Saint Cyprien, patron de Moissac

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Saint Cyprien, patron de Moissac
Article paru sous ce titre dans le Bulletin de la Société Archéologique de Tarn-et-Garonne 117 (1992), p. 137 -
159, remanié, corrigé et augmenté

                                     Saint Cyprien, patron de Moissac

                                                      par Régis de La Haye

    Les saints patrons, comme chacun sait, sont des saints dont on porte le nom, ou des saints que les
villes, les provinces, les pays ou les corporations considèrent comme leurs protecteurs particuliers. Les
saints patrons ont généralement été choisis pour des raison symboliques ou historiques peu
mystérieuses. Ainsi, saint Laurent est le patron des rôtisseurs, ce que l’on comprend aisément, puisqu’il
mourut sur un gril ; un chapiteau du cloître de Moissac nous le montre dans cette position inconfortable.
Mais il est aussi le patron des archivistes, non pas en raison de son supplice que personne ne souhaite
aux membres de notre corporation, mais parce que saint Laurent était chargé des archives du diocèse de
Rome. Pour la plupart des saints patrons, les raisons historiques ou légendaires de leur attribution à tel
ou tel groupe ne sont donc point mystérieuses.1
    Mais tel n’est pas le cas pour le saint patron de Moissac. Rien ne prédestinait saint Cyprien, évêque
de Carthage de 249 à 258, l’un des plus importants pères de l’église, un grand homme, dont le nom est
cité dans le Canon de la messe latine, ce qui lui confère une dignité particulière, à devenir le saint patron
de Moissac. Il n’y eut jamais aucun lien, ni historique, ni légendaire. Alors, pourquoi ce choix ?
    Le patronat moissagais de saint Cyprien est une très longue histoire qui nous fera cheminer par dix-
sept siècles d’histoire ecclésiastique et qui nous fera faire des milliers de kilomètres sur deux continents.

1
    Pour un aperçu des patronages, voir : Louis Réau, Iconographie de l’art chrétien, t. 3 (Paris 1959).

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Saint Cyprien, patron de Moissac
Tableau de saint Cyprien dans l’église de Saint-Cyprien (Lot).

Cyprien de Carthage

Commençons donc par le commencement. Vers le milieu du IIIe siècle, Carthage et Rome étaient les
deux principaux foyers de la chrétienté d’Occident. Carthage venait de connaître le grand écrivain
Tertullien (160 - 235 ?), excellent juriste avant sa conversion, qui donna à la jeune église latine son
vocabulaire théologique.2 Un homme de caractère, à l’image de l’église bouillonnante de l’Afrique du
Nord.
    Cyprien, né dans une grande famille carthaginoise, exerçait, après avoir fait de brillantes études de
lettres, la profession de rhéteur, lorsqu’il se convertit au christianisme. Il ne resta pas longtemps
néophyte. Suite au décès de Donat, il fut élu évêque de Carthage et se trouva de ce fait investi de la
haute fonction de métropolite d’Afrique. Devenu évêque à un moment critique de l’histoire de l’église,
Cyprien y joua un rôle de premier plan. Durant la première moitié du IIIe siècle, la politique de tolérance
des empereurs romains, en suspendant les persécutions des chrétiens, avait laissé à l’église la liberté de
se développer. Mais un changement subit survint en 250, quand l’empereur Dèce déclencha une
nouvelle persécution. Estimant qu’il était plus utile à l’église comme évêque que comme martyr,
Cyprien se cacha et continua de diriger son diocèse dans la clandestinité. Bien entendu, la période de
persécution passée, on le lui reprocha. L’église était alors confrontée au problème des lapsi, c’est-à-dire
ceux qui sous la torture avaient renié leur foi. Fallait-il reprendre ces pénitents au sein de l’église et, si
oui, sous quelles conditions ? Le Concile de Carthage en débattit. On décida de reprendre les lapsi, mais
à condition qu’il fassent preuve de vrais sentiments de pénitence.
    Au milieu de ces troubles d’après-persécution, on élit un nouveau patriarche de Rome (qu’on
appellera plus tard le pape) : Corneille. Quand la querelle des lapsi dégénéra au point de provoquer le
2
    J. Daniélou, L’église des premiers temps (Paris 1963), p. 162 - 168.

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schisme de l’antipape Novatien, le pape Corneille trouva en la personne de Cyprien un allié fidèle. Plus
tard – nous le verrons dans la suite de cette étude – Corneille et Cyprien seront réunis par leurs reliques,
après l’avoir été de leur vivant ; c’est encore ensemble qu’ils sont cités dans le Canon de la messe
latine... Un peu plus tard, une épidémie de peste mit à l’épreuve l’église carthaginoise. Les événements
firent remonter des sentiments d’égoïsme, tuèrent la solidarité et l’amour du prochain. Les meilleurs
chrétiens finirent par douter de Dieu. Dans cette grave crise morale, Cyprien parvint tout de même à
lancer un élan d’amour fraternel et à organiser la solidarité.
    Enfin, un autre grave problème secoua l’église de ce temps : la question de la validité du baptême
administré par les hérétiques. Cette question théologique divisa toute l’église, d’Est en Ouest. Pour
Cyprien et les autres évêques africains, pas de doute, il n’y avait qu’un baptême, celui de l’église
catholique, et les baptêmes administrés par les schismatiques et les hérétiques n’étaient pas valides, les
sacrements ne pouvant être communiqués que par des prêtres adhérant à l’unité de l’église. C’est dans ce
contexte que Cyprien prononça son célèbre adage, qui n’a pas toujours été bien compris : « Hors de
l’église, point de salut ! »3 Mais le nouveau patriarche de Rome, Etienne, ne l’entendit pas de cette
oreille ; pour lui, la pénitence suffisait et il n’estima pas nécessaire de rebaptiser les hérétiques
réconciliés. La tradition de Rome se heurta ainsi à celle de Carthage, de Cappadoce et d’autres églises.
    Le débat perdit de sa violence suite au décès d’Etienne, et disparut complètement de l’actualité
quand, en 257, l’empereur Valérien déclencha une nouvelle persécution dans tout l’Empire. Dans un
premier temps, Cyprien fut banni. Mais suite à une nouvelle décision de l’empereur, il fut condamné à
mort, pour être décapité le 14 septembre 258. Les fidèles l’enterrèrent sur place. Plus tard, une église fut
édifiée sur sa tombe.4 Au Ve siècle, l’église unit sa fête du 14 septembre (dont la date fut “occupée” par
la fête de l’Exaltation de la Croix) à celle de son grand ami, le saint pape Corneille, au 16 septembre.
    Saint Cyprien vécut ainsi à une période particulièrement difficile pour l’église. Il a toujours lutté pour
l’unité de l’église. Son époque était celle de tous les dangers, de grands risques de déchirements, de
schismes et d’hérésies. Cette préoccupation fut d’ailleurs le titre même de son ouvrage majeur : De
Unitate Ecclesiae, l’unité de l’Eglise, « le premier ouvrage d’ecclésiologie et dont l’influence sera
immense », pour reprendre le jugement du cardinal Daniélou.5 Saint Cyprien voulait donner à l’église
une administration “décentralisée” avant la lettre : à son avis, les décisions importantes, celles qui
concernaient l’ensemble de l’église, devaient être débattues par toute l’église, Occident et Orient réunis ;
les affaires de moindre importance devaient être du ressort de l’évêque du lieu. La primauté que Cyprien
accordait au siège de Rome n’était pas une primauté de caractère juridique, mais une préséance d’ordre
dogmatique, moral et historique, basée sur le lien d’amour fraternel et de dialogue qui faisait,
précisément, l’unité de l’église.

Les reliques de saint Cyprien

Dès l’Antiquité, les chrétiens ont entouré d’une vénération particulière les restes des saints martyrs et
confesseurs. Mais c’est surtout à l’époque carolingienne, vers l’an 800, que l’église latine commença à
les relever et à les transférer à grande échelle. A Rome, le pape transféra ainsi les corps des saints
martyrs dans les églises de la Ville Sainte, et partout en Europe, on procéda à des translations.
   Charlemagne lui-même fut le plus grand collectionneur de reliques de son temps : il en reçut de
grandes quantités de Jérusalem, de Rome, de l’Orient et des pays musulmans. Son trésor de reliques lui
permettait aussi d’en distribuer largement dans toute l’Europe, de Prüm jusqu’à Toulouse en passant par
Saint-Riquier.6 Charlemagne profita aussi de ses bonnes relations avec les princes musulmans pour
obtenir l’autorisation d’ouvrir des tombeaux de saints martyrs et d’en transférer les reliques.7 Selon le
martyrologe d’Adon de Vienne († 874), les émissaires de Charlemagne avaient relevé les reliques de
saint Spérat, l’un des Douze Martyrs Scillitains, la tête de saint Pantaléon, martyr, et les ossements de

3
  St. Cyprien, Epistola 83, 21, in : CSEL 3, p. 795 : “quia salus extra ecclesiam non est”.
4
  Sur les basiliques cypriennes de Carthage, voir : DACL, t. 2, col. 2261 - 2268.
5
  J. Daniélou, L’église des premiers temps (Paris 1963), p. 209.
6
  Heinrich Schiffers, Karls des Großen Reliquienschatz und die Anfänge der Aachenfahrt (Aachen 1951 = Veröffentlichungen
des Bischöflichen Diözesanarchivs Aachen, 10).
7
   Lire sur les contradictions des sources qui relatent l’expédition africaine de Charlemagne : Christian Courtois, Reliques
carthaginoises et légende carolingienne, in : Revue de l’Histoire des Religions 129 (1945), p. 57 - 83.

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saint Cyprien.8 Ces reliques furent déposées en Arles dans les années 802 - 805. Quelques années plus
tard, du vivant encore de Charlemagne, elles avaient été transférées à Lyon pour être déposées derrière
l’autel de l’église Saint-Jean-Baptiste. Cette translation eut lieu du temps de Leidrade, archevêque de
Lyon († 814), et fut relatée dans un poème composé par son successeur Agobard.9 Florus, diacre et
poète lyonnais, décrit l’endroit où étaient déposés les ossements de saint Cyprien et de saint Spérat, ainsi
que la tête de saint Pantaléon.10
    Charles le Chauve (823 - 877), petit-fils de Charlemagne, se voulait un aussi grand collectionneur de
reliques que son grand-père. En fondant l’abbaye de Compiègne, il entendait, d’après ce qu’il écrit lui-
même, égaler en importance le trésor de reliques d’Aix-la-Chapelle.11 Ainsi, il fit transférer de Lyon à
Compiègne les reliques de saint Cyprien, qui furent réunies avec celles de saint Corneille, venues de
Rome. Cette translation, la Susceptio beatorum martyrum Cornelii et Cypriani, était commémorée à
Compiègne chaque année le 15 mars. Plus tard, Charles le Chauve échangea une partie du crâne de saint
Cyprien ainsi que le crâne et le bras droit de saint Corneille, provenant de Compiègne, contre la moitié
du drap mortuaire (Sindon Munda), sur lequel avait reposé le corps du Christ après la Descente de croix,
relique appartenant au monastère d’Inden, près d’Aix-la-Chapelle. Le monastère d’Inden était tellement
fier de l’acquisition des reliques de saint Corneille qu’au XIe siècle il prit le nom du saint dont il
possédait de si importantes reliques, pour s’appeler désormais Kornelimünster (“Monastère de Saint
Corneille”).12 Les reliques de saint Corneille y reposent toujours, dans un reliquaire de la première
moitié du XVIIe siècle. Une partie au moins (ou la totalité ?) des reliques de saint Corneille a plus tard
été transférée à Reims. En 1049, lors de la dédicace de l’église Saint-Remi à Reims, le pape Léon IX y
transféra les reliques de saint Corneille, apportées à Reims par les moines de Saint-Corneille de
Compiègne, fuyant les violences faites à leur église.13
    Une partie des reliques de saint Cyprien serait allée, plus tard, à la collégiale de Rosnay, près
d’Oudenarde en Flandres. Au XVIIIe siècle, on y célébrait, le 4 juillet, la Translation des reliques des
saints Corneille et Cyprien, évêques et martyrs, et de saint Célestin, pape. Il y aurait aussi des reliques de
saint Cyprien à l’abbaye de Ninove en Flandres, où elles attiraient les épileptiques, à l’abbaye de
Stavelot-Malmedy,14 à Venise, à Francfort sur le Main et à Paris. L’église du Mont Cassin, consacrée le
18 novembre 1090, prétendait également posséder des reliques des saints Corneille et Cyprien.15 On finit
d’ailleurs par se demander s’il s’agit toujours d’un seul et même saint Cyprien. Il y eut en effet plusieurs
saints de ce nom. Il en est de même des reliques des Douze Martyrs Scillitains, dont de nombreuses
églises prétendent posséder des reliques authentiques.16 Il est vrai, comme le remarque malicieusement,
en 1725, le Bollandiste Guillaume Cuperus, que douze martyrs peuvent fournir une grande quantité
d’ossements ..!17 Mais en écrivant : « Cyprien [..] avait quatre corps, le premier à Lyon, le second à
Compiègne, le troisième à l’abbaye de Moissac en Quercy, le quatrième à Ronse ou Rosnay en Flandre,
et une cinquième main droite à Venise », Collin de Plancy, ignorant volontairement les translations, fait
preuve de mauvaise foi.18

8
  Adon de Vienne, Martyrologium, in : Migne, PL 123, col. 353 - 357.
9
  Poème publié dans : AA.SS. Julii IV, p. 211 - 212 (au 17 juillet, fête des martyrs scillitains).
10
   PL 119, col. 259.
11
   Schiffers, o.c., p. 12.
12
   Sur les reliques et le culte de saint Corneille : AA.SS. Sept. IV (Anvers 1753), p. 181 - 191.
13
    Anselme de Saint-Remi, Histoire de la dédicace de Saint-Remi, éd. et trad. par dom J. Hourlier, La Champagne
bénédictine. Travaux de l’Académie nationale de Reims 160 (1981), p . 181-297.
14
   Philippe George, Les reliques de Stavelot-Malmedy. Nouveaux documents (Malmedy 1989), p. 58 et 61.
15
   Petrus Diaconus, Chronica monasterii Casinensis, Continuatio, lib. 3, c. 8, in : MGH, SS 7, p. 763; ibidem, lib. 3, c. 29, in:
MGH, SS7, p. 721.
16
   Sur les translations successives des reliques de saint Cyprien, voir : AA.SS. Sept. IV (Anvers 1753), p. 340 - 343 ; Alban
Butler, Vies des pères, martyrs et autres principaux saints, t. 5 (Bruxelles 1848), p. 126 ; Paul Guérin, Les petits Bollandistes, t.
11 (Paris 18787), p. 140 - 141. – Sur les translations des reliques des martyrs scillitains, voir : AA.SS. Julii (Anvers 1725), p. 210
- 214.
17
   AA.SS. Julii IV (Anvers 1725), p. 214.
18
   J.A.S. Collin de Plancy, Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, t. 1 (Paris 1821), p. 230.

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Statue de l’abbé Roger, au portail de l’abbatiale de Moissac. C’est
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    Or, voilà qu’en 1122, du temps de Roger, abbé de Moissac, eut lieu la translation, vers l’abbaye de
Moissac, du corps de saint Cyprien, d’un lieu appelé Les Vaux,19 au diocèse de Cahors.20 Les reliques y
auraient été transférées pour les mettre à l’abri des Normands, et elles y étaient conservées dans une
église dédiée à saint Cyprien. L’information nous vient d’Aymeric de Peyrac, abbé de Moissac de 1377
à 1406, et chroniqueur de l’abbaye.21 L’information se trouve aussi dans un vieux lectionnaire de
l’abbaye de Moissac, cité par la Gallia Christiana, qui rappelle que le corps de saint Cyprien a été
transféré du temps de l’abbé Roger, un 5 juillet, d’un lieu appelé Valles ou Les Vaux, au diocèse de
Cahors, vers l’abbaye de Moissac.22 Voici la traduction du passage de la Chronique d’Aymeric de
Peyrac:

        Après Ansquitil, Roger. Pendant son abbatiat, le corps de saint Cyprien fut transféré dans ce
        monastère de Moissac, en l’an 1122. Peu de temps après la persécution, au cours de laquelle les
        Normands, qui sont appelés également Danois, dévastèrent toute la Gaule, la réduisant presque à

19
   L’archiprêtré de Notre-Dame des Vaux couvrait une grande partie du Bas-Quercy dans les départements actuels du Tarn-&-
Garonne et du Lot : François Moulencq, Firmin Galabert, Documents historiques sur le Tarn-et-Garonne, t. 1 (Montauban 1879
= reprint Paris 1991), p. LXI.
20
   Selon Jules Momméja, Note d’un voyage archéologique dans le Sud-Ouest de la France (Paris 1852), p. 92 - 93, la translation
des reliques aurait été réalisée pour calmer l’ire populaire consécutive à la fermeture d’une source miraculeuse, ce qui est
inexact. Voir mon étude : La légende de la source miraculeuse de l’abbaye de Moissac, ou : comment correctement lire
Aymeric de Peyrac, in : BSATG 120 (1995), p. 37 - 47.
21
   Aymeric de Peyrac, Chronique (Paris, BN, ms. lat. 4991 A), f. 161 rb et f. 13ra. À ce dernier endroit, Aymeric de Peyrac écrit
que l’abbé Roger transféra également les reliques de saint Spérat. Mais les reliques de saint Spérat ne figurent pas dans
l’inventaire des reliques de l’abbaye : G 585 (Andurandy 1581 ; Andurandy 1580).
22
   Gallia Christiana, t. 1 (Paris 1870), col. 164 : “Tempore domini Rogerii abbatis corpus S. Cypriani translatum est, III. Nonas
Julii [= 5 juillet], de loco Vallium in diœcesi Caturcensi, ad abbatiam regalem quae Moysacus nuncupatur, ubi nunc honoratur et
colitur”.

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néant, durant trente ans et plus, et profanèrent les saintes reliques des saints martyrs, celles-ci
          furent transférées par des hommes catholiques dans la région appelée Les Vaux, au diocèse de
          Cahors. Dans un très bel endroit, une basilique fut édifiée en l’honneur du saint et très glorieux
          martyr Cyprien.
            Dans une histoire, je trouve ceci : « le corps fut transféré dans ce diocèse dans l’abbaye royale
          appelée Moissac, édifiée jadis par Clovis Ier, roi chrétien des Francs, en l’honneur des apôtres
          Pierre et Paul, et par saint Amand, évêque, qui fut le premier abbé de ce monastère, désigné pour
          l’administrer ».

Le village de Saint-Cyprien (Lot) et la vallée du Lendou. C’est là que les reliques de saint Cyprien sont restées cachées pendant
deux siècles.

   Il s’agit de l’église et du village de Saint-Cyprien, ou Saint-Cyprien des Vaux, de son ancien nom
Saint-Cyprien de Ramps,23 dans la vallée du Lendou, à environ 35 kilomètres au nord-est de Moissac,24

23
     Jean Depeyre, Saint Cyprien des Vaux (éd. Bergon, 1930).
24
     Lot, arr. Cahors, canton Montcuq.

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mais dont l’église actuelle est du XVe siècle. Cette vallée n’offrait pas alors la même physionomie
qu’aujourd’hui. Le Bas-Quercy était couvert de forêts qui ne furent défrichées qu’après le XIe siècle.25
On peut donc dire que les reliques avaient été cachées dans un endroit reculé sinon inaccessible. Elles y
étaient en tout cas à l’abri des raids des différents envahisseurs du IXe et du Xe siècle, que ce soient les
Normands, les Hongrois ou les Sarrasins. La vallée du Lendou ne sera vraiment fréquentée que quand
elle se trouvera sur le cami roumiou du chemin de Compostelle entre Cahors et Moissac.
    L’abbé Roger avait ainsi acquis une très insigne relique : les archives parlent toujours de la tête et du
corps de saint Cyprien, martyr.26 Le corps était donc complet, ou presque, puisque nous en signalions
déjà une partie à Kornelimünster en Allemagne.

Le culte de saint Cyprien

L’acquisition des reliques de saint Cyprien intervint après l’achèvement du cloître et pendant la
construction du grand portail, ce qui explique l’absence (remarquable) du saint patron de Moissac dans
l’iconographie de l’abbaye. Bien entendu, saint Cyprien, comme tous les martyrs de l’église latine, était
déjà commémoré à Moissac bien avant le transfert de ses reliques : ainsi, sa fête figure dans un
homéliaire du milieu du XIe siècle.27 Mais dès le transfert des reliques à Moissac, l’abbaye développa un
culte particulier pour l’évêque-martyr de Carthage. Au début du XIIe siècle, le scriptorium de Moissac
copia un manuscrit comportant un certain nombre d’écrits de saint Cyprien, probablement à partir d’un
manuscrit de Cluny.28 L’inventaire des archives et manuscrits de 1678 cite ce manuscrit comme « omnia
opera divi Cipriani ep. Cartaguiensis. Notatum N° 1 », ce qui veut dire que l’ouvrage portait le numéro
1 dans leur bibliothèque.29 Ce manuscrit comporte les œuvres suivantes: Ad Demetrianum,30 Ad
Donatum,31 Ad Fortunatum,32 De bono patientiæ,33 De catholicæ ecclesiæ unitate,34 De dominica
oratione,35 De habitu virginum,36 De lapsis,37 De mortalitate,38 De opere et elemosinis,39 De zelo et
livore,40 Epistolæ,41 Testimoniorum libri tres,42 et du Pseudo-Cyprien, dans le même manuscrit : Ad
Vigilium episcopum de judaica incredulitate, Adversus Judæos et Versiculi de coena.43 Au début du
XIIIe siècle, on ajouta à ce manuscrit la séquence Gratulanda omni nisu, écrite en l’honneur de saint
Cyprien.44

25
   Albert Cavaillé, Sites agricoles du Bas-Quercy, in : Moissac et sa région. Actes du XIXe Congrès d’Etudes Régionales tenu à
Moissac les 5 et 6 mai 1963 (Albi 1964), p. 193.
26
   ADTG, G 585 (Andurandy 1581 ; Andurandy 1580).
27
   Paris, BN, ms. lat. 3783. Cf. Jean Dufour, Les manuscrits liturgiques de Moissac, in : Cahiers de Fanjeaux n° 17 (1982), p.
124.
28
   Paris, BN, ms. lat. 1656 A. Cf. Jean Dufour, La bibliothèque et le scriptorium de Moissac (Genève - Paris 1972 = Centre de
recherches d’histoire et de philologie de la IVe Section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, V, Hautes Etudes médiévales et
modernes, 15), p. 111 - 112 ; Jean Dufour, La composition de la bibliothèque de Moissac à la lumière d’un inventaire du XVIIe
siècle nouvellement découvert, in : Scriptorium 35 (1981), p. 219.
29
   ADTG, G 567 (Andurandy 1608).
30
   Paris, BN, ms.lat. 1656A, f. 69v.  Notice: Dufour 1972, p. 111-112.
31
   Ibidem, f. 5.
32
   Ibidem, f. 77v.
33
   Ibidem, f. 57v.
34
   Ibidem, f. 25v.
35
   Ibidem, f. 33v.
36
   Ibidem, f. 9v.
37
   Ibidem, f. 16.
38
   Ibidem, f. 43.
39
   Ibidem, f. 49v.
40
   Ibidem, f. 64v.
41
   Ibidem, f. 92.
42
   Ibidem, f. 100v.
43
   Ibidem, f. 88, 93v en 97v.
44
   Maurice Bévenot, St. Cyprian and Moissac : a thirteenth-century Sequence, in : Traditio. Studies in ancient and medieval
history, thought and religion 19 (1963), p. 147 - 166 + Plate I - IV.

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Transcription en notation moderne de l’hymne Gratulanda, d’après l’étude de Maurice Bévenot.

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La chapelle de Saint Cyprien

Cyprien bénéficiait ainsi à Moissac non seulement d’une liturgie particulière, enrichie de la belle
séquence Gratulanda, mais encore d’une chapelle et d’une confrérie. Les reliques étaient conservées
dans une chapelle qui était spécialement dédiée à saint Cyprien. Il s’agit de la chapelle du XVe siècle qui
sert actuellement de passage à la sacristie ; nous l’avons localisée dans un précédente étude.45 Elle fut
appelée également “chapelle de Ricard” (Ricart), du nom de la famille qui possédait un caveau dans
cette chapelle.46 Les peintures murales portent encore les armes de la famille: d’azur, au chevron d’or,
surmonté d’un oiseau du même ; au chef cousu de gueules, chargé de trois étoiles d’or.47

Blasons de la famille De Ricard, sur les murs de la « Chapelle des Reliques » dans l’abbatiale de Moissac.

    Léon Godefroy, chanoine à Montpezat-de-Quercy, qui visita Moissac le 29 août 1644, écrit : « cette
abbaye se glorifie d’avoir dans une de ses chapelles le corps du grand St. Cyprien dont le martyrologe
parle ... et en outre grand nombre de reliques qu’elle garde dans son Thrésor ».48 En 1654, quand Alain
de Solminhac, évêque de Cahors, rend visite à l’abbatiale, il trouve la chapelle de saint Cyprien « fermée
d’une Cloison de bois, dans Laquelle Repozent les Reliques dites de St. Cyprien dans une belle et Riche
chasse dargent que La ville de Moyssac a faict faire de nouveau, et quon nous a asseuré Couster dix mil
Livres lad. chasse est dans une armoire derriere Lautel de lad. chapelle fermee dune grosse grille de
fer, laquelle chasse nous avons fait sortir, et mettre sur Lautel pour La voir il y a dans Lad. chapelle une
Lampe dargent tousiours ardente ».49 La châsse contenait le corps de saint Cyprien. La tête était
conservée dans un reliquaire spécial, à la sacristie, « ou nous avons veu quantite de vieilhes antiquites,
plusieurs Reliquaires fort anciens et artistemant faites entre autres un de Cuivre doré en forme de teste
avec une Ceinture autour entrelacée de fillets dor et dargent doré et le Reste enrichy de petits Reliefs
fort bien faits, et autour de lad. teste est escrit en caracteres fort anciens : caput gloriosissimi Martyris
Cypriani doctoris incliti Cartaginiensis archiepiscopi, au dedans de Laquelle il y a une teste que les
chanoines nous ont dit estre dud. St. Cyprien, dont Ils Croyent avoir le Reste de ses Reliques dans la
susd. chasse dargent ».50 Cette dernière phrase ne laisse-t-elle pas transparaître un certain scepticisme ?
L’évêque de Cahors, en tout cas, n’était pas convaincu de l’authenticité des reliques, et nous verrons
bientôt pourquoi.

45
   Régis de La Haye, Les chapelles de l’abbaye de Moissac au XVIIe siècle, in : BSATG 111 (1986), p. 100 - 101.
46
   AM Moissac, JJ 8, f. 8v : enterrement de “Noble Jehan de Ricart”, dans la chapelle Saint-Cyprien, 4 mai 1634. - Cf. A.
Lagrèze-Fossat, Etudes historiques sur Moissac, t. 4 (Montauban 1940), p. 82 - 83.
47
   Armorial Général de J.-B. Rietstap, supplément par V.H. Rolland, tome 7 (La Haye 1954), p. 263.
48
   Voyages de Léon Godefroy en Gascogne, Bigorre et Béarn (1644 - 1646), publiés et annotés par Louis Batcave, in : Etudes
historiques et religieuses du diocèse de Bayonne 8 (1899), p. 73 - 74.
49
   ADTG, G 574 = Andurandy 690.
50
   Ibidem.

                                                            10
L’inventaire de 1669 nous fournit encore des renseignements complémentaires. Les experts qui font
le tour des bâtiments, passent dans la même chapelle Saint-Cyprien. Ils aperçoivent « dans lespaisseur
de la muraille au dessus de l’autel au travers d’une grille de fer une chasse d’argent, dans Laquelle
ledit sieur de Mervilla nous auroit dit estre les reliques dudict sainct ; et ledit autel estoit garni de deux
nappes grossieres et d’un devant d’autel de cadis rouge, Lequel et lesd. nappes Ledit sieur de Mervilla
nous auroit dit appartenir a la confrerie dud. Sainct ».51 Quelques pages plus loin dans le même
inventaire, on lit : « la Chappelle de St. Ciprien proche la sacristie dans laquelle est le Corpz dudit
Sainct Ciprien renfermé d’une grille de fer, et dans une niche renfoncée dans la muraille avec un petit
retable de pierre a lentour de ladite niche avec son gradin, nappe et devant d’autel et marchepied en
bon estat, y ayant une lampe qui brusle continuellement ainsi quil nous a este raporté, et fermée d’une
bonne Closture de fer ».52
    Le luminaire était payé par la ville de Moissac. Tous les ans, la ville donnait à la table de Saint
Cyprien un quintal d’huile de noix, destiné à l’entretien du luminaire de la chapelle de Saint Cyprien.
Dans cette chapelle, les consuls allaient chaque année offrir à saint Cyprien les quatre flambeaux avec
lesquels ils avaient accompagné le Saint-Sacrement lors de la procession de la Fête-Dieu.53 La confrérie
de Saint Cyprien était tout spécialement chargée de l’entretien de la chapelle.
    Vers la fin du XVIIe siècle, les reliques furent transférées dans une chapelle du cloître, aménagée
dans une partie de la grande salle capitulaire du XIIIe siècle, qui prit également le nom de chapelle de
Saint Cyprien. En 1625, lors du procès de sécularisation, il n’y avait dans le cloître que deux chapelles :
celle de Notre-Dame et celle de Saint-Ferréol.54 Dans cette dernière chapelle, on apercevait, enchâssées
d’argent, les têtes des saints Ferréol et Julien.55 En 1669, la nouvelle chapelle de Saint Cyprien n’était
pas encore prête : elle n’était « pas encor ornée parce qu’elle n’estoit pas benite ».56 Le 29 juillet 1698,
M. Drulhe, trésorier du chapitre, paya à Maître Gérard, peintre, la somme de 12 livres, « pour avoir
peint le tabernacle de lancienne chapelle de St. Ciprien qu’on a d’Estiné pour mettre les reliques de St.
Ansbert ».57 Le transfert de la chapelle de Saint Cyprien était sans doute devenu nécessaire par sa
position dans le chœur même de l’église, occupé par les chanoines, et qui, fermé en outre par un jubé, ne
permettait aucune affluence populaire.58
    C’est de la chapelle Saint Cyprien dans le cloître dont parle Lagrèze-Fossat : « des personnes encore
vivantes se rappellent avoir vu dans l’ancienne salle capitulaire une niche destinée à l’exposition de la
châsse de Saint-Cyprien à certaines époques de l’année, et avoir entendu dire à des vieillards que,
avant la Révolution, cette chapelle était dédiée à saint Cyprien ».59

L’autel

   Il y avait un autel de saint Cyprien, probablement dans la chapelle dédiée au saint. Arnaud Trolher,
dans son testament rédigé en 1247, fait dire au « senhor monge des mostier del Moissac » une messe
quotidienne à « lautar de Sent Seprian ».60

La châsse

    Les ossements de saint Cyprien étaient conservés, nous l’avons vu, dans une châsse en argent,
richement ouvragée. Cette châsse fut refondue vers 1561, probablement pour payer la part de l’abbaye
de Moissac à la contribution du clergé français aux finances royales. Andurandy mentionne un
document rapportant la « Vente de soixantequinze marcs sept onces d’argent faite par le Chapitre &
Consuls de Moissac provenant de la vieille chasse de St. Ciprien Et employ d’icelui pour les affaires de
51
   ADTG, G 581, p. 104 - 105.
52
   ADTG, G 581, p. 231 - 232.
53
   A. Lagrèze-Fossat, Etudes historiques sur Moissac, t. 3 (Paris 1874), p. 219.
54
   A. Lagrèze-Fossat, Etudes historiques sur Moissac, t. 4 (Montauban 1940), p. 69.
55
   Ibidem, p. 71.
56
   ADTG, G 581, p. 109.
57
   ADTG, G 582 (Andurandy 1394).
58
   Sur la difficile ‘cohabitation’ du chapitre et de la paroisse de Moissac, lire mon étude : La triste fin de la vie bénédictine à
Moissac, in: BSATG 128 (2003), p. 41-61.
59
   A. Lagrèze-Fossat, Etudes historiques sur Moissac, t. 3 (Paris 1874), p. 435.
60
   ADTG, G 564 (pièce marquée n° 12).

                                                                11
la Religion ».61 Le reliquaire contenant le “chef” de saint Cyprien ne semble pas avoir été touché à cette
occasion. En effet, Mgr. de Solminhac, évêque de Cahors, parle en 1654 d’une inscription “en caracteres
fort anciens”. Il s’agissait probablement d’un reliquaire roman.
    La châsse, par contre, était toute neuve en 1654. Elle avait été financée par la ville de Moissac, suite
à un vœu fait en juin 1628, au moment de la peste, afin que la Vierge Marie, saint Cyprien, « patron de
ceste ville » et saint Roch intercèdent auprès de Dieu Tout-Puissant pour faire cesser l’épidémie. Les
chanoines et les consuls promirent en outre, « pour tesmoigner que nous voulons advouer et
recognoistre ledict Saint Cyprien pour nostre pastron particulier intercesseur et advocat envers Dieu,
en toutes nos nécessités publiques et particulières, de faire chaumer le jour de la feste dudict Sainct ».62
Mais la promesse fut rapidement oubliée, et la fabrication de la châsse ne fut entreprise que devant une
nouvelle menace d’épidémie. L’orfèvre toulousain Brouchon en reçut commande. Mais celui-ci n’était
pas plus pressé de finir son travail, que les consuls n’étaient pressés de payer ! Le 21 janvier 1649, le
marguillier de la table de saint Cyprien avertissait les consuls que l’orfèvre qui devait faire la châsse de
saint Cyprien « a Receu beaucoup dargent sans quil daigne travailler a Icelle », sous prétexte qu’on lui
devait encore de l’argent.63 Enfin, en 1650 la châsse était prête, et le 5 juillet, les consuls délibéraient sur
la « caisse dargent pour mettre les Relliques de bienheureux St Ciprien patron de la presente ville. Icelle
caisse a este despueit long temps baillée a fere a Brouchon, Maistre orphevre de la ville de Thoulouse,
laquelle sen va dans quelque jours estre parachevée ».64 Le 30 octobre et le 5 décembre de la même
année, les consuls décidèrent d’envoyer un émissaire à Toulouse pour aller réceptionner la châsse.65 Elle
fut installée dans l’église le 16 septembre 1652, jour de la fête de saint Cyprien ; le 30 août, les consuls
et les habitants de Moissac avaient été invités à assister à la cérémonie.66 Mais l’orfèvre Brouchon, plus
tard sa veuve, ensuite ses héritiers, ont dû faire preuve de beaucoup de patience avant d’être payés. Les
marguilliers de la Table de Saint Cyprien furent bien condamnés en 1654 à régler leurs dettes,67 mais le
règlement définitif n’intervint qu’en 1659.68
    Il nous reste une description de cette châsse, qui nous donne une idée, hélas assez vague, du bel
ouvrage et de son poids : « vingt-neuf marcs quatre onces argent en neuf pièces, quy sont trois pieds
destals avec ses entredeux et six pièces du hault de la gallerie appelés corniches, marques des poinsons
de la ville de Tholose : vingt-neuf marcs deux onces sept huitiesmes et doultze colonnes, trois pièces de
piedestal avec ses entredeux ; six pièces sive planches ou les histoires sont representes avec une niche
au milieu de la chasse, deux demy tours de piedestal avec quatre pieds servant au milieu de la chasse ;
vingt-sept marcs quatre onces trois huictiesmes en septante sept pièces sans comprendre les clous,
sçavoir les six figures, quatre corniches, dix-huict vazes, quatre boulles et autres pièces revenant audict
nombre, marques aussy du poinson de la ville de Tholose ; vingt-sept marcs en huict pièces, la tour
composee de trois pièces, deux d’hommes, deux avec corniches et une niche, le tout marque du mesme
poinson, revenant toutes les susdictes pièces au nombre de cent vingt trois pièces, pesant cent douze
marcs onze onces et deux uchaux ».69
    Le transfert des reliques de saint Cyprien dans la nouvelle châsse n’alla pas sans provoquer un vif
incident entre le chapitre de Moissac et l’évêque de Cahors, Alain de Solminhac. Celui-ci était alors en
pleine “chasse aux fausses reliques”. Lors de ses visites pastorales, écrit-il, il trouvait « presque dans
toutes les églises qu’il y avoit des reliques ou fausses ou qui n’avoient aucun tesmoignage qu’elles
fussent vrayes, ce qui m’obligea d’en faire une exacte recherche, de supprimer les fausses et faire mettre
les incertaines dans des lieux decens avec deffense de les exposer. Le chapitre collegial de l’abbaye de
Moyssac ayant veu cela, et que i’en avois verifié dans ladite ville de fausses ne m’a iamais rien dit qu’il
eust des reliques de saint Cyprian le corps duquel ils prétendent avoir dans ladite abbaye, quoyque i’y
aye fait la visite cinq fois, si ce n’est depuis quelque temps que la ville de Moyssac deputa vers moy pour
61
   AM Moissac, Andurandy 1585.
62
   Texte publié par M. Dugué, La peste de Moissac en 1628. Vœu des consuls. La châsse de saint Cyprien, in : BSATG 16
(1888), p. 288 - 294. Sur la peste de 1628, voir : A. Lagrèze-Fossat, Etudes historiques sur Moissac, t. 3 (Paris 1872), p. 400 -
410.
63
   AM Moissac, BB 4, f. 10v.
64
   AM Moissac, BB 5, f. 43v - 44v.
65
   AM Moissac, BB 5, f. 67v. et 73.
66
   AM Moissac, BB 4, f. 119v.
67
   AM Moissac, BB 4, f. 284v.
68
   AM Moissac, BB 4, f. 660v (25 avril 1659) et f. 663r-v (27 avril 1659).
69
   M. Dugué, La peste de Moissac en 1628. Vœu des consuls. La châsse de saint Cyprien, in : BSATG 16 (1888), p. 290.

                                                               12
me prier d’agreer que le chapitre transferast les reliques de ce sainct d’une caisse de bois dans laquelle
elles estoient, dans une chasse d’argent qu’il avoint fait faire pour cet effet de quoy ie fus fort surpris et
dis a ces deputes que cette translation estoit de si grande importance qu’elle requeroit bien ma
presence ». Mais l’évêque de Cahors, très sceptique, ne voulut pas procéder à la translation, sans avoir
pris des renseignements sur l’authenticité des reliques. Il savait que les chanoines de Moissac n’avaient
« aucun tesmoignage que ce soient les reliques de ce grand saint Cyprien, martyr, evesque de
Carthage ». Finalement, les chanoines de Moissac n’attendirent pas l’évêque, et firent la translation des
reliques de leur propre autorité. L’évêque de Cahors en fut terriblement fâché.70
    Le 14 septembre 1714, les chanoines et les marguilliers de la Table de Saint Cyprien constatent que
la châsse a « ung bezoing extreme destre reparée », et ils conviennent avec le sieur Jean Lassere, maître
orfèvre à Toulouse, d’une réparation pour le prix de 360 livres. Pour ce faire, les chanoines Gairard et
Parrice sortent de la châsse le coffret contenant les reliques.71
    Le 30 novembre 1788, les consuls passent à l’adjudication, pour la châsse de saint Cyprien, d’un
« baldaquin ou Pavillon à refaire à neuf, en menuiserie, scatture, et dorure, pour servir à porter la
chasse qui renferme la relique de St. Ciprien patron de la presente ville ». Le travail fut adjugé à M.
Joseph Lamontagne, au prix de 444 livres.72 On ne sait si Joseph Lamontagne eut le temps de livrer la
commande. En 1789 éclata la Révolution, et en 1793 la châsse disparut.

Les fêtes

    Saint Cyprien a toujours connu deux fêtes, sa propre fête, selon le martyrologe romain, au 16
septembre, et la fête moissagaise de la Translation de ses reliques, le 5 juillet. Curieusement, c’est la fête
de la Translation du 5 juillet, qui semble avoir été la plus importante. Le calendrier du Bréviaire de
Pierre de Carmaing indique la fête de saint Cyprien au 5 juillet en rouge, et la célébration de Corneille et
Cyprien à leur date d’origine, le 14 septembre.73 Le calendrier du « Livre de la Charte », du XIIIe siècle,
calendrier qui n’est pas moissagais, porte la fête du 5 juillet en rajout, mais ne connaît pas la fête du
mois de septembre. La fête de septembre serait-elle tombée en désuétude en raison des vendanges ? La
fête de saint Cyprien, en tout cas, était célébrée avec solennité ; le nombre de huit leçons prouve son
importance. Le Bréviaire de Pierre de Caraman, du XVe siècle, « un ancien bréviaire en velin »,
contenait « huict Leçons avec les Responsoirs de lofice de St. Cyprien quy se chante dans lad. eglise le
Jour de sa feste ».74 Jusqu’au XVIIe siècle, les fêtes figurent dans le calendrier.75 Et en 1730, le chanoine
et archiviste Andurandy écrit dans son Répertoire que la Translation est toujours célébrée le 5 juillet, et
qu’on vient même de recopier l’office du jour : « Office de la Translation de St. Ciprien Evêque de
Carthage & Mastir celebrée dans cette Eglise le 5. Juillet souz le Rit double avec Octave. C’est un
cayer ecrit depuis peu contenant led. office depuis les premieres vêpres jusques aux Secondes ».76
    Au XIXe siècle, on appelait la translation du 5 juillet la « San-Cypria de Segasous » (Saint Cyprien
des moissons) et la fête du 16 septembre la « San-Cypria de Bendegnos » (Saint Cyprien des
vendanges).77

La comptabilité du chapitre nous apprend que la fête de saint Cyprien du 16 septembre 1749 était
célébrée une grand’messe, célébrée par M. de Laurès, hebdomatier, assistés des prébendier Malroux et
Bonnet comme diacre et sous-diacre, avec des chantres, deux clercs et un carillonneur. À la saint
Cyprien du 5 juillet 1750, la grand’messe était dite par les mêmes célébrants. Il y avait trois chantres,
deux clercs, un carillonneur et des porteurs pour la châsse.78
   Comme il se doit, la fête patronale de saint Cyprien est fériée et chômée en ville. En 1754, une

70
   Chanoine Albe, Les reliques de saint Cyprien. Deux lettres inédites du vénérable Alain de Solminihac, évêque de Cahors
(1637 - 1659), in : Revue d’Histoire de l’Eglise de France 2 (1911), p. 725 - 727.
71
   AM Moissac, JJ 3, f. 205 - 206.
72
   AM Moissac, BB 18, f. 143 - 144.
73
   Louis d’Alauzier, Le bréviaire de Pierre de Carmaing, in : BSATG 95 (1969-1970), p. 19 - 40.
74
   ADTG, G 574 (Andurandy 690).
75
   ADTG, G 584 (Andurandy 1515 et 1517).
76
   AM Moissac, Andurandy 1579.
77
   Paul Guérin, Les petits Bollandistes, t. 11 (Paris 18787), p. 140 - 141.
78
   ADTG, G 602, pièce numérotée 65.

                                                           13
demande de dérogation est refusée par le conseil de la ville et par le curé de Moissac, unanimes. Le
conseil décide que la fête de saint Cyprien « sera fettée en suivant la religion, la pieté de nos
ancettres », que ce sera un jour chômé, et qu’on n’accordera pas aux mestiviers d’aller travailler à la
moisson ce jour-là.79
    Ce n’est qu’à la veille de la Révolution, que la célébration de saint Cyprien est menacée. Le 19 juin
1785, le conseil de la ville délibère sur une demande de M. le Directeur de l’Atelier de Charité, qui
réclame la suppression de certaines fêtes, « dont le grand nombre est préjudiciable au bien des
pauvres ». Il présente d’abord un argument économique : « Il y a dans notre jurisdiction plus de six
mille personnes qui ne vivent que de leur travail, et ont de la peine à subsister. Quels avantages ne
resulteroit il pas, pour eux de la suppression de dix fettes dans l’annee. En evaluant chaque journée a
vingt sols les ouvriers ajouteroient a leurs facultés une somme de soixante mille livres necessaires pour
la subsistance de la plupart des familles ». Ensuite, il y a l’inévitable argument moral : « L’on ne peut se
dissimuler que les fettes pieusement instituées et destinées aux œuvres de sanctification ne soient
employées par la multitude a des œuvres bien contraires. C’est pour le peuple le moment du desordre ;
le travail lui est absolument necessaire, c’est son veritable bonheur ; au lieu de se lasser dans le jour de
repos, il se livre souvant a des excès, a des debauches. C’est precisement dans ces jours privilegiés que
les peres oubliant quelque fois les besoins de leur famille et que les jeunes se dissipant prenent le gout
de l’oisiveté et du libertinage qui les rend plus difficilles pour reprendre leurs traveaux accoutumés ».
Le Conseil décide de présenter auprès de l’évêque une requête, dans le but de renvoyer au dimanche le
plus proche, un certain nombre de fêtes religieuses, « et surtout celles de St. Cyprien indiquées les 5.
juillet et 16. septembre ».80

Les processions

    Le secours du saint patron de Moissac était invoqué surtout en périodes de sécheresse et de
dérèglements climatiques. Au XVIIe et XVIIIe siècle on note plusieurs processions, organisées par les
consuls et les chanoines, implorant l’aide de saint Cyprien pour mettre fin à des dérangements d’ordre
météorologique. Le 15 mai 1685, devant la sécheresse persistante et la menace de perte des récoltes, les
consuls vinrent « avec leurs robes consulaires » demander aux chanoines du chapitre de tenir une
procession, ce qui leur fut accordé. Après une grand-messe dans le chœur et une procession dans le
cloître, ils portèrent les reliques vers le Tarn, et « apres les prieres accoustumées, ils firent la ceremonie
de mouiller la teste de ce saint suivant la coustume dans un grand bateau preparé pour cela ». Au
retour de la cérémonie, ils firent une station dans la chapelle de Saint Cyprien, « ou ils disoient une
antienne et l’oraison de ce saint ». Le résultat ne se fit pas attendre : « le mesme jour que la procession
et la ceremonie de cette relique fust faite, sur les cinq heures du soir, vint une pluye extraordinaire et
tres abondante, le temps et l’air n’estant nullement disposés a cela. Tous les habitants de cette ville ont
attribué cette pluye a miracle et a lintercession de St Cyprien leur patron ».81
    Le 17 juillet 1749 1748 ???, la sécheresse avait déjà ravagé les récoltes, quand les consuls vinrent
réclamer une procession et une grand-messe, afin de demander la protection de saint Cyprien, patron de
cette ville, « qui na jamais été inutilement invocqué », pour obtenir la pluie. Tout cela aux frais de la
commune : « les frait qui seront fait a cest egard seront passés au Sr. Collecteur et Receveur des
deniers de la Communauté ».82
    Ce ne sont là que quelques-unes des multiples processions qui eurent lieu en l’honneur de saint
Cyprien. Chaque fois, on plongeait le crâne de saint Cyprien dans les eaux du Tarn, avant de revenir en
procession à l’église.83 Le résultat était assuré. Les processions en l’honneur de saint Cyprien ont eu lieu
jusqu’à la veille de la Seconde Guerre Mondiale.84

De la Révolution à nos jours

79
   AM Moissac, BB 13, f. 46 - 47.
80
   AM Moissac, BB 17, f. 552 - 554.
81
   AM Moissac, JJ 8, f. 41v - 42r.
82
   AM Moissac, BB 12, f. 87.
83
   Paul Guérin, Les petits Bollandistes, t. 11 (Paris 18787), p. 140.
84
   Maurice Bévenot, St. Cyprian and Moissac : a thirteenth-century Sequence, in : Traditio. Studies in ancient and medieval
history, thought and religion 19 (1963), p. 149.

                                                            14
On sait que la Révolution ne s’intéressait pas aux reliques, mais d’autant plus aux reliquaires, et ce pour
leur poids en argent. Le 7 Floréal de l’an 2 (= 26 avril 1793), le citoyen Larnaudès, chargé de
« recueillir » les « ustensiles d’argent » se trouvant dans les églises de la commune de Moissac, déclare
avoir fini son opération. La municipalité doit ensuite envoyer l’argenterie à l’administration du district
de Lauzerte, pour un poids total de 57 livres et demi.85 Quelques mois plus tard, le 10 Frimaire de l’an 2
(= 30 novembre 1793), le Conseil Général de Moissac revient encore à la charge. « Tendant à faire une
offrande à la patrie de l’or et de l’argent qui se trouve existant dans les églises », le Conseil de Moissac
« voulant donner à la republique des nouvelles preuves dû patriotisme, dont il n’a jamais cessé d’etre
animé, et en meme tems faire connoitre le mepris auquel il à voué le charlatanisme des prêtres, à
délibere que toutes les eglise dependantes de cette municipalité seront depouillées de l’or et argent
inutile qu’elles renferment, meme des galons et franges, dont les ornements sont brodés ».86
    Puis, toujours en 1793, le comité révolutionnaire de Montauban enlève la châsse de saint Cyprien, et
jette par terre les reliques qui n’intéressent pas les sans-culottes.87 Un prêtre les recueille, les cache, pour
les restituer à l’église en 1795.88 Le 21 septembre 1817, l’abbé de Trélissac, vicaire général du diocèse
de Montauban, dresse un procès-verbal d’authenticité des reliques sauvées, notamment du “chef” de
saint Cyprien, authenticité confirmée en 1864 par Mgr Doney, évêque de Montauban. En 1843, un
fragment du chef en est détaché, pour être remis à Mgr. Dupuch, évêque d’Alger, qui le sollicitait avec
insistance pour le rapporter à l’église d’Afrique du Nord, la patrie de saint Cyprien.89
    Au XIXe siècle, c’est l’ancienne chapelle de Saint-Joseph, la troisième à gauche en entrant dans la
nef de l’église, celle qui hébergeait au XVIIe siècle la tribune du prédicateur,90 qui est aménagée en
chapelle Saint-Cyprien. La châsse qui se trouvait au-dessus de l’autel contenait les quelques restes du
saint, qui avaient pu être sauvés à la Révolution par de braves gens. La tête était conservée dans un
reliquaire en argent.91

85
   ADTG, Q 116.
86
   AM Moissac, 1 D 4, p. 17.
87
   A. Lagrèze-Fossat, Etudes historiques sur Moissac, t. 3 (Paris 1874), p. 220.
88
   Selon P. Guérin, Les petits Bollandistes, t. 11 (Paris 18787), p. 140, il existe sur cet événement une annotation dans le registre
des baptêmes de la paroisse. Mes recherches dans les registres déposés au presbytère de Moissac ne m’ont pas permis de le
retrouver.
89
   Paul Guérin, Les petits Bollandistes, t. 11 (Paris 18787), p. 140 - 141.
90
   Voir mon étude : Les chapelles de l’abbaye de Moissac au XVIIe siècle, in : BSATG 111 (1985), p. 101 - 105.
91
   A. Lagrèze-Fossat, Etudes historiques sur Moissac, t. 3 (Paris 1874), p. 207 - 208.

                                                                 15
Reliquaire en argent (début XIXe siècle), contenant le “chef” de saint Cyprien, ainsi que les procès-verbaux de 1814, 1817, 1873
et 1923. Abbatiale de Moissac, chapelle des reliques.

Le 15 novembre 1864, à l’occasion des festivités du VIIIe Centenaire de la dédicace de l’église,92 on
plaça dans l’ancienne chapelle Saint-Cyprien des reliques, selon Lagrèze-Fossat « très-peu authentiques
qui étaient restées oubliées, depuis la Révolution, dans un coffret de chêne déposé au fond d’un grand
placard de la sacristie ».93

    Durant tout le XIXe siècle, saint Cyprien est resté à Moissac un saint populaire. Jusqu’à la fin du
siècle, le prénom de Cyprien est donné à des garçons (une fois même le prénom de Cyprienne à une
fille !), en premier ou en deuxième prénom.94

Post-scriptum

Durant mes vacances d’été lors de l’année de sécheresse 1990, je me mis, ensemble avec le père Pierre
Sirgant, à la recherche des reliques de saint Cyprien, de saint Ferréol et de saint Julien. Les reliques de
saint Cyprien étaient conservées dans un coffret en bois (celui que vit Lagrèze-Fossat ?), déposé à
l’exposition organisée en l’église Saint-Jacques de Moissac par l’Association Lagrèze-Fossat. J’y
trouvai aussi une châsse de la seconde moitié du XIXe siècle, contenant le chef de saint Ferréol, le chef
de saint Julien, des reliques de saint Germier ainsi que des restes de saints inconnus. Le chef de saint
Cyprien se trouvait alors au trésor du cloître, enfermé dans un reliquaire en argent du début du XIXe
siècle, avec des procès-verbaux de recognition de 1814, 1817, 1873 et 1923.
    Depuis 1992, la châsse de saint Julien et le reliquaire contenant le “chef” de saint Cyprien ont
réintégré l’église Saint-Pierre de Moissac, pour être placés dans la chapelle où ils se trouvaient déjà au
XVIIe siècle, et probablement bien auparavant. Ainsi est reprise la tradition plusieurs fois centenaire de

92.
   J.M. Bouchard, Monographie de l’église et du cloître de Saint-Pierre de Moissac (Toulouse 1875), p. 11.
93
   A. Lagrèze-Fossat, Etudes historiques sur Moissac, t. 3 (Paris 1874), p. 220.
94
   Fabrice Gaillac, Les prénoms à Moissac au XIXème siècle (1793-1897), Université de Toulouse-le-Mirail, UFR Histoire.

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