Pour une acceptation chrétienne du trouble - Thierry LE GOAZIOU UR CONFLUENCE : Sciences et Humanités EA 1598 - UCLy Lyon, France
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R E V U E C O N F L U E N C E S C I E N C E S & H U M A N I T É S - N ° 1 - M A I 2 0 2 2 - PAG E S 1 2 7 / 1 4 2 127 Pour une acceptation chrétienne du trouble Thierry LE GOAZIOU UR CONFLUENCE : Sciences et Humanités [EA 1598] – UCLy Lyon, France Résumé La crise sanitaire a brusquement plongé la planète dans l’ère de l’incertitude et du manque de lisibilité. Cette crise a le mérite de souligner une réalité méconnue ; celle de l’intervention sur autrui que les équipes de soignants exercent auprès des personnes souffrantes et handicapées. La gestion de la Covid met en évidence la vulnérabilité de l’être humain. L’irruption de ce virus est dérangeante car elle rappelle la proximité de la mort. La pandémie nous invite à apprendre à vivre avec nos craintes et nos peurs. La notion de trouble, issue de la rencontre avec le monde du handicap, constitue une topique majeure qui rappelle l’universalité de la sensibilité humaine. Au sein d’un espace communicationnel saturé et confus, le chrétien doit ainsi pouvoir rendre compte de sa capacité à vivre ses propres troubles au sein d’une acceptation lucide de ses limites. C’est comme un être troublé qu’il se tient devant la face de Dieu à travers trois repères : la liminalité, la confiance et la démaîtrise. Discipline : THÉOLOGIE MORALE Mots-clefs : CONFIANCE, HANDICAP, INCERTITUDE, LIMINALITÉ, TROUBLE, SOIN N° 1 MAI 2022 - COVID ET VULNÉRABILITÉS
128 DOSSIER - POUR UNE ACCEPTATION CHRÉTIENNE DU TROUBLE Introduction L ’incertitude existentielle dans laquelle nous plonge la crise sanitaire depuis mars 2020 fait bouger les représentations. Elle vient bousculer les convictions et fissure les évidences. Elle nous fait sortir, individuellement et collectivement, de notre zone de confort. Elle invite les chrétiens à dynamiser l’éthique dont ils sont les porteurs et les témoins. Plus spécifiquement encore, elle nous expose à une forme universelle de vulnérabilité qui nous rappelle que nous sommes des êtres fragiles et faillibles1. À l’abri de rien, cette exposition risque de durer. Si les conséquences sociales de l’irruption de la COVID-19 sont contraignantes, cette situation inédite peut également être considérée comme une opportunité, un chemin qui reste à concevoir et à parcourir. Celui-ci inaugure un nouveau paradigme dont la pertinence est liée à notre capacité collective à nous inscrire dans une durée précaire et incertaine, mais curieuse et ouverte. La présentation de cette conviction comprend trois étapes. D’abord, un rappel de ce que la crise sanitaire nous fait vivre en mettant en évidence un élément positif : celui de la valorisation du travail sur autrui. Ensuite, la formulation d’une hypothèse de travail : ce que cette infection virale révèle, s’illustre en recourant à la notion de trouble. Celui-ci exprime une sorte de ressenti intérieur perturbé autant que perturbant dont la valorisation est aidante pour vivre cette expérience inattendue de l’incertitude. Phénoménologiquement, le trouble s’apparente à un affect émotionnel qui résiste à sa classification et dont la signification reste partiellement masquée. C’est un impact sensible imprévisible et singulier dont l’intensité et la durabilité sont variables. Analogiquement, on peut le comparer à la notion d’inconfort non dénuée d’une certaine confusion, rappelant ainsi la condition faillible 1 - L’auteur est docteur en théologie morale et directeur général d’une association du mouvement parental qui accompagne des personnes en situation de handicap mental. Cet article croise deux regards, celui du théologien et celui du manageur du secteur médico-social. REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
THIERRY LE GOAZIOU 129 de l’être humain2. Enfin, la formulation de trois repères inscrits dans une compréhension chrétienne de l’existence qui mettent en évidence la nécessité de consentir et d’accueillir une forme de vie troublée, à condition de s’efforcer de renoncer à la stricte reproduction du même. Ces trois repères sont la dimension liminaire de la condition chrétienne et plus largement humaine, le choix de la confiance qui indique l’intention de sortir d’une complaisance narcissique toujours envahissante, le refus explicite de la perfection et l’acceptation de la démaîtrise, indispensable à la vitalité d’une vie spirituelle. La positivité d’une crise sanitaire La crise sanitaire a brusquement plongé la planète dans l’ère de l’incertitude et du manque de lisibilité. Celle-ci génère une inquiétude qui peut aller jusqu’à une forme de traumatisme qui n’épargne personne et qui s’insinue partout. Nous vivons tous, peu ou prou comme des malades en puissance, dans la crainte, dans la peur et parfois dans l’angoisse. Pourquoi ? Parce que nous appréhendons la possibilité d’être atteints par le virus comme une contamination qui constitue une sorte d’effroi. L’infection génère une panique irréductible. Nous aspirons à sortir de cette période menaçante, où les repères sont devenus flous, réversibles. Nous nous projetons d’une façon désespérée vers le monde d’après, un monde du retour de la certitude et de l’évidence, tout en sentant subrepticement, au fond de nous-mêmes, que ce monde risque fort bien de ne pas émerger ou de ne plus jamais revenir. Cette épreuve ne semble pas avoir de fin et il est difficile d’anticiper en l’absence d’une perspective sereine. Les périodes de confinement succèdent aux moments de couvre-feu ; on se retrouve enfermé dans une sorte de parenthèse liminaire, séparé du monde d’avant et pas encore parvenu au monde d’après. Celui-ci se transforme en figure déficitaire qui épuise l’espérance et hypothèque sérieusement notre impératif besoin 2 - L’approche de l’homme faillible chez Ricœur est philosophiquement proche de la notion de trouble présentée dans cet article (Ricœur, 2009). N° 1 MAI 2022 - COVID ET VULNÉRABILITÉS
130 DOSSIER - POUR UNE ACCEPTATION CHRÉTIENNE DU TROUBLE de consolation (Dagerman, 1989). Celle-ci vient pourtant combler un manque que les perturbations intérieures causées par l’inquiétude et l’incertitude alimentent. À titre d’illustration, la figure du toucher comme acte concret consolant autant pour celui qui touche que pour celui qui est touché rassure car elle vient redynamiser une espérance capable de surmonter l’insupportable. Mais cette perspective s’éloigne et devient caduque lorsque l’éthos social se crispe sur lui-même en érigeant l’évitement – de soi comme de l’autre – comme une nouvelle norme comportementale. L’interaction perd sa capacité de construction, sa dimension d’étonnement au détriment de la distanciation qui réduit la dynamique de l’intersubjectivité et de la rencontre de l’altérité. Le déficit éthique de la présence est particulièrement cruel. La gestion erratique de la Covid met ainsi en évidence la vulnérabilité de l’être humain que l’on refuse de prendre pleinement en considération d’ordinaire, à distance de nos préoccupations quotidiennes. L’irruption de ce virus est dérangeante car elle rappelle la proximité immédiate de la douleur, de la maladie et de la mort qu’il est bien difficile d’appréhender et de regarder en face. Cependant, cette vision négative de l’incertitude, de la tranquillité perturbée (Pessoa, 1999), contrariée, entravée, a le mérite de souligner une réalité trop souvent méconnue et que l’on préfère laisser sous le boisseau. Cette réalité, c’est celle de l’intervention médico-sociale, le travail clinique du soin sur ou auprès d’autrui que les équipes de soignants exercent depuis toujours, au sein du monde occidental, auprès des personnes vulnérables et souffrantes, dépendantes, défaillantes, en processus d’exclusion. La plupart du temps, ce monde professionnel reste invisible tout autant qu’inaudible (Le Blanc, 2009), cantonné dans un enfermement liminaire bien pratique, résultat d’un processus d’isolement réussi. Il a fallu attendre des milliers de morts pour que les soignants puissent être reconnus, considérés, écoutés, regardés, admirés. Le pilotage managérial de cet espace professionnel fait l’expérience de cette mise à l’écart permanente. Ce secteur d’activité est traversé, en effet, par un ressentiment justifié et durable, éprouvé par le sentiment d’une injustice profonde car il n’existe pas vraiment aux yeux du monde. REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
THIERRY LE GOAZIOU 131 Cette forme sociétale de mépris (Honneth, 2008) plonge le soignant dans une sorte de dépression douce et souvent amère, régulière, ténue dont l’une des formes les plus vivaces est certainement la plainte (Poché, 2008) et ses multiples manifestations professionnelles : l’absentéisme, la répétition et l’habitude, la crispation, la perte de sens, l’inutilité, le burn-out. Toutes ces situations sont autant de réalités qui modèlent ce segment particulier de l’accompagnement éducatif et thérapeutique. L’exposition publique des structures institutionnelles de soin et de celles et ceux qui les font vivre permet de se rendre compte de l’importance de leur contribution sociétale et du caractère indispensable de leurs interventions. Ils constituent, en quelque sorte, le dernier rempart contre la maladie et son déploiement universel incontrôlable. La figure du trouble comme posture fondamentale de l’existence Cette visibilité accrue et juste de l’investissement professionnel des équipes de soignants, révélée à l’occasion de la crise sanitaire, est heureuse et inattendue. Elle rappelle les efforts que les axiologies du care mettent en œuvre depuis plusieurs dizaines d’années pour rendre compte de l’utilité du travail social. Orientées par une conception empathique et solidaire de la personne déficiente et fragile, elles réhabilitent le caractère indispensable du travail soignant. Elles viennent bousculer une anthropologie quasi exclusivement centrée sur les capacités rationnelles et productives de l’être humain. En contestant la portée de la pertinence d’un sujet principalement conçu comme un être autonome, elles valorisent la reconnaissance, l’empathie, la délicatesse. La prise en compte d’une vulnérabilité qui habite chaque individu complexifie et enrichit la conception de la personne. Elle la rend plus humaine par une prise au sérieux courageuse, de sa faiblesse et de sa dépendance, de ses doutes et de ses incertitudes. Prétendant refonder le sens de l’action concrète, elle oriente le faire en priorité vers l’autre, en s’efforçant de l’accueillir tel qu’il est, avec ses richesses tout autant que ses pauvretés. N° 1 MAI 2022 - COVID ET VULNÉRABILITÉS
132 DOSSIER - POUR UNE ACCEPTATION CHRÉTIENNE DU TROUBLE Ce nouveau paradigme porté par plusieurs auteurs majeurs3 valorise une attitude existentielle centrale dans le secteur médico-social : le sentir passe nécessairement et simultanément par un se sentir et donc par un consentir. De cette dernière assertion, il convient d’insister sur l’importance ontologique d’une acceptation pleine et entière de sa propre vulnérabilité. La relation clinique constitue ainsi une expérience empathique mais non pathétique de l’asymétrie et de la différence. Elle permet d’interrompre le cycle liminaire de la douleur qui sépare et qui isole. À la plainte récurrente et impuissante, elle propose de substituer la solidarité et l’équité. Au-delà de cette proposition morale attractive qui ne cherche nullement à faire un quelconque éloge de la faiblesse, la crise sanitaire actuelle nous rappelle que l’existence n’est pas linéaire. Elle est régulièrement contrariée. Au fond, nous ne sommes à l’abri de rien même si la posture narcissique et complaisante du psychisme relayée par l’auto- centration sociale de l’individu moderne fait tout pour nous faire croire le contraire. L’individu lucide est ainsi invité à faire preuve d’adaptation, de malléabilité, de plasticité (Malabou, 2009). Cette dernière attitude se rencontre en particulier auprès de personnes qui ont été accidentées, qui ont subi de graves traumatismes. Elles en conservent durablement des séquelles avec lesquelles elles doivent désormais vivre. Elles trouvent les ressources nécessaires, en elles-mêmes, en composant, avec une inévitable part de contraintes, une métamorphose souvent radicale de l’apparence première, de leur identité perdue. Cette qualité résiliente est le résultat d’un processus d’intégration de ce qui est si difficile à admettre ; la perte irrécouvrable. Parvenir à l’accepter pleinement et durablement est le résultat incertain d’un combat éthique de longue haleine, une invitation à s’engager à un « courage d’être » (Tillich, 2014). Cette démarche de consentement suppose un préalable ; il réside dans une attitude d’introspection résonnante qui consiste à se reconnaître vulnérable, faillible, susceptible d’être blessé. Cette reconnaissance 3 - Parmi lesquels Carol Gilligan, Joan Tronto, Corine Pelluchon. REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
THIERRY LE GOAZIOU 133 fait la part belle à la dimension sensible et charnelle de l’être. Tout ce qu’il bâtit, tout ce qu’il conçoit, toutes ses rencontres, ses choix, toutes ses évidences et ses belles certitudes ne valent la peine d’être vécus qu’à la condition de ne jamais perdre de vue la fragilité intrinsèque de l’existence. Discerner le sens de ses sensations intimes, décrypter ses ressentis singuliers constituent une sorte de propédeutique à l’expérience de l’altérité. Cette introspection est nécessaire afin de mieux apprendre à se connaître. Elle n’est cependant pas suffisante pour vivre la rencontre d’une véritable et sincère intersubjectivité. En effet, on ne peut aller vers soi qu’en acceptant d’aller vers l’autre qui vient nourrir en retour la compréhension de son être propre. Ainsi, c’est en prenant au sérieux ses tourments existentiels que l’on se retrouve mieux armé pour rencontrer authentiquement ce qui effraie. De ce point de vue, l’éthique de la vulnérabilité permet au processus d’acceptation de soi et de l’autre de progresser. Cette attitude intérieure faite de lucidité curieuse et d’interrogation inquiète qui cherche à capter la perturbation existentielle des ressentis propres de l’individu constitue une figure originale qui est celle de l’expérience du trouble. Elle s’enracine initialement dans la rencontre du handicap mental. Certes, il convient de ne jamais cesser de se persuader que l’absence de consentement d’une personne différente, à la rationalité atypique – la personne en situation de handicap mental, polyhandicap, atteinte d’une pathologie du spectre autistique – ne peut réduire l’indépassable dignité dont elle est porteuse. Le respect qui lui est dû, la préservation de son intégrité, la promotion de son autonomie, le développement de son bien-être constituent autant de convictions éthiques difficilement contestables. Il n’en reste pas moins vrai qu’à son contact une sorte de gêne, d’« inquiétante étrangeté », une subtile perte d’évidence, une rupture ténue de la logique relationnelle se manifeste. La communication intersubjective fluide et partageable semble ne plus fonctionner. Une sorte de fêlure de l’intériorité émerge et se dévoile. Elle montre, d’une façon obscure, quelque chose du dedans confronté au monde du dehors. C’est une sorte de vibration perturbante qui N° 1 MAI 2022 - COVID ET VULNÉRABILITÉS
134 DOSSIER - POUR UNE ACCEPTATION CHRÉTIENNE DU TROUBLE interroge l’identité et fissure les représentations sociales en relativisant les projections tout en indiquant le caractère artificiel et très relatif des apparences. Cette figure émotionnelle et sensible du trouble peut être isolée comme telle et étendue à l’ensemble des acteurs du secteur médico-social et plus largement encore à l’éthos social en faisant de cette notion un curseur pertinent susceptible de faire progresser la réflexion éthique que la période pandémique met à vif. Si elle s’observe d’une façon privilégiée dans le cadre de la rencontre asymétrique du handicap, elle ne s’y arrête pas. En la débordant, le trouble montre ainsi qu’il est une expression relativement universelle de l’incertitude relationnelle. Il rappelle que l’évidence supposée du lien, de l’attachement ne l’est pas et que celui- ci échappe autant à la représentation qu’à l’anticipation. L’impératif de la distanciation sociale imposé par la crise sanitaire en est l’illustration emblématique. Une part d’énigme persiste qui permet de ne pas oublier le fait qu’une rencontre se compose d’acteurs volontaires certes, mais aussi, pour une part, d’une dimension mystérieuse irréductible. Nous sommes au fond des êtres toujours susceptibles d’être troublés ; le prendre au sérieux, y porter attention, le valoriser permet de mieux vivre les aléas de l’existence – la maladie, la douleur, la séparation – et d’enrichir également sa vie intérieure en accélérant la sortie des zones de confort. Se rendre perméable aux infiltrations d’une existence troublée Ainsi, ce que les soignants vivent au quotidien depuis longtemps, d’une façon souvent cachée et invisible, la Covid le révèle au grand jour et nous invite à apprendre à vivre avec nos troubles et nos peurs. Il nous invite à reconnaître que l’incertain est toujours possible et que la précarité de l’existence n’est pas un accident mais possède une véritable puissance existentielle. Cette perspective anthropologique rappelle avec force que le sujet de l’agir humain est toujours susceptible d’être blessé et qu’il est vain de chercher à fuir sa condition d’être perturbé et troublé qui avance entre deux déceptions. Mais comment inscrire dans la durée une REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
THIERRY LE GOAZIOU 135 telle attitude ? Au sein d’un espace communicationnel saturé et d’un éthos social fondamentalement inquiet qui ne cherche qu’à revenir en arrière, il est tentant de renoncer au combat intérieur, en privilégiant les certitudes faciles ou se cachant derrière l’omniprésence du doute et du relativisme, au sein d’une axiologie qui nivelle les valeurs en les rendant équivalentes. Comment faire de l’expérience du ressenti perturbé, de la contrariété inquiétante une nouvelle catégorie sociale, une façon originale de vivre une introspection croyante, marchant à la suite du Christ ? Pour le chrétien, en effet, une belle opportunité s’offre à lui, celle de rendre compte, de témoigner, non seulement de l’espérance qui l’habite et dont il est le porteur actif, mais aussi d’une modalité existentielle, celle de simplement passer dans le monde. Trois pistes peuvent être évoquées afin de renforcer cette perspective : une conscience aigüe de la liminalité, un choix résolu dans la confiance divine, une acceptation apaisée de la démaîtrise. La première piste propose de voir dans l’expérience liminaire de l’existence une façon d’être, susceptible de développer la capacité d’adaptation tout en restant curieux et ouvert. Initialement issues de l’ethnologie, l’anthropologie et la sociologie clinique se sont approprié cette notion de liminalité afin de rendre compte, en particulier, de la condition de la personne handicapée. Au point de départ, il y a la notion de « passage » qui constitue une notion facilitante dans la compréhension des principaux changements existentiels (Van Gennep, 2016, p. 268). La vie humaine est marquée par le changement, par une cinétique perpétuelle : « Pour les groupes, comme pour les individus, vivre c’est sans cesse se désagréger et se reconstituer, changer d’état et de forme, mourir et renaître » (Van Gennep, 2016). Ces passages sont repérables avec une triple ritualisation : « les rites de séparation, les rites de marge et les rites d’agrégation ». Ils sont respectivement qualifiés de rites préliminaires pour la séparation d’avec le monde antérieur, de rites liminaires pour les rites effectués pendant la période de marge ou de seuil et de rites postliminaires pour l’agrégation d’avec le monde N° 1 MAI 2022 - COVID ET VULNÉRABILITÉS
136 DOSSIER - POUR UNE ACCEPTATION CHRÉTIENNE DU TROUBLE nouveau. Ce schéma ternaire « séparation, marge, agrégation » constitue un modèle majeur. Il rappelle que ce qui s’ouvre par une séparation se résout par une agrégation, la période de marge entre les deux états durant un certain laps de temps. C’est en isolant le second terme du ternaire « séparation, marge, agrégation », que la liminalité prend son autonomie conceptuelle. En effet, les rites de passage rythmés par le triple mouvement « préliminaire, liminaire, postliminaire » relèvent d’un processus dynamique. En privilégiant le second mouvement – la marge – à l’exclusion des deux autres, l’analyse glisse vers une approche plus statique. Elle met en avant l’appartenance liminaire comme état durable d’une condition. Celle-ci désigne un espace clos et une temporalité permanente. C’est précisément ce que l’on retrouve avec le monde du handicap. En effet, la personne invalide semble condamnée à errer dans cet état précaire de marginalité. Cet état intermédiaire ne devrait pas s’étendre mais il excède largement la durée acceptable de la marge considérée comme normale. Elle se retrouve dans un non-lieu pour une durée indéterminée. Prisonnière d’un seuil, quelque part entre séparation et agrégation. Elle ne peut revenir à la situation précédente, son handicap l’en empêche. Elle ne peut espérer franchir l’étape de l’agrégation car elle est trop marquée par sa différence. Victime d’une double contrainte, elle appartient à cet entre-deux social devenu intranquille. Elle est à la fois dehors sans pouvoir intégrer le dedans. Il est possible de transférer analogiquement la façon dont la personne handicapée vit sa condition liminaire à la situation chrétienne, en procédant à un renversement positif des ressentis intérieurs. En effet, le croyant est invité à se saisir de cette situation spécifique pour mieux appréhender le trouble que le monde expérimente et que la crise sanitaire vient illustrer. Au cœur de ce temps intermédiaire, celui qui est affecté par ce passage fait l’expérience d’un état de vie, d’une condition qui l’isole sans pour autant l’exclure. Il fait l’expérience de la marge. Il ressent la puissance existentielle du seuil qui consiste à se tenir durablement dans une zone décalée. L’attitude liminaire conduit à la lucidité qui permet de REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
THIERRY LE GOAZIOU 137 se tenir dans une sorte d’équilibre instable ; le sujet résiste à la tentation de réduire la distance tout autant qu’il ne cherche nullement à l’amplifier. Il constate ainsi qu’il n’est jamais totalement conforme aux situations rencontrées ; un décalage s’opère toujours qui met l’être liminaire à distance des événements, générant ainsi une certaine ambiguïté. Il ne se laisse pas happer ; il résiste à l’addiction culturelle et sociétale qui intensifie la reproduction du même. Cette distanciation critique est un moyen d’anticiper l’imprévu, sans le fuir mais sans s’y dissoudre non plus. La liminalité est une manière d’être, non dénuée d’un certain courage. Elle insiste sur le caractère inachevé de l’existence. Elle valorise le fait que la condition humaine se doit d’intégrer perpétuellement un élément manquant. L’absence de saturation laisse l’être humain désirer. Pour le croyant, cette insatisfaction dilate son désir de Dieu. Grâce à cette notion de liminalité, le chrétien renoue ainsi avec sa vocation transitionnelle de celui qui s’éprouve nomade, perpétuellement en route à la rencontre d’un Dieu trinitaire ; vers le Père, par le Christ, dans l’Esprit. Il se sait capable de Dieu parce que sa condition a fondamentalement changé depuis son baptême. Il vit dans le monde mais sans lui appartenir totalement (Valadier, 2003). Ce décalage lui permet de se tenir à distance d’une planète qui a tendance à renforcer son illisibilité. Pour autant, cette distanciation ne s’apparente pas à une forme de mépris, de rejet ou d’abandon. Elle est la condition de possibilité d’une attente heureuse de Dieu et d’un sens plénier de la création qui reste à venir, à construire et plus encore à recevoir. Cette liminalité chrétienne a pour conséquence un renforcement de la confiance qui récuse l’assurance d’une part, un engagement dans un processus de démaîtrise qui conduit à l’acceptation de l’incertitude d’autre part. La seconde piste montre que la confiance est un pari qui permet de sortir de l’illusion du confort. La conception chrétienne de la confiance rappelle qu’elle se situe à l’opposé de l’assurance, tout comme la sainteté se situe à l’opposé de la perfection. Vivre de sa relation à Dieu par la médiation du Christ constitue une forme de certitude non évidente. La foi se reçoit et vise l’engagement. Elle n’échappe pas à une inévitable prise de risque N° 1 MAI 2022 - COVID ET VULNÉRABILITÉS
138 DOSSIER - POUR UNE ACCEPTATION CHRÉTIENNE DU TROUBLE même si elle constitue une condition de possibilité pour une rencontre réussie de l’altérité. Elle récuse la visée étriquée de la garantie comme si, en matière relationnelle, une telle chose était possible. Elle s’ouvre à l’impondérable. Plus largement encore, s’ouvrir à la confiance permet de renoncer à la sécurité illusoire et vaine d’un croire absolument garanti. La confiance est ainsi une forme d’abandon à un autre que soi, basée sur la réciprocité et la transitivité ; il convient de faire confiance à l’autre afin d’avoir confiance en soi, celle-ci venant renforcer et améliorer notre capacité singulière à faire confiance aux êtres, aux choses, au monde. Faire confiance, c’est au fond croire en l’autre, le rencontrer, le découvrir, se fier et s’en remettre à lui. Cette foi en l’autre s’exprime par des mots, des expressions, mais aussi par des regards, des gestes, des attitudes qui valorisent le contenu de la rencontre qui est toujours une expérience de la similitude et de la différence (Thévenot, 1991). C’est une forme de don, d’intimité partagée « auprès de » (Jullien, 2013, p. 95) qui s’appuie sur une nécessaire réciprocité, sans l’exiger, en laissant l’autre libre d’y répondre. La confiance n’est pas une valeur qui sature l’espace et le temps de l’altérité. La confiance appartient ainsi au registre de la gratuité, et l’on ne peut jamais être totalement certain des raisons qui nous poussent à faire confiance à l’autre. On constate que l’on fait confiance ou pas ; on reconnaît que l’on arrive à se confier ou à ne pas se confier. De ce point de vue, on reprendra avec profit la distinction de Gabriel Marcel entre problème et mystère. Le problème est, par nature, extérieur à l’être et nous espérons pouvoir le résoudre. À l’inverse, le mystère nous affecte, nous envahit, nous concerne ; nous sommes conviés à l’explorer mais il résiste à son propre épuisement. Un problème cherche sa solution tandis que le mystère ouvre à la contemplation. Devant l’immense fragilité de la vie, en écho à notre propre vulnérabilité, la confiance est un mystère qui nous invite, sans cesse, à la contemplation. Le croyant se fie à Celui qui depuis toujours le précède, le déborde, l’excède. Dans son tréfonds, une conviction inébranlable le pousse à se dépasser, à avancer en dépit des multiples et inévitables découragements traversés ; celle d’une fidélité divine inébranlable et ultime qui dépasse, sans commune REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
THIERRY LE GOAZIOU 139 mesure, la capacité de la confiance humaine. Cette rencontre inouïe suscite le dépassement et, en valorisant la présence, laisse toute sa place au doute. De plus, sans cesser d’y croire, elle s’en réjouit, suivant ainsi la voie de l’optimisme lumineux du croyant : « Le chrétien qui se livre à l’amour du Christ fait, autant qu’un autre, l’expérience de son incapacité d’aimer sans limites, mais, en même temps, de sa capacité illimitée de recommencer d’aimer, malgré ses échecs, et d’aimer même sans recevoir en échange » (Moingt, 1981, p. 87). La troisième piste consiste à travailler intérieurement le processus de démaîtrise qui nous permet de sortir d’un narcissisme complaisant en oblitérant sa volonté de puissance. L’acceptation intériorisée génère de l’apaisement d’autant plus nécessaire que la véritable spiritualité est toujours une expérience de la contrariété et de l’inachèvement. Celle- ci rappelle que la vie véritable, tout autant que la vie contemplative, déborde toujours les limites de la représentation et de l’anticipation, même si souvent l’être contrarié préfère habiter sa propre vie en rêvant. Il y a un grand bénéfice personnel à appliquer cette conviction à la façon dont nous pouvons vivre dans le monde et dont nous appréhendons ses catastrophes et ses pandémies. Le croyant est toujours prompt à oublier que réussir à contempler, vivre intensément une contemplation chrétienne suppose de renoncer à l’égoïsme du moi afin de pouvoir s’avancer vers Dieu dans une pauvreté de cœur, dans l’acquisition d’une humilité sans cesse à reconstituer au sein d’une éthique du lâcher- prise. En effet, c’est uniquement par l’éradication du faux moi, cette « fiction » (Merton, 1952), que le chrétien progresse dans l’union divine. Ce travail permanent de conversion sollicite la totalité de l’être. De ce point de vue, la sensibilité humaine dans sa globalité y participe. Non pas contre le ressenti troublé mais avec, dans une dynamique d’alliance. En consentant à ne pas s’enfermer dans ses projections idéalisées, il est en mesure d’habiter sa véritable demeure (Chrétien, 2014). Il en tire un double bénéfice. Un rapport clarifié aux choses, au monde, aux autres. Un positionnement intérieur apaisé et équilibré, entre inflammation et illumination. Cette voie moyenne lui permet de réduire le risque d’une N° 1 MAI 2022 - COVID ET VULNÉRABILITÉS
140 DOSSIER - POUR UNE ACCEPTATION CHRÉTIENNE DU TROUBLE « vacuité de [la] vie spirituelle » (Piettre, 2014, p. 51), toujours possible, jamais souhaitable, afin d’en enrichir le contenu et la dynamique propre. De ce point de vue, l’union de l’âme à Dieu ne peut être que partielle, provisoire, incertaine. Elle consiste à se tenir attentif et curieux, disponible, ouvert, à l’écoute de la présence mystérieuse et souvent silencieuse de Dieu. Le processus relationnel avec le divin reste au seuil d’une fusion dangereuse qu’il refuse obstinément afin de préserver une différenciation salutaire. Cette éthique de la perturbation existentielle ouvre les portes d’une spiritualité de l’incertitude qui se différencie de la détresse tout autant que de la confusion ou de la désolation. Pertinente au for interne, elle possède aussi une capacité herméneutique indéniable qui lui permet d’éclairer la vulnérabilité fondamentale de l’humanité créée. En venant profondément ébranler le monde de la santé, tant dans son organisation que dans son efficience, en touchant les plus fragiles – les aînés, les personnes en situation de handicap, en processus d’exclusion – la pandémie met en évidence l’imprescriptible fragilité collective d’une société secouée, d’un éthos social qui doit désormais vivre en dehors de sa zone de confort. REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
THIERRY LE GOAZIOU 141 Conclusion Les trois repères proposés dans cet article – l’expérience de la liminalité, le choix de la confiance, l’acceptation de la démaîtrise – permettent de reconsidérer et de dynamiser l’expérience de la vulnérabilité et de l’intranquillité. La crise sanitaire où nous sommes durablement engagés rappelle notre nature hésitante et faillible tout autant que notre besoin incompressible de consolation. Il est vain de lutter contre. En revanche, il est pertinent d’accueillir ces notions afin de progresser collectivement en humanité, en s’ouvrant au consentement intérieur, en valorisant le sensible afin de tenir face à une adversité sanitaire et une distanciation sociale néfaste qui fragilisent l’intersubjectivité et appauvrissent la vie spirituelle. En définitive, une éthique chrétienne qui se laisse toucher par le ressenti troublé permet à celui qui la porte d’habiter authentiquement sa véritable demeure, refusant de céder devant l’inacceptable et l’insupportable. Elle autorise un recentrage sur soi en s’éloignant d’un moi trompeur. Elle cherche à éradiquer la suffisance, laissant un insatiable appétit spirituel progresser, au sein d’un perpétuel état de transition. Après avoir longtemps cherché cette demeure sensible sous le joug de l’inquiétude et de l’obligation de résultat, de la performance, de la comparaison et de la justification, le croyant qui marche à la suite du Christ n’éprouve plus le besoin de le faire. Il sait au fond de lui-même qu’elle ne lui appartient pas. Elle lui est donnée par surcroît, par grâce. Il n’est plus orphelin de cette dépossession et cette perte n’est pas douloureuse. Elle l’invite à ne plus avoir peur, à ne plus craindre, en assumant d’une façon apaisée et discrète une part incompressible de solitude intérieure, globalement compensée par la certitude d’un amour divin inouï. Désormais, le chrétien consent à vivre en homme debout à la hauteur de sa sensibilité et de son humanité face aux multiples défis de la planète, en particulier sanitaires, mais pas seulement. Se découvrant à la fois tourmenté (Psaume 38,3), scruté (Psaume 138,1) et consolé (Psaume 85,17), il s’accepte ainsi et s’épanouit comme tel, en homme troublé devant la face de Dieu. Thierry LE GOAZIOU N° 1 MAI 2022 - COVID ET VULNÉRABILITÉS
142 DOSSIER - POUR UNE ACCEPTATION CHRÉTIENNE DU TROUBLE Bibliographie CHRÉTIEN, Jean-Louis. 2014. L’espace TILLICH, Paul. 2014. Le Courage d’être. intérieur. Paris, Éditions de Minuit. Genève, Labor et Fides. DAGERMAN, Stig. 1989. Notre besoin de VALADIER, Paul. 2003. La condition consolation est impossible à rassasier. chrétienne. Du monde sans en être. Arles, Actes Sud. Paris, Le Seuil. HONNETH, Axel. 2008. La société du mépris, VAN GENNEP, Arnold. 2016. Les rites de Vers une nouvelle théorie critique. passage. Paris, Picard. Paris, La Découverte. JULLIEN, François. 2013. De l’intime, loin du bruyant amour. Paris, Grasset. LE BLANC, Guillaume. 2009. L’invisibilité sociale. Paris, PUF. MALABOU, Catherine. 2009. Ontologie de l’accident, Essai sur la plasticité destructrice. Paris, Éditions Léo Scheer. MERTON, Thomas. 1952. Semences de contemplation. Paris, Le Seuil. MOINGT, Joseph. 1981. L’avenir du Christ. In : DORÉ, Joseph (dir.). Jésus le Christ et les Chrétiens. Paris, Desclée. PESSOA, Fernando. 1999. Le livre de l’intranquillité. Paris, Christian Bourgeois. PIETTRE, Monique. 2014. Paroles mystérieuses de l’Évangile. Paris, Le Centurion. POCHE, Fred. 2008. Blessures intimes, blessures sociales, de la plainte à la solidarité. Paris, Cerf. RICŒUR, Paul. 2009. Philosophie de la volonté, T. II Finitude et culpabilité. Paris, Points. THÉVENOT, Xavier. 1991. L’activité éducative, un chemin vers Dieu. Repères éthiques pour un monde nouveau. Paris, Salvator. REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
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