Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Movement
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Babel Littératures plurielles 40 | 2019 Écritures minoritaires de la mémoire dans les Amériques Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Movement Yannick M. Blec Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/babel/8168 DOI : 10.4000/babel.8168 ISSN : 2263-4746 Éditeur Université du Sud Toulon-Var Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2019 Pagination : 245-274 ISSN : 1277-7897 Référence électronique Yannick M. Blec, « Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Movement », Babel [En ligne], 40 | 2019, mis en ligne le 15 janvier 2020, consulté le 19 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/babel/8168 ; DOI : 10.4000/babel.8168 Ce document a été généré automatiquement le 19 janvier 2020. Babel. Littératures plurielles est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 1 Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Movement Yannick M. Blec 1 Le tumulte social et politique des années 1960 aux États-Unis se caractérise, en partie, par le Mouvement pour l’obtention des droits civiques des citoyens noirs. Porté par des chefs de file engagés dans un militantisme parfois acerbe, à l’instar de Malcolm X, de Stokely Carmichael, de H. Rap Brown ou encore de James Baldwin, ce mouvement se radicalise1 — c’est l’avènement du Black Power Movement. 2 Se développant autour de la valorisation de la fierté d’être Noir, en réponse au diktat du point de vue blanc sur ce que signifie « être noir » dans la société étatsunienne et d’appartenir à la race noire2, cette frange du Mouvement pour les droits civiques est symptomatique de la réappropriation d’une identité noire qui est pensée et mise en place par et pour les Africains-Américains. La philosophie du Black Power Movement souligne l’importance de l’acceptation de soi en tant que membre de la communauté noire américaine ainsi que par rapport à des revendications sociales, civiques et politiques. On citera comme exemples de ces faits politiques et sociaux les différents discours de Malcolm X (parmi lesquels son « The Ballot or the Bullet » prononcé en 1964 qui fait état de référence en la matière), les émeutes de Watts à Los Angeles en août 1965, les poings levés de Tommie Smith et John Carlos sur le podium des Jeux Olympiques de 1968 — des symboles forts du mouvement. 3 Afin d’obtenir des droits civiques, au nombre desquels le droit de vote, la fin de la ségrégation, le simple droit d’exister en tant qu’êtres humains aux États-Unis, beaucoup de membres du Black Power ont polarisé leur attention sur l’opposition aux Blancs du pays, se vouant ainsi à travailler et débattre sur ce qui constitue leur(s) identité(s) noire(s). En réponse aux stéréotypes développés par les Blancs sur les Noirs, des artistes se sont astreints à la tâche de revaloriser les éléments culturels africains- américains. Selon eux, en effet, l’éthique et l’esthétique ne doivent former qu’une seule unité et une séparation des deux ne peut être que le symbole d’une culture moribonde 3. Babel, 40 | 2019
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 2 C’est ainsi que différents courants artistiques se sont créés afin de répondre aux besoins identitaires des Noirs étatsuniens. Au nombre de ces mouvements, on peut compter OBAC (Organization of Black American Culture), collectif d’artistes de Chicago à l’origine du Wall of Respect en 1967 et mettant en avant des figures héroïques noires. Ce groupe, majoritairement constitué de peintres, est inclus dans un mouvement culturel plus large, le Black Arts Movement (BAM). 4 L’assassinat de Malcolm X le 21 février 1965 est l’un des éléments déclencheurs d’un des changements artistiques les plus radicaux de la deuxième partie du XX e siècle aux États- Unis. Il est en partie à l’origine de la création du BAM avec le déménagement du poète, dramaturge et critique LeRoi Jones (plus tard connu sous le nom d’Amiri Baraka) au nord, vers Harlem, pour créer le Black Arts Repertory Theatre/School (BARTS). Visant à utiliser les arts, et surtout les arts participatifs (théâtre, poésie, musique et performance) afin d’entraîner les Africains-Américains vers l’autodétermination, les œuvres du Black Arts Movement sont subjectives et faites pour convaincre de la nécessité d’actions protestataires. Ce mouvement culturel s’est particulièrement développé autour du principe d’une esthétique noire, une Black Aesthetic, qui permettrait de mettre en exergue les valeurs africaines-américaines à défendre, ainsi que de déterminer le nouveau rôle donné à l’artiste noir. Pour la définir, Larry Neal, chantre du BAM, cite Etheridge Knight qui écrivait : Unless the Black artist establishes a “Black aesthetic” he will have no future at all. To accept the white aesthetic is to accept and validate a society that will not allow him to live. The Black artist must create new forms and new values, sing new songs (or purify old ones); and along with other Black authorities, he must create a new history, new symbols, myths and legends (and purify old ones by fire). And the Black artist, in creating his own aesthetic, must be accountable for it only to the Black people4. 5 Il faut donc mettre en lumière la culture africaine-américaine préexistante, développer les mythes, les légendes et les héros puis les purifier. Toutes ces démarches ont un objectif simple : rendre leur fierté aux Africains-Américains, leur faire prendre conscience de leur beauté et de l’importance de leur culture. 6 Cette culture et ce folklore ont été, selon les auteurs du BAM, spoliés depuis le début de la présence noire aux États-Unis. C’est un phénomène qui se retrouve dans beaucoup de pays et de territoires qui ont été les théâtres de l’esclavage et les lieux d’accueil de la diaspora africaine. Dans son article « “Question noire” et mémoire de l’esclavage » qui s’intéresse particulièrement au contexte des Antilles françaises, Michel Giraud explique les raisons qui ont poussé, à la fois les colons et les anciens esclaves, à passer les faits sous silence5. Si les anciens esclaves ont parfois préféré se taire et ne pas parler de ce passé afin d’aller de l’avant, les anciennes puissances coloniales l’ont fait pour éviter les problèmes liés à la reconnaissance de ce passé ou alors dans une certaine continuité de la relégation des éléments constitutifs de l’Histoire des peuples de la diaspora africaine. Cela rejoint ce qu’Aimé Césaire dit dans son Discours sur le colonialisme lorsqu’il explique que le racisme inhérent à nombre de colonisateurs est le fondement de ce dénigrement. Aussi, il y a d’un côté Gobineau et Caillois qui ne voient respectivement qu’une histoire blanche et une ethnographie blanche [65]. D’un autre côté, il s’agit de la réécriture des éléments historiques de l’Égypte antique et des civilisations africaines afin de rabaisser, une fois encore, ce qui a fait la grandeur du continent africain [41-42]. 7 Cela n’est pas sans rappeler le travail d’effacement de la mémoire et des faits historiques accompli par les régimes totalitaires du XXe siècle. C’est également ce que Babel, 40 | 2019
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 3 l’on retrouve dans la façon dont les Noirs aux États-Unis ont vu leur Histoire, leur culture et leurs origines être rejetées à la faveur des cultures anglo-saxonnes et du reste de l’Europe présentes sur le territoire étatsunien. Néanmoins, le folklore est demeuré dans les mémoires des esclaves, puis des Africains-Américains libres. Reprenant des éléments ancestraux, les mêlant à leur expérience aux États-Unis et les mélangeant, parfois, aux contenus d’autres traditions également présentes dans le pays, la mémoire — c’est-à-dire le souvenir d’un passé devenu immatériel puisqu’il ne peut plus être possédé — s’est maintenue. Sa transformation, bien que souvent involontaire, est également le fait de certains personnages importants de l’Histoire africaine-américaine : des penseurs noirs, des artistes ou encore des individus conscients de l’importance de conserver cette mémoire de leurs origines et de leurs traditions pour mieux aborder leur présent et préparer leur avenir6. C’est ainsi que l’on peut comprendre la réappropriation culturelle, identitaire, ontologique et existentielle qui s’est opérée pendant le Mouvement pour les droits civiques. 8 Si le Black Arts Movement s’inscrit sur une décennie (de 1965 à 1975 environ), son influence se fait ressentir jusqu’à nos jours et les idées développées en son sein ont été partagées au-delà de la frontière virtuelle du mouvement7. Aussi, des artistes qui n’y adhéraient pas ont quelquefois réutilisé des codes et des outils qui en étaient issus. Malgré la promotion des arts performatifs, certains auteurs du BAM ainsi que d’autres qui étaient proches de leurs idéologies ont préféré utiliser le roman pour mettre en avant un univers différent du monde réel dominé par les Blancs. En faisant cela, ils ont parfois créé des mythopoïèses qui ont permis l’élaboration de légendes, la transformation de mythes, ou encore la réécriture des formes existantes dans la tradition littéraire et le folklore étatsuniens. C’est le cas d’Ishmael Reed, auteur de Mumbo Jumbo, un roman publié pour la première fois en 1972 ou encore de William Melvin Kelley, en particulier dans son premier et son dernier roman, A Different Drummer et Dunfords Travels Everywheres, publiés respectivement en 1962 et 1970. La réinvention de la mémoire noire étatsunienne se retrouve aussi dans certains poèmes et certaines pièces d’Amiri Baraka8. La démarche artistique ne se différencie pas de l’aspect sociétal et les contes, les légendes et autres récits de fiction se focalisent sur la création de héros auxquels les Noirs étatsuniens peuvent s’identifier. Réinventer la figure de l’Africain : la légendification 9 William Melvin Kelley, auteur de quatre romans et de plusieurs nouvelles, a travaillé sur la légende et la dimension héroïque des Noirs Américains dans son premier ouvrage, A Different Drummer. L’histoire de Tucker Caliban est racontée à travers les regards et les commentaires de narrateurs exclusivement blancs. Le protagoniste décide de tuer ses animaux et de détruire toutes ses possessions après le décès de son grand-père qui aurait passé sa vie à se sacrifier pour aider les autres [A Different Drummer, 123]. À la suite de cette oraison funèbre qui masque la réalité de la vie de John Caliban, le sang de Tucker bout et c’est ainsi que le lien est fait avec son ancêtre, l’Africain, conduit sur le territoire américain et réduit en esclavage [A Different Drummer, 8]. L’utilisation du nom « Caliban » est intéressant du fait du processus de « naming » utilisé par Kelley. Tiré de la tragédie shakespearienne, Caliban est le nom d’un monstre réduit en esclavage dans la pièce The Tempest. Personnage secondaire chez Shakespeare, plusieurs auteurs, au nombre desquels Aimé Césaire, l’ont repris Babel, 40 | 2019
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 4 dans leurs œuvres. Chez le dramaturge martiniquais, dans sa pièce Une tempête, Caliban se libère du joug des chaînes, se réapproprie son identité, non pas seulement en rapport au canon littéraire anglo-saxon, mais surtout par rapport à la décolonisation. Chez Kelley, l’enfant de l’Africain est nommé First Caliban, alors que son maître lit la pièce originelle. Il y a par conséquent une volonté de l’auteur du BAM de marquer l’importance de l’esclavage chez ses personnages. Aussi, First Caliban peut être compris comme signifiant « le premier esclave ». 10 L’arrière-arrière-grand-père de Tucker Caliban, seulement nommé « The African » tout au long du roman (puisqu’il n’est pas esclave), est cette figure impressionnante qui constitue l’une des pierres angulaires de la narration. Cela se comprend grâce à la description qu’en fait Mister Harper, l’homme blanc qui raconte l’histoire de cet ancêtre dès le début du roman ; celle d’une stature tellement étrange qu’elle fait peur : To begin with, they seen his head coming up out of the gangway, and then his shoulders, so broad he had to climb those stairs sideways; then his body began, and long after it should-a stopped it was still coming. Then he was full out, skin-naked except for the rag around his parts, standing at least two heads taller than any man on the deck. He was black and glistened like the captain’s grease-spot wound. His head was as large as one of them kettles you see in cannibal movies and looked as heavy. There was so many chains hung on him he looked like a fully trimmed Christmas tree. But it was his eyes they kept looking at; sunk deep in his head they was, making it look like a gigantic black skull9. 11 Les termes utilisés par Mister Harper sont importants notamment pour leur double sens. D’un côté, ils révèlent la vision que certains Blancs ont de cet Africain : monstrueux et symbole de mort avec sa tête si grosse qu’elle rappelle les chaudrons des cannibales et ses yeux si profondément ancrés que sa tête n’est plus qu’un crâne noir géant, représentant la mort. À ce propos, Trudier Harris écrit : « Images of savagery, wilderness, violence, and jungle-derived passions are the stepping stones to creating a larger-than-human, all-enduring, omnipotent giant who was unfortunate enough to land on southern American soil » [28]10. 12 D’un autre côté cependant, du fait de la capitalisation de son nom et à cause de l’article défini qui permet de faire une généralisation, l’aïeul de Tucker représente tous les membres de la diaspora africaine, et plus particulièrement tous les Africains- Américains. Par ses actions libératrices, il incarne ce héros, presqu’un demi-dieu, des mythes antiques. Il libère les autres esclaves du joug de l’oppression et les aide à se mobiliser pour former une communauté autre qu’un ensemble de personnes soumises. Il y a même un groupe de disciples qui semble se créer autour de lui, apportant une dimension quasi mystique, voire christique, au personnage. Le personnage de l’Africain s’insère dans un processus de revalorisation de tous les Africains arrivés aux États-Unis et soumis en esclave alors qu’ils ont souvent été décrits par les Blancs — une image qui a été ensuite reprise par beaucoup de leurs descendants — comme des individus incapables de se défendre et qui se sont laissé mettre en esclavage. Ce mécanisme de transformation utilisé par Kelley est d’ailleurs décrit par Laurence Levine, tant sur la question de la mémoire que celle de la valorisation des ancêtres : The folk are not historians ; they are simultaneously the products and creators of a culture, and that culture includes a collective memory. […] Looking back upon the past, ex-slaves and their descendants painted a picture not of a cowed and timorous black mass but of a people who, however circumscribed by misfortune and oppression, were never without their means of resistance and never lacked the Babel, 40 | 2019
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 5 inner resources to oppose the master class, however extreme the price they had to pay11. 13 En ce sens par exemple, au cours de son parcours sur le territoire de « l’État » 12, l’Africain parvient à trouver des vêtements africains [A Different Drummer, 19], un autre symbole de l’exagération dans la narration par Mister Harper, ainsi que dans la légendification du personnage. C’est le principe du « tall tale », tel qu’il est réécrit par Kelley. 14 Le tall tale est une forme de narration dans laquelle les éléments racontés sont fortement exagérés alors même qu’ils sont relatés comme s’ils étaient avérés 13. L’ironie de Kelley se situe dans le fait qu’il prévienne le lecteur dès le début que ce récit est fictif, tout en sachant que cette part légendaire est ce qui attire, ce qui permet aux autres Africains-Américains de « l’État » d’imiter Tucker et d’en faire un chef de file, comme l’a été son ancêtre : Like I said, nobody’s claiming this story is all truth. It must-a started out that way, but somebody along the way or a whole parcel of somebodies must-a figured they could improve on the truth. And they did. It’s a damn sight better story for being half lies. Can’t a story be good without some lies. You take the story of Samson. Might not all be true as you read it in the Bible; folks must-a figured if you got a man just a little bit stronger than most, it couldn’t do no real harm if you make him a whole lot stronger. So that’s probably what folks hereabout did; take the African, who must-a been pretty big and strong to start and make him even bigger and stronger14. 15 Les mensonges des narrateurs de la légende de l’Africain favorisent justement la portée héroïque et légendaire du personnage. Il prend une dimension particulière du fait de sa stature physique, mais également grâce à sa campagne de libération des individus réduits en esclavage, rappelant Nat Turner et ses fidèles 15. La corrélation établie entre Turner et l’Africain montre comment Kelley utilise ce dernier en tant qu’héros. Alors que les Blancs ne perçoivent certainement pas le rebelle historique comme un personnage valeureux, les Africains-Américains, en l’incluant dans leur mémoire collective et en le mettant sur un piédestal, en font un monument de leur passé, une sorte de modèle à suivre pour contrer le système raciste et ségrégationniste étatsunien — ce que devient aussi l’Africain. 16 En ce sens, de même que le révolutionnaire qui s’est insurgé contre la machine esclavagiste était entouré de partisans, l’Africain de Kelley réunit des disciples autour de lui, au nombre desquels l’assistant du commissaire-priseur, « the auctioneer’s Negro », qui agit, après l’avoir aidé à s’enfuir, comme un Judas Iscariote qui trahit Jésus. L’Africain est tué par Dewitt Willson, alors qu’il est en train d’officier une cérémonie animiste, dans une scène qui ressemble à l’arrestation de Jésus au mont des Oliviers. Entouré de compagnons qui fuient en voyant arriver les Blancs, trahi par l’un d’eux, il marmonne, s’adressant à un tas de pierres, dans un rite qui n’est pas sans rappeler certaines croyances HooDoo, recherchant « l’âme / l’esprit » des lieux, des ancêtres et des choses16. La dimension mystique est présente dans l’évocation du sang qui coule dans les veines de Tucker, non pas dans une vision uniquement eurocentrée, mais avec une forte inclusion des symboles du sang comme continuité de la lignée, de la vie, de l’honneur, des valeurs, de la vengeance et de l’autodétermination déjà voulus par l’Africain quand il arrive sur le territoire étatsunien. 17 Lorsque Tucker décide d’annihiler les effets de l’esclavage sur son existence et de détruire tous les symboles de ce passé familial, il le fait sans un mot, sans donner Babel, 40 | 2019
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 6 d’explications. La narration des événements continue à accentuer cette part d’exagération propre au tall tale. Le bétail qu’il tue dans le processus attire des « mouches de la moitié du comté » et les autres Africains-Américains de la ville de Sutton ne comprennent pas les actes de Tucker [A Different Drummer, 43-44]. La portée de ce dernier, qui paraît être devenu fou, devient cependant légendaire lorsque tous les Noirs de « l’État » décident de partir. La stature du protagoniste devient alors « gigantesque », comme celle de son aïeul. Aussi, même si Tucker Caliban est physiquement moins impressionnant que son ancêtre, puisqu’il n’est pas plus grand qu’un enfant, la résurgence de l’Africain et de son sang le font paraître comme le nouveau libérateur : “[…] At least that’s what Hilton told me this colored man up Sutton way said. He, Hilton that is, he says that there was this colored man up in Sutton who told the Negroes all about it, all about history and all that stuff, and that he said besides that the only way for things to be better was for all the colored folks to move out, to turn their backs on everything we knowed and start new”17. 18 S’il y a une différence de taille physique entre Tucker et son ancêtre, elle peut être interprétée comme une minimisation de la stature du Noir au contact du Blanc. Cependant, la portée des actions de Tucker à travers « l’État » entier montre que par le sang, centre des héritages et du patrimoine mis en valeur par les Hommes du porches, Tucker (et conséquemment tous les Noirs étatsuniens) est toujours intrinsèquement « gigantesque », c’est-à-dire qu’il a de la valeur. Par un mécanisme d’exagération des faits qui se racontent de personne à personne, la légende de Tucker Caliban est née. Il ne s’agit pas pour autant pour Kelley de prôner la séparation des territoires blancs et noirs comme le préconisaient les séparatistes nationalistes noirs des années 1950. En effet, même si l’on peut y voir une forme de militantisme en faveur du nationalisme de communautés, l’intention de Kelley est plus vraisemblablement de créer une légende pour montrer la force des origines africaines dans le sang des Africains-Américains ; une force qui peut les faire se mouvoir pour protester afin d’obtenir des droits civiques et leur liberté individuelle. Outre la qualité politique que l’on peut retrouver dans cette démarche de légendification, il y a un aspect propre à l’action du Black Arts Movement, c’est-à-dire rendre leur fierté aux Africains-Américains. Par conséquent, en lui conférant cette stature, William Melvin Kelley contribue à une action qui se retrouve dans les œuvres de nombreux auteurs noirs étatsuniens. C’est ainsi que dans A Different Drummer, le deuxième homme noir que l’on voit quitter « l’État » revêt ses plus beaux habits et marche la tête haute lorsqu’il prend le bus, première étape dans sa migration vers New-York [A Different Drummer, 55-57]. Les auteurs du BAM, comme le recommandait Etheridge Knight, n’ont cependant pas seulement créé des légendes et des mythes ; ils ont également puisé dans les mythes et légendes africains-américains afin de les remettre en avant, mais aussi pour en réinventer certains, en les débarrassant de leurs scories blanches pour qu’ils correspondent mieux aux réalités existentielles des vies Africaines-Américaines. Des origines : le mythe de Yakub 19 Ces manipulations des mythes existants étaient parfois faites pour dévaloriser les cultures blanches. Par exemple, Amiri Baraka ainsi que Kelley ont utilisé celui de Yakub afin de faire passer un message sur l’origine et la place des Blancs dans la société occidentale. Babel, 40 | 2019
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 7 20 Yakub est un personnage de la croyance des fidèles de la Nation of Islam, un groupe politico-religieux africain-américain auquel Malcolm X ou encore Muhammad Ali ont adhéré. Cette figure mythique est, selon eux, un scientifique noir qui a créé, il y a environ 6.600 ans, la race blanche en ayant recours à l’eugénisme. Il la crée en lui attribuant les vices du mensonge et de la tromperie. Bien que les Noirs originels aient essayé de l’isoler en Asie de l’ouest (c’est-à-dire en Europe), la race blanche a réussi à prendre le contrôle et à dominer le monde pendant une période de 6.000 ans, à la fin de laquelle les Noirs reprendraient l’avantage. Selon la légende encore, le terme de ces six millénaires est arrivé en 191418. 21 Dans son article « Manipulating Myth, Magic, and Legend : Amiri Baraka’s Black Mass », Sandra G. Shannon explique que Baraka utilise le mythe de Yakub — qu’il renomme Jacoub dans sa pièce A Black Mass — parce que c’est un personnage central de la doctrine de la Nation of Islam en tant que l’une des religions les plus importantes dans la communauté noire étatsunienne des années 1960. Ainsi, elle écrit : « So popular was Islam within African-American urban communities of the mid-sixties that Baraka could justly assume that the majority of African Americans in the audience would readily comprehend his many imitated references to the Yacub story » 19. Le texte de Baraka montre la façon dont Yakub se distancie de son identité noire en inventant la race blanche, opposée à la beauté noire. Au début de la pièce, Nasafi, un magicien noir dit : « These are the beauties of creation. […] The beauties and strength of our blackness, of our black arts » [23]. Alors que le monstre blanc n’est pas encore venu au monde, la beauté noire dont parle le magicien est la première chose qu’il prononce. Pour Baraka, c’est une remise en avant des éléments physiques mais aussi culturels et esthétiques défendus par le BAM. En insistant dès la scène d’exposition sur cette beauté de l’Être- Noir, c’est-à-dire le fait d’être Noir et tout ce que cela inclus, le dramaturge remet en question les codes créés et imposés par la société blanche 20. Aussi, en inventant ces magiciens noirs, Baraka façonne une nouvelle histoire de l’importance de l’Être-Noir, en opposition à celle inculquée par les Blancs. C’est ce que l’on comprend lorsque, après la création du monstre, Nasafi explique à Jacoub : I looked into the wet corridors of the thing’s heart, and there was no soulheat. Where the soul’s print should be, there is only a cellulose pouch of disgusting habits. (And with a sudden burst of emotion) THIS THING WILL KILL, JACOUB… WILL TAKE HUMAN LIFE… […] IT HAS NO REGARD FOR HUMAN LIFE! 21. 22 Baraka insiste sur l’inhumanité de la chose blanche, « the white thing » dont parlent Knight et Neal. Par opposition, dans cette nouvelle histoire, seuls les Noirs sont humains et ont une âme22. Or, Jacoub/Yakub insiste : « Brothers, I have created another man » [31]. Il considère cette créature qui est sans âme et inhumaine comme la nouvelle valeur humaine que l’on pourrait éduquer, et la met sur le même plan que les Noirs, ce que Baraka considère comme faux : les Blancs sont mauvais, et il faut rejeter tout ce qui y renvoie au risque de devenir comme eux ; ainsi, il faut se forger une nouvelle histoire et une nouvelle mémoire. La démarche du dramaturge est cependant autre que de simplement transformer le mythe de la Nation of Islam. 23 En effet, la pièce est surtout écrite pour se moquer des mœurs blanches et des Africains-Américains qui souhaitent abandonner leurs identités noires. Dans une intrigue qui rappelle celle de Dracula, l’une des assistantes du scientifique Yakub est mordue par la créature nouvellement créée. À mesure, cette assistante, Tiila, se transforme en Blanche, mais dans la description qui est donnée de la scène, elle n’est jamais totalement métamorphosée et des marbrures de blanc strient son visage et ses Babel, 40 | 2019
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 8 cheveux [A Black Mass, 32]. L’analyse de Shannon sur cette transformation est sans détour : « Baraka also shows, however, through the victim’s incomplete transformation from black to white that the effects of assimilation for blacks is never absolute. […] No matter how much they claim whiteness, they will always be black and will always be regarded by whites and other blacks as such » [Shannon 366]. En fait, le monstre auquel Yakub a donné naissance est constitué des tares de son créateur : un besoin de détruire et de changer ce qu’il est [A Black Mass, 30, 31]. S’il est possible d’y voir des éléments qui rappellent le monstre de Frankenstein de Mary Shelley, la créature, telle qu’elle est mise en scène par Baraka, est la mise en abyme de la société étatsunienne. L’objectif de l’auteur est de se servir d’éléments populaires pour faire réfléchir les Africains- Américains afin qu’ils cessent la dévalorisation d’eux-mêmes et qu’ils rejettent l’attrait pour la société américaine blanche. Le narrateur à la fin de la pièce l’explique : 24 And so Brothers and Sisters, these beasts are still loose in the world. Still they spit their hideous cries. There are beasts in our world. Let us find them and slay them. Let us lock them in their caves. Let us declare the Holy War. The Jihad. Or we cannot deserve to live. Izm-el-Azam. Izm-el-Azam. Izm-el-Azam (Repeated until all lights black) 23. 25 Un autre élément sur la figure de Yakub est introduit par William Melvin Kelley dans Dunfords Travels Everywheres. Une partie de l’œuvre est écrite dans ce que l’auteur appelle « Dream Language », le langage des rêves — une narration se faisant à la croisée des consciences de chacun des deux protagonistes du récit, dans une langue mélangeant des éléments de phonétique, de différentes langues et surtout de langue vernaculaire noire américaine. Dès le début, Kelley nous prévient de ses intentions lorsqu’il crée et utilise ce langage : Goodd, a’god Moanng agen everybubbahs n babys among you, d’yonLadys in front who always come vear too, days ago, dhis-Morning we wddeal, in dhis Sagmint of Lecturian Angleash 161, w’all the daisiastrous effects, the foxnoxious bland of stimili, the infortunelessnesses of circusdances which weak to worsen the phistorystematical intrafricanical firmly structure of our distinct coresins : The Blafringo-Arumericans24. 26 La complexité du langage que l’auteur invente est une façon de montrer que les vérités des existences africaines-américaines sont masquées et qu’elles n’apparaîtront qu’avec des efforts consistants à l’égard de la réappropriation culturelle noire et, par conséquent, avec la prise de distance par rapport aux cultures occidentales blanches. 27 Dans A Message to the Black Man in America, Elijah Muhammad présente le scientifique (Yakub) comme étant une personne à la fois destinée à faire le mal et foncièrement condescendante. C’est ce sentiment qu’un professeur à l’université décrit dans un passage du dernier roman de Kelley, tout en insistant sur la qualité démoniaque des Blancs : We can agree then that a Useupian looks similair to us and thee, be proud of his woman. So din what’s the big dill? Why get so upchut when a tinny, minny binch of a bunch of baghead neegrows show any nosense suchly, beginning to buy what’s been standing fursolong in the gate, ready to run like a washingpotomatic muxing vowel, with two springers, just the laitest from Frinch and Angles on Filthy- servanth Street in Niew Yoke City? Some Usricans say it’s because the Uralpean ist d’DeVille. They razen He’ll tempt you, tissyue, tuss you, tighten your truest with gleeven, his Job, as illmost any quistian will taile you. And when in disoughther, you ardor: Say, Mistear Blanchemchiller, rip arind dhat oven witch the chat on chanel 992, 828, 296, 645 (p. 73, 78, 6, 68: Bla Ckcat Dreambo, OK?) havidvertized. [...] Babel, 40 | 2019
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 9 E.M. Fardpull, in his landark steady of the study hobits of the eurly tribs of the eorly Yacuvic Pyreod, THE MESS AGE OF THE LACKMAN, states clearly his bilefe in the thory of mismagination and expelcion, the eeveel reck of the hubristic Jack L. Yacoo, M.D.25. 28 La différence entre Baraka et Kelley est notable dans la mesure où, pour le premier, le Blanc est une bête qui, de ce fait, ne peut pas être comme le Noir. Pour le deuxième, les Noirs américains et les Blancs américains sont similaires. Kelley fait une différence entre les Étatsuniens (« Usricans ») et les Européens (« Uralpean »), ces derniers étant perçus comme la personnification du diable. La démarche entre les deux auteurs est différente en cela que, dans Dunfords Travels Everywheres, il ne s’agit pas de vilipender tous les Blancs, mais de marquer une différence entre les individus d’une même communauté. Si l’auteur accentue la dissemblance entre les Blancs d’Europe et ceux des États-Unis, ce n’est pas pour mettre en tort les Européens. Cette comparaison peut être interprétée comme une façon de souligner ce que le BAM considère comme une part essentielle de ce que sont les Blancs : le fait que les maux que font subir les Américains blancs aux Africains-Américains font partie intégrante de ce qu’ils sont ; d’où la référence à Yakub. Plus tard dans le roman, l’auteur montre que tous les individus blancs ne sont pas les ennemis de la race noire. Néanmoins, l’usage du mythe de la Nation of Islam est, comme pour Baraka, basé sur la connaissance intime du personnage par les lecteurs. Si l’on peut retrouver une partie du message de Baraka dans les écrits de Kelley, il y a surtout cette mise en garde contre les caractères condescendants de l’individu. Ainsi, lorsque le professeur fait référence à l’hybris de Yakub (« the hubristic Jack L. Yacoo, M.D »), c’est pour avertir les deux personnages principaux que, même s’ils ont des rêves et des objectifs à atteindre, ils ne doivent en aucun cas se positionner au-dessus des autres membres de leur communauté. Pour lui, et incidemment pour Kelley, les Africains-Américains gagneraient beaucoup plus à lutter ensemble pour le bien de tous, pour reconstruire la mémoire collective noire étatsunienne puisqu’elle est abimée par la proximité du Blanc qui les dévalorise, sans pour autant perdre leurs caractères individuels. Par ailleurs, il est intéressant d’analyser la façon dont l’auteur fait se confronter les légendes dans Dunfords Travels Everywheres puisqu’il juxtapose le mythe de Yakub et ceux de l’Edda, c’est-à-dire ceux des mythologies nordiques. 29 La symbologie employée par Kelley est d’autant plus pertinente qu’elle oppose, encore une fois, les communautés noires et blanches. Le mythe de Yakub est associé à une croyance se concentrant sur des origines africaines, tournant autour d’images, parfois stéréotypées, représentant la faune africaine et les températures chaudes. Le contraste avec les mythes nordiques, se situant dans un espace tempéré et un climat hivernal, est mis en exergue lorsque Kelley les confronte. L’Afrique est une femme plantureuse offrant un soleil vital et une énergie positive, caractéristiques de la vie [Dunfords, 53-54]. Les mythes nordiques sont froids et symboles de mort avec des références récurrentes au meurtre de Baldr par son frère Loki avec du gui. Ici, il ne s’agit pas de réinventer ou de modifier des légendes, mais de les expliquer afin de réfléchir sur la question de l’existence des Noirs dans la société dominante blanche aux États-Unis. Grace Eckley, dans son article comparatif de l’ouvrage de Kelley avec le Finnegans Wake de James Joyce dont il est inspiré, montre l’étendu de cette interrogation : Dunfords Travels Everywheres imitates the circular design of Joyce’s Wake in a closing speech with no concluding quotation marks and a beginning speech with no beginning marks. Joyce’s riddle of the universe becomes the “questjung” of human relations, especially sexual relations between races, the “riddle of Addlebody’s ditole” [56]26. Babel, 40 | 2019
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 10 30 Si l’on n’insistera pas ici sur la question des relations sexuelles interraciales, étant donné la complexité du sujet dans le roman et dans l’œuvre de Kelley en général, l’attention doit se porter sur les valeurs humanistes de l’écrivain. Kelley peut être considéré comme un auteur iconoclaste du Black Arts Movement dans la mesure où il ne croit pas en l’éradication de la chose blanche, « the white thing », dont Larry Neal parle dans son article « The Black Arts Movement »27 et que l’on retrouve aussi dans la pièce de Baraka, A Black Mass. Il a réutilisé des idées et des codes propres à des écrivains blancs tels que Faulkner et Hemingway et, à l’exception de certains récits, notamment son troisième roman dəm, il n’a pas demandé la séparation des deux races, ni même la mort des Blancs. Kelley exprime la nécessité de ces questions sur les relations raciales aux États-Unis à travers la circularité du roman qui n’a ni début ni fin. Aussi, ce sont des interrogations éternelles qui permettent de toujours approfondir le sujet des relations entre les communautés. C’est également une façon de montrer que la lutte pour les droits civiques et les libertés individuelles n’est jamais terminée et que les avancées faites doivent toujours être surveillées au risque d’être remises en question par des détracteurs ou, dans ce contexte, par des points de vue racistes. Revisiter le folklore 31 La discussion sur les relations raciales est un point d’ancrage fondamental dans la mesure où elle s’attarde sur les origines des sujets noirs et blancs. C’est un point qui était déjà développé par des penseurs tels que W.E.B. Du Bois ou encore Marcus Garvey dans les relations entretenues avec le continent africain. Dans Dunfords Travels Everywheres, l’origine des Africains-Américains est une clé de la mémoire réinventée. Eckley, alors qu’elle explique la structure des langues utilisées dans le roman, remarque : « The uncounscious level, that of the dreamer and that which is most like the Wake, makes Kelley’s most profound thematic statements ; it is, as the professor declares, the “Languish” of the transported African, the “Blafringo-Arumericans,” who now live in “New Afriquerque,” the black American nation » [Eckley 28]. Le choix du toponyme indique une installation définitive aux États-Unis, pour faire un contraste avec les attentes d’un Marcus Garvey, par exemple, qui promouvait le retour des Noirs en Afrique. Kelley insiste sur l’importance de considérer le territoire étatsunien comme appartenant aux Africains-Américains. Avec la traite des Noirs, les esclavagistes transportaient également leurs contes, leurs légendes et leur folklore. Kelley le symbolisait déjà dans son premier roman, lorsque l’ancêtre de Tucker Caliban, the African, officiait ce rite animiste avant qu’il ne soit tué. On peut, de la même façon, retrouver des éléments du folklore dans les autres récits de Kelley et le chapitre 30 de Dunfords Travels Everywheres peut encore servir d’exemple. Tout comme Baraka a ostensiblement utilisé la légende de Yakub pour s’adresser directement à ses spectateurs, Kelley fait appel à deux personnages primordiaux du folklore africain- américain, Brer Rabbit et Brer Terrapin. Ce sont tous deux des figures proéminentes en tant que figures espiègles, en tant qu’escrocs ; ce sont des tricksters 28. Dans son article « Negro Folk Expression », Sterling A. Brown les décrit ainsi : […] the African hare, “Cunnie Rabbit,” really a chevrotain, water deerlet, or gazelle, has become the American rabbit with the word cunnie Englished into cunning, and the African tortoise has become the American dry-land turtle or terrapin. In America, Brer Terrapin is a hero second only to Brer Rabbit whom he best occasionally29. Babel, 40 | 2019
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 11 32 Le trickster est récurrent dans la littérature noire américaine et il se manifeste sous différentes formes. Si à l’origine il est symbolisé sous les traits d’animaux, il se transforme en humain avec le temps et surtout après l’abolition de l’esclavage jusqu’à son déclin au XXe siècle [Levine 370]30. C’est ainsi que dans Dunfords Travels Everywheres, Carlyle Bedlow, l’un des deux protagonistes, peut être défini comme étant un trickster. Il gagne sa vie grâce à des petits larcins commis dans les rues de New-York et, au moyen de la ruse, réussit dans un passage du roman à vaincre le diable blanc qui a enlevé un de ses amis [Dunfords, 173-176]. 33 En réemployant les personnages du folklore, Kelley les inscrits dans un contexte moderne avec deux courtes histoires distinctes. Dans la première, l’auteur fait se confronter le folklore africain-américain avec des personnages blancs qui, du fait du nom de l’un d’eux (« Trog Chillenwoe »), sont des réminiscences des mythes nordiques31. Enchaîné à un rocher, tel Prométhée, par Chillenwoe, Rab (Brer Rabbit) est secouru par Turt (Brer Terrapin) qui le libère du joug de l’oppression blanche. Dans la seconde histoire, les deux personnages retrouvent Chig Dunford, l’autre protagoniste du roman, qui, à leur avis, doit se réveiller pour retrouver son humanité et ne pas se laisser humilier par les Blancs comme il le fait tout au long du récit. 34 Prêts à se battre, les deux personnages folkloriques sont armés et demandent malgré tout à l’homme de main qui a enchaîné Rab les raisons pour lesquelles les Blancs veulent les soumettre [Dunfords, 191-192]. Ils deviennent des héros et des hommes de lois. Ce ne sont plus eux les personnes qui sont pourchassées. Au contraire, Kelley en fait des justiciers qui luttent au nom de la justice africaine : « (…) two o’New Afriquequerque’s toughfast, ruefest Spaciel Constubulary Texnosass Arangers […] » 32. À une époque où les Africains-Américains qui prennent part aux différentes manifestations liées au Mouvement pour l’obtention des droits civiques sont poursuivis par la police, injustement arrêtés et battus, les lecteurs de l’ouvrage peuvent voir les rôles se renverser. Les Noirs deviennent les policiers et ne cherchent pas à se venger, mais à traduire en justice les coupables — une justice africaine sur le territoire étatsunien : « [Rab and Turt] vbring wi’n dEmbrace o’Afrikikujian Justus nonanother dhan d’murderious Johann Humche, beerdead bandrat, who vdefaild d’two baby Daughtars o’at least sivearn sepiarate sodcolord civileyesed Citysuns between dEnd o’d’first Ringdance n d’middlettle Commerceseal »33 [Dunfords, 191]. Alors, deux Texas Rangers noirs amènent des coupables blancs, meurtriers d’enfants d’honnêtes citoyens noirs, devant une justice africaine. Il y a un enchâssement important des topoï étant donné que le lien entre les deux continents est constant dans l’œuvre, que ce soit par la recherche d’une racine africaine des origines par certains personnages comme Wendy, la présence d’Africains enchaînés dans la cale d’un paquebot transatlantique figurant un bateau négrier au XXe siècle, ou encore, comme on le voit avec Brer Rabbit et Brer Terrapin, la transposition des contes de folklore africain sur le territoire américain 34. Réinventer les mythes, la culture et la mémoire 35 L’adaptation des légendes, la mise en avant des mythes et leur explication sous un angle nouveau, la redécouverte du folklore et du lieu d’origine (l’Afrique), permettent de lancer ce processus important de la réinvention de la mémoire collective africaine- américaine. La réécriture du passé, des traditions et des croyances est une façon de « réhistoriciser » la mémoire africaine-américaine, c’est-à-dire de lui redonner une Babel, 40 | 2019
Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo... 12 valeur véritable dans un contexte blanc qui en a minimisé l’amplitude. Il s’agit alors de contrer la « sur-détermination » du Noir dont parle Frantz Fanon dans son ouvrage Peau noire, masques blancs35. Cela signifie que les Africains-Américains, dans le cadre du BAM, doivent comprendre que les images d’eux-mêmes et de leur culture qui leur sont renvoyées par les Blancs ne sont pas objectives. Les processus de « l’écriture de soi » et du « parler de soi » prennent une dimension existentielle dans la mesure où ils permettent de s’interroger sur des questions téléologiques de la libération noire et de l’identité noire au sein d’un monde anti Noir36. Ce sont elles qui sont présentes dans le roman Mumbo Jumbo d’Ishmael Reed. Il ne s’agit pas ici seulement de souligner les éléments du folklore mais plutôt d’insister sur les éléments mystiques de l’existence. 36 Dans les États-Unis des années 1920, juste avant la crise de 1929, l’épidémie d’une maladie nommée « Jes Grew » s’installe. L’action se déroule à Harlem, alors que PaPa LaBas, un prêtre HooDoo / Voodoo essaye de trouver la solution à cette épidémie 37. Grâce à ses dons, il comprend qu’il ne s’agit pas d’une fatalité, mais d’une solution aux problèmes de la société [Mumbo Jumbo, 6, 33]. Jes Grew n’est jamais proprement défini. Il se caractérise néanmoins par une joie de vivre communicative et l’effusion de sentiments : We got reports from down here that people were doing “stupid sensual things,” were in a state of “uncontrollable frenzy,” were wriggling like fish, doing something called the “Eagle Rock” and the “Sassy Bump”; were cutting a mean “Mooche,” and “lusting after relevance.” […] We knew that something was Jes Grewing like the 1890s flair-up. We thought that the local infestation area was Place Congo so we put our antipathetic substances to work on it, to try to drive it out; but it started to play hide and seek with us, a case occurring in 1 neighborhood and picking up in another. It began to leapfrog all about us 38. 37 L’intrigue se concentre sur la course entre deux groupes qui s’opposent sur la progression de Jes Grew. D’un côté, il y a ce que Reed nomme les Atonistes, leaders du monde occidental à travers des sociétés secrètes et plus particulièrement le « Wallflower Order » et les « Knights Templar ». Ces ordres symbolisent la vision monothéiste blanche et son culte des morts. Leur but est d’empêcher la prolifération de ce qu’ils voient comme une épidémie mortelle au risque de voir disparaître la civilisation occidentale : « Don’t you understand, if this Jes Grew becomes pandemic it will mean the end of Civilization As We Know It ? » [Mumbo Jumbo, 4]. D’un autre côté, on retrouve PaPa LaBas qui tente, en compagnie de Black Herman et d’autres Africains- Américains, d’aider Jes Grew à trouver son « Texte » afin qu’il puisse se développer 39. 38 Les analyses possibles de ce roman sont nombreuses du fait de la forme qu’il adopte et de sa qualité métafictionnelle. Shelley Ingram y voit un ouvrage contenant des éléments ethnographiques et folkloriques ; une façon pour l’auteur de mettre en lumière les différentes interprétations du folklore et le manque de pertinence d’une vision unique40. Reuben Copley fait du roman un texte sacré, non pas pérenne mais transitoire, qui permet de continuer à transmettre le message de Jes Grew alors même que l’oralité disparaît de la société noire étatsunienne41. 39 Tout comme la narration de A Different Drummer de William Melvin Kelley, on retrouve des éléments exagérés correspondant au tall tale dans Mumbo Jumbo. Copley explique ces exagérations comme étant les « antithèses » de la ligne monotone des Atonistes : Mumbo Jumbo is the antithesis of the boring and staid journalistic prose that is the byline of the Atonist linguistic authorities. Ishmael Reed uses his novel as a postmodern J.G.C., infecting those who read it with the questions and doubts about Babel, 40 | 2019
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