POÉSIE PURE ET SOCIÉTÉ AU XIXe SIÈCLE - Numilog
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Poésie pure et société au xixe siècle
Pascal Durand Poésie pure et société au xixe siècle CNRS ÉDITIONS 15, rue Malebranche – 75005 Paris
Collection « Culture & Société » dirigée par Gisèle Sapiro Gisèle Sapiro (dir.), Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, 2008. Ioana Popa, Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947‑1989), 2010. Bertrand Réau, Les Français et les Vacances. Sociologie des pratiques et des offres, 2011. Arnault Skornicki, L’Économiste, la cour et la patrie, 2011. Odile Henry, Les Guérisseurs de l’économie. Sociogenèse du métier de consultant (1900‑1944), 2012. Vanessa Codaccioni, Punir les opposants. PCF et procès politiques (1947‑1962), 2013. Alain Quemin, Les Stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration dans les arts visuels, 2013. Hélène Charron, Les Formes de l’illégitimité intellectuelle. Les femmes dans les sciences sociales françaises (1890‑1940), 2013. Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme, 2014. Yves Gingras, Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et sociales, 2014. Éric Brun, Les Situationnistes. Une avant-garde totale, 2014. Johanna Siméant (dir.), Guide de l’enquête globale en sciences sociales, 2015. Pascal Durand et Sarah Sindaco (dir.), Le Discours « néo-réactionnaire », 2015. Séverine Sofio, Artistes femmes. La parenthèse enchantée, xviiie-xixe siècle, 2016. Julien Duval, Le Cinéma au xxe siècle. Entre loi du marché et règles de l’art, 2016. Claire Ducournau, La Fabrique des classiques africains. Écrivains d’Afrique subsaha‑ rienne francophone (1960‑2012), 2017. Gisèle Sapiro et Cécile Rabot (dir.), Profession ? Écrivain, 2017. Boris Gobille, Le Mai 68 des écrivains. Crise politique et avant-gardes littéraires, 2018. Tristan Leperlier, Algérie, les écrivains de la décennie noire, 2018. Mathieu Hauchecorne, La Gauche américaine en France. La réception de John Rawls et des théories de la justice, 2019. Franco Monetti, Le Roman de formation, 2019. Johan Heilbron, La Sociologie française. Sociogenèse d’une tradition nationale, 2020. Gisèle Sapiro (dir.), Dictionnaire international Bourdieu, 2020. Pascale Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spec‑ taculaires. France, xviiie-xxie siècle, 2020. Sébastien Lemerle, Le Cerveau reptilien. Sur la popularité d’une erreur scientifique, 2021. Pierig Humeau, À corps et à cris. Sociologie des punks français, 2021. Alain Quemin, Le Monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation, 2021. Delphine Dulong, Premier ministre, 2021. Anne Catherine Wagner, Coopérer. Les Scop et la fabrique de l’intérêt collectif, 2022. © CNRS Éditions, 2022 ISBN : 978-2-271-14299-3 ISSN : 1968-1143
à mon maître, Jacques Dubois
Comme Gœthe sur son divan À Weimar s’isolait des choses Et d’Hafiz effeuillait les roses, Sans prendre garde à l’ouragan Qui fouettait mes vitres fermées, Moi, j’ai fait Émaux et Camées. Théophile Gautier
Préambule Le Chemin de fer est le seul des trois tableaux envoyés par Manet à avoir été retenu par le jury du Salon de 1874. L’artiste n’en était pas à sa première mortification de ce côté. Baudelaire, auprès duquel Manet, en 1865, s’était plaint des moqueries qui continuaient d’en‑ tourer son travail, lui avait répondu que ces moqueries n’ont rien d’étonnant pour un créateur. Après tout, Chateaubriand, Wagner avaient dû en essuyer eux aussi et ils n’en étaient pas morts. Inutile d’en tirer orgueil, avait ajouté le poète : « Ces hommes étaient des modèles, chacun dans son genre, dans un monde très riche », alors que « vous, vous n’êtes que le premier, dans la décrépitude de votre art1 ». Ambiguë, la formule est caractéristique de l’ironie de combat que Baudelaire pratiquait jusque dans sa correspondance et ses écrits intimes. On a vu, il est vrai, des éloges plus réconfortants. En 1874, la sélection opérée au Salon officiel allait paraître suffisamment bête et incohérente pour qu’un Mallarmé, auparavant peu présent sur le terrain de la critique d’art, se range avec une grande résolution aux côtés de celui qu’il appelle l’« intrus redoutable ». Et de jeter sur le papier, au sujet de cette affaire, un article qui allait sceller son amitié avec le peintre en même temps que leur solidarité esthétique contre les commissions de censure de toute sorte2. « Voir tout ce qu’il y a » : tel est, pour Mallarmé, le droit absolu du public, lequel « paie en gloire et en billets », seul juge des choses qui le regardent. En ligne de mire du poète : un jury composé « [des] retardataires de toutes les écoles », dont la « triste politique » n’aura été que de « gagner quelques années sur M. Manet » auprès des visiteurs du Salon, quitte à « se [donner] ce ridicule de faire 1. Charles Baudelaire, Lettre à Édouard Manet, 11 mai 1865, Correspondance, éd. Cl. Pichois et J. Ziegler, t. ii, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 496‑497. 2. Stéphane Mallarmé, « Le Jury de peinture pour 1874 et M. Manet » (La Renaissance littéraire et artistique, 12 avril 1874), Œuvres complètes, éd. B. Marchal, t. ii, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 410‑415.
12 poésie pure et société au xixe siècle croire […] qu’il avait charge d’âmes ». Ce texte de combat bref mais percutant tient du tour de force. Le poète critique d’art en herbe y conjoint à une analyse de la situation du peintre à l’égard du système des Beaux-Arts un commentaire des deux tableaux refusés, Le Bal à l’Opéra et Les Hirondelles. C’est un des aspects que prend, pour la cause, le retournement du point de vue adopté par Mallarmé au profit de Manet. Ce sont les toiles refusées, celles qu’il faut donc mettre mentalement devant les yeux du lecteur, qui ont retenu le plus gros de son attention. L’œuvre admise avait pourtant de quoi renseigner sur la « peinture pure » dont Manet se voyait comme le cheval de Troie au sein d’un univers pictural encore régi, au début des années 1870, par de très officielles institutions1. Le Chemin de fer montre une jeune femme avec un chiot endormi dans le pli de son bras droit, un livre ouvert sur les genoux. La lectrice a le regard tourné dans notre direction, c’est-à-dire vers le peintre dont elle signifie, pour nous, le regard que celui-ci porte sur elle et le geste au moyen duquel il est en train de composer la scène. Deux femmes en une : le modèle, Victorine Meurent, qui pose ; la femme représentée, qui, elle, ne pose pas ; l’une, installée dans le temps long, hors de la représentation ; l’autre, représentée dans l’ins‑ tant. Ce regard exprime un brin de lassitude et beaucoup d’aménité. En chapeau fleuri, lacet de pudique Olympia autour du cou, vêtue de moire bleue, avec un léger bouillon de blanc à ses manches, élégante, à la dernière mode, c’est une mère ou une gouvernante de bonne famille qui prend l’air de la ville, assise au bord d’un tunnel de chemin de fer – peut-être celui de la gare Saint-Lazare, des deux côtés duquel Manet et Mallarmé avaient leurs domiciles respectifs, sur le chemin des Batignolles. Une petite fille à boucles d’oreilles, un mince ruban noir retenant ses cheveux, en robe de coton blanc évasée, ceinture et tablier bleu refermés en gros papillon autour de sa taille, le dos tourné, regarde vers le bas et vers l’autre côté de la grille, à laquelle elle se tient de la main gauche, signe d’une attention établie dans une certaine durée. Vapeurs, machines, rails, manettes d’aiguillage : tout l’univers du travail manuel et des technologies industrielles, séparé du monde plus étroit où le livre, la chose écrite ou à écrire, l’élégance avec une forme d’absence à sa tâche sont des moyens, tantôt d’évasion, tantôt 1. Sur ce mélange d’entrisme et de provocation, coup d’État répété au sein du système artistique institutionnel, voir Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution sym‑ bolique, Paris, Raisons d’agir/Le Seuil, 2013 (2e éd.).
préambule 13 de rage expressive, impartis aux Emma Bovary et aux Flaubert de toute esthétique. Cette frontière de classe, que symbolisent assez bien la grille verticale, la symétrie des corps devant cette grille, le renversement en chiasme du bleu et du blanc entre ces deux corps, demande, pour être franchie sans être levée, la naïveté du regard enfantin, c’est-à-dire une faible habituation à ce que les barrières culturelles et sociales ont de plus rigide. Goya, avec sa Jeune fille lisant une lettre, belle et altière, épaule tournée à sa demoiselle de compagnie ouvrant une ombrelle et, plus loin, vers le bas, à une rangée de lavandières de tous âges accablées par le travail, selon un décrochage de plans propre à traduire la violence symbolique qui entre dans les rapports de classes, est assurément, ici encore, un des modèles de Manet. Celui-ci donne, en tout cas, un de ses tableaux les plus réussis, parmi ceux qui, comme il en va chez lui depuis Le Déjeuner sur l’herbe, schématisent, sans avoir l’air d’y toucher, la position de la peinture pure, libre invention de solu‑ tions formelles, relativement à un monde impur, refoulé, pourtant désirable. L’œuvre a pour titre Le Chemin de fer. Et non Lectrice avec enfant assise quelque part à Paris. Gustave Courbet était passé par là, plus rude et plus explicite. En 1855, il avait exposé une quarantaine de ses toiles et dessins dans un « Pavillon du Réalisme » construit à son seul usage en dehors de la section des Beaux-Arts de l’Exposition universelle. Commentaire de Champfleury : « C’est une audace incroyable, le renversement de toutes les institutions par la voie du jury, c’est l’appel direct au public1. » Parmi les œuvres montrées figurait L’Atelier de l’artiste. Modèle réduit, à l’échelle d’un tableau de grand format, du champ pictural et de la position de ce dernier au regard du champ du pouvoir. L’artiste frondeur y avait disposé en chiens de faïence, sur un côté, à droite, le monde des actionnaires de l’art et, sur l’autre côté, à gauche, le monde des agents de l’ordre politique et moral : Baudelaire contre Napoléon iii. Et, au centre de la toile, lui-même en train de travailler sous les deux regards d’un petit garçon et d’une femme nue tenant un linge contre sa poitrine. L’un montré de dos en profil perdu, l’autre de trois-quarts face, avec un petit chien joueur ajoutant à l’innocence du gosse et à la tranquille impudeur du modèle au repos entre deux poses. L’artiste à l’œuvre sur un tableau au milieu de son atelier, sous les yeux de trois incarnations 1. Champfleury, « Du réalisme. Lettre à Madame Sand », L’Artiste, 2 septembre 1855, p. 1‑5.
14 poésie pure et société au xixe siècle du regard pur. Et ce tableau, à l’intérieur du tableau, vu de biais et disposé de telle sorte que, visible par les gens du monde artistique et littéraire qui se tiennent dans le dos de l’artiste sur le pan droit – bien qu’aucun de ceux-ci ne semble y prêter attention, comme pour laisser le peintre seul à son affaire –, ledit tableau ne le soit pas aux yeux des gens du monde politique, économique et clérical qui campent sur l’autre pan. Une réflexivité assez banale, dans les rangs modernes en tout cas, se doublait ainsi d’une réflexivité retour‑ nant contre l’académisme plusieurs de ses paramètres – l’atelier, la peinture en atelier, le modèle vivant, la visite à l’atelier – tout en intégrant à la composition de l’œuvre les coordonnées du front sur lequel l’artiste était monté aux lendemains de 1848. « Allégorie réelle déterminant sept années de ma vie artistique », avait-il ajouté au titre descriptif de cet Atelier. On a bien compris, à moins d’être de ceux qui regardent les œuvres sans rien vouloir connaître de leurs principes de formation, non loin de penser qu’une telle connaissance enlèverait à la puissance de ces œuvres. Courbet, sanguin, robuste, déterminé, avait quelque chose d’un romancier sociologue. Manet, dandy à l’œil vif, joueur à la fois très méticuleux et rapide, tient, lui, d’un poète cryptant le social à même le symbolique. Il y a, dans tout cela, à travers le médium des peintres, des aspects en réduction de tout ce qui va suivre, au sujet des poètes. Tout ce qui va suivre pourrait, aussi bien, tenir dans une courte formule et, dans celle-ci, à deux positions occupées par un même adjectif : « pure poésie » d’abord, « poésie pure » ensuite. La pre‑ mière tournure sort de la bouche d’un « Aristarque » de salle de rédaction, au seuil des Orientales, en 1829 : « Que signifie ce livre inutile de pure poésie, jeté au milieu des préoccupations graves du public et au seuil d’une session1 ? » La seconde se présente sous la plume de Baudelaire, en 1857, dans ses « Notes nouvelles sur Edgar Poe », rédigées en guise de préface aux Nouvelles histoires extraordi‑ naires : « Toute âme éprise de poésie pure me comprendra quand je dirai que, parmi notre race antipoétique, Victor Hugo serait moins admiré s’il était parfait2. » 1. Victor Hugo, Préface aux Orientales (1829), éd. Fr. Laurent, Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 49. 2. Ch. Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » (Nouvelles Histoires extraordi‑ naires, Michel Lévy, 1857), Œuvres complètes, éd. Cl. Pichois, t. ii, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 337.
préambule 15 Retournée ainsi comme un gant, la formule montre la révolution qu’ont connue, en moins d’une trentaine d’années, et la poésie et la définition du fait poétique. À commencer par ce que recouvre l’adjectif en question.
Introduction La révolution de la poésie pure La « pure poésie » dont Hugo acceptait fort bien d’être le représen‑ tant autour de 1830 signifiait liberté d’invention, ivresse féconde, énergie d’une imagination et d’une virtuosité. Et avec une insolence propre à moucher, comme incapable de juger de ces choses, qui‑ conque tiendrait que « le sujet chevauche hors des limites de l’art1 ». « À quoi », dit l’auteur des Orientales, il a « toujours fermement répondu » ceci : « que ces caprices étaient ses caprices ; qu’il ne savait pas en quoi étaient faites les limites de l’art, que de géographie précise du monde intellectuel il n’en connaissait point, qu’il n’avait point encore vu de cartes routières de l’art, avec les frontières du possible et de l’impossible tracées en rouge et en bleu ; qu’enfin il avait fait cela, parce qu’il avait fait cela2. » C’est que la poésie est un art du comment, non un art du pourquoi, et qu’elle demande, pour l’apprécier comme il convient, qu’on se mette au « point de vue3 » du poète : « Examinons comment vous avez travaillé, non sur quoi et pourquoi4. » La « poésie pure » promue par Baudelaire au milieu du Second Empire ne portera plus le signe de cette abondance qui, chez Hugo, égalait la fécondité du poète à celle de la nature. La « pure poésie » était toute positivité, euphorique adhésion à son art d’un poète en pleine possession de ses moyens, jeune encore lui-même à l’in‑ térieur d’un romantisme en train de rajeunir la vieille chose que la littérature était devenue entre les mains des néoclassiques. La « poésie pure » sera, elle, presque toute, négativité, privation voulue, 1. V. Hugo, Préface aux Orientales (1829), éd. citée, p. 49. 2. Ibid., p. 49. 3. Ibid., p. 48. 4. Ibid., p. 47.
18 poésie pure et société au xixe siècle restriction du fait poétique à ce qu’il a de plus essentiel et à ce qui, dans celui-ci, refuse non plus tant les limites de l’art que la levée de ses frontières – et non plus tant la réduction de son rayon expressif que sa mise au service d’autre chose que de lui-même. La pureté, en 1829, indiquait à la poésie un horizon grand ouvert, en lui donnant carte blanche pour étendre son paraphe dans toutes les directions. En 1857, se voulant au-dessus de tout, elle ne sera plus guère que le résultat de deux opérations presque contradictoires : soustraction, d’une part, émancipant l’expression à caractère poétique de tout ce qui ne tombe pas sous sa juridiction formelle ; extrapolation, d’autre part, consistant à instituer une classe de textes poétiques en définition du genre tout entier. Traducteur d’Edgar Poe, dont il se sert comme d’un bélier contre la forteresse des lettres françaises, Baudelaire se montre, sur tout cela, très démonstratif. Les réductions auxquelles il pro‑ cède viennent de ce qu’il faut contrecarrer, explique-t-il, deux des hérésies qui guettent le sanctuaire poétique. La première est l’hé‑ résie de la « longueur ». Cette hérésie tend à confondre masse et densité, alors que la « condition vitale de toute œuvre d’art » est « l’Unité » – c’est-à-dire aussi la « totalité de l’effet » exercé sur le lecteur – et que cette unité comme cette totalité se diluent dans les poèmes de grandes dimensions. Exclu donc le poème épique, lequel tient, « esthétiquement parlant », du « paradoxe » et n’est plus qu’une « anomalie » du passé ; exclu, de même, le poème « trop court », dont l’effet, « quelque brillant et intense » qu’il soit parfois, n’est pas assez « durable1 ». Plus « redoutable » est, en second lieu, « l’hérésie de l’enseignement, laquelle comprend comme corollaires inévitables, explique Baudelaire, l’hérésie de la passion, de la vérité et de la morale2 ». C’est que celles-ci ordonnent l’œuvre à des fonctions qui écartent la poésie de sa finalité unique : « La poésie […] n’a pas d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre. » Plus loin, sur la même page, ce « elle-même » visé par la poésie ainsi conçue obtiendra la prime d’une majuscule : « La poésie ne peut pas sous peine de mort ou de défaillance, s’assimiler à la science ou à la morale ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même3. » Ces soustractions en chaîne, portant sur le poème narratif, puis sur 1. Ch. Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », Œuvres complètes, t. ii, éd. citée, p. 332. 2. Ibid., p. 333. C’est lui qui souligne. 3. Ibid.
la révolution de la poésie pure 19 toute forme de poésie à valeur affective, didactique ou morale, sont aussi exhaussement de la « poésie pure », telle qu’elle en ressort grandie et non diminuée, au rang d’une poésie rendue à son essence et à son « principe » : « Le principe de la poésie est, strictement et simplement, l’aspiration humaine vers une beauté supérieure1. » La « poésie pure » n’est donc pas, aux yeux de Baudelaire, la forme spéciale ni la forme par excellence d’une poésie qui en admettrait d’autres et, moins encore, une fonction qui traverserait toute forme d’expression poétique à différents niveaux d’intensité. Elle est la poésie tout court, la poésie même, la poésie « Elle-même », dans ce que celle-ci a de plus fortement définitoire. En 1863, on verra le poète de la « modernité » se montrer, sur tout cela, plus dialectique et un peu plus nuancé. Frondeur dans une autre direction quelques années plus tôt, Baudelaire avait voulu voir dans les chansons de Pierre Dupont un moyen de renvoyer « la puérile utopie de l’école de l’art pour l’art » à la stérilité qui est son lot, en réclamant « le droit de la déclarer », cette école, « coupable d’hétérodoxie » et en « flagrante contravention avec le génie de l’humanité ». « Je préfère, continuait-il, le poète qui se met en communication permanente avec les hommes de son temps, et échange avec eux des pensées et des sentiments traduits dans un noble langage suffisamment correct2. » C’est ou bien qu’un Baudelaire peut toujours en cacher un autre ou bien que Baudelaire n’aimait rien tant que tordre le bâton dans l’autre sens avec une identique férocité ; et au reste, dix ans après, un second texte sur le même Dupont, mis alors en série non seulement avec Hugo et Barbier mais aussi avec Gautier, Banville et Leconte de Lisle, montrera un autre Baudelaire ou Baudelaire sous un autre de ses aspects 3. Toujours est-il qu’en 1857 l’hétérodoxie aura changé de camp ou de signe à ses yeux. « Hérésie » recouvrira chez lui tout compromis des écrivains et des artistes avec la doxa sous les formes diverses qu’elle peut présenter : moralisme, bon sens politique, foi dans le progrès, dévotion à l’utile. Suprême orthodoxie, la poésie telle qu’il la conçoit désormais ne devra en rien céder aux sollicitations d’une norme susceptible de prendre plusieurs visages sans cesser de ressembler au serpent de la Genèse enroulé autour de sa branche. 1. Ibid., p. 334. 2. « Pierre Dupont » (1851), ibid., p. 26‑27. 3. « Pierre Dupont » (1861), dans « Réflexions sur quelques-uns de mes contem‑ porains », ibid., p. 169‑175.
20 poésie pure et société au xixe siècle Transporté du lexique des dogmes à celui des choses de l’esprit et de l’art, le vocable d’« hérésie » implique, diachroniquement, l’exis‑ tence d’une religion de la vraie poésie. Cette religion, qui a ses enthousiastes, ses dévots et, plus rarement, ses apostats, existe bel et bien depuis que les premiers romantiques, proches du trône et de l’autel, ont, tout à la fois, mis la poésie à l’abri de « l’astre glacial de la raison1 » et donné au « sacre de l’écrivain » le poids d’une ins‑ titution imaginaire2. Et déjà cette religion s’était confondue autour des frères Schlegel avec un « Absolu littéraire » propre à garantir la puissance d’engendrement de l’œuvre3. En avait procédé de proche en proche une croyance dans un double pouvoir inhérent au lan‑ gage : pouvoir de s’arc-bouter contre lui-même – d’où l’œuvre tire sa propre organicité – mais aussi, en installant la réalité en soi de l’œuvre, de permettre à celle-ci, en tant que totalité organique, de capter un reflet de l’organisation universelle. C’est dans cette ligne spirituelle, remontant aux romantiques d’Iéna et à d’autres formes de sorcellerie philosophique et littéraire, que Baudelaire invite son lecteur à « considérer toute infraction […] au beau moral », non seulement comme une « dissonance » propre à « [blesser] plus parti‑ culièrement certains esprits poétiques », mais « comme une espèce de faute contre le rythme et la prosodie universels4. » Cette religion et les rites qui l’entretiennent ont partie liée avec la conception moderne de la littérature en tant que « cadre » dégagé des Belles-Lettres et en tant qu’art de l’invention par le langage, telle qu’on la voit se mettre en place dans les meilleurs esprits, à l’échelle européenne, au tournant des xviiie et xixe siècles. Jean- Pierre Bertrand a fait ressortir le rôle joué à cet égard par Mme de Staël, au seuil du siècle, dans De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales5. Treize ans plus tard, avec De l’Allemagne, le rôle de la châtelaine de Coppet et celui de son réseau intellectuel ne seront pas moins importants en fait de relais éta‑ bli du romantisme allemand au romantisme français. La formule 1. Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle (1835‑1836), Prose, éd. M. Allem et Paul-Courant, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 71. 2. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain (1750‑1830), Paris, Gallimard, 1996. 3. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Le Seuil, 1978. 4. Ch. Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », Œuvres complètes, t. ii, éd. citée, p. 334. 5. Jean-Pierre Bertrand, Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture auto‑ matique, Paris, Le Seuil, 2015.
table des matières 301 Les constituants des « beau comme ».......................................... 195 Forme et force................................................................................ 199 Le comme de Lautréamont............................................................ 204 Vers une autre médiation poétique ?........................................... 209 Chapitre 8. Poétique de l’intérieur 99, boulevard Saint-Michel........................................................ 213 Dehors ou dedans........................................................................... 216 « Complainte des pubertés difficiles »......................................... 223 Le trop, le rien et le pagure........................................................... 227 L’intérieur en figuration du poétique........................................... 233 Chapitre 9. La prison des signes Sens et signification.................................................................... 237 « Un homme d’intérieur »............................................................. 238 Un matérialisme enchanté............................................................ 240 Le « sens » et le « trésor »............................................................. 244 Entre sémiologie et sociologie : la part imaginaire.................... 248 Chapitre 10. Le poète et les prolétaires Vers un déclin de l’allégorie...................................................... 255 « Badadang boum ! D’zing ! Badadang ! »................................... 257 Trivialités dans l’Azur.................................................................... 261 Le talus et le firmament................................................................ 268 Épilogue. Les signes d’autrefois...................................................... 281 Références............................................................................................. 289 Index des noms................................................................................... 291
DU MÊME AUTEUR La Leçon des choses. Techniques imaginaires de Daniel Defoe à Georges Simenon, Bruxelles, La Lettre Volée, 2021. Médiamorphoses. Presse, littérature et médias, culture médiatique et communication, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2019 (2e éd. 2020). Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, Paris, Le Seuil, 2008. La Censure invisible, Arles, Actes Sud, 2006. L’Art d’être Hugo. Lecture d’une poésie siècle, Arles, Actes Sud, 2005. Crises. Mallarmé via Manet, Leuven, Peeters/Vrin, 1998. Les Poésies de Stéphane Mallarmé, Paris, Gallimard, 1998. En collaboration Histoire de l’édition en Belgique (xve-xxie siècles) (avec T. Habrand), Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2018 (Prix Triennal de l’Essai FWB 2020). Les Poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire (avec J.-P. Bertrand), Paris, Le Seuil, 2006. La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval (avec J.-P. Bertrand), Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2006 (Prix Vigny 2006). Naissance de l’Éditeur. L’édition à l’âge romantique (avec A. Glinoer), Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2005. Marché éditorial et démarches d’écrivains. Un état des lieux et des forces de l’édi‑ tion littéraire en Communauté française de Belgique (avec Y. Winkin), Bruxelles, Direction générale de la Culture et de la Communication, 1996. Direction de collectifs Mallarmé au monde. Le spectacle de la matière (avec B. Bohac), Paris, Hermann, 2019. L’Intervention du support. Médiation esthétique et énonciation éditoriale (avec Ch. Servais), Presses Universitaires de Liège, 2017. Le Symbolique et le Social. La réception internationale de la pensée de Pierre Bourdieu, (avec J. Dubois et Y. Winkin), Presses Universitaires de Liège, 2015. Le Discours « néo-réactionnaire ». Transgressions conservatrices (avec S. Sindaco), CNRS Éditions, 2015. Entre presse et littérature. Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas (avec S. Mombert), Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Uni‑ versité de Liège, 2009. Les Nouveaux Mots du Pouvoir. Abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007 (Prix du Pamphlet des éditions Anabet, Paris, 2007). L’Écrivain et son double : Hubert Nyssen, CELIC/Actes Sud, 2006. La Censure de l’imprimé. Belgique, France, Québec et Suisse romande. xixe et xxe siècles (avec P. Hébert, J.-Y. Mollier et Fr. Vallotton), Québec, Nota Bene, 2006. La Littérature Maldoror (avec P. Aron et J.-P. Bertrand), Tusson, Éditions Du Lérot, 2005. Médias et Censure. Figures de l’orthodoxie, Éditions de l’Université de Liège, 2004.
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