Politiques européennes - Le chaînon manquant des - SOS Faim
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24 Enjeux Souvent dénoncées, les politiques agricoles et commerciales de l’Union européenne entrent en conflit avec sa politique d’aide au développement. Dans un contexte politique ébranlé par la pandémie de Covid-19, les incohérences des politiques européennes sont d’autant plus apparentes. Au sein de l’UE et de ses pays partenaires, les petits agriculteurs n’arrivent plus à écouler leur production sur un marché devenu de plus en plus compétitif. Le chaînon manquant des politiques européennes | Un article de Lola Pochet | les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay), de la CAN (Colom- DAns Ce t artic lE bie, Équateur, Pérou) et avec le Mexique. > HANNELORE BEERLANDT, directrice d’Agri Malgré la promesse d’un développement cord, un réseau regroupant différentes agences économique bénéfique à chacune des par- agricoles et ONG ayant pour but de renforcer ties, ces accords demeurent inégaux. Car en les organisations paysannes dans les pays en octroyant des avantages préférentiels aux voie de développement (PED). pays signataires (tarifs moindres sur l’im- > CHARLES SNOECK, responsable du pôle Civil port ou l’export), ces accords permettent à Society Engagement chez Fairtrade Belgium. l’UE de conserver une forme d’hégémonie > OLIVIER DE SCHUTTER, ancien Rapporteur économique. De nombreuses clauses sont pour le droit à l’alimentation à l’ONU. contraignantes pour les signataires, les em- pêchent de modifier leurs droits de douane et leur imposent de supprimer leurs taxes de soutien aux exportations. Cela permet à L es critiques portent surtout sur le l’Europe de pratiquer le dumping, c’est-à- manque de transparence et de cohé- dire d’écouler le surplus de sa production rence des politiques ainsi que leurs sur les marchés de ses partenaires, à un prix nombreux effets indésirables sur les pays inférieur au prix de revient. partenaires de l’UE. La fluidité des échanges commerciaux entre les différents pays a été priorisée et l’Union européenne s’est Cette pratique déloyale a pour effet d’éli- alignée sur l’idéologie du libre marché. miner la concurrence en offrant des prix très L’Union européenne est donc en perpé- attractifs aux clients sur d’autres marchés. tuelle négociation avec un nombre crois- Elle a de graves implications pour les filières sant de pays. Entre autres, elle négocie des locales, peu protégées, qui ne reçoivent pas Accords de partenariat économique (APE) de subsides de leurs propres gouverne- avec la plupart des pays africains, avec le ments et se retrouvent donc dans l’incapa- Canada (Ceta), avec le Japon ( Jefta), avec cité de vendre leurs produits.
25 Défis Sud n° 138 | Édition annuelle 2020-2021 En octroyant des avantages préférentiels aux pays signataires (tarifs moindres sur l’import ou l’export), ces accords permettent à l’UE de conserver une forme Illustrations © Carl Roosens d’hégémonie économique.
26 Une question de choix La PAC : un instrument « L’exportation n’est cependant pas un mau- vais réflexe », affirme Hannelore Beerlandt, financier clé ? directrice d’Agricord, un réseau regroupant différentes agences agricoles et ONG ayant L’agriculture intensive pratiquée dans les pour but de renforcer les organisations pay- États membres de l’Union européenne est sannes dans les PED. « Mais il est nécessaire d’informer davantage les gouvernements si- subsidiée grâce à la Politique agricole com- gnataires quant aux contenus des différentes mune (PAC). C’est l’une des politiques les clauses et d’aider ces derniers à mettre en plus importantes de l’UE en termes budgé- place des outils de subvention pour sou- taires (38 % du budget de l’UE en 2018). tenir leur propre production. Il existe de Elle conditionne les évolutions du système nombreuses possibilités pour les pays par- agricole et alimentaire européen. Cette po- tenaires de protéger leur marché, d’investir litique d’attribution de subsides représente dans leurs agriculteurs et dans l’efficacité un soutien financier essentiel pour les agricul- de leur propre système. Il s’agit avant tout teurs des différents États membres et permet d’une question de choix. En allouant des de préserver l’économie rurale sur le conti- subventions, vous permettez aux produc- nent… du moins, en théorie. En pratique, les teurs d’avoir un espace pour prendre en petites fermes disparaissent très rapidement, compte la dimension écologique, sociale et se voyant remplacées par de grandes pro- le bien-être animal. Sans soutien financier, les priétés foncières. Les terres étant accaparées bases mêmes de la vie des producteurs ne par l’agrobusiness d’exportation, et le prix sont pas assurées, ce qui laisse ces derniers des terrains agricoles atteignant des som- sans autre choix que d’être compétitifs ». mets, l’accès au foncier représente un frein important à l’installation d’une nouvelle gé- nération d’agriculteurs. Les plus importants bénéficiaires de la PAC sont de grosses exploitations. Selon Green- Sans soutien financier, peace, en 2015, 30 % des aides de la PAC les bases mêmes de ont été allouées à seulement 1,5 % des ex- ploitations. L’attribution des aides financières la vie des producteurs ne tient pas compte des modes de produc- tion utilisés, encore moins de la gestion de ne sont pas assurées. l’environnement ou des conditions de vie des animaux et des travailleurs. En d’autres termes, cette répartition inégalitaire se fait Il est bien sûr possible que certains gou- au détriment des agricultures familiales ou vernements décident en connaissance de de ceux qui tentent une gestion plus respec- cause de ne pas tirer profit de ces clauses tueuse de la nature. alors qu’elles pourraient leur permettre de se protéger des externalités négatives. Ils le Au-delà des frontières de l’UE, « la Politique font en général dans le but de protéger les agricole commune (PAC) constitue l’une des consommateurs urbains en leur procurant principales politiques européennes ayant des produits à bas prix. Les décideurs po- des impacts sur les pays du Sud, et plus par- litiques craignent les soulèvements urbains. ticulièrement sur leurs paysanneries, avec un Ils font donc tout pour maintenir les prix bas, potentiel de contradiction avec les objectifs prenant souvent des mesures ad hoc sans de cohérence avec le développement et de réflexion sur le long terme. « C’est ce biais respect des droits humains » souligne un rap- urbain qui finalement pousse les gouverne- port publié par Coordination Sud en 2019. ments de beaucoup de pays du Sud à ac- C’est le cas notamment en Afrique de l’Ouest, cepter d’importer des produits peu chers. où le blé et la poudre de lait sont importés Et cela se fait au détriment des producteurs et vendus à bas prix grâce aux subventions locaux » rapporte Hannelore Beerlandt. de la PAC. Selon Charles Snoeck, responsable du pôle Civil Society Engagement chez Fairtrade
27 Défis Sud n° 138 | Édition annuelle 2020-2021 Belgium, « la protection du consommateur un lien indéniable entre l’agricul- urbain sur le long terme est souvent igno- ture et l’environnement et, outre rée et réduite à une relation transaction- la préservation des écosystèmes, nelle instantanée ». De l’autre côté du le facteur économique joue un spectre, les communautés d’agriculteurs rôle important dans l’équation : sont généralement emportées dans des près de 20 % des produits alimen- cycles de pauvreté et contraintes de taires sont gaspillés chaque année, mettre en place des stratégies de survie ce qui entraine un coût écolo- au détriment des aspects de durabilité gique énorme pour l’Europe, ainsi écologique et d’égalité sociale. D’après qu’une perte de revenus de plus Charles Snoeck, l’aspect financier est de 143 milliards d’euros par an.3 donc crucial dans le développement d’un système alimentaire plus juste, « L’UE a raison d’investir ces dimen- tant en amont, au niveau des pro- sions, mais doit cependant rectifier ducteurs, qui devraient bénéficier quelques points », souligne Olivier d’un revenu vital qui leur permettrait De Schutter, ancien Rapporteur pour d’adopter des pratiques agricoles le droit à l’alimentation à l’ONU. plus vertueuses, qu’en aval, au niveau Les politiques commerciales de l’UE du consommateur, qui souvent doit se semblent ne pas avoir été prises en rabattre sur une alimentation low cost compte lors des discussions prépa- par manque de moyens (ou manque ratoires de la stratégie F2F. Pourtant, de « capabilités », selon les termes de en alignant ces politiques avec la l’économiste Amartya Sen )1. nouvelle stratégie alimentaire, l’UE pourrait imposer des conditions Le Green Deal et sociales et environnementales plus strictes à ses partenaires éco- « De la fourche à la nomiques. Ces derniers seraient fourchette » : entre ainsi plus enclins à soutenir les initiatives syndicales et les promesses et réalité mouvements sociaux dans les La nouvelle Commission européenne, PED, qui réclament en per- entrée en fonction en novembre manence un soutien auprès 2019, s’est attelée à développer de leurs gouvernements. une nouvelle stratégie alimentaire De plus, avec l’entrée en censée être plus transparente, plus fonction de la nouvelle saine, plus juste et plus verte. Cette Commission, le budget stratégie, appelée « De la fourche à pour la période 2021- la fourchette » ( Farm to Fork, F2F ) a 2027 a été revisité et les été proposée dans le cadre du Green fonds de la PAC pour le Deal, un ensemble d’initiatives ayant développement rural ont pour but de rendre l’Europe climati- été réévalués à la baisse. quement neutre d’ici à 2050. Cette décision sur le plan financier entre en contra- La F2F devrait être basée sur la ré- diction avec les objectifs duction de l’utilisation de pesticides, de la F2F. Finalement, de produits antimicrobiens et de fer- en termes de gouver- tilisants, la mise en place d’une taxe nance, Olivier De Schut- carbone sur les importations aux fron- ter signale le manque de tières, la mise à disposition de fonciers participation accordé à la supplémentaires pour y pratiquer l’agri- société civile pour la mise culture biologique et l'insistance sur des en place et le suivi de la choix alimentaires sains, de manière à nouvelle stratégie. Il est vrai réduire le taux d’obésité2. Il existe en effet que les agriculteurs sont géné- 1 Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2016. The Capability Approach. 2 Euractiv, 2020. Leak: EU’S Farm To Fork Strategy Will Be Based 3 Euractiv.fr, 2019. Avec Sa Stratégie Alimentaire « De La Fourche À On Five Key Targets. L’Assiette », L’UE est-elle enfin à l’écoute de ses citoyens ?
28 ralement peu équipés4 pour répondre à la Bien que ces standards ne soient pas (en- complexité des structures européennes. Ils core) juridiquement contraignants, Han- sont pourtant les premiers concernés par nelore Beerlandt soutient le processus en ces décisions politiques. cours : « Les politiques actuelles ont déjà pris de nombreuses mesures correctives au À l’échelle européenne, et compte tenu des cours des dernières décennies, et bien que nombreux cloisonnements institutionnels, ces mesures puissent sembler insuffisantes il semble donc difficile de réformer les dif- ou trop lentes, elles vont cependant dans la férentes politiques simultanément et d’y bonne direction ». ajouter davantage de cohérence. Pour y re- médier, Charles Snoeck propose d’inclure de nouveaux indicateurs dans les analyses Des politiques intégrant préliminaires à l’élaboration des politiques. la justice sociale ? Le but ? Que le bien-être de l’être humain Au niveau européen, les agricultures pay- soit au centre du succès économique. « On sannes souffrent du manque d’accès au a tendance à condamner le libre-échange foncier et du manque de soutien financier, per se, alors que le problème est surtout car la majorité des subventions sont attri- l’insistance mise exclusivement sur l’aspect buées aux grandes exploitations. Lorsque monétaire alors que la dimension sociale le surplus de la production européenne passe aux oubliettes ! » explique-t-il. est exporté, l’UE pratique une forme de concurrence déloyale qui déstructure et af- De tels indicateurs existent déjà. Au niveau faiblit les structures de production déjà peu macro, la triple bottom line ( People, Planet stables des agricultures familiales au Sud. & Profit ), une notion permettant d’évaluer les impacts des décisions prises au sein L’UE est une institution fondée sur de nom- d’une entreprise sur le plan social, envi- breuses valeurs morales, telles que l’égalité, ronnemental et économique, a désormais la démocratie, la dignité humaine, la liberté. changé substantiellement de sens. Avec Cependant ses politiques, tant sur le plan l’institutionnalisation des Objectifs de dé- commercial, agricole, extérieur, ou en ma- veloppement durable (ODD ), le troisième P tière d’aide au développement, ne sont a été remplacé par « Prosperity » indiquant pas construites de manière à penser à leurs la volonté générale de mettre davantage interférences. En étant cloisonnées, elles l’accent sur la dimension de justice sociale. Un autre exemple significatif : le concept de la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme qui permet aux entreprises et à tout type d’organisations « d’identifier, La dimension sociale d’évaluer, de prévenir et d’atténuer les conséquences négatives, réelles ou poten- passe aux oubliettes. tielles de leurs activités dans le cadre du res- pect des droits de l’homme »5. Au niveau européen, il est important de noter que, de- puis 2011, les APE négociés par l’UE com- prennent un chapitre relatif au commerce et entrent régulièrement en contradiction avec au développement durable (CDD), conte- les discours d’intentions politiques de l’UE. nant des engagements portant sur le droit Au lieu de rappeler sans cesse que l’Europe du travail et la protection de l’environne- est le plus important contributeur en matière ment, ayant pour but de s’aligner avec les d’aide au développement, ne serait-il pas normes et directives internationales, comme plus judicieux de traduire cette affirmation en celles de l’ONU, de l’OCDE ou de l’Organi- actes en pratiquant un commerce plus juste ? sation internationale du travail (OIT). Dans les pays en développement, la mise en 4 Au niveau national, des initiatives sont mises en place : en place d’un système de revenu vital d’une part Allemagne, le Ministre de l’Agriculture a demandé aux citoyens, aux et la distribution de subventions d'autre part agriculteurs et à d’autres organisations de proposer leurs idées dans le cadre de la « Stratégie Agricole 2035 », qui se focalisera sur la offriraient la possibilité aux agriculteurs de durabilité, la biodiversité et la sécurisation des ressources. pouvoir agir de manière concrète sur leur situa- 5 Toolbox Human Rights, 2020. Diligence Raisonnable En Matière tion, indépendamment d’une aide financière De Droits De L’Homme Et Des Évaluations D’impact.
29 Défis Sud n° 138 | Édition annuelle 2020-2021 Avec les paysans du Pérou contre le libre-échange En 2012, l’Union européenne a conclu un accord de libre-échange avec le Pérou et la Colom- bie. L’Équateur a rejoint l’accord par la suite. nance notamment de la Belgique et des Pays-Bas, soit une quantité trois fois plus grande qu’avant l’entrée en vigueur de cet accord. Nos pommes de terre européennes, coupées en frites, surgelées et emballées dans des sachets en plastique parcourent la moitié de la planète pour arriver dans les supermarchés péruviens où elles sont vendues moins chères que les produits lo- caux. Une aberration d’autant plus grande quand on sait que le Pérou est le pays d’origine de la pomme de terre qui offre la plus grande diver- sité de patates au monde ! Une infinie variété de pommes de terre andines, cultivées depuis des millénaires par des paysans soucieux d’en préser- ver toutes les diversités, est aujourd’hui menacée par l’arrivée de frites surgelées et standardisées, en provenance de l’UE. Un récent rapport montre que cette libéralisation Ces frites européennes exportées à un moindre des échanges commerciaux avec le Pérou a des coût empêchent les producteurs péruviens de pa- conséquences socio-économiques désastreuses tates de vendre leurs propres produits sur place à pour 95 % des paysannes et des paysans péru- un prix juste car la concurrence des pommes de viens qui voient arriver sur leurs marchés des pro- terre européennes est trop forte. Résultat : les pay- duits alimentaires vendus à des prix avec lesquels sans péruviens ne parviennent plus à vivre de leur ils ne peuvent pas rivaliser. activité agricole. Sur la période 2014-2018, l’Union européenne a exporté au Pérou, en moyenne 26 000 tonnes par Pour soutenir la campagne de SOS Faim : https:// an de pommes de terre frites surgelées en prove- www.sosfaim.be/stop-traite-libre-echange extérieure, et de se rapprocher ainsi d’une curité alimentaire des pays du Sud. Il y a sans forme de souveraineté alimentaire. Comme aucun doute un problème de fond lorsque le rappelle Charles Snoeck, “ il est nécessaire la compétitivité du marché de certains pays de faire de nos agriculteurs, tout comme des sert à justifier des exploitations sur le plan consommateurs, des acteurs de changement, social et environnemental ailleurs. et cela passe nécessairement par l’aspect éco- nomique ”. Il s’agit de tenir compte de critères environnementaux et sociétaux dans l’attribu- En plaçant la notion de justice sociale et en- tion des aides aux agriculteurs, en particulier, vironnementale au centre des préoccupa- aux petits exploitants familiaux. tions et des priorités économiques de nos gouvernements, l’UE aurait la possibilité Cette évolution est nécessaire parce que d’aligner ses objectifs de développement et les politiques de l’UE influencent les prix à ses ambitions écologiques avec sa stratégie l’échelle mondiale, et donc également la sé- commerciale.
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