Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Movement

 
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                          Écritures minoritaires de la mémoire dans les
                          Amériques

Réinvention de la mémoire noire étatsunienne
dans les récits du Black Arts Movement
Yannick M. Blec

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/babel/8168
DOI : 10.4000/babel.8168
ISSN : 2263-4746

Éditeur
Université du Sud Toulon-Var

Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2019
Pagination : 245-274
ISSN : 1277-7897

Référence électronique
Yannick M. Blec, « Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts
Movement », Babel [En ligne], 40 | 2019, mis en ligne le 15 janvier 2020, consulté le 19 janvier 2020.
URL : http://journals.openedition.org/babel/8168 ; DOI : 10.4000/babel.8168

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Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo...   1

    Réinvention de la mémoire noire
    étatsunienne dans les récits du Black
    Arts Movement
    Yannick M. Blec

1   Le tumulte social et politique des années 1960 aux États-Unis se caractérise, en partie,
    par le Mouvement pour l’obtention des droits civiques des citoyens noirs. Porté par des
    chefs de file engagés dans un militantisme parfois acerbe, à l’instar de Malcolm X, de
    Stokely Carmichael, de H. Rap Brown ou encore de James Baldwin, ce mouvement se
    radicalise1 — c’est l’avènement du Black Power Movement.
2   Se développant autour de la valorisation de la fierté d’être Noir, en réponse au diktat
    du point de vue blanc sur ce que signifie « être noir » dans la société étatsunienne et
    d’appartenir à la race noire2, cette frange du Mouvement pour les droits civiques est
    symptomatique de la réappropriation d’une identité noire qui est pensée et mise en
    place par et pour les Africains-Américains. La philosophie du Black Power Movement
    souligne l’importance de l’acceptation de soi en tant que membre de la communauté
    noire américaine ainsi que par rapport à des revendications sociales, civiques et
    politiques. On citera comme exemples de ces faits politiques et sociaux les différents
    discours de Malcolm X (parmi lesquels son « The Ballot or the Bullet » prononcé en 1964
    qui fait état de référence en la matière), les émeutes de Watts à Los Angeles en août
    1965, les poings levés de Tommie Smith et John Carlos sur le podium des Jeux
    Olympiques de 1968 — des symboles forts du mouvement.
3   Afin d’obtenir des droits civiques, au nombre desquels le droit de vote, la fin de la
    ségrégation, le simple droit d’exister en tant qu’êtres humains aux États-Unis,
    beaucoup de membres du Black Power ont polarisé leur attention sur l’opposition aux
    Blancs du pays, se vouant ainsi à travailler et débattre sur ce qui constitue leur(s)
    identité(s) noire(s). En réponse aux stéréotypes développés par les Blancs sur les Noirs,
    des artistes se sont astreints à la tâche de revaloriser les éléments culturels africains-
    américains. Selon eux, en effet, l’éthique et l’esthétique ne doivent former qu’une seule
    unité et une séparation des deux ne peut être que le symbole d’une culture moribonde 3.

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    C’est ainsi que différents courants artistiques se sont créés afin de répondre aux
    besoins identitaires des Noirs étatsuniens. Au nombre de ces mouvements, on peut
    compter OBAC (Organization of Black American Culture), collectif d’artistes de Chicago à
    l’origine du Wall of Respect en 1967 et mettant en avant des figures héroïques noires. Ce
    groupe, majoritairement constitué de peintres, est inclus dans un mouvement culturel
    plus large, le Black Arts Movement (BAM).
4   L’assassinat de Malcolm X le 21 février 1965 est l’un des éléments déclencheurs d’un des
    changements artistiques les plus radicaux de la deuxième partie du XX e siècle aux États-
    Unis. Il est en partie à l’origine de la création du BAM avec le déménagement du poète,
    dramaturge et critique LeRoi Jones (plus tard connu sous le nom d’Amiri Baraka) au
    nord, vers Harlem, pour créer le Black Arts Repertory Theatre/School (BARTS). Visant à
    utiliser les arts, et surtout les arts participatifs (théâtre, poésie, musique et performance)
    afin d’entraîner les Africains-Américains vers l’autodétermination, les œuvres du Black
    Arts Movement sont subjectives et faites pour convaincre de la nécessité d’actions
    protestataires. Ce mouvement culturel s’est particulièrement développé autour du
    principe d’une esthétique noire, une Black Aesthetic, qui permettrait de mettre en
    exergue les valeurs africaines-américaines à défendre, ainsi que de déterminer le
    nouveau rôle donné à l’artiste noir. Pour la définir, Larry Neal, chantre du BAM, cite
    Etheridge Knight qui écrivait :
         Unless the Black artist establishes a “Black aesthetic” he will have no future at all.
         To accept the white aesthetic is to accept and validate a society that will not allow
         him to live. The Black artist must create new forms and new values, sing new songs
         (or purify old ones); and along with other Black authorities, he must create a new
         history, new symbols, myths and legends (and purify old ones by fire). And the
         Black artist, in creating his own aesthetic, must be accountable for it only to the
         Black people4.
5   Il faut donc mettre en lumière la culture africaine-américaine préexistante, développer
    les mythes, les légendes et les héros puis les purifier. Toutes ces démarches ont un
    objectif simple : rendre leur fierté aux Africains-Américains, leur faire prendre
    conscience de leur beauté et de l’importance de leur culture.
6   Cette culture et ce folklore ont été, selon les auteurs du BAM, spoliés depuis le début de
    la présence noire aux États-Unis. C’est un phénomène qui se retrouve dans beaucoup de
    pays et de territoires qui ont été les théâtres de l’esclavage et les lieux d’accueil de la
    diaspora africaine. Dans son article « “Question noire” et mémoire de l’esclavage » qui
    s’intéresse particulièrement au contexte des Antilles françaises, Michel Giraud explique
    les raisons qui ont poussé, à la fois les colons et les anciens esclaves, à passer les faits
    sous silence5. Si les anciens esclaves ont parfois préféré se taire et ne pas parler de ce
    passé afin d’aller de l’avant, les anciennes puissances coloniales l’ont fait pour éviter les
    problèmes liés à la reconnaissance de ce passé ou alors dans une certaine continuité de
    la relégation des éléments constitutifs de l’Histoire des peuples de la diaspora africaine.
    Cela rejoint ce qu’Aimé Césaire dit dans son Discours sur le colonialisme lorsqu’il explique
    que le racisme inhérent à nombre de colonisateurs est le fondement de ce dénigrement.
    Aussi, il y a d’un côté Gobineau et Caillois qui ne voient respectivement qu’une histoire
    blanche et une ethnographie blanche [65]. D’un autre côté, il s’agit de la réécriture des
    éléments historiques de l’Égypte antique et des civilisations africaines afin de rabaisser,
    une fois encore, ce qui a fait la grandeur du continent africain [41-42].
7   Cela n’est pas sans rappeler le travail d’effacement de la mémoire et des faits
    historiques accompli par les régimes totalitaires du XXe siècle. C’est également ce que

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    l’on retrouve dans la façon dont les Noirs aux États-Unis ont vu leur Histoire, leur
    culture et leurs origines être rejetées à la faveur des cultures anglo-saxonnes et du
    reste de l’Europe présentes sur le territoire étatsunien. Néanmoins, le folklore est
    demeuré dans les mémoires des esclaves, puis des Africains-Américains libres.
    Reprenant des éléments ancestraux, les mêlant à leur expérience aux États-Unis et les
    mélangeant, parfois, aux contenus d’autres traditions également présentes dans le
    pays, la mémoire — c’est-à-dire le souvenir d’un passé devenu immatériel puisqu’il ne
    peut plus être possédé — s’est maintenue. Sa transformation, bien que souvent
    involontaire, est également le fait de certains personnages importants de l’Histoire
    africaine-américaine : des penseurs noirs, des artistes ou encore des individus
    conscients de l’importance de conserver cette mémoire de leurs origines et de leurs
    traditions pour mieux aborder leur présent et préparer leur avenir6. C’est ainsi que l’on
    peut comprendre la réappropriation culturelle, identitaire, ontologique et existentielle
    qui s’est opérée pendant le Mouvement pour les droits civiques.
8   Si le Black Arts Movement s’inscrit sur une décennie (de 1965 à 1975 environ), son
    influence se fait ressentir jusqu’à nos jours et les idées développées en son sein ont été
    partagées au-delà de la frontière virtuelle du mouvement7. Aussi, des artistes qui n’y
    adhéraient pas ont quelquefois réutilisé des codes et des outils qui en étaient issus.
    Malgré la promotion des arts performatifs, certains auteurs du BAM ainsi que d’autres
    qui étaient proches de leurs idéologies ont préféré utiliser le roman pour mettre en
    avant un univers différent du monde réel dominé par les Blancs. En faisant cela, ils ont
    parfois créé des mythopoïèses qui ont permis l’élaboration de légendes, la
    transformation de mythes, ou encore la réécriture des formes existantes dans la
    tradition littéraire et le folklore étatsuniens. C’est le cas d’Ishmael Reed, auteur de
    Mumbo Jumbo, un roman publié pour la première fois en 1972 ou encore de William
    Melvin Kelley, en particulier dans son premier et son dernier roman, A Different
    Drummer et Dunfords Travels Everywheres, publiés respectivement en 1962 et 1970. La
    réinvention de la mémoire noire étatsunienne se retrouve aussi dans certains poèmes
    et certaines pièces d’Amiri Baraka8. La démarche artistique ne se différencie pas de
    l’aspect sociétal et les contes, les légendes et autres récits de fiction se focalisent sur la
    création de héros auxquels les Noirs étatsuniens peuvent s’identifier.

    Réinventer la figure de l’Africain : la légendification
9   William Melvin Kelley, auteur de quatre romans et de plusieurs nouvelles, a travaillé
    sur la légende et la dimension héroïque des Noirs Américains dans son premier
    ouvrage, A Different Drummer. L’histoire de Tucker Caliban est racontée à travers les
    regards et les commentaires de narrateurs exclusivement blancs. Le protagoniste
    décide de tuer ses animaux et de détruire toutes ses possessions après le décès de son
    grand-père qui aurait passé sa vie à se sacrifier pour aider les autres [A Different
    Drummer, 123]. À la suite de cette oraison funèbre qui masque la réalité de la vie de John
    Caliban, le sang de Tucker bout et c’est ainsi que le lien est fait avec son ancêtre,
    l’Africain, conduit sur le territoire américain et réduit en esclavage [A Different
    Drummer, 8]. L’utilisation du nom « Caliban » est intéressant du fait du processus de
    « naming » utilisé par Kelley. Tiré de la tragédie shakespearienne, Caliban est le nom
    d’un monstre réduit en esclavage dans la pièce The Tempest. Personnage secondaire
    chez Shakespeare, plusieurs auteurs, au nombre desquels Aimé Césaire, l’ont repris

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     dans leurs œuvres. Chez le dramaturge martiniquais, dans sa pièce Une tempête, Caliban
     se libère du joug des chaînes, se réapproprie son identité, non pas seulement en rapport
     au canon littéraire anglo-saxon, mais surtout par rapport à la décolonisation. Chez
     Kelley, l’enfant de l’Africain est nommé First Caliban, alors que son maître lit la pièce
     originelle. Il y a par conséquent une volonté de l’auteur du BAM de marquer
     l’importance de l’esclavage chez ses personnages. Aussi, First Caliban peut être compris
     comme signifiant « le premier esclave ».
10   L’arrière-arrière-grand-père de Tucker Caliban, seulement nommé « The African » tout
     au long du roman (puisqu’il n’est pas esclave), est cette figure impressionnante qui
     constitue l’une des pierres angulaires de la narration. Cela se comprend grâce à la
     description qu’en fait Mister Harper, l’homme blanc qui raconte l’histoire de cet
     ancêtre dès le début du roman ; celle d’une stature tellement étrange qu’elle fait peur :
          To begin with, they seen his head coming up out of the gangway, and then his
          shoulders, so broad he had to climb those stairs sideways; then his body began, and
          long after it should-a stopped it was still coming. Then he was full out, skin-naked
          except for the rag around his parts, standing at least two heads taller than any man
          on the deck. He was black and glistened like the captain’s grease-spot wound. His
          head was as large as one of them kettles you see in cannibal movies and looked as
          heavy. There was so many chains hung on him he looked like a fully trimmed
          Christmas tree. But it was his eyes they kept looking at; sunk deep in his head they
          was, making it look like a gigantic black skull9.
11   Les termes utilisés par Mister Harper sont importants notamment pour leur double
     sens. D’un côté, ils révèlent la vision que certains Blancs ont de cet Africain :
     monstrueux et symbole de mort avec sa tête si grosse qu’elle rappelle les chaudrons des
     cannibales et ses yeux si profondément ancrés que sa tête n’est plus qu’un crâne noir
     géant, représentant la mort. À ce propos, Trudier Harris écrit : « Images of savagery,
     wilderness, violence, and jungle-derived passions are the stepping stones to creating a
     larger-than-human, all-enduring, omnipotent giant who was unfortunate enough to
     land on southern American soil » [28]10.
12   D’un autre côté cependant, du fait de la capitalisation de son nom et à cause de l’article
     défini qui permet de faire une généralisation, l’aïeul de Tucker représente tous les
     membres de la diaspora africaine, et plus particulièrement tous les Africains-
     Américains. Par ses actions libératrices, il incarne ce héros, presqu’un demi-dieu, des
     mythes antiques. Il libère les autres esclaves du joug de l’oppression et les aide à se
     mobiliser pour former une communauté autre qu’un ensemble de personnes soumises.
     Il y a même un groupe de disciples qui semble se créer autour de lui, apportant une
     dimension quasi mystique, voire christique, au personnage. Le personnage de l’Africain
     s’insère dans un processus de revalorisation de tous les Africains arrivés aux États-Unis
     et soumis en esclave alors qu’ils ont souvent été décrits par les Blancs — une image qui
     a été ensuite reprise par beaucoup de leurs descendants — comme des individus
     incapables de se défendre et qui se sont laissé mettre en esclavage. Ce mécanisme de
     transformation utilisé par Kelley est d’ailleurs décrit par Laurence Levine, tant sur la
     question de la mémoire que celle de la valorisation des ancêtres :
          The folk are not historians ; they are simultaneously the products and creators of a
          culture, and that culture includes a collective memory. […] Looking back upon the
          past, ex-slaves and their descendants painted a picture not of a cowed and timorous
          black mass but of a people who, however circumscribed by misfortune and
          oppression, were never without their means of resistance and never lacked the

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          inner resources to oppose the master class, however extreme the price they had to
          pay11.
13   En ce sens par exemple, au cours de son parcours sur le territoire de « l’État » 12,
     l’Africain parvient à trouver des vêtements africains [A Different Drummer, 19], un autre
     symbole de l’exagération dans la narration par Mister Harper, ainsi que dans la
     légendification du personnage. C’est le principe du « tall tale », tel qu’il est réécrit par
     Kelley.
14   Le tall tale est une forme de narration dans laquelle les éléments racontés sont
     fortement exagérés alors même qu’ils sont relatés comme s’ils étaient avérés 13. L’ironie
     de Kelley se situe dans le fait qu’il prévienne le lecteur dès le début que ce récit est
     fictif, tout en sachant que cette part légendaire est ce qui attire, ce qui permet aux
     autres Africains-Américains de « l’État » d’imiter Tucker et d’en faire un chef de file,
     comme l’a été son ancêtre :
          Like I said, nobody’s claiming this story is all truth. It must-a started out that way,
          but somebody along the way or a whole parcel of somebodies must-a figured they
          could improve on the truth. And they did. It’s a damn sight better story for being
          half lies. Can’t a story be good without some lies. You take the story of Samson.
          Might not all be true as you read it in the Bible; folks must-a figured if you got a
          man just a little bit stronger than most, it couldn’t do no real harm if you make him
          a whole lot stronger. So that’s probably what folks hereabout did; take the African,
          who must-a been pretty big and strong to start and make him even bigger and
          stronger14.
15   Les mensonges des narrateurs de la légende de l’Africain favorisent justement la portée
     héroïque et légendaire du personnage. Il prend une dimension particulière du fait de sa
     stature physique, mais également grâce à sa campagne de libération des individus
     réduits en esclavage, rappelant Nat Turner et ses fidèles 15. La corrélation établie entre
     Turner et l’Africain montre comment Kelley utilise ce dernier en tant qu’héros. Alors
     que les Blancs ne perçoivent certainement pas le rebelle historique comme un
     personnage valeureux, les Africains-Américains, en l’incluant dans leur mémoire
     collective et en le mettant sur un piédestal, en font un monument de leur passé, une
     sorte de modèle à suivre pour contrer le système raciste et ségrégationniste étatsunien
     — ce que devient aussi l’Africain.
16   En ce sens, de même que le révolutionnaire qui s’est insurgé contre la machine
     esclavagiste était entouré de partisans, l’Africain de Kelley réunit des disciples autour
     de lui, au nombre desquels l’assistant du commissaire-priseur, « the auctioneer’s
     Negro », qui agit, après l’avoir aidé à s’enfuir, comme un Judas Iscariote qui trahit Jésus.
     L’Africain est tué par Dewitt Willson, alors qu’il est en train d’officier une cérémonie
     animiste, dans une scène qui ressemble à l’arrestation de Jésus au mont des Oliviers.
     Entouré de compagnons qui fuient en voyant arriver les Blancs, trahi par l’un d’eux, il
     marmonne, s’adressant à un tas de pierres, dans un rite qui n’est pas sans rappeler
     certaines croyances HooDoo, recherchant « l’âme / l’esprit » des lieux, des ancêtres et des
     choses16. La dimension mystique est présente dans l’évocation du sang qui coule dans
     les veines de Tucker, non pas dans une vision uniquement eurocentrée, mais avec une
     forte inclusion des symboles du sang comme continuité de la lignée, de la vie, de
     l’honneur, des valeurs, de la vengeance et de l’autodétermination déjà voulus par
     l’Africain quand il arrive sur le territoire étatsunien.
17   Lorsque Tucker décide d’annihiler les effets de l’esclavage sur son existence et de
     détruire tous les symboles de ce passé familial, il le fait sans un mot, sans donner

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     d’explications. La narration des événements continue à accentuer cette part
     d’exagération propre au tall tale. Le bétail qu’il tue dans le processus attire des
     « mouches de la moitié du comté » et les autres Africains-Américains de la ville de
     Sutton ne comprennent pas les actes de Tucker [A Different Drummer, 43-44]. La portée
     de ce dernier, qui paraît être devenu fou, devient cependant légendaire lorsque tous les
     Noirs de « l’État » décident de partir. La stature du protagoniste devient alors
     « gigantesque », comme celle de son aïeul. Aussi, même si Tucker Caliban est
     physiquement moins impressionnant que son ancêtre, puisqu’il n’est pas plus grand
     qu’un enfant, la résurgence de l’Africain et de son sang le font paraître comme le
     nouveau libérateur :
          “[…] At least that’s what Hilton told me this colored man up Sutton way said. He,
          Hilton that is, he says that there was this colored man up in Sutton who told the
          Negroes all about it, all about history and all that stuff, and that he said besides that
          the only way for things to be better was for all the colored folks to move out, to
          turn their backs on everything we knowed and start new”17.
18   S’il y a une différence de taille physique entre Tucker et son ancêtre, elle peut être
     interprétée comme une minimisation de la stature du Noir au contact du Blanc.
     Cependant, la portée des actions de Tucker à travers « l’État » entier montre que par le
     sang, centre des héritages et du patrimoine mis en valeur par les Hommes du porches,
     Tucker (et conséquemment tous les Noirs étatsuniens) est toujours intrinsèquement
     « gigantesque », c’est-à-dire qu’il a de la valeur. Par un mécanisme d’exagération des
     faits qui se racontent de personne à personne, la légende de Tucker Caliban est née. Il
     ne s’agit pas pour autant pour Kelley de prôner la séparation des territoires blancs et
     noirs comme le préconisaient les séparatistes nationalistes noirs des années 1950. En
     effet, même si l’on peut y voir une forme de militantisme en faveur du nationalisme de
     communautés, l’intention de Kelley est plus vraisemblablement de créer une légende
     pour montrer la force des origines africaines dans le sang des Africains-Américains ;
     une force qui peut les faire se mouvoir pour protester afin d’obtenir des droits civiques
     et leur liberté individuelle. Outre la qualité politique que l’on peut retrouver dans cette
     démarche de légendification, il y a un aspect propre à l’action du Black Arts Movement,
     c’est-à-dire rendre leur fierté aux Africains-Américains. Par conséquent, en lui
     conférant cette stature, William Melvin Kelley contribue à une action qui se retrouve
     dans les œuvres de nombreux auteurs noirs étatsuniens. C’est ainsi que dans A Different
     Drummer, le deuxième homme noir que l’on voit quitter « l’État » revêt ses plus beaux
     habits et marche la tête haute lorsqu’il prend le bus, première étape dans sa migration
     vers New-York [A Different Drummer, 55-57]. Les auteurs du BAM, comme le
     recommandait Etheridge Knight, n’ont cependant pas seulement créé des légendes et
     des mythes ; ils ont également puisé dans les mythes et légendes africains-américains
     afin de les remettre en avant, mais aussi pour en réinventer certains, en les
     débarrassant de leurs scories blanches pour qu’ils correspondent mieux aux réalités
     existentielles des vies Africaines-Américaines.

     Des origines : le mythe de Yakub
19   Ces manipulations des mythes existants étaient parfois faites pour dévaloriser les
     cultures blanches. Par exemple, Amiri Baraka ainsi que Kelley ont utilisé celui de Yakub
     afin de faire passer un message sur l’origine et la place des Blancs dans la société
     occidentale.

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20   Yakub est un personnage de la croyance des fidèles de la Nation of Islam, un groupe
     politico-religieux africain-américain auquel Malcolm X ou encore Muhammad Ali ont
     adhéré. Cette figure mythique est, selon eux, un scientifique noir qui a créé, il y a
     environ 6.600 ans, la race blanche en ayant recours à l’eugénisme. Il la crée en lui
     attribuant les vices du mensonge et de la tromperie. Bien que les Noirs originels aient
     essayé de l’isoler en Asie de l’ouest (c’est-à-dire en Europe), la race blanche a réussi à
     prendre le contrôle et à dominer le monde pendant une période de 6.000 ans, à la fin de
     laquelle les Noirs reprendraient l’avantage. Selon la légende encore, le terme de ces six
     millénaires est arrivé en 191418.
21   Dans son article « Manipulating Myth, Magic, and Legend : Amiri Baraka’s Black Mass »,
     Sandra G. Shannon explique que Baraka utilise le mythe de Yakub — qu’il renomme
     Jacoub dans sa pièce A Black Mass — parce que c’est un personnage central de la
     doctrine de la Nation of Islam en tant que l’une des religions les plus importantes dans la
     communauté noire étatsunienne des années 1960. Ainsi, elle écrit : « So popular was
     Islam within African-American urban communities of the mid-sixties that Baraka could
     justly assume that the majority of African Americans in the audience would readily
     comprehend his many imitated references to the Yacub story » 19. Le texte de Baraka
     montre la façon dont Yakub se distancie de son identité noire en inventant la race
     blanche, opposée à la beauté noire. Au début de la pièce, Nasafi, un magicien noir dit :
     « These are the beauties of creation. […] The beauties and strength of our blackness, of
     our black arts » [23]. Alors que le monstre blanc n’est pas encore venu au monde, la
     beauté noire dont parle le magicien est la première chose qu’il prononce. Pour Baraka,
     c’est une remise en avant des éléments physiques mais aussi culturels et esthétiques
     défendus par le BAM. En insistant dès la scène d’exposition sur cette beauté de l’Être-
     Noir, c’est-à-dire le fait d’être Noir et tout ce que cela inclus, le dramaturge remet en
     question les codes créés et imposés par la société blanche 20. Aussi, en inventant ces
     magiciens noirs, Baraka façonne une nouvelle histoire de l’importance de l’Être-Noir,
     en opposition à celle inculquée par les Blancs. C’est ce que l’on comprend lorsque, après
     la création du monstre, Nasafi explique à Jacoub :
          I looked into the wet corridors of the thing’s heart, and there was no soulheat.
          Where the soul’s print should be, there is only a cellulose pouch of disgusting
          habits. (And with a sudden burst of emotion) THIS THING WILL KILL, JACOUB…
          WILL TAKE HUMAN LIFE… […] IT HAS NO REGARD FOR HUMAN LIFE! 21.
22   Baraka insiste sur l’inhumanité de la chose blanche, « the white thing » dont parlent
     Knight et Neal. Par opposition, dans cette nouvelle histoire, seuls les Noirs sont
     humains et ont une âme22. Or, Jacoub/Yakub insiste : « Brothers, I have created another
     man » [31]. Il considère cette créature qui est sans âme et inhumaine comme la
     nouvelle valeur humaine que l’on pourrait éduquer, et la met sur le même plan que les
     Noirs, ce que Baraka considère comme faux : les Blancs sont mauvais, et il faut rejeter
     tout ce qui y renvoie au risque de devenir comme eux ; ainsi, il faut se forger une
     nouvelle histoire et une nouvelle mémoire. La démarche du dramaturge est cependant
     autre que de simplement transformer le mythe de la Nation of Islam.
23   En effet, la pièce est surtout écrite pour se moquer des mœurs blanches et des
     Africains-Américains qui souhaitent abandonner leurs identités noires. Dans une
     intrigue qui rappelle celle de Dracula, l’une des assistantes du scientifique Yakub est
     mordue par la créature nouvellement créée. À mesure, cette assistante, Tiila, se
     transforme en Blanche, mais dans la description qui est donnée de la scène, elle n’est
     jamais totalement métamorphosée et des marbrures de blanc strient son visage et ses

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Réinvention de la mémoire noire étatsunienne dans les récits du Black Arts Mo...   8

     cheveux [A Black Mass, 32]. L’analyse de Shannon sur cette transformation est sans
     détour : « Baraka also shows, however, through the victim’s incomplete transformation
     from black to white that the effects of assimilation for blacks is never absolute. […] No
     matter how much they claim whiteness, they will always be black and will always be
     regarded by whites and other blacks as such » [Shannon 366]. En fait, le monstre auquel
     Yakub a donné naissance est constitué des tares de son créateur : un besoin de détruire
     et de changer ce qu’il est [A Black Mass, 30, 31]. S’il est possible d’y voir des éléments qui
     rappellent le monstre de Frankenstein de Mary Shelley, la créature, telle qu’elle est
     mise en scène par Baraka, est la mise en abyme de la société étatsunienne. L’objectif de
     l’auteur est de se servir d’éléments populaires pour faire réfléchir les Africains-
     Américains afin qu’ils cessent la dévalorisation d’eux-mêmes et qu’ils rejettent l’attrait
     pour la société américaine blanche. Le narrateur à la fin de la pièce l’explique :
24   And so Brothers and Sisters, these beasts are still loose in the world. Still they spit their
     hideous cries. There are beasts in our world. Let us find them and slay them. Let us lock
     them in their caves. Let us declare the Holy War. The Jihad. Or we cannot deserve to
     live. Izm-el-Azam. Izm-el-Azam. Izm-el-Azam (Repeated until all lights black) 23.
25   Un autre élément sur la figure de Yakub est introduit par William Melvin Kelley dans
     Dunfords Travels Everywheres. Une partie de l’œuvre est écrite dans ce que l’auteur
     appelle « Dream Language », le langage des rêves — une narration se faisant à la croisée
     des consciences de chacun des deux protagonistes du récit, dans une langue
     mélangeant des éléments de phonétique, de différentes langues et surtout de langue
     vernaculaire noire américaine. Dès le début, Kelley nous prévient de ses intentions
     lorsqu’il crée et utilise ce langage :
          Goodd, a’god Moanng agen everybubbahs n babys among you, d’yonLadys in front
          who always come vear too, days ago, dhis-Morning we wddeal, in dhis Sagmint of
          Lecturian Angleash 161, w’all the daisiastrous effects, the foxnoxious bland of
          stimili, the infortunelessnesses of circusdances which weak to worsen the
          phistorystematical intrafricanical firmly structure of our distinct coresins : The
          Blafringo-Arumericans24.
26   La complexité du langage que l’auteur invente est une façon de montrer que les vérités
     des existences africaines-américaines sont masquées et qu’elles n’apparaîtront qu’avec
     des efforts consistants à l’égard de la réappropriation culturelle noire et, par
     conséquent, avec la prise de distance par rapport aux cultures occidentales blanches.
27   Dans A Message to the Black Man in America, Elijah Muhammad présente le scientifique
     (Yakub) comme étant une personne à la fois destinée à faire le mal et foncièrement
     condescendante. C’est ce sentiment qu’un professeur à l’université décrit dans un
     passage du dernier roman de Kelley, tout en insistant sur la qualité démoniaque des
     Blancs :
          We can agree then that a Useupian looks similair to us and thee, be proud of his
          woman. So din what’s the big dill? Why get so upchut when a tinny, minny binch of
          a bunch of baghead neegrows show any nosense suchly, beginning to buy what’s
          been standing fursolong in the gate, ready to run like a washingpotomatic muxing
          vowel, with two springers, just the laitest from Frinch and Angles on Filthy-
          servanth Street in Niew Yoke City?
          Some Usricans say it’s because the Uralpean ist d’DeVille. They razen He’ll tempt
          you, tissyue, tuss you, tighten your truest with gleeven, his Job, as illmost any
          quistian will taile you. And when in disoughther, you ardor: Say, Mistear
          Blanchemchiller, rip arind dhat oven witch the chat on chanel 992, 828, 296, 645 (p.
          73, 78, 6, 68: Bla Ckcat Dreambo, OK?) havidvertized. [...]

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          E.M. Fardpull, in his landark steady of the study hobits of the eurly tribs of the eorly
          Yacuvic Pyreod, THE MESS AGE OF THE LACKMAN, states clearly his bilefe in the
          thory of mismagination and expelcion, the eeveel reck of the hubristic Jack L.
          Yacoo, M.D.25.
28   La différence entre Baraka et Kelley est notable dans la mesure où, pour le premier, le
     Blanc est une bête qui, de ce fait, ne peut pas être comme le Noir. Pour le deuxième, les
     Noirs américains et les Blancs américains sont similaires. Kelley fait une différence
     entre les Étatsuniens (« Usricans ») et les Européens (« Uralpean »), ces derniers étant
     perçus comme la personnification du diable. La démarche entre les deux auteurs est
     différente en cela que, dans Dunfords Travels Everywheres, il ne s’agit pas de vilipender
     tous les Blancs, mais de marquer une différence entre les individus d’une même
     communauté. Si l’auteur accentue la dissemblance entre les Blancs d’Europe et ceux des
     États-Unis, ce n’est pas pour mettre en tort les Européens. Cette comparaison peut être
     interprétée comme une façon de souligner ce que le BAM considère comme une part
     essentielle de ce que sont les Blancs : le fait que les maux que font subir les Américains
     blancs aux Africains-Américains font partie intégrante de ce qu’ils sont ; d’où la
     référence à Yakub. Plus tard dans le roman, l’auteur montre que tous les individus
     blancs ne sont pas les ennemis de la race noire. Néanmoins, l’usage du mythe de la
     Nation of Islam est, comme pour Baraka, basé sur la connaissance intime du personnage
     par les lecteurs. Si l’on peut retrouver une partie du message de Baraka dans les écrits
     de Kelley, il y a surtout cette mise en garde contre les caractères condescendants de
     l’individu. Ainsi, lorsque le professeur fait référence à l’hybris de Yakub (« the hubristic
     Jack L. Yacoo, M.D »), c’est pour avertir les deux personnages principaux que, même
     s’ils ont des rêves et des objectifs à atteindre, ils ne doivent en aucun cas se positionner
     au-dessus des autres membres de leur communauté. Pour lui, et incidemment pour
     Kelley, les Africains-Américains gagneraient beaucoup plus à lutter ensemble pour le
     bien de tous, pour reconstruire la mémoire collective noire étatsunienne puisqu’elle est
     abimée par la proximité du Blanc qui les dévalorise, sans pour autant perdre leurs
     caractères individuels. Par ailleurs, il est intéressant d’analyser la façon dont l’auteur
     fait se confronter les légendes dans Dunfords Travels Everywheres puisqu’il juxtapose le
     mythe de Yakub et ceux de l’Edda, c’est-à-dire ceux des mythologies nordiques.
29   La symbologie employée par Kelley est d’autant plus pertinente qu’elle oppose, encore
     une fois, les communautés noires et blanches. Le mythe de Yakub est associé à une
     croyance se concentrant sur des origines africaines, tournant autour d’images, parfois
     stéréotypées, représentant la faune africaine et les températures chaudes. Le contraste
     avec les mythes nordiques, se situant dans un espace tempéré et un climat hivernal, est
     mis en exergue lorsque Kelley les confronte. L’Afrique est une femme plantureuse
     offrant un soleil vital et une énergie positive, caractéristiques de la vie [Dunfords,
     53-54]. Les mythes nordiques sont froids et symboles de mort avec des références
     récurrentes au meurtre de Baldr par son frère Loki avec du gui. Ici, il ne s’agit pas de
     réinventer ou de modifier des légendes, mais de les expliquer afin de réfléchir sur la
     question de l’existence des Noirs dans la société dominante blanche aux États-Unis.
     Grace Eckley, dans son article comparatif de l’ouvrage de Kelley avec le Finnegans Wake
     de James Joyce dont il est inspiré, montre l’étendu de cette interrogation :
          Dunfords Travels Everywheres imitates the circular design of Joyce’s Wake in a closing
          speech with no concluding quotation marks and a beginning speech with no
          beginning marks. Joyce’s riddle of the universe becomes the “questjung” of human
          relations, especially sexual relations between races, the “riddle of Addlebody’s
          ditole” [56]26.

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30   Si l’on n’insistera pas ici sur la question des relations sexuelles interraciales, étant
     donné la complexité du sujet dans le roman et dans l’œuvre de Kelley en général,
     l’attention doit se porter sur les valeurs humanistes de l’écrivain. Kelley peut être
     considéré comme un auteur iconoclaste du Black Arts Movement dans la mesure où il ne
     croit pas en l’éradication de la chose blanche, « the white thing », dont Larry Neal parle
     dans son article « The Black Arts Movement »27 et que l’on retrouve aussi dans la pièce
     de Baraka, A Black Mass. Il a réutilisé des idées et des codes propres à des écrivains
     blancs tels que Faulkner et Hemingway et, à l’exception de certains récits, notamment
     son troisième roman dəm, il n’a pas demandé la séparation des deux races, ni même la
     mort des Blancs. Kelley exprime la nécessité de ces questions sur les relations raciales
     aux États-Unis à travers la circularité du roman qui n’a ni début ni fin. Aussi, ce sont
     des interrogations éternelles qui permettent de toujours approfondir le sujet des
     relations entre les communautés. C’est également une façon de montrer que la lutte
     pour les droits civiques et les libertés individuelles n’est jamais terminée et que les
     avancées faites doivent toujours être surveillées au risque d’être remises en question
     par des détracteurs ou, dans ce contexte, par des points de vue racistes.

     Revisiter le folklore
31   La discussion sur les relations raciales est un point d’ancrage fondamental dans la
     mesure où elle s’attarde sur les origines des sujets noirs et blancs. C’est un point qui
     était déjà développé par des penseurs tels que W.E.B. Du Bois ou encore Marcus Garvey
     dans les relations entretenues avec le continent africain. Dans Dunfords Travels
     Everywheres, l’origine des Africains-Américains est une clé de la mémoire réinventée.
     Eckley, alors qu’elle explique la structure des langues utilisées dans le roman,
     remarque : « The uncounscious level, that of the dreamer and that which is most like
     the Wake, makes Kelley’s most profound thematic statements ; it is, as the professor
     declares, the “Languish” of the transported African, the “Blafringo-Arumericans,” who
     now live in “New Afriquerque,” the black American nation » [Eckley 28]. Le choix du
     toponyme indique une installation définitive aux États-Unis, pour faire un contraste
     avec les attentes d’un Marcus Garvey, par exemple, qui promouvait le retour des Noirs
     en Afrique. Kelley insiste sur l’importance de considérer le territoire étatsunien comme
     appartenant aux Africains-Américains. Avec la traite des Noirs, les esclavagistes
     transportaient également leurs contes, leurs légendes et leur folklore. Kelley le
     symbolisait déjà dans son premier roman, lorsque l’ancêtre de Tucker Caliban, the
     African, officiait ce rite animiste avant qu’il ne soit tué. On peut, de la même façon,
     retrouver des éléments du folklore dans les autres récits de Kelley et le chapitre 30 de
     Dunfords Travels Everywheres peut encore servir d’exemple. Tout comme Baraka a
     ostensiblement utilisé la légende de Yakub pour s’adresser directement à ses
     spectateurs, Kelley fait appel à deux personnages primordiaux du folklore africain-
     américain, Brer Rabbit et Brer Terrapin. Ce sont tous deux des figures proéminentes en
     tant que figures espiègles, en tant qu’escrocs ; ce sont des tricksters 28. Dans son article
     « Negro Folk Expression », Sterling A. Brown les décrit ainsi :
          […] the African hare, “Cunnie Rabbit,” really a chevrotain, water deerlet, or gazelle,
          has become the American rabbit with the word cunnie Englished into cunning, and
          the African tortoise has become the American dry-land turtle or terrapin. In
          America, Brer Terrapin is a hero second only to Brer Rabbit whom he best
          occasionally29.

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32   Le trickster est récurrent dans la littérature noire américaine et il se manifeste sous
     différentes formes. Si à l’origine il est symbolisé sous les traits d’animaux, il se
     transforme en humain avec le temps et surtout après l’abolition de l’esclavage jusqu’à
     son déclin au XXe siècle [Levine 370]30. C’est ainsi que dans Dunfords Travels Everywheres,
     Carlyle Bedlow, l’un des deux protagonistes, peut être défini comme étant un trickster. Il
     gagne sa vie grâce à des petits larcins commis dans les rues de New-York et, au moyen
     de la ruse, réussit dans un passage du roman à vaincre le diable blanc qui a enlevé un de
     ses amis [Dunfords, 173-176].
33   En réemployant les personnages du folklore, Kelley les inscrits dans un contexte
     moderne avec deux courtes histoires distinctes. Dans la première, l’auteur fait se
     confronter le folklore africain-américain avec des personnages blancs qui, du fait du
     nom de l’un d’eux (« Trog Chillenwoe »), sont des réminiscences des mythes
     nordiques31. Enchaîné à un rocher, tel Prométhée, par Chillenwoe, Rab (Brer Rabbit) est
     secouru par Turt (Brer Terrapin) qui le libère du joug de l’oppression blanche. Dans la
     seconde histoire, les deux personnages retrouvent Chig Dunford, l’autre protagoniste
     du roman, qui, à leur avis, doit se réveiller pour retrouver son humanité et ne pas se
     laisser humilier par les Blancs comme il le fait tout au long du récit.
34   Prêts à se battre, les deux personnages folkloriques sont armés et demandent malgré
     tout à l’homme de main qui a enchaîné Rab les raisons pour lesquelles les Blancs
     veulent les soumettre [Dunfords, 191-192]. Ils deviennent des héros et des hommes de
     lois. Ce ne sont plus eux les personnes qui sont pourchassées. Au contraire, Kelley en
     fait des justiciers qui luttent au nom de la justice africaine : « (…) two o’New
     Afriquequerque’s toughfast, ruefest Spaciel Constubulary Texnosass Arangers […] » 32. À
     une époque où les Africains-Américains qui prennent part aux différentes
     manifestations liées au Mouvement pour l’obtention des droits civiques sont poursuivis
     par la police, injustement arrêtés et battus, les lecteurs de l’ouvrage peuvent voir les
     rôles se renverser. Les Noirs deviennent les policiers et ne cherchent pas à se venger,
     mais à traduire en justice les coupables — une justice africaine sur le territoire
     étatsunien : « [Rab and Turt] vbring wi’n dEmbrace o’Afrikikujian Justus nonanother
     dhan d’murderious Johann Humche, beerdead bandrat, who vdefaild d’two baby
     Daughtars o’at least sivearn sepiarate sodcolord civileyesed Citysuns between dEnd
     o’d’first Ringdance n d’middlettle Commerceseal »33 [Dunfords, 191]. Alors, deux Texas
     Rangers noirs amènent des coupables blancs, meurtriers d’enfants d’honnêtes citoyens
     noirs, devant une justice africaine. Il y a un enchâssement important des topoï étant
     donné que le lien entre les deux continents est constant dans l’œuvre, que ce soit par la
     recherche d’une racine africaine des origines par certains personnages comme Wendy,
     la présence d’Africains enchaînés dans la cale d’un paquebot transatlantique figurant
     un bateau négrier au XXe siècle, ou encore, comme on le voit avec Brer Rabbit et Brer
     Terrapin, la transposition des contes de folklore africain sur le territoire américain 34.

     Réinventer les mythes, la culture et la mémoire
35   L’adaptation des légendes, la mise en avant des mythes et leur explication sous un
     angle nouveau, la redécouverte du folklore et du lieu d’origine (l’Afrique), permettent
     de lancer ce processus important de la réinvention de la mémoire collective africaine-
     américaine. La réécriture du passé, des traditions et des croyances est une façon de
     « réhistoriciser » la mémoire africaine-américaine, c’est-à-dire de lui redonner une

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     valeur véritable dans un contexte blanc qui en a minimisé l’amplitude. Il s’agit alors de
     contrer la « sur-détermination » du Noir dont parle Frantz Fanon dans son ouvrage
     Peau noire, masques blancs35. Cela signifie que les Africains-Américains, dans le cadre du
     BAM, doivent comprendre que les images d’eux-mêmes et de leur culture qui leur sont
     renvoyées par les Blancs ne sont pas objectives. Les processus de « l’écriture de soi » et
     du « parler de soi » prennent une dimension existentielle dans la mesure où ils
     permettent de s’interroger sur des questions téléologiques de la libération noire et de
     l’identité noire au sein d’un monde anti Noir36. Ce sont elles qui sont présentes dans le
     roman Mumbo Jumbo d’Ishmael Reed. Il ne s’agit pas ici seulement de souligner les
     éléments du folklore mais plutôt d’insister sur les éléments mystiques de l’existence.
36   Dans les États-Unis des années 1920, juste avant la crise de 1929, l’épidémie d’une
     maladie nommée « Jes Grew » s’installe. L’action se déroule à Harlem, alors que PaPa
     LaBas, un prêtre HooDoo / Voodoo essaye de trouver la solution à cette épidémie 37. Grâce
     à ses dons, il comprend qu’il ne s’agit pas d’une fatalité, mais d’une solution aux
     problèmes de la société [Mumbo Jumbo, 6, 33]. Jes Grew n’est jamais proprement défini.
     Il se caractérise néanmoins par une joie de vivre communicative et l’effusion de
     sentiments :
          We got reports from down here that people were doing “stupid sensual things,”
          were in a state of “uncontrollable frenzy,” were wriggling like fish, doing
          something called the “Eagle Rock” and the “Sassy Bump”; were cutting a mean
          “Mooche,” and “lusting after relevance.” […] We knew that something was Jes
          Grewing like the 1890s flair-up. We thought that the local infestation area was Place
          Congo so we put our antipathetic substances to work on it, to try to drive it out; but
          it started to play hide and seek with us, a case occurring in 1 neighborhood and
          picking up in another. It began to leapfrog all about us 38.
37   L’intrigue se concentre sur la course entre deux groupes qui s’opposent sur la
     progression de Jes Grew. D’un côté, il y a ce que Reed nomme les Atonistes, leaders du
     monde occidental à travers des sociétés secrètes et plus particulièrement le
     « Wallflower Order » et les « Knights Templar ». Ces ordres symbolisent la vision
     monothéiste blanche et son culte des morts. Leur but est d’empêcher la prolifération de
     ce qu’ils voient comme une épidémie mortelle au risque de voir disparaître la
     civilisation occidentale : « Don’t you understand, if this Jes Grew becomes pandemic it
     will mean the end of Civilization As We Know It ? » [Mumbo Jumbo, 4]. D’un autre côté,
     on retrouve PaPa LaBas qui tente, en compagnie de Black Herman et d’autres Africains-
     Américains, d’aider Jes Grew à trouver son « Texte » afin qu’il puisse se développer 39.
38   Les analyses possibles de ce roman sont nombreuses du fait de la forme qu’il adopte et
     de sa qualité métafictionnelle. Shelley Ingram y voit un ouvrage contenant des
     éléments ethnographiques et folkloriques ; une façon pour l’auteur de mettre en
     lumière les différentes interprétations du folklore et le manque de pertinence d’une
     vision unique40. Reuben Copley fait du roman un texte sacré, non pas pérenne mais
     transitoire, qui permet de continuer à transmettre le message de Jes Grew alors même
     que l’oralité disparaît de la société noire étatsunienne41.
39   Tout comme la narration de A Different Drummer de William Melvin Kelley, on retrouve
     des éléments exagérés correspondant au tall tale dans Mumbo Jumbo. Copley explique ces
     exagérations comme étant les « antithèses » de la ligne monotone des Atonistes :
          Mumbo Jumbo is the antithesis of the boring and staid journalistic prose that is the
          byline of the Atonist linguistic authorities. Ishmael Reed uses his novel as a
          postmodern J.G.C., infecting those who read it with the questions and doubts about

     Babel, 40 | 2019
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