LA " REVOLUTION NATIONALE " EN GRECE ET LES INSTITUTIONS INTERNATIONALES
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LA « REVOLUTION NATIONALE » EN GRECE ET LES INSTITUTIONS INTERNATIONALES par Jean SIOTIS Professeur à l ’in stitu t universitaire de H autes Etudes internationales à Genève I Le coup d’Etat du 21 avril 1967 et les événements qui se sont succédé en Grèce depuis cette date, ne sont pas, à première vue, des sujets susceptibles de retenir l’attention des internationalistes, qu’ils soient juristes ou politologues. En effet, ne s’agit-il pas là d’un nouvel épisode dans l’évolution intérieure d’un pays qui a connu un certain nombre de violations de son ordre constitu tionnel dans son histoire récente ? Mais pourquoi s’attarder à des événe ments qui relèvent en grande partie de l’histoire interne de la Grèce étant donné que nous sommes si souvent témoins de transformations politiques violentes dans toutes les parties du monde ? Depuis 1964, des révolutions ont eu lieu dans des pays aussi importants que l’Algérie, l’Argentine, le Brésil, le Ghana, l’Indonésie et le Nigeria, sans que cela entraîne des conséquences juridiques sur le plan international. Pourquoi donc considérer que l’instauration d’un régime totalitaire en Grèce pose des problèmes particuliers, d’ordre inter national ? En premier lieu, dans presque tous les cas précités, il s’est agi soit de changements de personnes à la tête des gouvernements, soit de changements d’orientation politique et idéologique entraînant des transformations institu tionnelles mais n ’affectant pas les fondements des institutions étatiques et ne modifiant pas radicalement la nature des régimes. Quant aux coups d’Etat qui ont porté les militaires au pouvoir en Argentine et au Brésil, ils ont effec tivement soulevé des problèmes d ’ordre international dans le cadre interaméri cain; et la question de la reconnaissance des nouveaux régimes a été tranchée explicitement par la plupart des chancelleries de l’hémisphère occidental. En effet, la doctrine et la coutume interaméricaines en matière de reconnaissance comportent des particularités qui expliquent le fait que les Etats américains
208 JE A N SIOTIS ont jugé nécessaire de se prononcer explicitement; et ce, malgré le soin pris par les militaires argentins et brésiliens d ’entourer la passation des pouvoirs d’un maximum de précautions susceptibles de leur assurer une certaine légalité, sinon une légitimité. En second lieu, le coup de force du 21 avril a eu lieu en Grèce, dans un pays qui fait partie non seulement du continent européen, mais aussi des insti tutions qui ont été mises en place après la deuxième guerre mondiale pour consolider l’union d’un certain nombre d’Etats dans le cadre atlantique ou dans celui de l’Europe occidentale. Dès mai 1948, lors du Congrès de La Haye qui fut la première grande manifestation politique des divers mouvements œuvrant pour l’unité de l’Europe occidentale, les hommes d ’Etat qui furent à l’origine des institutions européennes proclamaient dans le « Message aux Européens » leur intention de bâtir l’Europe unifiée sur les principes de la liberté des personnes et des idées et sur le respect des droits de l’homme garantis par l’existence d’une Charte et d’une Cour des droits de l’homme. Un an plus tard, le Traité de l’Atlantique Nord, du 4 avril 1949, consacrait l’obligation assumée par chaque Etat membre de « renforcer ses libres institutions »; tandis que le Statut du Conseil de l’Europe, signé le 5 mai 1949, confirmait l’intention des Etats de l’Europe occidentale de fonder leurs institutions sur le respect des droits de l’homme. Certes, au moins l’une des grandes institutions occidentales, l’OTA N , toléra en son sein, dès ses débuts, un Etat totalitaire, le Portugal. Etant donné cependant le caractère essentiellement militaire de l’Organisation atlantique, sa présence a toujours été justifiée par des consi dérations stratégiques et l’alliance séculaire l’unissant au Royaume-Uni; mais le Portugal n ’a jamais été admis au Conseil de l’Europe car ce dernier était fondé sur le désir partagé par tous ses Etats membres, de voir se construire un « ordre européen » respectueux des principes de la démocratie parlementaire. La « révolution nationale » du 21 avril représente le premier défi lancé à cet ordre naissant et il est donc normal que l’établissement d’un régime totalitaire dans un pays qui participait à sa construction provoquât des réactions au sein de ses institutions et entraînât des conséquences d’ordre international. Dans les lignes qui vont suivre, nous examinerons les conséquences inter nationales de la « révolution nationale ». Nous traiterons en premier lieu de la situation juridique interne créée après le 21 avril, avant d’aborder ses effets au niveau des relations bilatérales de la Grèce. En ce qui concerne les organisa tions internationales, nous discuterons d ’abord quelques problèmes relatifs aux organisations universelles, avant de traiter les réactions et les actions des organi sations régionales. II Dans la nuit du 20 au 21 avril 1967, un petit groupe de militaires grecs a réussi un véritable tour de force en s’emparant du pouvoir en application du
LA. « REVOLUTION NATIONALE » EN GRECE 209 plan « Prométhée », mis au point quelques années auparavant en vue d’une éventuelle tentative d ’insurrection ou autre action subversive communiste. Si ce plan, qui avait été élaboré dans le cadre des directives des organes compétents de l’O TA N , a pu être mis en œuvre, c’est parce que le groupe des colonels a réussi à gagner à sa cause le chef d’état-major de l’armée. Ce dernier a aussitôt donné des ordres aux unités de l’armée et aux forces de sécurité en vue de l’arrestation, non seulement des chefs politiques et syndicalistes de la gauche, mais aussi ceux du centre, ainsi que de l’occupation de tous les points straté giques de la région d’Athènes. Cette opération ayant pris fin vers quatre heures du matin, les putschistes ont procédé à l’interruption de toutes les communi cations intérieures et extérieures et, à sept heures, ils annonçaient à la radio qu’en application de l’article 91 de la Constitution, un certain nombre d’articles de la loi fondamentale étaient suspendus et que l’état de siège était proclamé. Ce semblant de « décret » portait, du moins d’après les émissions radiophoni- ques, les signatures du Roi et des « membres du gouvernement » 1. En fait, tous les intéressés, aussi bien le Premier Ministre Kanelopoulos que le Roi et les militaires eux-mêmes, ont admis depuis q u ’il s’agissait d’une supercherie, car ni le Roi ni le Conseil des Ministres n ’avaient signé, à ce moment-là, le texte de ce décret. Pendant les heures qui ont suivi, les militaires obtenaient l’accord du Roi et, dans le courant de l’après-midi du 21 avril, le gouvernement de M. Kollias prêtait serment. Depuis cette date, la Constitution hellénique a été « suspendue » dans sa quasi-intégralité et les autorités mises en place déclarent avoir accompli une « révolution nationale » pour « sauver le pays des dangers communistes ». Toutefois, ces autorités semblent être soucieuses d’accorder à leurs actes un semblant de légalité et c’est ce qui explique q u ’elles aient adopté un certain nombre de principes généraux destinés à les guider dans leur œuvre « législa tive » ou de création de « règles constitutionnelles provisoires ». On peut, en effet, distinguer deux catégories d’actes juridiques qui représentent les fonde ments de la dictature actuellement mise en place à Athènes : d’une part, les « lois de nécessité » et, d ’autre part, les « actes constitutionnels ». Le plus souvent, d’ailleurs, il s’agit de ratifier par un acte formel les mesures déjà prises par les autorités de la dictature. Il faut cependant noter que ces « actes » et ces « lois » ne sont fondés sur aucun texte limitant la toute puissance des militaires, et leurs efforts en vue de donner une apparence de légalité à leurs actions revêtent de ce fait un caractère purement verbal. L ’acte constitutionnel n° 1 accorde au gouvernement le « pouvoir constituant... jusqu’à la promulgation de la nouvelle Constitution ». Ce pouvoir est exercé par le Conseil des Ministres et les actes constitutionnels sont signés par les 1 Ce texte a p aru par la suite dans le n ° 280 (1967) du Journal officiel, mais il portait alors les signatures du Roi et des mem bres du cabinet Kollias qui pourtant n ’avaient pas encore prêté serm ent lorsqu’il a été radiodiffusé.
210 JEA N SIOTIS seuls membres du gouvernement; seules les lois de nécessité sont émises conjoin tement par le Roi et le gouvernement2. Dans la pratique, les actes constitutionnels qui se sont succédé ont marqué les diverses étapes de la suppression progressive de l’ordre constitu tionnel préétabli. Qu’il s’agisse des dispositions concernant les responsabilités respectives du Roi et du gouvernement, de celles qui définissaient les conditions de la nomination des ministres ou tout simplement des règles formant le cadre juridique propre au fonctionnement d’un système démocratique fondé sur la représentation populaire, toutes les clauses fondamentales de la Constitution de 1952 ont été supprimées purement et simplement et remplacées par des « règles » issues de la seule volonté des autorités « révolutionnaires », sans aucune référence à la limitation de leur toute puissance... en attendant évidem ment la promulgation d’une nouvelle « Constitution ». En particulier, l’acte constitutionnel n° 2, publié le 6 mai 1967, a ajouté encore deux articles à la liste de ceux suspendus par l’acte constitutionnel n° 1, ratifiant lui-même les dispositions du « décret » du 21 avril établissant l’état de siège, à savoir : l’article 99, paragraphe 2 garantissant le caractère électif des autorités municipales et l’article 101 prévoyant les garanties dont bénéficiaient les fonctionnaires de l’Etat contre la révocation, la rétrogradation et le dépla cement arbitraires, ainsi que leur droit de recours au Conseil d’Etat en cas de violation de ces dispositions. En ce qui concerne les droits de l’homme et les libertés fondamentales, tous les articles de la Constitution relatifs à leur protection ont été suspendus dès le premier coup d’E ta ta. En même temps, la loi de nécessité n° 6, du 17 mai 1967. accorda au ministre de l’intérieur le droit de dissoudre les conseils municipaux et de révoquer les maires pour « dol ou grande négligence, ainsi que pour des raisons graves d’ordre ou d’intérêt public ou local ». D ’autre part, la « suspension » des élus municipaux était prévue pour « défaut d ’opinions sociales saines », tandis que le ministre et les préfets se voyaient reconnaître le droit de les remplacer par des personnes de leur choix. La « suspension » de l’article 101 de la Constitution avait pour but évident l’épuration de la fonction publique et des entreprises étatiques ou para-étatiques de toutes les personnes dont le loyalisme à l’égard du pouvoir était suspect. Cette épuration, dont les bases juridiques ont été établies par plusieurs textes, se poursuit et s’accélère chaque jour, sans que les autorités en place ne se 2 O n peu t lire en effet dans le texte de l’acte constitutionnel n° 1 ce q ui suit. Art. 1 : « Le pouvoir constituant s’exerce jusqu’au vote de la nouvelle Constitution, par le Conseil des M inistres, au m oyen d ’actes constitutionnels >; art. 2 : « Le pouvoir législatif est exercé jusqu’à la convocation de la C ham bre, par le Roi, sous la responsabilité d u Gouver nem ent; les lois de nécessité déjà émises sont ratifiées ». 3 II s’agit des articles 5, 6, 8, 10, 11, 12, 14, 20, 95 et 97.
LA «R EV O LU TIO N N A TIO N A LE» EN GRECE 211 trouvent obligées de motiver les révocations et sans que celles-ci ne soient suscep tibles de recours ni au Conseil d’Etat, ni devant les tribunaux civils. Ainsi, l’acte constitutionnel n° 5, du 9 juin 1967, consacre le principe de la mise sous tutelle policière de toutes les institutions d’enseignement supérieur, en accordant au ministre de l’Education nationale le droit de mettre en disponibilité tout enseignant n ’appartenant pas à la catégorie des Grecs imbus des principes de la « révolution nationale ». D ’ailleurs, pour bien mettre cette loyauté à l’épreuve, le ministre de l’Education nationale s’adressait, le 16 août, aux recteurs4, transmettant un ordre du chef adjoint de l’état-major de l’armée leur enjoignant de purger les bibliothèques universitaires de tous les « textes communistes, communisants ou nuisibles à l’intérêt national et l’ordre social établi ». En date du 13 juin, le gouvernement adopta un acte constitutionnel prévoyant la purge des forces armées; le 22 juillet, c’était le tour des fonction naires de l’Etat et des entreprises publiques ou semi-publiques et, le 31 août, le Conseil d’Etat et la Cour des comptes se voyaient l’objet de mesures « d’assai nissement » 5. Cette prolifération d’actes « juridiques » qui pour la plupart se répètent, a un objectif qui a été clairement énoncé dès les premiers jours de la prise du pouvoir par les militaires : enlever à la nation, au peuple, le pouvoir politique que lui reconnaissait la Constitution de 19526. Dans le premier alinéa de l’acte constitutionnel ri° 1 on peut lire en effet : « Le Conseil des Ministres vu : la prise du pouvoir par l’armée le 21 avril de cette année, effectuée pour le salut de la Patrie; le transfert de ce pouvoir au Gouvernement; la volonté manifestée par le peuple grec pour que soit protégé le régime politique et social contre tous ceux qui le menacent et que les dispositions de la Consti tution soient réformées à cet effet... ». De plus, l’œuvre « constituante » et « législative » des autorités d ’Athènes vise l’établissement d’un ordre « nouveau » qui ne serait que ratifié par les membres de la « Commission constitutionnelle » qui doivent soumettre leur projet à l’approbation du Gouvernement7. Cette œuvre est fondée sur le principe qu’il existe deux catégories de Grecs : d’une part les Grecs nationalistes, chrétiens et épousant des « idées sociales saines » et, de l’autre, les « communistes, communisants, antinationaux et aux idées subversives ». Ce vocable, aussi incroyable qu’il puisse paraître, est main tenant entré dans le langage juridique grec et les lecteurs des textes officiels ne sont plus surpris de lire que des conseillers d’Etat, des hauts magistrats des tribunaux civils ou des professeurs d’université peuvent être condamnés pour « dol », « malhonnêteté » ou « idées contraires à l’ordre social établi », i Circulaire confidentielle 4284/1691. 5 II ne s’agit cependant là que de quelques exemples, car la quasi-totalité de l’œuvre « législative » d u gouvernem ent est consacrée à de tels actes d'épuration. 6 Voir son article 21. 7 Voir l’article 1 de l’acte constitutionnel n° 1.
212 JEAN SIOTIS par simple décision administrative, aucun recours n ’étant autorisé dans de tels cas. Certes, une nouvelle « Constitution » sera soumise au vote populaire tôt ou tard — sans cependant que le gouvernement ne reconnaisse l'obligation de le faire dans des délais impératifs —, mais le corps électoral qui sera appelé aux urnes aura été auparavant dûment épuré, et tout débat véritable sera impossible, étant donné la terreur instaurée après le 21 avril. Les autorités d’Athènes se refusent en effet à admettre qu’il est impossible d’organiser un référendum tant que le pays se trouve en état de siège. Aussi faut-il souligner que la Grèce, dans son histoire moderne, n ’a jamais connu un précédent de référen dum constitutionnel : depuis la guerre d’indépendance, ce sont les élus du peuple qui ont élaboré les diverses constitutions ou leurs révisions, et toute rupture de tradition est en elle-même un acte illégal. Enfin, le caractère ubuesque de la procédure que laissent prévoir les décla rations des colonels et de leurs collègues du gouvernement ressort pleinement de l’alternative qui sera posée au corps électoral « épuré » : accepter la nouvelle « Constitution » ou rester dans l’état de dictature actuel. En d’autres termes, il s’agit d’accepter une « Constitution » établissant les principes et les institutions d ’un Etat totalitaire ou de rester dans l’état actuel d’absence totale d’un ordre juridique. Au moment de la rédaction de cet article, le projet de nouvelle « Constitu tion » n ’avait pas encore été rendu public par le gouvernement d’Athènes. Toutefois, après examen des déclarations réitérées de MM. Kollias et Patakos, ainsi qu’une lecture des trois avant-projets soumis, à la demande du président de la dite commission, par MM. Georgopoulos, Kioussopoulos et Maniatis, les lignes directrices du projet à venir paraissent très clairement. En premier lieu, il s’agit d ’atteindre trois objectifs qui revêtent une impor tance primordiale aux yeux du Roi : a) modifier d’une manière radicale les rapports entre le Roi, le Gouvernement et le Parlement tels que ceux-ci étaient définis dans la Constitution de 1952 (qui représentait elle-même une révision de la Constitution de 1864 et de ses révisions ultérieures) afin de justifier ex post facto les actions royales de 1965 à nos jours; b) institutionnaliser la distinc tion entre « bons » grecs et communistes, communisants, républicains, progres sistes, neutralistes ou tout simplement démocrates, en introduisant les notions de « citoyens à part entière » et de Grecs privés de leurs droits ad infinitum; et c) créer des conditions institutionnelles rendant à jamais impossible la partici pation à la vie politique du pays, des hommes, organisations et partis n’épousant pas les « idéaux nationaux » et n ’adhérant pas à « l’ordre social établi ». Pour ce faire, les avant-projets reprennent des notions qu’on retrouve dans d’autres constitutions en les isolant de leur contexte juridique et politique, intro duisent des notions totalitaires nouvelles et se réfèrent à la pratique constitution
LA « REVOLUTION NATIONALE » EN GRECE 213 nelle d’autres Etats, dont celle de la République de Weimar lors de la prési dence du maréchal Hindenburg. Pour le juriste, cependant, il faut noter les points suivants qui ressortent des avant-projets : a) Le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales par l’Etat serait, dans l’avenir, sujet à une condition fondamentale : il ne faut pas que les citoyens en « abusent ». Cette notion de l’abus des droits de l’homme, qu’on retrouve dans une certaine mesure dans la loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne, a pour conséquence que les citoyens qui sont reconnus coupables d ’abus sont privés de leurs droits par décision de la Cour constitu tionnelle composée dans sa grande majorité de personnes nommées par le gouver nement. Si un citoyen « abuse » de son droit à l’inviolabilité du domicile, il pourra en être privé, sans faire l’objet d’une condamnation pénale; tandis que dans le cas de l’inviolabilité de la correspondance, celui qui serait reconnu responsable d ’un « abus » ne pourrait plus invoquer ce droit. Ce qui veut dire clairement que la censure et les violations arbitraires de domicile, en dehors de toute instruction ou mesure judiciaire, seraient institutionnalisées8. b) Le droit de recours à la Cour constitutionnelle qui serait habilitée à distinguer les « bons » grecs de tous les autres n ’est reconnu qu’au Roi. Et pourtant, MM. Georgopoulos, Kioussopoulos et Maniatis se refèrent à la pratique constitutionnelle de la République fédérale, de l’Italie et d’autres pays démo cratiques 1 Le citoyen victime d’une action arbitraire des autorités pourrait donc être privé de son droit de recours aux tribunaux ordinaires ou au Conseil d’Etat sans pour autant pouvoir saisir la Cour constitutionnelle. c) Les gouvernements seraient composés dans l’avenir de non-parlementaires (à l’exception, éventuellement du Premier Ministre). Cette disposition ne prévoit pas que les parlementaires devenus ministres abandonnent leurs sièges au Parle ment, mais interdit la nomination d’un parlementaire à un poste ministériel. d) Les gouvernements devraient, d’après la nouvelle « Constitution », jouir de la confiance du Parlement et du Roi. En cas de conflit irréductible entre le Roi et le Parlement, ce dernier serait dissous. L ’alternative apparaît donc nette- ment : le Parlement et le peuple auraient toujours à choisir entre l’acceptation inconditionnelle de la volonté royale et le recours continuel à des élections et l’instabilité gouvernementale qui en découlerait. (Quelle perspective pour un peuple qui a vu ses libertés supprimées au nom de la stabilité !) e) Les pouvoirs du Roi dépasseraient en fait ceux reconnus au Président de la République française en vertu de la Constitution de 1958, mais le peuple et le Parlement ne pourraient exprimer aucune critique contre sa personne ou contre l’institution de la monarchie, car toute critique de cet ordre serait 8 II serait d ’ailleurs intéressant de dem ander aux juristes qui m ettent en avant de telles propositions ce que signifie l’abus du droit à l’inviolabilité de la correspondance ou du domicile si celui qui en est responsable ne viole aucune disposition du code pénal.
214 JEA N SIOTIS considérée — d’après les avant-projets — comme un abus du droit à la liberté d’expression et même comme un acte de diffamation. En effet, toute réserve exprimée à l’égard du régime monarchique serait formellement interdite dans les textes actuellement soumis au président de la commission constitutionnelle. f) Quant au Parlement, son rôle serait celui d ’une Chambre d’enregistrement tandis que les immunités pénales des parlementaires seraient pratiquement supprimées. D ’autre part, l’avant-projet de M. Georgopoulos, qui semble refléter plus fidèlement les vues du Roi, prévoit la suppression du droit reconnu à la presse de publier les comptes rendus des débats parlementaires en étant au bénéfice d ’une extension des immunités parlementaires en matière de délits de presse. g) Enfin, contrairement aux tendances libérales qui ont marqué l’évolution du droit depuis le xixe siècle, toute distinction entre délits politiques et délits ordinaires est supprimée dans les avant-projets. Il semblerait donc que les institutions qui seraient mises en place, dans l’éventualité où les militaires séditieux obtiendraient gain de cause, seraient celles d’un Etat totalitaire et viendraient simplement remplacer et institutionnali ser les actes juridiques provisoires actuellement en vigueur. Toutefois, avant de conclure que le régime actuel, dans son être et dans son devenir, représente une rupture radicale de l’ordre constitutionnel antérieur et un véritable change ment de régime, il nous reste à répondre à la question suivante : quelle est la signification juridique de la présence du Roi à la tête de l’Etat et sa présence physique en ses palais, ainsi que de sa participation directe ou indirecte dans les processus aboutissant à l’établissement d’un Etat totalitaire ? En réponse à cette question, il faut souligner le deuxième alinéa de l’article 21 de la Constitution de 1952 : « Tous les pouvoirs émanent de la nation et sont exercés de la manière prescrite par la Constitution. » D ’autre part, l’article 30 prévoit « qu’aucun acte du Roi n’est valide et ne peut être exécuté s’il n ’est contresigné par le ministre compétent qui par sa seule signature devient respon sable »; tandis que l’article 29 précise que « la personne du Roi est irresponsable » et que d’après l’article 44 « le Roi n ’a d’autres pouvoirs que ceux qui lui sont expressément conférés par la Constitution et les lois particulières conformes à la Constitution ». Avant de monter sur le trône enfin, le Roi a prêté le serment suivant devant le Parlement : « Je jure... d ’observer la Constitution de la Nation hellénique et de conserver et de défendre l’indépendance nationale et l’intégrité de l’Etat hellénique. » Il n ’est pas possible au stade actuel de se prononcer sur la question de savoir si le Roi a souhaité, organisé ou tout simplement subi le coup d ’Etat. Néanmoins, une constatation s’impose : si le Roi était à l’origine du complot ou s’il lui a accordé sa caution a posteriori en acceptant que le gouvernement de M. Kollias prête serment devant lui, et en signant depuis le 21 avril les textes qui en émanent, il se serait rendu coupable d’un acte de parjure et de haute trahison.
LA « REVOLUTION NATIONALE » EN GRECE 215 Si par contre (hypothèse de moins en moins plausible), il s’est trouvé dans l’incapacité d’agir librement, alors tous les actes qu’il a accomplis depuis le 21 avril sont nuls et non avenus, étant donné qu’il se trouverait sous la contrainte des militaires. Ou encore peut-on supposer qu’étant donné son âge et son manque d’expérience, le Roi n ’a pas conscience des effets juridiques de ses actes. Quelle que soit l’hypothèse adoptée cependant, la présence physique du Roi dans ses palais en Grèce n ’a aucune signification juridique lorsqu’il s’agit de déterminer si oui ou non on se trouve en présence d’un changement révolutionnaire de régime. Dans la première hypothèse, le Roi ayant violé la Constitution, il serait devenu le chef d’un mouvement séditieux; tandis que dans les deux autres, le Roi se trouvant sous la contrainte, ou étant dans l’impossibilité d ’assumer les devoirs de sa charge, il y aurait, sur le plan consti tutionnel, vacance à la tête de l’Etat. Dans les deux cas, c’est l’article 114 de la Constitution qui s’applique : « La garde de la présente Constitution est confiée au patriotisme des Hellènes. » Face à la situation juridique ainsi créée sur le plan interne à la suite du putsch du 21 avril, quelles furent les réactions des gouvernements étrangers et des organisations internationales universelles et européennes ? III Au lendemain du coup d ’Etat, la quasi-totalité des gouvernements ont éludé la question de la reconnaissance du régime militaire en maintenant leurs relations diplomatiques avec A thènes9. Cette politique était fondée sur la continuité des institutions étatiques et l’effectivité des pouvoirs exercés par les autorités militaires. Aucun gouvernement étranger, qu’il soit de l’Ouest, de l’Est ou du tiers monde n ’a retiré son ambassadeur et, moins encore, n ’a rompu ses relations diplomatiques avec Athènes 9blB. Les gouvernements occidentaux ont expliqué — souvent par des déclarations faites devant leurs Parlements — qu’ils estimaient préférable de ne pas « rompre les ponts » avec Athènes et se servir des voies diplomatiques normales pour « exercer une influence », aussi bien sur les militaires que sur le jeune Roi dont la bonne foi et l’atta chement à la démocratie n ’étaient pas mis en doute. 9 Cette position a été précisée par le leader de la Cham bre des Com m unes, Richard Crossman, le 11 m ai, lorsqu’il déclara « q u ’il n ’est pas question de reconnaître form ellem ent ce groupe de colonels », tandis que le m inistre des Affaires étrangères des Pays-Bas déclarait devant le Parlem ent de La H aye, le 10 m ai, que son gouvernem ent avait sim plem ent répondu à la lettre du nouveau m inistre grec des Affaires étrangères par « un accusé de réception », ce q u i « ne signifie point que le gouvernem ent néerlandais reconnaîtrait le nouveau gouvernem ent grec ». 9 b is geul le gouvernem ent danois p rit en octobre, la décision de rappeler son ambassadeur à Athènes, à la suite des provocations répétées des autorités grecques.
216 JEA N SIOTIS En ce qui concerne les gouvernements de l’Europe de l’Est, ils n ’ont pas montré plus d’empressement à réagir sur le plan diplomatique contre l’instau ration d’un régime que leurs journaux qualifiaient volontiers de fasciste, en soulignant que l’anticommunisme primaire qui caractérisa dès le 21 avril la politique des militaires au pouvoir représentait un danger pour la détente et la paix dans les Balkans. Cette position de prudence diplomatique semble s’expliquer par la crainte de créer une situation de tension internationale qui entraînerait inévitablement un engagement plus poussé des Etats-Unis aux côtés des colonels, ainsi que par l’absence de tout mouvement de masse d’opposition interne au nouveau régime. De leur côté, comme preuve de la nécessité de maintenir les contacts avec Athènes, plusieurs gouvernements occidentaux ont mis en avant le fait que leurs ambassadeurs avaient effectué, à plusieurs reprises, des démarches pour s’assurer que les militaires n ’exécuteraient pas et n ’infligeraient pas de sévices à certaines personnalités très connues à l’étranger. Ainsi, dès les premiers jours du coup d ’Etat, plusieurs ambassadeurs, dont celui des Etats-Unis, se sont joints à leur collègue yougoslave pour effectuer de telles démarches en faveur du député de gauche, Manolis Glezos et l’ambassadeur des Etats-Unis intervint, à la demande du Président Johnson, en faveur d’André Papandréou. Plus récemment, l’ambassadeur d’Italie, sur instructions du ministre des Affaires étrangères M. Fanfani, informa les autorités grecques de l’inquiétude suscitée en Italie à propos du sort réservé au compositeur Mikis Théodorakis. D ’autre part, plusieurs gouvernements occidentaux ont clairement indiqué, tout en condamnant le régime dictatorial d’Athènes, que le rôle de leurs représentants diplomatiques à Athènes, consistait essentiellement en un effort pour infléchir la politique des colonels et contribuer ainsi à un retour rapide à un régime démocratique et parlementaire. En particulier, le gouvernement britannique a fait savoir à plusieurs reprises qu’il exerçait des efforts constants dans cette direction. En ce qui concerne les moyens de pression, sur le plan des relations bilatérales, dont disposent les gouvernements étrangers dans la poursuite de cette politique, ils sont de quatre sortes : a) Les moyens purement diplomatiques — qui pourraient faire comprendre au Roi, aux militaires et au peuple grec que la renaissance des régimes tota litaires, fascistes, ou fascisants ne peut pas être acceptée par des Etats qui se considèrent comme les amis de la Grèce — ont été utilisés essentiellement par la France, certains autres Etats occidentaux et par l’ensemble des Etats socia listes. A titre d’exemple, on peut citer l’absence d ’Athènes de l’ambassadeur de France, le 14 juillet, et le fait que le chargé d’affaires n’a offert de réception que pour les membres de la colonie française. De même, lors des grandes réceptions offertes par des diplomates ou des émissaires des autorités grecques, à Londres et à Paris, en juin et juillet, le nombre et la qualité des invités ayant
LA. « REVOLUTION NATIONALE » EN GRECE 217 accepté de s’y rendre ont surpris les représentants d’un gouvernement qui se dit ardent défenseur du monde libre. Evidemment, de telles manifestations discrètes du mécontentement des gouvernements étrangers peuvent difficilement influer d’une manière décisive sur des hommes qui n ’ont pas hésité à violer les principes les plus élémentaires de la démocratie dans le seul but d’exclure de la scène politique grecque les représentants de la très grande majorité du peuple. b) Dans le domaine des relations culturelles, des associations, des artistes ou hommes de science pris individuellement ou les gouvernements de certains Etats — et en particulier ceux de l’Europe de l’Est — ont suspendu ou rompu leurs relations avec la Grèce. Le festival d’Athènes de 1967 n ’a en fait pas eu lieu car plus de deux tiers des participations étrangères ont été décommandées. En ce qui concerne les congrès et autres manifestations scientifiques ou cultu relles qui devaient avoir lieu en Grèce, depuis le 21 avril, la plupart d’entre elles ont été annulées, remises à une date ultérieure ou ont eu lieu ailleurs. Ainsi, l’institut de droit international a tenu sa session à Nice. Une exception, notable cependant, fut la tenue, à Héraclion, en août, de la session du Conseil œcuménique des Eglises 10. c) En troisième lieu, la suspension de toutes les fournitures militaires aux forces armées grecques aurait pu avoir un effet décisif sur les autorités d ’Athènes. Toutefois la plupart des gouvernements occidentaux — dont ceux de la Républi que fédérale d ’Allemagne et du Canada — ont maintenu leurs livraisons intégralement, tandis que les Etats-Unis décidaient, dès la fin avril, une suspen sion des livraisons d’armes lourdes. Cette mesure partielle n’avait pas été rapportée six mois plus tard, mais elle revêt un caractère symbolique car les forces armées helléniques n ’ont pas besoin d ’unités navales ou d’avions supplé mentaires pour « maintenir l’ordre ». Il s’agit plutôt d’une demi-mesure faite pour calmer les critiques de plus en plus nombreuses de la politique suivie avant et après le coup d’Etat par les représentants civils et militaires des Etats- Unis à Athènes. En effet, dès le mois d’août, lorsqu’il est apparu que le gouvernement de Washington s’orientait vers une acceptation du nouveau statu quo à Athènes, un groupe influent s’est constitué au Sénat et à la Chambre des Représentants qui a demandé au Président de suspendre toute aide militaire et économique à la Grèce, en attendant le rétablissement d’un régime parle mentaire et démocratique. d) Le dernier type de pressions extérieures susceptible de contribuer au retour de la démocratie en Grèce revêt un caractère économique. Pendant les six mois qui ont suivi le coup d ’Etat, aucun gouvernement étranger n ’a pris 10 A ce sujet, il faut noter que l’explication donnée par certains responsables du Conseil est le fait que les Eglises d ’Europe orientale et en particulier l’Eglise russe, n ’ayant pas renoncé à se faire représenter à Héraclion, ils ne voyaient pas de raisons de m odifier leurs projets.
218 JEA N SIOTIS de mesures tendant à suspendre les relations économiques avec la Grèce et seule la participation restreinte à la foire de Salonique en septembre permet de mesurer l’attitude réservée ou hostile d’un grand nombre de gouvernements européens à l’égard des autorités d’Athènes. Toutefois, il faut souligner le fait que toutes les demandes d’aide économique adressées aux Etats-Unis et à d’autres gouvernements occidentaux par le régime militaire étaient restées sans réponse jusqu’en octobre. Etant donné les positions adoptées par l’ensemble des Etats entretenant des relations avec la Grèce en date du 21 avril, la question de la reconnaissance du nouveau régime au lendemain du coup d’Etat revêt évidemment un carac tère tout académique. Toutefois, tel n ’était pas le cas pendant la période qui a immédiatement suivi le 21 avril, car le coup de force intervenu en Grèce ne pouvait pas être assimilé à un changement de gouvernement. D e l’aveu même des nouveaux maîtres d ’Athènes, il s’est agi d ’une révolution et d’un changement de régime. L ’ordre constitutionnel antérieur a été non seulement violé mais, d’après les dirigeants actuels d ’Athènes, la « révolution nationale » y a mis fin. Un Etat se définit par son unité territoriale, mais aussi par ses institutions et aucune des institutions étatiques prévues par la Constitution de 1952 n ’a survécu au coup d’Etat. Celles qui subsistent encore, telle la Monarchie ont été si radicalement transformées qu’elles ne représentent plus des éléments susceptibles de justifier la thèse de la continuité institutionnelle. Dans ces conditions, si l’on admet que la seule effectivité du pouvoir exercé par des autorités mises en place à la suite d’un coup d ’Etat ne suffit pas pour que le problème de la reconnaissance soit esquivé, les gouvernements étrangers auraient dû. se prononcer sur la question de la reconnaissance du nouveau régime. Certes, des raisons politiques impérieuses peuvent justifier leur refus de le faire, mais il est impossible d’admettre que ces gouvernements n’aient fait qu’appliquer les règles du droit international en choisissant de ne pas se prononcer sur la question de la reconnaissance. E n matière de reconnaissance le droit laisse aux Etats une discrétion telle qu’il est possible d’invoquer n’importe laquelle des nombreuses doctrines (effec tivité, légitimité, etc.) pour fonder une décision d’accorder ou de refuser la reconnaissance. Cependant, dans les cas de transformation radicale d’un régime, de la suppression d’un régime démocratique et de son remplacement par une dictature totalitaire, les gouvernements étrangers et plus particulièrement ceux des Etats membres du Conseil de l’Europe étaient tenus de se prononcer sur la question de savoir si les autorités mises en place à Athènes représentaient l’Etat avec lequel ils entretenaient des relations avant le coup de force du 21 avril. Ainsi, que nous l’avons déjà démontré, il s’agissait d’un changement de régime à la suite d ’un coup d’Etat et la présence du jeune Roi à la tête de l’Etat ne suffisait pas pour assurer au nouveau régime les éléments de légalité, de légitimité et de continuité qui rendraient superflu un acte de recon naissance.
LA « REVOLUTION NATIONALE » EN GRECE 219 Cette obligation de se prononcer sur le maintien des relations avec les autorités issues d’un changement révolutionnaire est soulignée par Paul Reuter al. « Le changement révolutionnaire d’un gouvernement devrait intéresser à un moindre degré les relations internationales; ne s’agit-il pas avant tout d ’une affaire interne ? En fait, il n ’en est pas ainsi. En effet les relations internationales entre Etats mettant en présence les pouvoirs institués d’un Etat avec ceux des autres Etats; les organes constitutionnels d’un Etat sont également les organes des relations internationales. Il faut donc que les Etats de la communauté internationale déterminent avec qui ils peuvent entrer en relations régulières. » Il est donc évident qui si ces remarques s’appliquent à des changements de gouvernement, elles sont, a fortiori, applicables aux changements de régime. Pendant les premières semaines qui ont suivi le coup d’Etat, aucun gouver nement n ’a accompli un acte susceptible d’être interprété comme un acte formel de reconnaissance, mais le maintien de relations diplomatiques normales signifie que tous les Etats ont préféré considérer que la « révolution nationale » a entraîné des changements tels qu’ils se trouvaient dans l’obligation d ’agir positivement ou négativement. Dans ces conditions, cette carence peut être interprétée soit comme l’expression de leur volonté de reconnaître implicitement le nouveau régime, soit comme un refus d’appliquer les règles coutumières pour des raisons politiques impérieuses. IV La « révolution nationale » et ses conséquences ont retenu l’attention des organisations internationales universelles aussi bien que régionales. En ce qui concerne les organisations universelles, nous discuterons brièvement des effets du coup d ’Etat sur les relations entre la Grèce et quatre organisations diffé rentes. A. Chronologiquement, la première de celles-ci à réagir aux événements du 21 avril fut le Comité international de la Croix-Rouge12. Dès les premiers jours du coup d ’Etat, le C.I.C.R. a été saisi par des sociétés nationales de la Croix Rouge, certains gouvernements européens et des membres de familles de détenus le priant d ’intervenir en faveur des personnes arrêtées. Etant donné toutefois l’absence d’un conflit ou même de troubles intérieurs qui auraient permis au Comité de faire appel à l’article 3 des Conventions de Genève, celui-ci ne pouvait q u ’invoquer son droit d’initiative, dans l’espoir que les autorités issues 11 Institutions internationales, Collection T hem is, Paris, 1963, p. 114. 12 A ce sujet, il nous paraît inutile de revenir, dans le cadre de cet article, sur le caractère international ou non du C.I.C.R. Certes, il ne s’agit pas d ’une organisation inter étatique dans ses structures, mais ses fonctions reconnues par les Conventions de Genève et dans la pratique des Etats lui confèrent certainem ent u n caractère international.
220 JE A N SIOTIS du coup d’Etat lui reconnaîtraient un droit d’intervention en faveur des détenus. Lorsque le premier délégué du C.I.C.R. partit donc pour Athènes, la seule base juridique de son action se trouvait être le droit d’initiative de l’institution genevoise 13. En fait, ce droit fut aussitôt reconnu par les autorités d’Athènes et le délégué eut l’autorisation de visiter les lieux de détention et ultérieurement de distribuer des secours aux détenus. Il faut noter cependant que cette autorisation fut accordée oralement et, en quelque sorte, il s’agit d’un engagement unilatéral qui peut être révoqué à tout moment. Pendant les mois qui ont suivi, le C.I.C.R. envoya de nouvelles missions qui ont pu également visiter le camp de Youra. Les rapports rédigés par les délégués — qui d’après les règles appli cables par le Comité international ne sont communiqués qu’aux autorités du pays — semblent avoir signalé les conditions souvent inacceptables de la déten tion des prisonniers à Youra et proposèrent leur amélioration ainsi que le transfert des femmes détenues en un lieu plus adéquat. Certaines des propo sitions du C.I.C.R. ont d’ailleurs été mises en application par les autorités grecques 14. Il convient néanmoins de se demander si la « révolution nationale » n ’était pas une excellente occasion pour le C.I.C.R. d’aller plus loin que dans des cas antérieurs d’intervention en faveur des détenus et d ’assurer ainsi un nouveau développement de son droit d’initiative. Certes les efforts discrets et répétés du Comité visant à la consécration conventionnelle d ’un droit d’inter vention en faveur des détenus politiques n ’ont point abouti jusqu’ici, étant donné que le droit international humanitaire revêt de plus en plus un caractère uni versel, ce qui rend très malaisé son développement. Le droit de Genève, issu des traditions libérales européennes a été codifié, en grande partie, dans les Concernions de 1949 et celles-ci font maintenant partie du droit international; mais son développement ultérieur rencontre des obstacles proportionnels à son extension et à son universalité. En d’autres termes, il est actuellement irréaliste d’espérer le développement conventionnel du droit international humanitaire 13 A ce propos, il faut souligner le fait que depuis bientôt quinze ans, le C.I.C.R. a consulté des experts en vue du développem ent et de la codification éventuelle de son droit d ’initiative en faveur des détenus politiques. Ainsi, la Commission d ’experts réunie à Genève d u 25 au 30 octobre 1962 inséra le paragraphe suivant dans son rapport sur l’aide aux victimes des conflits internes : « De m êm e, la protection hum anitaire peut et doit s’exercer en faveur des détenus politiques, la Commission fait sienne à cet égard les conclusions de la Comm ission d ’experts chargée en 1953 d ’exam iner la question de l ’assistance aux détenus politiques. Elle note toutefois que la qualification donnée, par une autorité quelle q u ’elle soit, aux personnes incarcérées ne saurait être un m otif d ’empêcher cette protection hum anitaire essentiellem ent fondée sur le caractère du traitem ent réservé aux détenus. » Voir Rapport de la Commission d'experts chargée d ’exam iner la question de l ’aide aux victimes de conflits internes, publication du C.I.C.R., 1962, p. 8. 14 La docum entation publiée, relative à l ’action du C.I.C.R. ne contient que très peu d ’inform ations, ce qui est norm al, étant donné son caractère particulièrem ent délicat. Voir com m uniqués de presse du C.I.C.R., n os 826, 828 et 849 datés respectivement 6 mai, 31 m ai et 27 juillet.
LA « REVOLUTION NATIONALE » EN GRECE 221 en ce qui concerne la reconnaissance d’un droit de protection internationale des détenus politiques. Par contre, il n ’est nullement illusoire d’espérer un dévelop pement de ce droit sur une base coutumière qui, du moins à un premier stade, ne pourrait être que régionale; et il est évident que c’est en Europe — et éventuellement en Amérique latine — que ce développement pourrait se réaliser. C’est précisément dans les régions du monde où les traditions libérales occupent une place de choix dans l’ordre des valeurs nationales que des initiatives nouvelles en vue du développement du droit international humanitaire peuvent être entreprises avec quelques chances de succès. Or, la Grèce est située géographiquement en Europe et elle fait partie d’insti tutions dont la raison d’être est la défense d ’une certaine conception de la démocratie fondée sur les traditions libérales des xvirie et xix° siècles. Son adhésion à la Convention de Rome crée d’ailleurs pour les autorités grecques une obligation internationale de respecter les droits de l’homme. Aurait-il donc été trop audacieux pour le C.I.C.R. de faire usage de son droit d ’initiative afin d’obtenir un engagemente formel, écrit de la part des autorités ? Le texte écrit d ’un tel engagement n ’aurait pas affecté le caractère volontaire de l’accep tation par les putschistes d’une surveillance internationale des conditions de détention des prisonniers politiques, tout en renforçant la position des délégués du C.I.C.R. vis-à-vis des autorités subalternes et à l’égard des hommes qui pourraient succéder à M. Kollias ou au brigadier Patakos. Une telle demande, aussi bien que d’autres, que le Comité international aurait pu — et, à notre avis, aurait dû — adresser aux autorités grecques au lendemain du coup d’Etat, lorsque le premier délégué est arrivé à Athènes, aurait certainement été acceptée par les colonels. Malgré les incartades verbales du brigadier Patakos et de ses collègues, les dirigeants actuels de la Grèce sont extraordinairement sensibles aux reproches et aux critiques qui viennent de l’étranger; et cela était particulièrement vrai pendant les premières semaines qui ont suivi le coup d’Etat. A notre avis, il n ’aurait pas été concevable que le C.I.C.R. essuie un échec dans une tentative d’obtenir un engagement formel des autorités d’Athènes ainsi que des droits les plus étendus d’agir en faveur des détenus que ceux dont il jouissait déjà en Grèce il y a vingt ans. La prudence du Comité ne lui a-t-il pas fait perdre une occasion de créer des précédents qui feraient progresser le droit international humanitaire ? B. Une autre organisation, l’Union interparlementaire, a également été saisie des événements survenus en Grèce dès le lendemain du coup d’Etat. Certes, il s’agit là d’une organisation non gouvernementale, mais étant donné sa composition et ses activités, toute initiative de la part de ses organes revêt nécessairement un caractère politique. Ce sont les groupes nationaux d’Italie, de Pologne et de Tchécoslovaquie qui ont pris des initiatives dans ce sens, et, le 11 mai, le président ad interim du Conseil interparlementaire s’adressait à M. Kollias en exprimant « l’émotion causée dans les milieux parlementaires de
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