POÉSIE PURE ET SOCIÉTÉ AU XIXe SIÈCLE - Numilog

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POÉSIE PURE ET SOCIÉTÉ AU XIXe SIÈCLE - Numilog
PASCAL DURAND

POÉSIE PURE
   ET SOCIÉTÉ
AU XIXe SIÈCLE

            CNRS EDITIONS
Poésie pure et société
    au xixe siècle
Pascal Durand

Poésie pure et société
    au xixe siècle

       CNRS ÉDITIONS
      15, rue Malebranche – 75005 Paris
Collection « Culture & Société »
                          dirigée par Gisèle Sapiro

Gisèle Sapiro (dir.), Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de
   la mondialisation, 2008.
Ioana Popa, Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947‑1989), 2010.
Bertrand Réau, Les Français et les Vacances. Sociologie des pratiques et des offres, 2011.
Arnault Skornicki, L’Économiste, la cour et la patrie, 2011.
Odile Henry, Les Guérisseurs de l’économie. Sociogenèse du métier de consultant
   (1900‑1944), 2012.
Vanessa Codaccioni, Punir les opposants. PCF et procès politiques (1947‑1962), 2013.
Alain Quemin, Les Stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration dans les
   arts visuels, 2013.
Hélène Charron, Les Formes de l’illégitimité intellectuelle. Les femmes dans les sciences
   sociales françaises (1890‑1940), 2013.
Anna Boschetti, Ismes. Du réalisme au postmodernisme, 2014.
Yves Gingras, Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et sociales, 2014.
Éric Brun, Les Situationnistes. Une avant-garde totale, 2014.
Johanna Siméant (dir.), Guide de l’enquête globale en sciences sociales, 2015.
Pascal Durand et Sarah Sindaco (dir.), Le Discours « néo-réactionnaire », 2015.
Séverine Sofio, Artistes femmes. La parenthèse enchantée, xviiie-xixe siècle, 2016.
Julien Duval, Le Cinéma au xxe siècle. Entre loi du marché et règles de l’art, 2016.
Claire Ducournau, La Fabrique des classiques africains. Écrivains d’Afrique subsaha‑
   rienne francophone (1960‑2012), 2017.
Gisèle Sapiro et Cécile Rabot (dir.), Profession ? Écrivain, 2017.
Boris Gobille, Le Mai 68 des écrivains. Crise politique et avant-gardes littéraires, 2018.
Tristan Leperlier, Algérie, les écrivains de la décennie noire, 2018.
Mathieu Hauchecorne, La Gauche américaine en France. La réception de John Rawls
   et des théories de la justice, 2019.
Franco Monetti, Le Roman de formation, 2019.
Johan Heilbron, La Sociologie française. Sociogenèse d’une tradition nationale, 2020.
Gisèle Sapiro (dir.), Dictionnaire international Bourdieu, 2020.
Pascale Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spec‑
   taculaires. France, xviiie-xxie siècle, 2020.
Sébastien Lemerle, Le Cerveau reptilien. Sur la popularité d’une erreur scientifique,
   2021.
Pierig Humeau, À corps et à cris. Sociologie des punks français, 2021.
Alain Quemin, Le Monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et
   internationalisation, 2021.
Delphine Dulong, Premier ministre, 2021.
Anne Catherine Wagner, Coopérer. Les Scop et la fabrique de l’intérêt collectif, 2022.

                               © CNRS Éditions, 2022
                              ISBN : 978-2-271-14299-3
                                 ISSN : 1968-1143
à mon maître,
Jacques Dubois
Comme Gœthe sur son divan
À Weimar s’isolait des choses
Et d’Hafiz effeuillait les roses,

Sans prendre garde à l’ouragan
Qui fouettait mes vitres fermées,
Moi, j’ai fait Émaux et Camées.

Théophile Gautier
Préambule

Le Chemin de fer est le seul des trois tableaux envoyés par Manet à
avoir été retenu par le jury du Salon de 1874. L’artiste n’en était pas
à sa première mortification de ce côté. Baudelaire, auprès duquel
Manet, en 1865, s’était plaint des moqueries qui continuaient d’en‑
tourer son travail, lui avait répondu que ces moqueries n’ont rien
d’étonnant pour un créateur. Après tout, Chateaubriand, Wagner
avaient dû en essuyer eux aussi et ils n’en étaient pas morts. Inutile
d’en tirer orgueil, avait ajouté le poète : « Ces hommes étaient des
modèles, chacun dans son genre, dans un monde très riche », alors
que « vous, vous n’êtes que le premier, dans la décrépitude de votre art1 ».
Ambiguë, la formule est caractéristique de l’ironie de combat que
Baudelaire pratiquait jusque dans sa correspondance et ses écrits
intimes. On a vu, il est vrai, des éloges plus réconfortants. En 1874,
la sélection opérée au Salon officiel allait paraître suffisamment bête
et incohérente pour qu’un Mallarmé, auparavant peu présent sur le
terrain de la critique d’art, se range avec une grande résolution aux
côtés de celui qu’il appelle l’« intrus redoutable ». Et de jeter sur
le papier, au sujet de cette affaire, un article qui allait sceller son
amitié avec le peintre en même temps que leur solidarité esthétique
contre les commissions de censure de toute sorte2.
   « Voir tout ce qu’il y a » : tel est, pour Mallarmé, le droit absolu
du public, lequel « paie en gloire et en billets », seul juge des choses
qui le regardent. En ligne de mire du poète : un jury composé
« [des] retardataires de toutes les écoles », dont la « triste politique »
n’aura été que de « gagner quelques années sur M. Manet » auprès
des visiteurs du Salon, quitte à « se [donner] ce ridicule de faire

1. Charles Baudelaire, Lettre à Édouard Manet, 11 mai 1865, Correspondance,
éd. Cl. Pichois et J. Ziegler, t. ii, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1973, p. 496‑497.
2. Stéphane Mallarmé, « Le Jury de peinture pour 1874 et M. Manet » (La
Renaissance littéraire et artistique, 12 avril 1874), Œuvres complètes, éd. B. Marchal,
t. ii, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 410‑415.
12                                      poésie pure et société au xixe siècle

croire […] qu’il avait charge d’âmes ». Ce texte de combat bref mais
percutant tient du tour de force. Le poète critique d’art en herbe y
conjoint à une analyse de la situation du peintre à l’égard du système
des Beaux-Arts un commentaire des deux tableaux refusés, Le Bal
à l’Opéra et Les Hirondelles. C’est un des aspects que prend, pour
la cause, le retournement du point de vue adopté par Mallarmé au
profit de Manet. Ce sont les toiles refusées, celles qu’il faut donc
mettre mentalement devant les yeux du lecteur, qui ont retenu le
plus gros de son attention. L’œuvre admise avait pourtant de quoi
renseigner sur la « peinture pure » dont Manet se voyait comme le
cheval de Troie au sein d’un univers pictural encore régi, au début
des années 1870, par de très officielles institutions1.
   Le Chemin de fer montre une jeune femme avec un chiot endormi
dans le pli de son bras droit, un livre ouvert sur les genoux. La
lectrice a le regard tourné dans notre direction, c’est-à-dire vers le
peintre dont elle signifie, pour nous, le regard que celui-ci porte sur
elle et le geste au moyen duquel il est en train de composer la scène.
Deux femmes en une : le modèle, Victorine Meurent, qui pose ; la
femme représentée, qui, elle, ne pose pas ; l’une, installée dans le
temps long, hors de la représentation ; l’autre, représentée dans l’ins‑
tant. Ce regard exprime un brin de lassitude et beaucoup d’aménité.
En chapeau fleuri, lacet de pudique Olympia autour du cou, vêtue
de moire bleue, avec un léger bouillon de blanc à ses manches,
élégante, à la dernière mode, c’est une mère ou une gouvernante de
bonne famille qui prend l’air de la ville, assise au bord d’un tunnel
de chemin de fer – peut-être celui de la gare Saint-Lazare, des deux
côtés duquel Manet et Mallarmé avaient leurs domiciles respectifs,
sur le chemin des Batignolles.
   Une petite fille à boucles d’oreilles, un mince ruban noir retenant
ses cheveux, en robe de coton blanc évasée, ceinture et tablier bleu
refermés en gros papillon autour de sa taille, le dos tourné, regarde
vers le bas et vers l’autre côté de la grille, à laquelle elle se tient de la
main gauche, signe d’une attention établie dans une certaine durée.
Vapeurs, machines, rails, manettes d’aiguillage : tout l’univers du
travail manuel et des technologies industrielles, séparé du monde
plus étroit où le livre, la chose écrite ou à écrire, l’élégance avec une
forme d’absence à sa tâche sont des moyens, tantôt d’évasion, tantôt

1. Sur ce mélange d’entrisme et de provocation, coup d’État répété au sein du
système artistique institutionnel, voir Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution sym‑
bolique, Paris, Raisons d’agir/Le Seuil, 2013 (2e éd.).
préambule                                                                 13

de rage expressive, impartis aux Emma Bovary et aux Flaubert de
toute esthétique. Cette frontière de classe, que symbolisent assez
bien la grille verticale, la symétrie des corps devant cette grille, le
renversement en chiasme du bleu et du blanc entre ces deux corps,
demande, pour être franchie sans être levée, la naïveté du regard
enfantin, c’est-à-dire une faible habituation à ce que les barrières
culturelles et sociales ont de plus rigide. Goya, avec sa Jeune fille
lisant une lettre, belle et altière, épaule tournée à sa demoiselle de
compagnie ouvrant une ombrelle et, plus loin, vers le bas, à une
rangée de lavandières de tous âges accablées par le travail, selon
un décrochage de plans propre à traduire la violence symbolique
qui entre dans les rapports de classes, est assurément, ici encore,
un des modèles de Manet. Celui-ci donne, en tout cas, un de ses
tableaux les plus réussis, parmi ceux qui, comme il en va chez
lui depuis Le Déjeuner sur l’herbe, schématisent, sans avoir l’air d’y
toucher, la position de la peinture pure, libre invention de solu‑
tions formelles, relativement à un monde impur, refoulé, pourtant
désirable. L’œuvre a pour titre Le Chemin de fer. Et non Lectrice avec
enfant assise quelque part à Paris.
    Gustave Courbet était passé par là, plus rude et plus explicite. En
1855, il avait exposé une quarantaine de ses toiles et dessins dans
un « Pavillon du Réalisme » construit à son seul usage en dehors de
la section des Beaux-Arts de l’Exposition universelle. Commentaire
de Champfleury : « C’est une audace incroyable, le renversement
de toutes les institutions par la voie du jury, c’est l’appel direct au
public1. » Parmi les œuvres montrées figurait L’Atelier de l’artiste.
Modèle réduit, à l’échelle d’un tableau de grand format, du champ
pictural et de la position de ce dernier au regard du champ du
pouvoir. L’artiste frondeur y avait disposé en chiens de faïence, sur
un côté, à droite, le monde des actionnaires de l’art et, sur l’autre
côté, à gauche, le monde des agents de l’ordre politique et moral :
Baudelaire contre Napoléon iii. Et, au centre de la toile, lui-même
en train de travailler sous les deux regards d’un petit garçon et
d’une femme nue tenant un linge contre sa poitrine. L’un montré de
dos en profil perdu, l’autre de trois-quarts face, avec un petit chien
joueur ajoutant à l’innocence du gosse et à la tranquille impudeur
du modèle au repos entre deux poses. L’artiste à l’œuvre sur un
tableau au milieu de son atelier, sous les yeux de trois incarnations

1. Champfleury, « Du réalisme. Lettre à Madame Sand », L’Artiste, 2 septembre
1855, p. 1‑5.
14                                        poésie pure et société au xixe siècle

du regard pur. Et ce tableau, à l’intérieur du tableau, vu de biais et
disposé de telle sorte que, visible par les gens du monde artistique
et littéraire qui se tiennent dans le dos de l’artiste sur le pan droit
– bien qu’aucun de ceux-ci ne semble y prêter attention, comme
pour laisser le peintre seul à son affaire –, ledit tableau ne le soit
pas aux yeux des gens du monde politique, économique et clérical
qui campent sur l’autre pan. Une réflexivité assez banale, dans les
rangs modernes en tout cas, se doublait ainsi d’une réflexivité retour‑
nant contre l’académisme plusieurs de ses paramètres – l’atelier,
la peinture en atelier, le modèle vivant, la visite à l’atelier – tout en
intégrant à la composition de l’œuvre les coordonnées du front sur
lequel l’artiste était monté aux lendemains de 1848. « Allégorie réelle
déterminant sept années de ma vie artistique », avait-il ajouté au
titre descriptif de cet Atelier. On a bien compris, à moins d’être de
ceux qui regardent les œuvres sans rien vouloir connaître de leurs
principes de formation, non loin de penser qu’une telle connaissance
enlèverait à la puissance de ces œuvres.
    Courbet, sanguin, robuste, déterminé, avait quelque chose d’un
romancier sociologue. Manet, dandy à l’œil vif, joueur à la fois
très méticuleux et rapide, tient, lui, d’un poète cryptant le social
à même le symbolique. Il y a, dans tout cela, à travers le médium
des peintres, des aspects en réduction de tout ce qui va suivre, au
sujet des poètes.
    Tout ce qui va suivre pourrait, aussi bien, tenir dans une courte
formule et, dans celle-ci, à deux positions occupées par un même
adjectif : « pure poésie » d’abord, « poésie pure » ensuite. La pre‑
mière tournure sort de la bouche d’un « Aristarque » de salle de
rédaction, au seuil des Orientales, en 1829 : « Que signifie ce livre
inutile de pure poésie, jeté au milieu des préoccupations graves du
public et au seuil d’une session1 ? » La seconde se présente sous la
plume de Baudelaire, en 1857, dans ses « Notes nouvelles sur Edgar
Poe », rédigées en guise de préface aux Nouvelles histoires extraordi‑
naires : « Toute âme éprise de poésie pure me comprendra quand je
dirai que, parmi notre race antipoétique, Victor Hugo serait moins
admiré s’il était parfait2. »

1. Victor Hugo, Préface aux Orientales (1829), éd. Fr. Laurent, Paris, Le Livre de
Poche, 2000, p. 49.
2. Ch. Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » (Nouvelles Histoires extraordi‑
naires, Michel Lévy, 1857), Œuvres complètes, éd. Cl. Pichois, t. ii, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 337.
préambule                                                      15

   Retournée ainsi comme un gant, la formule montre la révolution
qu’ont connue, en moins d’une trentaine d’années, et la poésie et
la définition du fait poétique. À commencer par ce que recouvre
l’adjectif en question.
Introduction
       La révolution de la poésie pure

La « pure poésie » dont Hugo acceptait fort bien d’être le représen‑
tant autour de 1830 signifiait liberté d’invention, ivresse féconde,
énergie d’une imagination et d’une virtuosité. Et avec une insolence
propre à moucher, comme incapable de juger de ces choses, qui‑
conque tiendrait que « le sujet chevauche hors des limites de l’art1 ».
« À quoi », dit l’auteur des Orientales, il a « toujours fermement
répondu » ceci : « que ces caprices étaient ses caprices ; qu’il ne
savait pas en quoi étaient faites les limites de l’art, que de géographie
précise du monde intellectuel il n’en connaissait point, qu’il n’avait
point encore vu de cartes routières de l’art, avec les frontières du
possible et de l’impossible tracées en rouge et en bleu ; qu’enfin il
avait fait cela, parce qu’il avait fait cela2. » C’est que la poésie est
un art du comment, non un art du pourquoi, et qu’elle demande,
pour l’apprécier comme il convient, qu’on se mette au « point de
vue3 » du poète : « Examinons comment vous avez travaillé, non
sur quoi et pourquoi4. »
   La « poésie pure » promue par Baudelaire au milieu du Second
Empire ne portera plus le signe de cette abondance qui, chez Hugo,
égalait la fécondité du poète à celle de la nature. La « pure poésie »
était toute positivité, euphorique adhésion à son art d’un poète en
pleine possession de ses moyens, jeune encore lui-même à l’in‑
térieur d’un romantisme en train de rajeunir la vieille chose que
la littérature était devenue entre les mains des néoclassiques. La
« poésie pure » sera, elle, presque toute, négativité, privation voulue,

1.   V. Hugo, Préface aux Orientales (1829), éd. citée, p. 49.
2.   Ibid., p. 49.
3.   Ibid., p. 48.
4.   Ibid., p. 47.
18                                    poésie pure et société au xixe siècle

restriction du fait poétique à ce qu’il a de plus essentiel et à ce qui,
dans celui-ci, refuse non plus tant les limites de l’art que la levée de
ses frontières – et non plus tant la réduction de son rayon expressif
que sa mise au service d’autre chose que de lui-même. La pureté, en
1829, indiquait à la poésie un horizon grand ouvert, en lui donnant
carte blanche pour étendre son paraphe dans toutes les directions.
En 1857, se voulant au-dessus de tout, elle ne sera plus guère que
le résultat de deux opérations presque contradictoires : soustraction,
d’une part, émancipant l’expression à caractère poétique de tout
ce qui ne tombe pas sous sa juridiction formelle ; extrapolation,
d’autre part, consistant à instituer une classe de textes poétiques
en définition du genre tout entier.
   Traducteur d’Edgar Poe, dont il se sert comme d’un bélier
contre la forteresse des lettres françaises, Baudelaire se montre,
sur tout cela, très démonstratif. Les réductions auxquelles il pro‑
cède viennent de ce qu’il faut contrecarrer, explique-t-il, deux des
hérésies qui guettent le sanctuaire poétique. La première est l’hé‑
résie de la « longueur ». Cette hérésie tend à confondre masse et
densité, alors que la « condition vitale de toute œuvre d’art » est
« l’Unité » – c’est-à-dire aussi la « totalité de l’effet » exercé sur le
lecteur – et que cette unité comme cette totalité se diluent dans
les poèmes de grandes dimensions. Exclu donc le poème épique,
lequel tient, « esthétiquement parlant », du « paradoxe » et n’est plus
qu’une « anomalie » du passé ; exclu, de même, le poème « trop
court », dont l’effet, « quelque brillant et intense » qu’il soit parfois,
n’est pas assez « durable1 ». Plus « redoutable » est, en second lieu,
« l’hérésie de l’enseignement, laquelle comprend comme corollaires
inévitables, explique Baudelaire, l’hérésie de la passion, de la vérité et
de la morale2 ». C’est que celles-ci ordonnent l’œuvre à des fonctions
qui écartent la poésie de sa finalité unique : « La poésie […] n’a pas
d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre. » Plus
loin, sur la même page, ce « elle-même » visé par la poésie ainsi
conçue obtiendra la prime d’une majuscule : « La poésie ne peut pas
sous peine de mort ou de défaillance, s’assimiler à la science ou à la
morale ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même3. »
Ces soustractions en chaîne, portant sur le poème narratif, puis sur

1. Ch. Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », Œuvres complètes, t.   ii,
éd. citée, p. 332.
2. Ibid., p. 333. C’est lui qui souligne.
3. Ibid.
la révolution de la poésie pure                                            19

toute forme de poésie à valeur affective, didactique ou morale, sont
aussi exhaussement de la « poésie pure », telle qu’elle en ressort
grandie et non diminuée, au rang d’une poésie rendue à son essence
et à son « principe » : « Le principe de la poésie est, strictement et
simplement, l’aspiration humaine vers une beauté supérieure1. »
La « poésie pure » n’est donc pas, aux yeux de Baudelaire, la forme
spéciale ni la forme par excellence d’une poésie qui en admettrait
d’autres et, moins encore, une fonction qui traverserait toute forme
d’expression poétique à différents niveaux d’intensité. Elle est la
poésie tout court, la poésie même, la poésie « Elle-même », dans
ce que celle-ci a de plus fortement définitoire. En 1863, on verra le
poète de la « modernité » se montrer, sur tout cela, plus dialectique
et un peu plus nuancé.
   Frondeur dans une autre direction quelques années plus tôt,
Baudelaire avait voulu voir dans les chansons de Pierre Dupont un
moyen de renvoyer « la puérile utopie de l’école de l’art pour l’art »
à la stérilité qui est son lot, en réclamant « le droit de la déclarer »,
cette école, « coupable d’hétérodoxie » et en « flagrante contravention
avec le génie de l’humanité ». « Je préfère, continuait-il, le poète qui
se met en communication permanente avec les hommes de son
temps, et échange avec eux des pensées et des sentiments traduits
dans un noble langage suffisamment correct2. » C’est ou bien qu’un
Baudelaire peut toujours en cacher un autre ou bien que Baudelaire
n’aimait rien tant que tordre le bâton dans l’autre sens avec une
identique férocité ; et au reste, dix ans après, un second texte sur
le même Dupont, mis alors en série non seulement avec Hugo
et Barbier mais aussi avec Gautier, Banville et Leconte de Lisle,
montrera un autre Baudelaire ou Baudelaire sous un autre de ses
aspects 3. Toujours est-il qu’en 1857 l’hétérodoxie aura changé de
camp ou de signe à ses yeux. « Hérésie » recouvrira chez lui tout
compromis des écrivains et des artistes avec la doxa sous les formes
diverses qu’elle peut présenter : moralisme, bon sens politique, foi
dans le progrès, dévotion à l’utile. Suprême orthodoxie, la poésie telle
qu’il la conçoit désormais ne devra en rien céder aux sollicitations
d’une norme susceptible de prendre plusieurs visages sans cesser de
ressembler au serpent de la Genèse enroulé autour de sa branche.

1. Ibid., p. 334.
2. « Pierre Dupont » (1851), ibid., p. 26‑27.
3. « Pierre Dupont » (1861), dans « Réflexions sur quelques-uns de mes contem‑
porains », ibid., p. 169‑175.
20                                        poésie pure et société au xixe siècle

   Transporté du lexique des dogmes à celui des choses de l’esprit et
de l’art, le vocable d’« hérésie » implique, diachroniquement, l’exis‑
tence d’une religion de la vraie poésie. Cette religion, qui a ses
enthousiastes, ses dévots et, plus rarement, ses apostats, existe bel
et bien depuis que les premiers romantiques, proches du trône et
de l’autel, ont, tout à la fois, mis la poésie à l’abri de « l’astre glacial
de la raison1 » et donné au « sacre de l’écrivain » le poids d’une ins‑
titution imaginaire2. Et déjà cette religion s’était confondue autour
des frères Schlegel avec un « Absolu littéraire » propre à garantir la
puissance d’engendrement de l’œuvre3. En avait procédé de proche
en proche une croyance dans un double pouvoir inhérent au lan‑
gage : pouvoir de s’arc-bouter contre lui-même – d’où l’œuvre tire
sa propre organicité – mais aussi, en installant la réalité en soi de
l’œuvre, de permettre à celle-ci, en tant que totalité organique, de
capter un reflet de l’organisation universelle. C’est dans cette ligne
spirituelle, remontant aux romantiques d’Iéna et à d’autres formes
de sorcellerie philosophique et littéraire, que Baudelaire invite son
lecteur à « considérer toute infraction […] au beau moral », non
seulement comme une « dissonance » propre à « [blesser] plus parti‑
culièrement certains esprits poétiques », mais « comme une espèce
de faute contre le rythme et la prosodie universels4. »
   Cette religion et les rites qui l’entretiennent ont partie liée avec
la conception moderne de la littérature en tant que « cadre » dégagé
des Belles-Lettres et en tant qu’art de l’invention par le langage,
telle qu’on la voit se mettre en place dans les meilleurs esprits, à
l’échelle européenne, au tournant des xviiie et xixe siècles. Jean-
Pierre Bertrand a fait ressortir le rôle joué à cet égard par Mme de
Staël, au seuil du siècle, dans De la littérature considérée dans ses
rapports avec les institutions sociales5. Treize ans plus tard, avec De
l’Allemagne, le rôle de la châtelaine de Coppet et celui de son réseau
intellectuel ne seront pas moins importants en fait de relais éta‑
bli du romantisme allemand au romantisme français. La formule

1. Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle (1835‑1836), Prose,
éd. M. Allem et Paul-Courant, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1960, p. 71.
2. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain (1750‑1830), Paris, Gallimard, 1996.
3. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la
littérature du romantisme allemand, Paris, Le Seuil, 1978.
4. Ch. Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », Œuvres complètes, t. ii,
éd. citée, p. 334.
5. Jean-Pierre Bertrand, Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture auto‑
matique, Paris, Le Seuil, 2015.
table des matières                                                                                   301

     Les constituants des « beau comme »..........................................                    195
     Forme et force................................................................................ 199
     Le comme de Lautréamont............................................................ 204
     Vers une autre médiation poétique ?........................................... 209

Chapitre 8. Poétique de l’intérieur
   99, boulevard Saint-Michel........................................................                 213
     Dehors ou dedans...........................................................................     216
     « Complainte des pubertés difficiles ».........................................                 223
     Le trop, le rien et le pagure...........................................................        227
     L’intérieur en figuration du poétique...........................................                 233

Chapitre 9. La prison des signes
   Sens et signification....................................................................         237
     « Un homme d’intérieur ».............................................................           238
     Un matérialisme enchanté............................................................ 240
     Le « sens » et le « trésor »............................................................. 244
     Entre sémiologie et sociologie : la part imaginaire.................... 248

Chapitre 10. Le poète et les prolétaires
   Vers un déclin de l’allégorie......................................................                255
     « Badadang boum ! D’zing ! Badadang ! »...................................                      257
     Trivialités dans l’Azur....................................................................     261
     Le talus et le firmament................................................................ 268

Épilogue. Les signes d’autrefois......................................................               281

Références............................................................................................. 289

Index des noms................................................................................... 291
DU MÊME AUTEUR

La Leçon des choses. Techniques imaginaires de Daniel Defoe à Georges Simenon,
   Bruxelles, La Lettre Volée, 2021.
Médiamorphoses. Presse, littérature et médias, culture médiatique et communication,
   Liège, Presses Universitaires de Liège, 2019 (2e éd. 2020).
Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, Paris, Le Seuil, 2008.
La Censure invisible, Arles, Actes Sud, 2006.
L’Art d’être Hugo. Lecture d’une poésie siècle, Arles, Actes Sud, 2005.
Crises. Mallarmé via Manet, Leuven, Peeters/Vrin, 1998.
Les Poésies de Stéphane Mallarmé, Paris, Gallimard, 1998.

                                  En collaboration
Histoire de l’édition en Belgique (xve-xxie siècles) (avec T. Habrand), Bruxelles, Les
   Impressions nouvelles, 2018 (Prix Triennal de l’Essai FWB 2020).
Les Poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire (avec J.-P. Bertrand), Paris,
   Le Seuil, 2006.
La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval (avec J.-P. Bertrand), Bruxelles,
   Les Impressions Nouvelles, 2006 (Prix Vigny 2006).
Naissance de l’Éditeur. L’édition à l’âge romantique (avec A. Glinoer), Bruxelles, Les
   Impressions Nouvelles, 2005.
Marché éditorial et démarches d’écrivains. Un état des lieux et des forces de l’édi‑
   tion littéraire en Communauté française de Belgique (avec Y. Winkin), Bruxelles,
   Direction générale de la Culture et de la Communication, 1996.

                               Direction de collectifs
Mallarmé au monde. Le spectacle de la matière (avec B. Bohac), Paris, Hermann, 2019.
L’Intervention du support. Médiation esthétique et énonciation éditoriale (avec
   Ch. Servais), Presses Universitaires de Liège, 2017.
Le Symbolique et le Social. La réception internationale de la pensée de Pierre Bourdieu,
   (avec J. Dubois et Y. Winkin), Presses Universitaires de Liège, 2015.
Le Discours « néo-réactionnaire ». Transgressions conservatrices (avec S. Sindaco),
   CNRS Éditions, 2015.
Entre presse et littérature. Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas (avec
   S. Mombert), Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Uni‑
   versité de Liège, 2009.
Les Nouveaux Mots du Pouvoir. Abécédaire critique, Bruxelles, Aden, 2007 (Prix du
   Pamphlet des éditions Anabet, Paris, 2007).
L’Écrivain et son double : Hubert Nyssen, CELIC/Actes Sud, 2006.
La Censure de l’imprimé. Belgique, France, Québec et Suisse romande. xixe et xxe siècles
   (avec P. Hébert, J.-Y. Mollier et Fr. Vallotton), Québec, Nota Bene, 2006.
La Littérature Maldoror (avec P. Aron et J.-P. Bertrand), Tusson, Éditions Du
   Lérot, 2005.
Médias et Censure. Figures de l’orthodoxie, Éditions de l’Université de Liège, 2004.
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