Africain donnerait une mauvaise image).
                                     - On lui demande systématiquement de récupérer des valises dans
                                         un véhicule personnel.

2.   Étant donné la lourde charge historique du mot « nègre » en français et du mot « nigger » en anglais,
     nous ne reproduisons pas ces mots dans le corps du texte.

NPS Vol. 31, no 2
Épiphénomène ou brique de l’édifice du racisme systémique ?                                             109

                                        « J’ai un Africain devant moi que je paie très cher, je dois lui
                                        donner du travail. »
                                        « As-tu un diplôme québécois toi ? »
 Monongo et Coffres-forts CB       « Tonton macoute ».
                                   « Vaurien ».
                                   « Le noir y fait rien, il faut qu’il travaille ».
                                   « Envoye mon n----, on est pas à Tombouctou. C’est trop slow,
                                   grouille toé le cul. »
 Diaz Lopez c Costco               « Si tu n’es pas content, tu peux retourner chez toi. »
                                   « Espagnol de tabarnak ».
 Cebert et Groupe d'imprimerie     - Alors qu’il est victime d’une agression gratuite, on présume que
 Saint-Joseph                           c’est lui l’instigateur et le congédie sur-le-champ en le traitant
                                        de noms racistes.
 Cheikh-Bandar et Pfizer           « Est-ce que ta femme porte le voile et tu es gêné de la montrer ? »
                                   « Monsieur ne mange pas ce qu’on mange nous, monsieur veut un
                                   plat spécial. »
                                   Pendant le Ramadan : « C’est surprenant qu’il y ait encore des gens
                                   qui croient à ça… »
 Marques Vilo et 9103-2615         « Pute ».
 Québec                            « Les Chiliens sont de la merde et mangent de la merde. »
                                   « Fais une pipe à Renato. »
                                   L’auteur du harcèlement lance dans la direction de la plaignante des
                                   pelures de melon et des serviettes sales.
                                   Il lance des couteaux dans son dos, sur son plan de travail.
                                   « Sale immigrante tu t’en vas, j’ai plus de travail pour toi. »

        Pour bien situer les motifs de rejet de certaines plaintes, il importe de décrire le
cadre juridique applicable à une plainte pour harcèlement psychologique.

CADRE JURIDIQUE DE LA LNT

Aux termes de l’article 81.19 de la LNT, pour qu’une plainte pour harcèlement
psychologique soit accueillie, la personne salariée doit faire la preuve d’une conduite
vexatoire, soit :
        -   des comportements, des paroles, des actes ou des gestes vexatoires ;
        -   le caractère répétitif de ceux-ci ;
        -   la nature hostile ou non désirée de ceux-ci ;
        -   l’atteinte à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychologique ; et,
        -   la création d’un milieu de travail néfaste.

        Dans le cas d’une seule conduite grave, la preuve du caractère répété du
comportement n’est pas nécessaire, mais il faut prouver que celui-ci a eu un effet nocif
continu pour la personne salariée.

        Par ailleurs, même une fois la conduite vexatoire prouvée, l’employeur peut
toujours faire rejeter la plainte en faisant valoir que :

                                                                                            NPS Vol. 31, no 2
110                     Racisme et discrimination systémiques dans le Québec contemporain

              -     alors qu’il avait une procédure de plaintes, le comportement reproché ne lui a pas
                    été signalé ; ou,
              -     une fois que le harcèlement a été porté à sa connaissance, il a pris des mesures
                    raisonnables pour le faire cesser (Lippel, Cox et Aubé, 2018, para. 185).

         En effet, alors que le régime de la Charte impose une obligation de résultat à
l’employeur (fournir un milieu de travail exempt de harcèlement pour un motif interdit par
la Charte), le régime de la LNT en matière de harcèlement psychologique n’impose qu’une
obligation de moyens à l’employeur (prendre des moyens raisonnables pour prévenir et
faire cesser le harcèlement psychologique) (Cox et Brodeur, 2019). Autrement dit, tandis
que le cadre juridique des droits de la personne s’intéresse aux effets préjudiciables de la
conduite reprochée sur la personne visée (Bosset, 2005), et par extension, impute à
l’employeur une responsabilité objective, le cadre juridique du harcèlement psychologique
pose comme condition essentielle à l’acceptation d’une plainte le constat de la
responsabilité subjective de l’employeur.

EXAMEN DES PLAINTES REJETÉES

Les critères pour l’acceptation d’une plainte pour harcèlement psychologique ont joué dans
le rejet de plusieurs plaintes où des propos racistes extrêmement offensants – lesquels
constituent sans aucun doute des violations de la Charte – ont été prouvés lors de l’audience
devant le TAT. Dans les pages qui suivent, nous analyserons les affaires Pêcheries Norref,
Environnement routier NRJ et Autobus Ménard et Fils, et ce, pour bien identifier les
mécanismes de disqualification des plaintes. Dans d’autres plaintes rejetées, les allégations
de racisme étaient périphériques à d’autres enjeux professionnels. La méthodologie de
notre étude ne permet pas de cerner davantage le rôle du racisme dans la survenance du
harcèlement.

L’affaire Dian c. Les pêcheries Norref Québec inc. (2007)

Monsieur Dian occupe un poste de coureur (runner) dans une entreprise de distribution de
poissons et de produits de la mer. Il est détenteur d’un permis de travail au Canada. Il
entend souvent des remarques telles : « Il y a trop d’immigrants qui travaillent avec nous ici… »
ou, en référence à lui, « … regarde, il se dit étudiant, et il ne sait même pas écrire… » (alors
qu’il est plutôt instruit) (par. 10).

         La juge rapporte que :

NPS Vol. 31, no 2
Épiphénomène ou brique de l’édifice du racisme systémique ?                                         111

        À une autre occasion, alors que le contremaître disait au plaignant : « Ah tiens… moi je me
        suis fait mon Noir … il travaillait là et je l’ai pitché dehors… », [l’adjoint au contremaître]
        renchérit en regardant le plaignant dans les yeux : « Moi aussi, je me le ferai mon Noir… ».
        (par. 10).

        Pendant les vacances estivales de l’adjoint au contremaître, Monsieur Dian est
promu au poste de caller. Quand celui-ci revient au travail, il n’accepte pas la nouvelle
affectation de monsieur Dian :

        [Il] s’emporte souvent quand il voit le plaignant travailler comme « caller » au point qu’il
        lui arrache les commandes des mains, certaines tombent par terre dans l’eau et il lui
        ordonne de continuer à travailler comme « runner ». (par. 13)

        À un moment donné, l’adjoint au contremaître lui dit : « punche et crisse ton camp »
et se dirige vers les bureaux des Ressources humaines en criant « Il travaille mal … ce crisse
de mongol … je lui dis une chose et il ne le fait pas… ». Il y a collision entre l’adjoint au
contremaître et monsieur Dian dans le corridor des bureaux. Monsieur Dian est projeté
contre le mur. La police retiendra sa plainte pour voies de fait.

        Une gestionnaire tente de désamorcer la situation, rappelant à l’adjoint au
contremaître qu’il n’a pas le pouvoir de congédier quiconque et lui demandant de retourner
à son poste de travail. Le vice-président de l’entreprise est convoqué pour intervenir auprès
de monsieur Dian qui est dans tous ses états. Il réitère à celui-ci qu’il n’est pas congédié et
qu’il peut retourner travailler. Monsieur Dian refuse. Il quitte les lieux, les larmes aux yeux,
et n’y retourne plus.

        La plainte pour harcèlement psychologique est rejetée, faute de preuve d’une
atteinte à la dignité de monsieur Dian. Voici les motifs de la juge :

                                                                                        NPS Vol. 31, no 2
112                   Racisme et discrimination systémiques dans le Québec contemporain

         Ainsi les propos sur les noirs ou les immigrants ne sont pas admissibles dans une société
         démocratique, et à plus forte raison dans un milieu de travail. Ils pourraient être assimilés
         à des propos humiliants ou abusifs, hostiles ou non désirés. Il est clair que l’on a assisté à
         une répétition de tels propos. Peut-on toutefois conclure qu’ils ont porté atteinte à la dignité
         ou à l’intégrité physique ou psychologique du plaignant ? La preuve est plutôt muette à cet
         égard à moins de se livrer à une fiction intellectuelle voulant que toute personne cumulant
         les qualificatifs de « noire » et « immigrante » se sente atteinte dans sa dignité en pareille
         circonstance (par. 51).

         Celle-ci conclut qu’il s’agit du « reflet d’une situation conflictuelle … au sujet du
travail, plutôt que du harcèlement psychologique » (par. 56), d’autant plus que monsieur
Dian ne s’est pas plaint formellement des propos racistes et anti-immigrants :

         Dans la présente affaire, nous ne sommes pas en présence de deux personnes dont l’une
         essaie de dominer l’autre. Nous assistons plutôt à des échanges entre deux personnes qui
         ne s’entendent pas, certes, mais qui réussissent quand même à faire valoir leur point de vue
         et à se défendre (par. 58).

         En concluant ainsi, la juge fait abstraction des rapports de pouvoir entre l’adjoint
au contremaître, un grand homme blanc ostensiblement d’origine québécoise dans une
position d’autorité sur monsieur Dian, un homme « chétif » qui, malgré ses années
d’études, est un salarié au bas de l’échelle, racisé, à statut migratoire précaire.

         Dans le cadre de la Charte, en pareilles circonstances, l’atteinte à la dignité va de
soi. La jurisprudence du TDPQ situe la lutte contre la discrimination et le harcèlement
racistes au travail dans le contexte des obligations du Québec et du Canada en droit
international, affirmant que :

         La jurisprudence canadienne a reconnu que le harcèlement racial constitue une pratique
         dégradante et un profond affront à la dignité d’un employé. La Cour suprême a reconnu
         que « les préjugés raciaux et leurs effets sont tout aussi attentatoires et insaisissables que
         corrosifs ». Elle a de plus rappelé qu’il ne faut pas « sous-estimer la nature insidieuse des
         préjugés raciaux et des stéréotypes qui les sous-tendent » [Références omises] (CDPDJQ
         [Pavilus] c. Québec, 2008, QCTDP 8, par. 131).

         Dans une autre décision du TDPQ, le plaignant, un inspecteur pour la Société de
transport de Montréal, est insulté par un chauffeur de remorque à qui il demande de dégager
la voie d’autobus. Celui-ci a une attitude plus agressive envers le plaignant qu’envers son

NPS Vol. 31, no 2
Épiphénomène ou brique de l’édifice du racisme systémique ?                                    113

collègue blanc, allant même jusqu’à lui dire, « tu vas perdre ta job câlice de n---- ».
Solidaire, le collègue blanc intervient immédiatement auprès du chauffeur hostile et lui
demande de répéter ce qu’il vient d’entendre; le chauffeur de remorque essaie de se dédire.
Le TDPQ déclare que :

        L’effet que peut avoir ce genre d’insultes racistes n’est jamais bien compris de ceux qui
        n’en ont pas fait l’expérience directe. La personne se trouve dépouillée de sa dignité et
        bafouée dans son estime de soi, d’une façon irréparable peut-être. (Québec [CDPJQ] c.
        Remorquage Sud-Ouest, 2010, QCTDP 12, par. 63).

        Le chauffeur de remorque est condamné à payer 7000$ de dommages moraux et
1000$ de dommages punitifs au plaignant.

        Cette dernière décision illustre le fait que lors d’un recours en vertu de la Charte, il
n’est pas nécessaire que les paroles ou les gestes racistes soient répétés pour qu’une plainte
soit accueillie. De plus, outre le recours contre l’employeur, le régime de la Charte prévoit
un recours contre le harceleur, alors que la plainte pour harcèlement psychologique en vertu
de la LNT ne vise que l’employeur.

L’affaire Mann et Environnement routier NRJ inc. (2018)

Monsieur Mann travaille comme aide à la collecte pour une entreprise de recyclage. Il
dépose deux plaintes, l’une contestant son congédiement et l’autre, une situation de
harcèlement. Le juge rejette les deux plaintes, estimant, d’une part, qu’il a été congédié
pour avoir eu du cannabis en sa possession et, d’autre part, qu’il a vécu « de simples conflits
avec ses collègues », plutôt que du harcèlement.

        Selon la preuve, dès les premiers jours de son emploi, un collègue aborde monsieur
Mann régulièrement en faisant référence à lui comme étant son « frère de couleur » et en
faisant des « cris imitant ceux d’un singe » (par. 22). Monsieur Mann dénonce cette
situation à son superviseur qui lui dit de l’ignorer et de faire son travail.

        Tout au long de son emploi, trois collègues le traitent de « n---- ». Un autre lui dit
qu’il est stupide « en ajoutant une connotation raciste » (par. 22). Monsieur Mann témoigne
qu’il sentait qu’il n’était pas le bienvenu dans l’entreprise.

                                                                                   NPS Vol. 31, no 2
114                  Racisme et discrimination systémiques dans le Québec contemporain

         Monsieur Mann affirme que les paroles racistes ont parfois été prononcées devant
son superviseur, le même qui a refusé d’intervenir auprès du salarié qui faisait les cris de
singe. Celui-ci nie les avoir entendues.

         Monsieur Mann est victime d’un accident de travail quand un bac brisé tombe de
l’appareil de versement du camion de recyclage. L’accident était prévisible, car monsieur
Mann avait remarqué que le bac était brisé et avait prévenu l’opérateur de l’appareil de
versement. L’opérateur s’est empressé de lever le bac brisé, lequel a percuté monsieur
Mann au torse et à la tête. Ses collègues ont rigolé. Monsieur Mann rapporte la situation à
l’employeur. N’empêche que :

         Le Tribunal retient du témoignage de monsieur Mann que malgré un fort mal de tête, celui-
         ci a continué de travailler sans dire grand-chose à ses collègues, si bien qu’ils ont pu
         conclure à un événement plutôt banal (par. 40).

         À un moment donné, monsieur Mann se dispute avec un chauffeur de camion. Le
directeur de la collecte l’informe qu’on le change d’équipe. Il ajoute que « s’il doit encore
changer monsieur Mann d’équipe, il ne restera plus beaucoup de gens avec lesquels il
pourra travailler » (par. 51).

         Au printemps, dans un camion dans lequel monsieur Mann a travaillé, un salarié
trouve une petite boîte métallique dans laquelle se trouve du papier à rouler et quelques
graines de cannabis. Il rapporte la boîte à l’employeur. Il s’avère que la boîte appartient à
monsieur Mann. Invoquant la politique de tolérance zéro au sujet de la possession de
drogue sur les lieux de travail, l’employeur le congédie.

         Convoqué à une rencontre disciplinaire, monsieur Mann envisage d’enregistrer la
rencontre avec son téléphone cellulaire. Il appuie sur la touche d’enregistrement mais
oublie le téléphone à l’extérieur du bureau du directeur. Après la rencontre, il cherche son
téléphone. Questionnés à ce sujet par l’employeur, des collègues nient formellement l’avoir
vu. Pourtant, plus tard, l’écoute de l’enregistrement du téléphone démontre que ceux-ci
avaient trouvé le téléphone, savaient qu’il appartenait à monsieur Mann et l’avaient enfoui
dans un bac de recyclage.

         La preuve révèle que plusieurs salariés incluant des chauffeurs de camion avaient
consommé du cannabis au travail. Cependant, monsieur Mann semble être le seul à avoir
été congédié. Le directeur admet qu’il applique la politique de tolérance zéro seulement :

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Épiphénomène ou brique de l’édifice du racisme systémique ?                                     115

        … lorsqu’il est convaincu que l’employé avait été sous l’influence de la drogue au travail.
        Or, la preuve dont il disposait au moment du congédiement était au mieux ténue, ce qui,
        selon son propre témoignage, aurait pu le conduire à donner le bénéfice du doute à
        monsieur Mann (par.121).

        Le juge conclut néanmoins que le congédiement « est exclusivement lié à la
conclusion de l’employeur que monsieur Mann a violé une politique prohibant la
possession de drogue sur les lieux de travail » (par. 3). La plainte pour harcèlement
psychologique est également rejetée, « principalement parce que les pratiques soulevées
par monsieur Mann n’ont pas été dénoncées à [l’employeur] et parce que la preuve ne
démontre pas qu’elles ont entraîné un environnement de travail néfaste » (par. 3) pour
monsieur Mann.

        Plusieurs éléments de cette décision illustrent des pièges associés au dépôt d’une
plainte pour harcèlement psychologique pour un salarié victime de harcèlement raciste. Par
exemple, au sujet des cris de singe émis par le collègue, le juge conclut que puisque le
salarié en question a quitté le milieu de travail, l’obligation de l’employeur a cessé aussitôt :

        … compte tenu du départ du harceleur dans les jours qui ont suivi la dénonciation, il est
        difficile de conclure que cette situation a, en elle-même, entraîné un milieu de travail
        néfaste. De plus, il était impossible pour l’employeur de prendre des mesures auprès d’Éric
        P. après son départ (par. 26).

        Les motifs du juge reflètent sa prémisse que les propos racistes représentaient un
« épiphénomène » dans un milieu de travail autrement égalitaire (Guillaumin, 2017, p.
159), plutôt que la manifestation d’une culture de travail qui tolère le racisme, comme cela
s’avère être le cas en l’espèce.

        Par ailleurs, quant aux propos racistes des autres collègues, le juge ne retient pas la
version de monsieur Mann voulant que ces propos aient été prononcés en présence d’un
représentant de l’employeur. Il conclut qu’en l’absence de dénonciation, l’employeur n’a
pas fait défaut de faire cesser le harcèlement auquel monsieur Mann était exposé.

        En effet, aux termes du droit régissant le recours en cas de harcèlement
psychologique, « l’obligation de l’employeur […] repose sur une contrepartie – il faut que
la conduite reprochée soit portée à sa connaissance en temps opportun » (Lachapelle-
Welman, 2016). Or, le cadre juridique de la LNT a comme prémisse qu’il est facile pour la

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victime de dénoncer promptement la situation à son employeur, ce qui fait fi de la réalité
des salariés racisés en situation d’emploi précaire.

         En effet, la littérature révèle que, de façon générale, dans les faits, un signalement
de harcèlement est souvent interprété comme la transgression d’une norme culturelle
implicite du milieu de travail. Une personne qui dénonce le fait qu’elle est victime du
harcèlement se retrouve souvent ostracisée par ses collègues (Dougherty et Hode, 2016).
Pour une personne minoritaire dans son milieu de travail qui cherche à se faire accepter par
son équipe, l’obligation de signaler toute conduite à connotation raciste représente une
situation sans issue. Roscigno (2011) a décrit comment des structures organisationnelles
peuvent créer un échafaudage de légitimité (legitimizing scaffold) pour l’employeur,
susceptible de servir davantage à légitimer le statu quo et le silence que de permettre aux
personnes sans pouvoir de se faire entendre. L’adoption d’une politique de plainte en
matière de harcèlement psychologique – et en contrepartie, la création d’une obligation de
facto de dénonciation pour la victime de harcèlement, en l’absence de laquelle l’employeur
échappe à toute responsabilité pour le harcèlement – illustre bien cette ironie.

         En contraste, en matière de droits de la personne, les rapports de pouvoir en jeu sont
nommés. La simple existence d’une politique contre le harcèlement ne peut servir à fonder
des reproches ou des attaques à la crédibilité de la victime qui a tardé à dénoncer le
harcèlement. Dans l’affaire CDPDJ (Pavilus) et Québec (2008), lorsque l’employeur tente
de dégager sa responsabilité en alléguant que le plaignant n’a pas eu recours à la politique
de plainte interne, le TDPQ répond :

         Cet argument sous-estime complètement la situation dans laquelle se trouve la personne
         victime de harcèlement racial. Dans un contexte de relations de travail, […] l’employé qui
         subit le harcèlement ne se trouve pas dans un rapport de pouvoir lui permettant facilement
         de porter plainte. Le harcèlement étant un abus de pouvoir, la victime doit à tout le moins
         sentir l’appui de l’employeur et la détermination de ce dernier d’éradiquer le climat de
         travail discriminatoire. […] La simple existence d’une politique pour contrer le
         harcèlement ne suffit pas […] (par. 223).

         En vertu de la Charte, « l’existence d’une politique contre le harcèlement ne saurait
pallier à [sic] la nécessité de prendre des mesures réparatrices efficaces en vue d’éliminer
les conditions de travail discriminatoires » (CDPDJQ [Pavilus] c. Québec, 2008, para
147).

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          En ce qui concerne l’incident du bac brisé qui a blessé monsieur Mann, le juge
refuse d’y voir un indice d’un milieu de travail hostile, concluant tout au plus « à
l’insouciance ou même à la négligence de l’employé qui manœuvrait l’appareil servant à
transvider les bacs » (par. 42) et qualifiant la réaction des autres salariés de « malhabile »
et manquant de « sensibilité » (par. 43), mais pas de « conduites vexatoires ayant porté
atteinte à la dignité de monsieur Mann » (par. 44). Pourtant, une autre lecture de la preuve
rapportée dans la décision permet d’émettre l’hypothèse que l’insouciance et l’insensibilité
en question sont le produit d’attitudes et de stéréotypes racistes davantage que le fruit du
hasard.

          En ce qui concerne l’incident où des collègues cachent le cellulaire de monsieur
Mann et mentent à l’employeur à ce sujet, encore une fois, le Tribunal refuse de voir un
indice quelconque d’un milieu de travail hostile :

          Cet événement survient au moment du congédiement de monsieur Mann. Cela implique
          qu’en lui-même cet incident vexatoire ne peut avoir été à la source d’un milieu de travail
          néfaste (par. 73).

          Et puis, évoquant entre autres les propos racistes continus et l’incident du cellulaire
et se réclamant d’une approche globale (que l’on peine à déceler à la lecture de la décision,
qui procède plutôt à une compartimentation minutieuse des conduites vexatoires
reprochées), le juge affirme que le critère de la répétition des comportements vexatoires
manque aussi :

          Considérés globalement, ces éléments n’ont pas de caractéristiques communes suffisantes
          pour qu’on puisse y voir trois manifestations d’une même conduite répétitive dont la
          somme serait vexatoire et produirait un milieu de travail néfaste. De plus, aucun de ces
          trois éléments n’a été dénoncé à l’employeur (par. 82).

          Finalement, le juge conclut que « le congédiement est exclusivement lié à la
conclusion de l’employeur que monsieur Mann a violé une politique prohibant la
possession de drogue sur les lieux de travail » (par. 3). Il n’envisage pas la possibilité que
la décision de l’employeur a pu être colorée par des stéréotypes liés à la criminalité des

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hommes noirs, soit un motif ne pouvant constituer une cause juste et suffisante au sens de
la Loi3.

L’affaire Clark et Autobus E. Ménard (2020)

Monsieur Clark est chauffeur d’autobus. Il est la première personne racisée à travailler chez
Autobus E. Ménard. L’employeur de monsieur Clark a un contrat avec l’Agence des
services frontaliers du Canada (ASFC) pour effectuer le transport des demandeurs d’asile
qui se présentent au poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle. L’ASFC retient un
service de garde de sécurité pour surveiller le camp où monsieur Clark reconduit les
demandeurs d’asile.

           Un jour, une agente de sécurité monte dans l’autobus de monsieur Clark. Elle lui
demande son nom. Il lui répond : « driver ». Monsieur Clark croise le superviseur des
agents de sécurité à l’extérieur de son autobus et refuse de lui parler, car dans son esprit,
celui-ci n’est pas son patron. Le superviseur réplique : « that’s what is wrong with you n------
, you won’t listen to anyone » et il invite monsieur Clark à « l’attendre dans le stationnement »
(par. 25). Monsieur Clark se rend au service de police pour s’en plaindre, mais n’arrive à
parler à personne. À sa sortie, « le superviseur le suit et lui adresse à nouveau des
commentaires racistes » (par. 25). Monsieur Clark lui répond, et à un moment donné lui
pointe son doigt ; le superviseur frappe alors son bras. Le jour même, son employeur reçoit
un appel de la Sûreté du Québec l’informant que monsieur Clark ne doit pas se présenter
au poste frontalier, ainsi qu’un courriel de l’ASFC l’avisant de ne plus envoyer celui-ci au
poste frontalier.

           Le lendemain, monsieur Clark est suspendu. Son employeur l’informe qu’il sera
réintégré s’il n’y a pas d’accusation criminelle portée contre lui. Toutefois, monsieur Clark
est accusé de menaces de mort à l’égard du superviseur (il sera acquitté dix mois plus tard).
Il perd son emploi. Sur son relevé d’emploi, sa superviseure indique : « Plainte de notre
client, activité criminelle rapport de police […] ».

           Monsieur Clark porte plainte pour harcèlement psychologique. La juge du TAT
rejette les allégations de monsieur Clark voulant qu’une représentante de son employeur a

3.     « In legal discourse, preconceptions and myths, for example about black criminality…, shape mindset
      … and tell us in cases of divided evidence what probably happened » (Delgado et Stefancic, 2017, p.
      50).

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