Probiotiques en réanimation - Probiotics in the Intensive Care Unit: from Bench to Bedside - SRLF
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Réanimation (2016) 25:328-339 DOI 10.1007/s13546-016-1196-1 MISE AU POINT / UPDATE INFECTIEUX Probiotiques en réanimation Probiotics in the Intensive Care Unit: from Bench to Bedside D. Barraud · S. Gibot Reçu le 19 janvier 2016 ; accepté le 14 mars 2016 © SRLF et Lavoisier SAS 2016 Résumé La reconnaissance ces dernières années de la place conflicting. We hereby review and discuss the usefulness cruciale du tube digestif et de sa flore en physiologie et en of probiotics in critically ill patients. physiopathologie a suscité un regain d’intérêt pour les pro- biotiques (définis comme étant des « micro-organismes via- Keywords Microbiota · Probiotics · ICU · Mechanical bles qui, lorsqu’ils sont ingérés en quantité suffisante, ont un ventilation · Nosocomial infections effet bénéfique sur la santé ») en tant qu’alternative théra- peutique originale de diverses pathologies intestinales telles que maladies inflammatoires chroniques intestinales, entéro- colite ulcéronécrosante, diarrhées postantibiotiques, allergie Introduction au lactose, mais également dans des pathologies extradiges- tives, comme la dermatite atopique, les allergies ou l’asthme. Les infections associées aux soins constituent un véritable Les données cliniques robustes concernant l’utilisation de enjeu de santé publique compte tenu de leurs conséquences ces produits dans le domaine de la réanimation, et en parti- en termes de morbidité, de mortalité, d’allongement des culier dans la prévention des infections et des pneumonies durées de séjours et incidemment de leur coût financier acquises sous ventilation mécanique (PAVM), restent cepen- important. Si tous les patients hospitalisés en sont menacés, dant éparses et contradictoires. Après des rappels concernant les patients critiques de réanimation sont considérés comme la physiologie et la physiopathologie du tube digestif du à très haut risque de développer de telles infections [1]. En patient critique, cette revue exposera l’utilisation des probio- raison de nombreux facteurs physiopathologiques, le patient tiques en réanimation pour la prévention des infections noso- critique est en effet une cible privilégiée, souvent après une comiales et en particulier des PAVM. colonisation précoce de ses voies aériennes et digestives par des bactéries multirésistantes (BMR) comme le Pseudomo- Mots clés Microbiote · Probiotiques · Réanimation · nas aeruginosa. Au premier rang de ces infections, avec en Ventilation mécanique · Infections nosocomiales France une incidence aux alentours de 15 %, on retrouve la pneumonie acquise sous ventilation mécanique (PAVM) [2]. La prévention de la colonisation par des BMR représente Abstract An acknowledgment of the crucial role of intesti- un axe de lutte important contre ces infections. Des stratégies nal tract and digestive flora has aroused growing interest in fondées sur la prescription prophylactique d’antibiotiques, the use of probiotics (defined as “live microorganisms that, comme la décontamination digestive sélective (DDS), ont when administered in adequate amount, confer a beneficial pu être proposées dans ce contexte, avec des bénéfices dis- health effect”) during various intestinal disorders such as cutés. Toutefois, à l’ère de l’augmentation des résistances chronic inflammatory bowel disease, antibiotic-associated bactériennes et de la relative faiblesse de l’innovation anti- diarrhea, and extra-digestive diseases, namely atopic derma- biotique, l’émergence de nouvelles stratégies « non antibio- titis, allergy, and asthma. However, clinical data related to tiques », comme l’utilisation de probiotiques, pourrait se their use in the intensive care unit, especially with the aim révéler être un axe de travail intéressant. to prevent ventilator-associated pneumonia, are scarce and Les observations princeps, au début du XXe siècle, d’Elie Metchnikoff d’une plus grande longévité de populations de D. Barraud (*) · S. Gibot paysans bulgares consommateurs de yaourts contenant cer- Réanimation médicale, hôpital central, CHRU de Nancy, taines bactéries fermentantes (lactic acid bacteria, LAB) ont avenue du Maréchal-de-Lattre de Tassigny, F-54000 Nancy, France constitué les bases du concept de l’utilisation des probioti- e-mail : d.barraud@chu-nancy.fr ques, terme employé pour la première fois par Lilly et
Réanimation (2016) 25:328-339 329 Stillwell en 1965, par opposition aux antibiotiques [3]. Les moyens mis à disposition pour constituer cette bar- Les probiotiques sont définis officiellement par l’OMS et rière sont multiples : péristaltisme, sécrétions digestives la FAO comme des « micro-organismes viables qui, lors- (salivaire, gastrique, biliaire, acide), sécrétion de mucus qu’ils sont ingérés en quantité suffisante, ont un effet béné- hydrophobe par les cellules caliciformes, barrière contre les fique sur la santé » [4]. Ces produits font l’objet d’un com- bactéries et les enzymes digestives, sécrétion de peptides merce florissant et jusqu’à récemment relativement peu antimicrobiens, comme les défensines par les cellules de régulé dans de nombreux pays occidentaux. Ils sont disponi- Paneth, et existence d’une barrière épithéliale étanche, grâce bles pour le grand public sous différentes formes (complé- aux jonctions serrées [9,10]. ments alimentaires, boissons fortifiées, etc.), avec des argu- ments commerciaux « d’amélioration de l’état de santé » ou Flore commensale ou microbiote de « bien-être » [5]. La reconnaissance ces dernières années de la place cru- L’organisme est colonisé par une flore bactérienne considé- ciale du tube digestif et de sa flore en physiologie et en phy- rable (≈ 1014 individus), et le microbiome que nous transpor- siopathologie a suscité un regain d’intérêt pour les probioti- tons comporte 100 fois plus de gènes que le génome humain. ques en tant qu’alternative thérapeutique originale à part Soixante-dix pour cent de cette flore, soit plus d’un kilo- entière. Ils ont vu leur utilisation s’élargir à des pathologies gramme de micro-organismes, sont contenus dans notre tube très variées, comme les maladies inflammatoires chroniques digestif. Les techniques modernes de biologie moléculaire intestinales, l’entérocolite ulcéronécrosante, la prévention et ont permis de mettre en évidence son importante diversité. le traitement des diarrhées postantibiotiques, l’allergie au Composée de plus de 1 000 espèces, la grande majorité de lactose, mais également dans des pathologies extradigestives cette flore est représentée par les anaérobies stricts. Elle est comme la dermatite atopique, les allergies ou l’asthme [6]. dominée par deux familles principales, les Firmicutes et les Les données cliniques robustes concernant l’utilisation de Bacteroidetes [11,12]. ces produits dans le domaine de la réanimation, et en parti- Si des données récentes laissent suggérer une colonisation culier dans la prévention des infections et des PAVM, restent débutant dès la période utérine, il est communément admis cependant éparses et contradictoires. que celle-ci commence réellement à la naissance, au contact de la flore maternelle génitale et cutanée, selon le mode de délivrance. Augmentant en nombre et en diversité au cours Tractus digestif en physiologie : un écosystème des premiers mois, cette population microbienne se fixe en symbiotique nombre vers la troisième année, mais voit sa composition évoluer constamment par la suite. Outre le mode de déli- vrance, la colonisation initiale ainsi que son évolution tout Le tube digestif humain est composé de trois éléments au long de la vie sont influencées par la génétique de l’hôte, principaux : l’épithélium intestinal, le système immunitaire le régime diététique, l’environnement et d’autres facteurs muqueux et la flore commensale. Au travers d’interactions comme les antibiothérapies, altérant la composition du nombreuses et permanentes, ces trois entités s’associent microbiote de manière précoce, généralement transitoire, pour constituer un véritable écosystème complexe, fine- mais parfois à long terme [13]. ment régulé, mais d’une grande fragilité [7]. D’un point de vue spatial, la distribution de cette flore n’est pas homogène dans les deux axes du tube digestif, avec Épithélium digestif en particulier une augmentation de sa densité et de sa diver- sité, depuis l’estomac jusqu’au côlon, ainsi que depuis la L’épithélium intestinal est constitué par une couche cellu- zone épithéliale jusqu’au centre de la lumière intestinale laire unistratifiée, composée par six principaux types de (Fig. 1) [14]. Ces variations de la biogéographie du micro- cellules : les entérocytes, les cellules neuroendocrines, les biote sont influencées par des différences physiologiques, cellules caliciformes, les cellules de Paneth cryptiques, les chimiques, nutritionnelles et une compartimentalisation de lymphocytes intraépithéliaux et les cellules M, surplombant l’activité immune de l’hôte entre ces différents sites. Ainsi, les plaques de Peyer. S’étendant sur une surface approchant l’intestin grêle abritera plutôt des bactéries aérobies ou anaé- les 300 m2, cet épithélium est renouvelé complètement envi- robies facultatives comme des Lactobacillaceae et des Ente- ron tous les cinq jours et remplit de nombreuses fonctions robacteriaceae. Le côlon, au transit plus lent, moins riche en [8]. Outre l’absorption entérocytaire des nutriments, autant oxygène, en peptides antimicrobiens et en carbohydrates indispensable à l’ensemble de l’organisme qu’au maintien simples, abritera quant à lui plutôt des anaérobies stricts, de la trophicité et de l’intégrité digestive, ou encore des comme les Bacteroidaceae, les Prevotellaceae ou encore fonctions endocrines, il constitue la première barrière contre les Rikenellaceae, capables de fermenter les polysaccharides l’invasion microbienne ou antigénique. complexes non dégradés [13].
330 Réanimation (2016) 25:328-339 Fig. 1 Composition et biogéographie du microbiote Il convient également de souligner l’existence d’un croissance excessive et une agression de leur part [11]. Le microbiote respiratoire [15]. microbiote est lui-même impliqué fortement dans ces deux rôles. En effet, si tous ces moyens de défense immunitaire Système immunitaire muqueux ou GALT sont présents dès la période gestationnelle, ceux-ci doivent être façonnés pour acquérir leur grande efficacité, et ce rôle Le tube digestif représente également le plus volumineux d’apprentissage est réalisé par la flore commensale. organe immunologique. Ce gut associated lymphoid tissue (GALT) regroupe en effet 70 à 75 % des cellules immunitai- Un écosystème mutualiste res de l’organisme et se compose de quatre comparti- ments principaux. Outre les lymphocytes intraépithéliaux, La relation entre hôte et microbes n’a en effet très longtemps principalement CD8+, le GALT comprend des follicules été étudiée que selon une vision pathogénique : les microbes lymphoïdes, nommés plaques de Peyer, composés de cellu- étaient délétères, le système immunitaire devait évoluer afin les présentatrices d’antigènes, comme les cellules M et les de les combattre, et beaucoup d’efforts devaient être faits pour cellules dendritiques et des lymphocytes B et T. Il s’agit d’un minimiser tout contact avec ce monde microbien [7]. Le site de maturation lymphocytaire immédiatement sous- concept de bactérie pouvant être bénéfique, pourtant connu épithélial, et par conséquent du premier site d’induction de depuis Metchnikoff et Tissier (1907), était oublié et laissait l’immunité adaptative. La lamina propria contient principa- place à l’ère de l’antibiothérapie et des vaccins [16,17]. Tou- lement des macrophages, des lymphocytes T helpers et des tefois, virtuellement, tous les organismes pluricellulaires coé- lymphocytes B synthétisant les IgA sécrétoires. Enfin, les voluent avec le monde microbien depuis des millénaires. Il en macrophages, ainsi que les cellules dendritiques éventuelle- va de même pour l’être humain, inhalant et ingérant en per- ment chargées en bactéries, peuvent migrer depuis ces deux manence des micro-organismes [18]. D’ailleurs, les circons- dernières structures jusqu’aux ganglions lymphatiques tances où ces microbes causent des dégâts, directement ou mésentériques, pour également initier une réponse immuni- indirectement, lors d’une réaction inflammatoire excessive taire adaptative [13]. sont rares. Le microbiote est ainsi décrit comme un organe Le système immunitaire muqueux doit remplir deux rôles microbien à part entière et constitue avec l’hôte un véritable pouvant sembler parfois opposés : il doit être tolérant envers écosystème symbiotique ou mutualiste. Il existe pour cela au le microbiote, pour prévenir une induction permanente de sein du tube digestif un réseau permanent et complexe d’inter- l’immunité et dans le même temps contrôler finement ce actions entre les bactéries commensales, les cellules immuni- microbiote et d’éventuels pathogènes, afin d’éviter une taires et l’épithélium intestinal.
Réanimation (2016) 25:328-339 331 Système symbiotique implique par définition que chacun primordiales pour le développement de la tolérance orale, des protagonistes va tirer profit de la présence de l’autre [19]. permettant un contrôle de la synthèse excessive de média- L’avantage immédiat que tire le microbiote est simple : teurs pro-inflammatoires en réponse à l’assaut antigénique il bénéficie d’un habitat stable et riche en énergie et a par continuel [23]. conséquent tout intérêt à le garder en l’état. Les avantages dont profite l’hôte sont locaux mais également systémiques. Les bactéries commensales sont capables de dégrader des Tube digestif du patient critique : composés cellulosiques polysaccharidiques non digérés ou un écosystème dysbiotique encore de synthétiser des vitamines ou d’autres composés comme des acides gras à chaîne courte (AGCC), dont les La rupture des interrelations entre microbiote, hôte et nutri- rôles seront non seulement nutritionnels, mais également tion est un phénomène clé dans la perte de l’homéostasie de importants dans les communications intercellulaires avec ce système. Cette dysbiose est corrélée à l’existence d’une l’épithélium et les cellules immunitaires, renforçant ainsi inflammation chronique de bas grade et se retrouve dans de l’intégrité de la barrière épithéliale. nombreuses pathologies tant locales que systémiques, même Un objectif commun à l’hôte et au microbiote va donc s’il est difficile de déterminer si la modification du micro- être de protéger cet environnement contre les pathogènes biote ou l’état dysbiotique est la cause ou la conséquence de exogènes et les pathobiontes, en constituant de concert la la pathologie en question [24]. première ligne défensive de l’immunité innée et en éduquant Le patient de réanimation présente de nombreux facteurs et stimulant l’immunité adaptative. Le microbiote va avoir endogènes et exogènes mettant en péril cet équilibre un rôle protecteur direct et indirect. Il constitue une barrière symbiotique. physique dense, capable de tuer les bactéries pathogènes, mais également d’empêcher le développement des colonies Dysfonction digestive du patient critique microbiennes par une compétition pour les éléments nutritifs et les sites d’adhésion, ou au moyen de la synthèse de bacté- Le tube digestif du patient critique est en effet une victime, le riocines et d’AGCC, altérant le pH du milieu et diminuant plus souvent collatérale, d’une agression volontiers multifac- l’expression de gènes de virulence [20,21]. De manière indi- torielle [8]. Une somme de facteurs endogènes, comme l’in- recte, le microbiote joue un rôle crucial pour le développe- suffisance circulatoire, l’ischémie-reperfusion ou l’inflam- ment, la maturation et l’homéostasie de l’immunité, innée et mation systémique, et de facteurs exogènes comme les adaptative, muqueuse mais également systémique. Ce rôle a antibiotiques, les catécholamines, ou les sédatifs et curares, été documenté sur des modèles murins dépourvus de flore vont aboutir à un dysfonctionnement digestif altérant chacun commensale. Il est également documenté depuis peu en des déterminants de cet écosystème. clinique, avec la mise en évidence d’une corrélation nette L’expression clinique de cette dysfonction digestive est entre des modifications ou des anomalies du microbiote et souvent triviale et faite de douleurs abdominales, d’une into- des pathologies très diverses, mais ayant comme point com- lérance haute avec résidu gastrique ou vomissements gênant mun une inflammation chronique, généralement de bas la nutrition entérale ou des troubles du transit avec diarrhées grade, locale ou systémique, comme lors des maladies et/ou constipation. Des biomarqueurs existent, comme le inflammatoires chroniques de l’intestin, l’allergie, l’asthme, dosage sanguin de la citrulline ou du D-lactate bactérien, l’athérome, le diabète ou encore l’obésité, témoignant ainsi mais ne s’utilisent pas en pratique courante. Ces troubles d’une dysrégulation du système immunitaire [22]. Plus sont souvent considérés comme secondaires dans la prise qu’une imperméabilité de la barrière digestive, l’ensemble en charge et leur traitement purement symptomatique. de cet écosystème symbiotique tend vers un objectif de Les conséquences, plus obscures et plus graves, de cette perméabilité finement régulée et maîtrisée, dès la naissance. dysfonction vont être de deux ordres : altération du micro- À la naissance, le nouveau-né quitte l’environnement intra- biote, dans le sens d’une croissance et d’une colonisation utérin stérile pour un environnement extérieur hautement digestive par des pathogènes, et hyperperméabilité intestinale. contaminé, dans lequel il sera soumis à un danger antigé- L’altération du microbiote a été démontrée chez les patients nique et microbien permanent. La flore commensale va jouer de réanimation. Des équipes japonaises ont ainsi pu mon- un rôle déterminant de stimulus primaire de l’immunité. Elle trer, chez des patients principalement chirurgicaux, dans des va permettre, en éduquant les cellules de l’immunité adapta- contextes variés de polytraumatisme, de sepsis, de période tive, de trouver la juste balance entre tolérance et activation, postopératoire d’hépatectomie, ou encore simplement d’anti- tolérance d’un microbiote utile et nécessaire, mais vigilance biothérapie systémique, qu’il existait un déséquilibre micro- contre les dangers potentiels de micro-organismes abon- biologique de la flore intestinale [25–27]. Il se matérialise dants, proches et fluctuants au gré du régime diététique, invariablement par une baisse de la « bonne » flore anaérobie des antibiotiques ou de pathologies. Ces interactions sont de Lactobacilles, au profit de l’apparition, de la croissance et
332 Réanimation (2016) 25:328-339 de la colonisation par une « mauvaise » flore pathogène, en La seconde composante possible est la modulation théra- l’occurrence faite de Pseudomonas, de Staphylocoques, voire peutique du microbiote. Cette modulation peut être elle- d’Entérocoques. Hayakawa et al. ont pu montrer que cette même également dichotomisée en deux stratégies parfaite- baisse de la « bonne » flore était extrêmement précoce, car ment opposées : la DDS d’une part et l’utilisation de probio- déjà présente dès l’admission aux urgences et avant toute anti- tiques d’autre part. biothérapie, même si à ce moment-là, la « mauvaise » flore La DDS repose sur une destruction aveugle de la flore, n’est pas encore apparue [25]. avec l’espoir d’une repopulation progressive passive de la Ce déséquilibre microbien et cette colonisation pathogène flore commensale. En dépit de résultats prometteurs en termes précoce semblent être corrélés à la survenue de complica- d’infections ou de mortalité, cette stratégie n’est actuellement tions, faisant ainsi du tube digestif le principal suspect d’être pas recommandée en routine par les sociétés savantes, peut- source d’infections nosocomiales. Shimizu et al. ont pu être en raison de la peur de l’émergence de résistances. montrer chez 81 patients chirurgicaux souffrant de SIRS Une nouvelle approche repose sur l’utilisation de secondaire à un sepsis, un traumatisme ou une brûlure, que probiotiques. ce déséquilibre était corrélé au risque de bactériémies et de décès en réanimation. Ces risques sont ainsi majorés si la « bonne » flore baisse en dessous d’un certain seuil et aug- Probiotiques mentent encore dramatiquement si la « mauvaise » flore dépasse concomitamment un autre seuil [26]. Généralités Si certaines de ces infections, comme les PAVM, peuvent s’expliquer par des phénomènes purement mécaniques de L’hypothèse qu’une manipulation active et positive du micro-inhalations vers les voies aériennes de germes ayant microbiome, dans le sens d’une restauration de la balance colonisé le tube digestif, un autre mécanisme est la transloca- physiologique « commensal/pathogène », pourrait avoir un tion bactérienne d’une flore déséquilibrée, au travers d’une effet bénéfique en pathologie semble séduisante. L’utilisa- barrière digestive devenue perméable. L’existence d’une tion de probiotiques, de prébiotiques ou de symbiotiques hyperperméabilité intestinale est admise, en lien avec une pourrait être un moyen aisé, écologique et peu coûteux d’y altération des zonula occludens des jonctions serrées [10] et parvenir. a été considérée comme l’origine potentielle de la transloca- Les probiotiques ont déjà été définis précédemment. Pré- tion bactérienne, faisant du tube digestif le « moteur » du biotiques et symbiotiques sont définis dans le Tableau 1. sepsis [8]. Difficile à mettre en évidence chez l’homme Classiquement décrits comme des organismes viables, les (nécessité de culture de ganglions mésentériques ou de sang probiotiques peuvent aussi se présenter sous la forme de veineux portal) [28], la translocation bactérienne n’a jamais fragments d’ADN bactérien. Quelle qu’en soit la forme, les pu être clairement rendue responsable de la défaillance multi- probiotiques doivent être stables en milieu acide et dans viscérale en clinique. Sans l’écarter complètement, l’hypo- les sels biliaires, et être capables d’adhérer à l’épithélium thèse la plus séduisante privilégie le mécanisme d’une stimu- intestinal, afin de coloniser le tube digestif et d’en modi- lation dérégulée du GALT, à l’origine d’une production fier la flore [5]. De nombreuses souches ont été décrites, et intrasplanchnique de médiateurs pro-inflammatoires, comme elles peuvent être divisées en quatre groupes principaux : les les protéases pancréatiques, qui vont par une voie lympha- Lactobacilles, les Bifidobacteriums, les autres bactéries fer- tique favoriser, voire initier la survenue de l’inflammation mentantes et les microbes non fermentants (comme Saccha- systémique et de la défaillance multiviscérale [10]. romyces) [7]. Les principaux représentants figurent dans le Tableau 2. Thérapeutiques à disposition Les effets des probiotiques sont spécifiques de la souche. Ils peuvent être administrés seuls ou en association avec Il n’existe à ce jour aucune recommandation spécifique d’autres probiotiques ou des prébiotiques, par voie orale ou concernant le traitement de la défaillance digestive. même nasale. Conceptuellement, la prise en charge de cette dysfonction peut être divisée en deux composantes. La première est la Mécanismes d’action des probiotiques limitation de la lésion digestive, principalement par le traite- ment symptomatique de la défaillance hémodynamique et la Beaucoup de travaux se sont attachés à étudier les mécanis- nutrition entérale « trophique ». Si de nombreux travaux mes par lesquels les probiotiques pourraient améliorer les expérimentaux et cliniques se sont attachés à évaluer ces défenses tant digestives que globales. Les probiotiques pré- deux options, il convient de reconnaître que l’une comme sentent des effets protecteurs digestifs mais également extra- l’autre n’ont pu apporter en pratique clinique les effets digestifs, immunologiques et non immunologiques. Les escomptés. principaux effets expérimentaux démontrés des probiotiques
Réanimation (2016) 25:328-339 333 Tableau 1 Définitions En somme, ils sont capables de reproduire les effets de la flore commensale native. Probiotiques Micro-organismes vivants qui, administrés Si ces effets sont globalement répandus parmi les diffé- [29] en des quantités adéquates, confèrent rentes espèces de probiotiques, certains, comme des effets un bénéfice sur la santé de l’hôte neuroendocriniens, sont réputés spécifiques de certaines Prébiotiques Substances alimentaires non digestibles qui souches [29]. procurent un effet bénéfique à l’hôte, en favorisant la croissance et l’activité Utilisation des probiotiques en réanimation d’une ou plusieurs espèces bactériennes commensales (ex. : fibres) À côté de ces données expérimentales, des effets cliniques Symbiotiques Association de probiotiques bénéfiques tantôt prouvés par la littérature médicale, tantôt et symbiotiques revendiqués par l’industrie agroalimentaire ont été décrits. Symbionte Bactérie commensale en symbiose Les probiotiques ont dans un premier temps été utilisés au Pathobionte Bactérie commensale opportuniste, c’est- cours de pathologies gastro-intestinales, et leur utilisation est à-dire pouvant devenir pathogène recommandée avec un bon niveau de preuve dans diverses dans certaines circonstances pathologies principalement digestives, comme le traite- ment des diarrhées de l’enfant, la prévention des diarrhées postantibiotiques ou la prise en charge des manifestations sont colligés dans le Tableau 3. D’une manière générale, les allergiques dans le cadre de l’allergie au lait de vache. probiotiques sont capables d’exercer leurs effets bénéfiques Des bénéfices pourraient exister à distance du tube digestif, selon trois mécanismes principaux [30] : principalement chez l’enfant, dans le domaine de l’allergo- • effet antimicrobien multifactoriel par synthèse de molécu- logie [31]. les antimicrobiennes (bactériocines, AGCC), compétition Considérant la physiopathologie de la dysfonction diges- et inhibition de l’adhésion, inhibition de l’invasion épithé- tive du patient critique et son implication présumée dans la liale, compétition pour les substances nutritives et inhibi- survenue d’infections associées aux soins, au premier rang tion des facteurs de virulence ; desquelles figurent les PAVM, et le fait que les probiotiques • amélioration de l’intégrité de la barrière épithéliale par semblent capables de moduler cette dysfonction, leur utilisa- renforcement des jonctions serrées, augmentation du tion a été proposée en réanimation, principalement dans un renouvellement entérocytaire, stimulation de la synthèse but de prévention d’infections nosocomiales. de mucus, sécrétion de peptides antimicrobiens comme L’administration de probiotiques chez le patient de les β-défensines et synthèses vitaminiques ; réanimation s’accompagne de modifications mesurables de • renforcement du statut immunitaire au niveau du GALT. paramètres biologiques. Sur un collectif de 15 malades, Tableau 2 Principales souches de probiotiques Lactobacillus Bifidobacterium Autres Non LAB Lactobacilles L. acidophilus B. Adolescentis Enteroccocus faecalis Bacillus cereus L. casei B. Animalis Enterococcus faecium L. crispatus B. Bifidum E. coli (Nissle) L. delbruecki B. Breve L. gallinarum B. Infantis Lactococcus Propioni freudenreichei L. gasseri B. Lactis Leuconostoc L. johnsonii B. Longum Pediococcus Saccharomyces cervisiae L. paracasei B. Thermophilus Saccharomyces boulardii L. plantarum Strepto thermophilus L. reuteri L. rhamnosus L. salivarius L. fermentarium L. curvatus L. brevis
334 Réanimation (2016) 25:328-339 Tableau 3 Principaux effets cellulaires des probiotiques Effets non immunologiques Effets immunologiques Stimulation de la production de NO Stimulation de la production d’IgA Stimulation de la production d’antioxydants Inhibition de la production d’IgE Stimulation de la production acide (AGCC) Modulation de la réponse cytokinique (Th1/Th2) Exclusion compétitive des pathogènes Stimulation de la production de peptides antimicrobiens Réduction de l’adhésion épithéliale des pathogènes et de défensines Renforcement des jonctions serrées et de l’intégrité de la barrière Stimulation de l’activité des macrophages épithéliale Stimulation de l’activité des cellules NK Réduction de la production d’endotoxines Modulation de l’activité des cellules dendritiques Stimulation de la sécrétion de mucus Modulation de la différenciation des lymphocytes T helpers Stimulation de la production de nutriments (Th1/Th2) Réduction de la mutagénicité Promotion de la croissance et de la régénération Modulation neuroendocrinienne Promotion de l’apoptose Klarin et al. ont pu montrer que l’administration entérale daire [32,33,36–38]. Si décevante qu’elle soit, cette conclu- répétée d’une souche de Lactobacillus plantarum 299v per- sion permet tout de même de pondérer les résultats inquié- mettait une colonisation du tube digestif évaluée par biopsies tants d’une étude récente de Besselink et al., qui mettait en rectales tant chez les sujets témoins que chez des patients évidence une surmortalité liée à l’administration prophylac- recevant des antibiotiques [31]. Tan et al., sur un collectif tique de probiotiques dans le contexte de pancréatite aiguë de patients atteints de traumatisme crânien grave, ont quant sévère [46]. à eux pu montrer que l’administration d’un mélange de trois probiotiques (Lactobacillus, Bifidobacterium et Streptococ- Probiotiques et pneumonies cus thermophilus) permettait une immunomodulation dans le sens d’une diminution du switch Th1 vers Th2, supposée Le domaine principal d’intérêt de l’usage des probiotiques propice au développement d’un état d’immunodépression en réanimation est constitué par les infections et en particu- [32]. De même, McNaught et al., en utilisant également du lier les pneumonies. Dans ce cadre, les probiotiques ont été Lp299v chez 52 patients critiques, ont pu retrouver une principalement utilisés comme faisant partie de l’arsenal de diminution du taux d’IL-6 au 15e jour, sans toutefois retrou- prévention de pneumonies nosocomiales. ver de modification de la colonisation gastrique et intestinale Les données concernant les effets des probiotiques au [33]. Enfin, Alberda et al., sur une cohorte de 19 patients de cours du traitement curatif de pneumonies actives sont majo- réanimation médicale, ont pu montrer que l’administration ritairement précliniques. L’administration de différentes sou- biquotidienne de symbiotique s’accompagnait d’une majo- ches de probiotiques, surtout des Lactobacillus, par différen- ration des taux sériques d’IgA [34]. tes voies, dans des modèles murins de pneumonies à Ces signaux se traduisent-ils par des effets cliniques pro- pneumocoque a permis de mettre en évidence une diminu- bants chez le patient de réanimation ? À ce jour, 15 études tion de l’adhérence microbienne aux cellules épithéliales ont tenté de répondre à cette question (Tableau 4). pulmonaires, une promotion de la clairance bactérienne locale, une immunomodulation du BALT, mais également Probiotiques et mortalité du patient de réanimation une réduction des dommages pulmonaires. Des viroses peu- vent également bénéficier expérimentalement des effets des Une seule étude a eu pour objectif principal l’évaluation des probiotiques, et plusieurs études montrent les effets positifs effets de l’administration de probiotiques sur la mortalité en de différentes souches sur des modèles murins de grippe réanimation. Sur un collectif multicentrique de 167 patients [30]. Aucune donnée clinique n’existe en réanimation adulte ventilés mécaniquement plus de 72 heures, nous n’avons dans le traitement des pneumonies sévères, que celles-ci pas pu montrer d’effets favorables de l’administration quo- soient communautaires ou nosocomiales. tidienne d’Ergyphilus sur la mortalité globale à j28, même si La majeure partie de la littérature traitant des effets des les patients du sous-groupe sepsis sévère semblent toutefois probiotiques en réanimation concerne la prévention des profiter de cette thérapeutique [35]. Cette absence d’effet PAVM. Après les travaux initiaux de Kotzampassi et al. [39] bénéfique sur la mortalité est en accord avec cinq autres et Spindler-Vesel et al. [40], le groupe de Kollef a testé en études, regroupant 637 patients qui ne retrouvaient pas non 2010 au cours d’une étude randomisée contrôlée les effets plus de baisse de la mortalité en critère de jugement secon- de l’administration biquotidienne de Lactobacillus rhamnosus
Tableau 4 Études testant les effets des probiotiques en réanimation Auteur Type d’étude Intervention Résultats Mortalité Infections Autres Sécurité 9 Rayes et al. [42] Ouverte randomisée monoC. 10 cfu L. plantarum 299 vs ND ↓ Incidence ↓ Durée antibiothérapie Aucun événement 2002 90 patients chir. dig. majeure NPT vs d’infections rapporté SNG × 2/jour pendant 4 jours nosocomiales Jain et al. [36] Aveugle randomisée monoC. Capsule symbiotique Pas de différence Pas de différence ↓ Colonisation Aucun événement Réanimation (2016) 25:328-339 2004 90 patients réa poly. (4.109 L. acidophilus + de mortalité d’incidence gastrique pathogènes rapporté B. lactis + Strepto thermo. + d’infections L. bulgaricus + oligofructose) nosocomiales SNG × 2/jour jusqu’à sortie hôpital McNaught et al. Ouverte randomisée monoC. 2,5.1010 L. plantarum Pas de différence Pas de différence Pas de différence Aucun événement [33] 103 patients réa poly. PO/SNG × 1/jour jusqu’à de mortalité d’incidence de perméabilité rapporté 2005 sortie hôpital d’infections intestinale nosocomiales ou colonisation gastrique Rayes [43] Aveugle randomisée monoC. Synbiotic 2000 vs fibres seules ND ↓ Incidence ↓ Durée antibiothérapie Aucun événement 2005 66 greffés hépatiques PO/SNG × 2/jour jusqu’à j14 d’infections rapporté nosocomiales Kotzampassi et al. Aveugle randomisée multiC. Synbiotic 2000 ND ↓ Incidence ↓ Durée VM Aucun événement [39] 65 patients réa chir./trauma. PO/SNG × 1/jour jusqu’à j15/ d’infections ↓ DMS rapporté 2006 sortie nosocomiales ↓ PCT et CRP Spindler-Vesel Ouverte randomisée monoC. Synbiotic 2000 ND ↓ Incidence ↓ Perméabilité Aucun événement et al. [40] 113 polytraumatisés SNG × 1/jour jusqu’à sortie d’infections intestinale rapporté 2007 VM > 4 jours nosocomiales Alberda et al. [34] Aveugle randomisée monoC. VSL]3 ND ND ↑ IgA et IgG sérum Aucun événement 2007 28 patients réa poly. SNG × 2/jour jusqu’à j7/sortie/ Pas de ↓ SDMV rapporté fin NE Forestier et al. [44] Aveugle randomisée monoC. 109 cfu L. casei rhamnosus ND ↓ ns PAVM Retard colonisation Aucun événement 2008 236 patients réa poly. PO/SNG × 2/jour jusqu’à VAD Pseudomonas rapporté sortie Klarin et al. [31] Ouverte randomisée monoC. SOD CHX ± 1010 cfu ND ND Pas de modification Aucun événement 2005 50 patients réa poly. L. plantarum 299 de colonisation rapporté VM > 2 jours Application orale × 2/jour oropharyngée jusqu’à sortie (Suite page suivante) 335
336 Tableau 4 (suite) Auteur Type d’étude Intervention Résultats Mortalité Infections Autres Sécurité Knight et al. [41] Aveugle randomisée monoC. Synbiotic 2000 ND Pas de ↓ PAVM Pas de modification Aucun événement 2009 259 patients réa poly. SNG × 2/jour jusqu’à j28/ de colonisation rapporté sortie oropharyngée Morrow et al. [37] Aveugle randomisée monoC. 2.109 L. rhamnosus GG vs Pas de différence ↓ Incidence PAVM ↓ Colite C. Difficile Aucun événement 2010 138 patients réa poly placebo de mortalité réa rapporté VM > 3 jours Application orale + SNG × 2/ jour jusqu’à extubation ou décès Barraud et al. [35] Aveugle randomisée multiC. Ergyphilus vs placebo Pas de différence Pas de ↓ PAVM ↓ Mortalité sous-groupe Aucun événement 2010 167 patients réa méd. SNG × 1/jour jusqu’à de mortalité j28 ↓ Incidence BLC sepsis sévère rapporté VM > 3 jours extubation ou décès Oudhui et al. [38] Ouverte randomisée multiC. DDS vs 5.109 L. plantarum Pas de différence Pas de différence ↓ Colonisation Pas de génération 2011 254 patients réa poly. 299 de mortalité réa d’incidence Entérocoque de résistance VM > 2 jours ou DS SNG × 2/jour jusqu’à fin NE/ d’infections et Pseudomonas, antibiotique attendue > 3 jours sortie nosocomiales mais majoration colonisation entérobactéries vs DDS Tan et al. [32] Ouverte randomisée monoC. Golden Bifid Pas de différence Pas de différence Restaure balance Th1/ Aucun événement 2011 52 patients TCG. SNG × 3/jour pendant de mortalité j28 d’infections Th2 rapporté 21 jours nosocomiales ↓ DMS réa Sanaie et al. [45] Aveugle randomisée monoC VSL]3 vs placebo ND ND ↓ IL6 et PCT Aucun événement 2014 40 patients réa poly. SNG × 2/jour pendant 7j ↓ SOFA rapporté En gras, les objectifs primaires de chaque étude. DDS : décontamination digestive sélective ; DS : durée de séjour ; IL6 : interleukine 6 ; ILC : infection liée au cathéter ; MonoC : monocentrique ; MultiC : multicentrique ; ND : non disponible ; PAVM : pneumopathie acquise sous ventilation mécanique ; PCT = procalcitonine ; Med. : médicale ; NE : nutrition entérale ; Réa. : réanimation ; Poly. : polyvalente ; SOFA : sequential organ failure assessment ; TCG = traumatisme crânien grave ; VAD = voies aérodigestives ; VM : ventilation mécanique invasive ; vs : versus. Ergyphilus = 1011 L. rhamnosus GG + L. casei + L. acidophilus + B. bifidum ; Golden Bifid = 109 B. longum + L. bulgaricus + Strepto. thermophilus ; Synbiotic 2000 = 1010 Pediococcus + Leuconostoc + L. plantarum + L. paracasei ; VSL]3 = 9.1011 L. Casei + L. acidophilus + L. plantarum + L. delbruecki + B. longum + B. breve + B. infan- tis + Strepto. Thermophilus. Réanimation (2016) 25:328-339
Réanimation (2016) 25:328-339 337 GG pendant toute la durée de la période d’intubation de sécurité d’emploi que des médicaments, sans toutefois être 138 patients ventilés plus de trois jours principalement dans totalement dérégulés. Un rapport conjoint des autorités sani- un contexte post-traumatique. L’objectif principal était la sur- taires nord-américaines a revu en 2011 les données de sécu- venue de PAVM microbiologiquement confirmées par LBA. rité des probiotiques [51]. La conclusion de cette étude, en accord avec celles précédem- L’effet indésirable redouté est d’ordre infectieux. Des cas ment citées, était que l’administration de cette souche permet- de bactériémies ou d’endocardites ont été décrits avec les tait une réduction des PAVM cliniquement ou microbiologi- Lactobacilles, et des fongémies sont bien connues avec Sac- quement confirmées, même s’il convient de souligner une charomyces. Ces effets secondaires semblent toutefois sur- incidence de pneumonies dans le groupe placebo particulière- venir dans des populations immunodéprimées ou avec un ment élevée [37]. D’autres études, négatives, ont ensuite été grêle court. Aucune des études réalisées en réanimation ne publiées. Ainsi, dans notre étude déjà citée, nous n’avons pu relève d’effets indésirables graves, en particulier infectieux, retrouver de diminution significative du taux de PAVM, tout malgré un certain degré probable d’immunoparalysie chez comme Knight et al. [38,41]. Plusieurs méta-analyses et/ou ces patients critiques. revues systématiques se sont rapidement emparées de la ques- Cela pondère les résultats de l’étude Propatria, montrant tion. Ainsi, peu de temps après les publications des groupes une surmortalité par augmentation du risque d’ischémie de Kollef et Gibot, Siempos et al. confirmèrent les résultats de digestive, rapportée à l’afflux massif de bactéries dans un Kollef et al. [47,48]. En compilant respectivement 7 et 12 jéjunum pas « habitué » à cela, et probablement déjà en souf- études, et plus de 1 000 et 1 500 patients, ils purent mettre france ischémique en raison d’une pancréatite aiguë sévère en évidence un effet protecteur des probiotiques sur la sur- [46]. Sur le plan métabolique, il existe également un risque venue de pneumonies nosocomiales avec des OR identiques théorique d’acidose D-lactique en cas de grêle court. et statistiquement significatifs de 0,61 (IC 95 % : 0,41–0,91). Enfin, certaines souches de Lactobacilles sont porteuses Compte tenu de ces résultats favorables, des recommanda- de gènes plasmidiques de résistances à certains antibiotiques tions ont offert une place à l’utilisation des probiotiques, telles comme la vancomycine ou les aminosides. Le risque théo- que celles de la Société canadienne de nutrition. En revanche, rique de transfert in vivo à des bactéries pathogènes n’a, à ce dans une méta-analyse récente, Gu et al. ne retrouvent pas la jour, pas été mis en évidence. même réduction de risque de PAVM et concluent que les preu- ves limitées suggèrent que les probiotiques n’ont pas d’effet bénéfique chez les patients ventilés mécaniquement [49]. Plu- Conclusion sieurs explications peuvent rendre compte de ces résultats contradictoires. Si toutes ces études concernent des patients de réanimation, dont la plupart sont ventilés mécaniquement, Les probiotiques sont des produits commerciaux vantés dans elles diffèrent sur de nombreux points importants. Il existe en les médias et consommés quotidiennement en grande quan- effet une grande hétérogénéité dans ces études (I2 : 36–51 %), tité dans le monde. Malgré des effets théoriques intéressants, hétérogénéité de populations (médicales, chirurgicales), hété- une facilité d’utilisation, un faible coût et une bonne sécurité rogénéité dans les critères diagnostiques de pneumonies, mais d’utilisation, les données disponibles actuellement ne per- aussi et surtout dans les traitements probiotiques utilisés, en mettent pas de clairement recommander leur utilisation en termes de souches, de doses, de voies et de date d’adminis- réanimation, en dehors du cadre de la recherche ou de situa- tration. En montrant que l’administration de probiotiques tions très particulières [52]. réduisait globalement l’incidence de pneumonies nosocomia- Il s’agit néanmoins d’un champ d’investigation promet- les de réanimation, une méta-analyse plus récente de notre teur, et de nombreux points restent à élucider, comme le type groupe a pu réconcilier ces éléments. Nous avons en effet de germes à utiliser, l’inoculum et les meilleures modalités pu retrouver, pour des raisons de critères d’inclusion, que pratiques d’administration. Cela passe par une consolidation dans les méta-analyses incluant principalement des études des connaissances physiologiques et du rôle de chaque portant sur des patients de traumatologie, il existait un béné- acteur, au niveau digestif, mais également pulmonaire [53]. fice du traitement probiotique, alors que dans les méta- L’utilisation d’outils modernes de biologie moléculaire et analyses incluant des patients médicaux, ce bénéfice était des projets de grande envergure, comme le Human Micro- dilué [50]. biome Project ou le MetaHit [54], devraient permettre de répondre à ces questions, préliminaire indispensable à la réa- Données de sécurité lisation de nouvelles études cliniques, au mieux dans des populations soigneusement sélectionnées. Les probiotiques étant considérés aux États-Unis comme des compléments alimentaires, leur commercialisation n’est pas Liens d’intérêts : les auteurs déclarent ne pas avoir de lien soumise aux mêmes régulations et au même monitorage de d’intérêt.
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