Situation sociale de la Galilée d'Antipas et de Jésus Modèles sociaux et/ou archéologie - Érudit

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Théologiques

Situation sociale de la Galilée d’Antipas et de Jésus
Modèles sociaux et/ou archéologie
Jean-Paul Michaud

Volume 21, Number 1, 2013                                                         Article abstract
                                                                                  Recent research on historical Jesus has concentrated on the social context of
L’archéologie et la Bible                                                         Herod Antipas’ Galilee, the milieu of Jesus of Nazareth. Currently, two positions
                                                                                  lead scholarly debates. The first, based on sociological models, presents a
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1025472ar                                     Galilee torn by serious economic and social conflicts as the context of Jesus’
DOI: https://doi.org/10.7202/1025472ar                                            activity. The second, based on the available archaeological evidence, portrays
                                                                                  first century Galilee as rather economically prosperous. Galilee according to
                                                                                  sociological theory or Galilee revealed by what archaeology has recovered
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                                                                                  the catastrophizing projections of the models, is not confirmed by recent
                                                                                  archaeological research.
Publisher(s)
Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal

ISSN
1188-7109 (print)
1492-1413 (digital)

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Cite this article
Michaud, J.-P. (2013). Situation sociale de la Galilée d’Antipas et de Jésus :
modèles sociaux et/ou archéologie. Théologiques, 21(1), 141–171.
https://doi.org/10.7202/1025472ar

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Théologiques 21/1 (2013) p. 141-171

              Situation sociale de la Galilée d’Antipas
              et de Jésus
              Modèles sociaux et/ou archéologie*

                                                                            Jean-Paul Michaud**
                                                                         Exégèse néotestamentaire
                                                           Université Saint-Paul (Ottawa, Canada)

              Le sous-titre, tel que proposé, semblerait opposer deux manières d’appro-
              cher la situation sociale de la Galilée du ier siècle, celle, très spécialement,
              de la Galilée d’Antipas qui va de –4 à 39 ÈC et coïncide pratiquement avec
              celle de Jésus de Nazareth, exécuté probablement au temps de la Pâque
              juive de l’an 30. On pourrait penser, en effet, que les modèles sociaux sont
              des constructions tout à fait hypothétiques, inventées de toutes pièces,
              alors que l’archéologie, elle, a les deux pieds sur terre et rejoint vraiment
              la réalité. Mais il suffit d’étudier quelque peu la question des modèles et de
              plonger dans l’histoire de l’archéologie, en essayant de démêler les diffé-
              rents courants qui l’agitent, pour s’apercevoir que les choses ne sont pas si
              simples, que les modèles sociologiques, d’une certaine manière, sont aussi
              ancrés dans la réalité historique et que l’archéologie est devenue de plus en
              plus déductive et se sert couramment de modèles.
                   Par ailleurs, c’est dans une perspective de recherche historienne, celle
              du Jésus de l’histoire, que je me suis heurté aux mondes des modèles
                      1

              *       Texte d’une conférence présentée lors du 69e congrès de l’ACÉBAC (Association
                      catholique des études bibliques au Canada) tenu à Pierrefonds, du 5 au 7 juin 2012.
              **      Jean-Paul Michaud est professeur émérite en exégèse néotestamentaire de l’Université
                      Saint-Paul (Ottawa). Depuis plusieurs années, il est engagé dans la quête du Jésus de
                      l’histoire et l’étude des documents pouvant servir à cette histoire : écrits canoniques
                      (problème synoptique et Source Q) et écrits apocryphes chrétiens. Il a récemment
                      publié une longue étude (2012) : « Jésus de l’histoire et écrits apocryphes chrétiens »,
                      dans A. Gagné et J.-F. Racine, dir., En Marge du Canon. Études sur les écrits apo-
                      cryphes juifs et chrétiens, Paris, Cerf (L’écriture de la Bible 2), p. 33-84.

              © Revue Théologiques 2013. Tout droit réservé.

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              sociaux et de l’archéologie récente. La recherche sur Jésus est en effet lar-
              gement devenue, ces dernières années, l’étude du contexte dans lequel Jésus
              a vécu, notamment du contexte social et de la manière de vivre des gens de
              son pays. Si, historiquement, on veut comprendre son message, il faut
              forcément le mettre en lien avec la situation des gens auxquels il s’adres-
              sait. C’est ainsi que les recherches sur la Galilée d’Antipas, principal
              contexte de l’activité de Jésus, se sont multipliées récemment, dans un
              grand bouillonnement où se mêlent modèles théoriques et vestiges archéo-
              logiques.
                   Dans une première partie, je jetterai un regard global sur les modèles
              sociaux et le statut actuel de l’archéologie dans le champ des sciences
              humaines, mais toujours dans la perspective de l’histoire. Regard sur la
              nature des modèles sociaux, leur valeur et leur apport précieux. Regard sur
              l’archéologie, non pas précisément sur les théories qui la motivent, mais
              sur ce qu’elle recueille sur le terrain, sur les restes, les vestiges, en un mot
              sur les traces de cette réalité singulière, à laquelle s’intéresse l’histoire — qui
              n’est pas autre chose qu’une « connaissance par traces » (Bloch 1949, 21).
                   Dans une deuxième partie, je m’en tiendrai à la question de la relation
              entre les villes et les villages de Galilée, telle qu’elle résulte du programme
              d’urbanisation d’Hérode Antipas, qui, au début de son règne, reconstruit
              Sepphoris (détruite en –4 lors des soulèvements qui suivirent la mort
              d’Hérode le Grand) et fonde ensuite Tibériade en 19-20 ÈC. Donc, situation
              sociale de la Galilée selon les modèles sociaux et situation sociale de la Galilée
              selon les archéologues du terrain. Ou, si l’on veut, les deux portraits qui
              circulent actuellement parmi les spécialistes de la Galilée d’Antipas.

              1. Modèles sociaux et archéologie

              1.1 Modèles sociaux

              1.1.1 L’Idéaltype de Max Weber
              Ainsi que l’entend Max Weber, la construction d’idéaltypes ou de modèles,
              utilisés dans la recherche sociologique, n’est pas un but dont on pourrait
              se satisfaire, mais uniquement un moyen de connaissance (Weber 1965,
              183). Confrontés à la réalité empirique ou historique, confrontation tou-
              jours nécessaire, les modèles ont une valeur heuristique importante.

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                   Retenons, avec Weber, que l’idéaltype1 ou les types idéaux ne sont pas
              déduits a priori, intellectuellement, logiquement, à partir de principes. Ils
              sont construits à partir de la réalité sociale dont, par synthèse et abstrac-
              tion, on extrait et accentue certaines caractéristiques jugées représentatives
              d’un fait ou d’un ensemble de faits ayant cours dans l’histoire (voir Dantier
              2004, 4). Les types idéaux ne naissent donc pas de la pure imagination, ils
              ont un ancrage dans l’histoire. Ils sont construits à partir de constatations
              réelles, mais, parce qu’idéaux justement, ils ne retiennent que le récurrent
              et s’éloignent ainsi de la réalité concrète. Ils s’écartent de ce qui n’apparaît
              qu’une seule fois, à un seul endroit, de ce qui différencie, de ce qui distin-
              gue, du singulier que cherche à retrouver l’histoire. Ce sont bien des formes
              d’approche de la réalité, mais elles n’en sont pas des descriptions. Les idéal-
              types sont des généralisations2. La sociologie est en quête de règles géné-
              rales du devenir.
                   Par là, elle s’oppose à l’histoire qui, dans son analyse des actes, des
              structures et des personnalités, s’attache à l’individuel. S’attache, si l’on
              veut, au contingent, c’est-à-dire à ce qui pourrait ne pas être. Un philo-
              sophe l’a bien dit récemment, le discours historique, c’est « l’écriture de la
              contingence ». L’objet de l’histoire est le réel. Mais
                    le réel, c’est ce qui est ontologiquement faible [...] Le réel, c’est le contingent,
                    cet être faible qui est un pouvoir-ne-pas-être. De ce réel, il ne peut pas y
                    avoir de discours fort [scientifique, qui en dégagerait les lois cachées, comme
                    tente de faire la sociologie], qui rende raison de son dit, [...] car on ne peut
                    rendre raison que du général [ce à quoi s’attache la sociologie], or ce réel est
                    irrémédiablement singulier. (Benoist 1996, 255)

                  Pourtant, les modèles sociaux (que j’assimile ici aux idéaltypes)
              entendent bien dire quelque chose de la réalité et, dans le cas présent, de la
              réalité sociale de la Galilée d’Antipas. C’est ici qu’intervient ou devrait
              intervenir l’étape de la vérification. Il faut bien examiner, en effet, si les
              modèles s’appliquent3. Il faut comparer les faits, que nous connaissons par

              1.    Sur la conservation en français de la terminologie wébérienne, voir Freund, dans
                    Weber (1965, 485).
              2.    Weber (1965, 185) dit très bien que « l’idéaltype est un tableau de pensée, il n’est pas
                    la réalité historique ». Un tableau de pensée, qui n’existe nulle part tel quel, « il est
                    une utopie » (181, l’auteur souligne). Ajoutant aussitôt : « Le travail historique aura
                    pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche
                    ou s’écarte de ce tableau idéal » (181).
              3.    « Pour savoir si le cours empirique [de tel phénomène analysé] a été effectivement le
                    même que celui qu’on a construit, il faut le vérifier à l’aide de cette construction prise

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              ailleurs (par les sources littéraires — notamment le Nouveau Testament et,
              pour la Galilée, Josèphe très spécialement — ainsi que l’archéologie), avec
              ces types idéaux censés les expliquer. Quand les faits correspondent aux
              types idéaux, ils sont alors mis en relief, arrachés à la confusion de la com-
              plexité, « compris » (c’est le service à la connaissance que prétend ou veut
              rendre la sociologie). Mais si les faits ne correspondent pas à l’idéaltype,
              ils sont aussi mis en relief — et c’est encore plus passionnant pour l’histoire
              — mais cette fois par leur écart. « Les types idéaux permettent [alors] de
              dégager la singularité historique du ou des faits concernés, en sortant de
              l’universel, qui n’apporte pas de connaissance sur les particularités tou-
              jours historiques de la vie sociale » (Dantier 2004, 5). En ce sens, les types
              idéaux ou les modèles sont particulièrement, paradoxalement, utiles à
              l’histoire, très précisément quand les faits ne s’accordent pas avec eux !
                   Henri-Irénée Marrou l’a dit parfaitement :
                    Une fois en possession de cette idée pure [l’Idealtypus], l’historien, revenant
                    au concret, s’en sert pour mieux saisir dans la connaissance les cas singu-
                    liers, les seuls « réels », que présentent nos documents, et cela de deux
                    manières : d’une part, dans la mesure où les exemples particuliers, une fois
                    superposés à l’image théorique du Type-idéal, révèlent une coïncidence plus
                    ou moins grande avec celle-ci, le réel se trouve désormais avoir acquis une
                    intelligibilité, partielle sans doute, mais authentique ; en second lieu, dans la
                    mesure où la confrontation aboutit à un jugement négatif (celle où le cas réel
                    se révèle n’être pas identique à l’Idealtypus), ce jugement permet d’atteindre
                    une connaissance précise du singulier en tant que tel [je souligne], jusque-là
                    insaisissable dans son autonomie, son hétérogénéité absolue4. (Marrou
                    1954, 154-155)

                   L’écart qui est alors manifesté permet justement de dégager la singula-
              rité historique du ou des faits concernés. À l’opposé, quand les faits cor-

                    comme moyen heuristique, en procédant à une comparaison entre l’idéaltype et les
                    “faits” » (Weber 1965, 198). Les sciences sociales sont des sciences, mais dont les
                    conclusions n’ont absolument pas le degré de fiabilité (de reliability) que possèdent
                    les sciences naturelles (physique, chimie, biologie). Il faut donc être prudent quand
                    on s’appuie sur leurs conclusions pour prédire comment les gens vont se comporter
                    dans telle ou telle situation ou pour reconstruire comment les gens ont dû se compor-
                    ter dans le passé (ce qui est, il me semble, comme une prédiction à l’envers, comme
                    à rebours). Voir, à ce propos, les réflexions de Gutting (2012).
              4.    Alors qu’en philosophie classique on affirme qu’il n’y a pas de science du singulier,
                    il faut bien reconnaître que ce concept d’écart du modèle ou d’approximation du
                    modèle (scientifique) ouvre la voie à une quasi-connaissance scientifique du singulier !

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              respondent (et plus ils correspondent) au type idéal, ils s’évanouissent pour
              ainsi dire dans l’universel, échappant d’une certaine manière à l’histoire.

              1.1.2 La Galilée dans les modèles
              Les recherches sur la situation sociale de la Galilée se sont évidemment
              tournées vers les modèles censés rendre compte, permettre de comprendre
              ou d’expliquer5. Mais il semble que les chercheurs n’aient pas toujours bien
              réfléchi aux enjeux de la construction des modèles et qu’ils se contentent
              facilement d’appliquer automatiquement leurs généralisations à la situa-
              tion de la Galilée d’Antipas, de les imposer comme des corsets, ou comme
              « une sorte de lit de Procuste dans lequel on introdui[t] de force l’histoire »
              (Weber 1965, 187)6. En particulier, je ne me souviens pas d’avoir rencontré,
              dans l’immense littérature sur la Galilée, cette notion d’écart et d’approxi-
              mation soulignée par Weber et si utile à l’historien. Dans les présentations
              qu’on fait des modèles, on ne parle jamais d’écart : le modèle est proposé,
              accepté et on conclut qu’il reflète parfaitement la réalité, que les choses ont
              dû se passer comme le modèle le prévoit. Bien qu’il s’agisse de suppositions,
              que le modèle comme tel soit simplement suggestif et ne fournisse aucune
              « donnée », la littérature sur la Galilée de Jésus, on le verra, est pleine de
              « it must have been », de « would », etc.
                   Ce que la sociologie construit ce sont des modèles abstraits. Et, d’une
              certaine manière, c’est grâce à cette abstraction qui l’éloigne du réel
              concret, qu’elle sert le mieux l’histoire. Paradoxalement en effet, selon ce
              qu’en dit Dantier, « plus la construction des idéaltypes est rigoureuse, c’est-
              à-dire plus elle est étrangère à la réalité en ce sens, mieux elle remplit son
              rôle du point de vue [...] de la recherche » (Dantier 2004, 9). Mieux elle rem-
              plit son rôle, notamment dans sa relation à l’histoire, en raison précisément
              de l’écart qu’elle permet de vérifier, entre le type « pur » (idéal justement)
              et la réalité concrète ; écart qui spécifie et singularise l’objet ou le matériel
              analysé. Mais pour ce faire, il faut passer au travail de confrontation avec
              le réel. Et c’est ici, à mon avis, qu’entre en jeu l’archéologie, qui ramène au
              jour les restes du passé, les traces de ce qui a existé autrefois, de ce qui a

              5.    Comme le dit Paul Veyne (1971, 350), on sait expliquer quand on peut dire quelle
                    cause, en gros, entraîne régulièrement tel effet donné.
              6.    Sur la nature et le fonctionnement des modèles, il faut voir les très pertinentes
                    réflexions de Marianne Sawicki (2000), dans son chapitre intitulé : « The Trouble
                    With Models » (61-80).

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              été la réalité, permettant la vérification ou la falsification des hypothèses
              ou reconstructions proposées par les modèles.

              1.2 Archéologie ou référence à la réalité

              1.2.1 Les révolutions en archéologie
              L’archéologie se présente souvent comme auréolée de mystère, de gloire et
              d’aventures : Heinrich Schliemann dans la poussière lumineuse de Troie ou
              Indiana Jones à la recherche de l’Arche perdue. Mais la réalité scientifique
              ne correspond pas tout à fait à cette vision romantique.
                   Dans sa période classique, l’archéologie est étroitement liée à l’histoire.
              C’est alors une discipline dont l’objectif est de reconstituer l’histoire de
              l’humanité depuis la préhistoire (avant l’écrit) jusqu’à l’époque contempo-
              raine à travers les vestiges matériels qui ont subsisté. C’est en cela qu’elle
              se distingue de l’histoire dont les sources principales restent les textes. Elle
              était perçue avant tout comme science auxiliaire de l’histoire. Mais l’ar-
              chéologie a connu une croissance rapide, en particulier aux États-Unis où
              elle est devenue non seulement indépendante, autonome, mais surtout
              multidisciplinaire. Le grand tournant s’est opéré au cours des années 1970.
              Jusque-là les archéologues s’intéressaient surtout à la poterie, aux arté-
              facts, aux restes d’édifices et, à partir de là, de façon inductive, essayaient
              — comme avec les pièces d’un puzzle — de reconstruire une image du passé.
              Désormais, la nouvelle approche cherche à savoir, principalement, com-
              ment les gens vivaient autrefois : ce qu’ils mangeaient, ce qu’ils cultivaient,
              quelle sorte d’élevage ils pratiquaient, quelles relations économiques et
              sociales ils entretenaient. Pour atteindre cet objectif, toutes les sciences
              exactes sont appelées à la rescousse : géologie, chimie, physique, biologie,
              mathématiques, mais aussi hydrologie, sciences de la terre, climatologie,
              paléontologie, paléo-ethnobotanique, palynologie (étude des pollens) et
              autres. C’est la perspective ultra-scientifique de ce qu’on a appelé « the New
              Archaeology ». Une archéologie non plus tournée, comme autrefois, vers
              la vérification des récits historiques, mais s’efforçant de comprendre et
              d’expliquer l’évolution, les processus des changements culturels (proces-
              sual archaeology). On se détourne donc d’une certaine histoire, pour se
              tourner vers l’anthropologie et ce, d’une manière radicale, en proclamant
              comme loi nouvelle le slogan de Willey et Phillips (1958, 2) : « L’archéolo-

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situation sociale de la galilée d’antipas et de jésus                147

              gie américaine est anthropologie ou elle n’est rien »7. Dans les universités
              américaines, l’archéologie est l’une des quatre branches de l’anthropologie
              (avec l’ethnologie, la linguistique et l’anthropologie physique).
                  L’archéologie est donc passée d’une phase plutôt intuitive, descriptive,
              classificatrice et historique, fonctionnant de manière inductive, à une phase
              explicative, fortement déductive, avec une orientation qu’on appelle
              « monothétique » (Renfrew et Bahn 2012, 465-476 ; aussi Dever 1981, 15),
              c’est-à-dire axée sur la recherche des lois cachées du comportement
              humain. Cette nouvelle archéologie s’efforçait et s’efforce toujours (même
              si on est désormais passé à la post-processual archaeology qui critique
              fortement le positivisme scientifique — à la Carl G. Hempel — de la New
              Archaeology8) de bâtir des modèles vérifiables (testing hypotheses) pour
              expliquer la dynamique de la société humaine. Dans cette révolution, non
              seulement archéologues et scientifiques sont devenus collègues, mais l’ar-
              chéologue lui-même a dû devenir un scientifique et acquérir des compé-
              tences dans de multiples sciences. Désormais d’ailleurs, les fouilles ne sont
              plus entreprises par un seul ou une seule archéologue — le Grand Archéo-
              logue entouré d’une troupe de travailleurs bédouins — comme au temps
              d’Albright en Palestine, de Miss Kenyon à Jéricho et Jérusalem ou de
              Roland de Vaux à Qumrân et Ain Feskha, mais par toute une équipe inté-
              grant des compétences très diverses.

              1.2.2 L’impact sur l’archéologie galiléenne9
              Tous ces changements ont affecté petit à petit l’archéologie du Proche
              Orient et notamment celle de la Palestine. On peut diviser cette dernière en
              quatre périodes, étroitement liées aux bouleversements politiques qui ont
              secoué la Palestine.
                   Dans sa période de formation (1838-1914)10, l’archéologie, en Palestine,
              est une branche des études bibliques et on parle alors d’archéologie bibli-
              que. En 1890, Sir William Flenders Petrie — qui a découvert la stèle de

              7.  « American archaeology is anthropology or it is nothing ». Sur la New Archaeology,
                  voir Renfrew et Bahn (2012, 40-43, 469-476 et 488-489).
              8. Sur la post-processual archaeology, voir Renfrew et Bahn (2012, 43-45, 484-489).
                  Carl Gustav Hempel (1905-1997) était un philosophe des sciences, une figure
                  majeure de l’empirisme logique.
              9. Voir Dever (1981). Pour ce qui suit, je dépends de Dever (1980, 41-48).
              10. Dever (1980, 41) rattache le début de l’exploration moderne de la Palestine en 1838
                  au voyage d’Edward Robinson (1794-1863), bibliste américain, qui se présentait non
                  comme archéologue, mais comme géographe biblique.

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              Merneptah en Égypte (Luxor, 1896) où l’on trouve la première mention
              d’Israël dans un document profane — développe plus ou moins intuitive-
              ment ce qui allait devenir les principaux outils des fouilles postérieures : la
              stratigraphie et une typologie de la céramique permettant d’établir une
              chronologie. Notons qu’en 1890, c’est aussi le Père Lagrange et la fonda-
              tion de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem.
                   De 1918 à 1940, l’archéologie passe d’une phase plutôt intuitive à une
              discipline systématique (sinon encore scientifique) avec W. F. Albright, qui
              maîtrise si bien la poterie et la stratigraphie que le cadre chronologique
              qu’il propose pour les âges du bronze et du fer (3500-600 AÈC) serait
              encore utile aujourd’hui.
                   La troisième période de 1948 à 1970 fut très florissante. Les condi-
              tions politiques sont à nouveau complètement changées. L’État d’Israël est
              fondé en 1948 et les Israéliens se lancent dans de grandes entreprises de
              retrouvailles nationales. Les thèmes centraux de l’archéologie biblique
              tournent autour de la recherche du contexte des hauts faits du nationa-
              lisme des temps anciens : récits des patriarches, Exode, conquête militaire
              de Canaan11. Parmi les fouilles spectaculaires de l’époque, mentionnons
              celles de Yigaël Yadin à Hazor (1955-1958) et Masada (1963-1965), celles
              de Miss Kenyon à Jéricho (1952-1958) et Jérusalem (1961-1967) et celles
              de Roland de Vaux à Qumrân et Ain Feskha (1949-1956).
                   À partir de 1970, l’influence américaine devient prédominante. On ne
              parle plus alors d’archéologie biblique, mais d’archéologie syro-palestinienne,
              sortie du cloître (pour parler comme Dever 2001, 62), qui devient une
              discipline indépendante, une branche séculière de l’archéologie générale.
              En Eretz-Israel, l’archéologie est alors entraînée dans le tourbillon de la
              New Archaeology et en suit tous les développements. Il en est ainsi égale-
              ment pour l’archéologie strictement galiléenne, bien que ce ne soit pas les
              archéologues de Galilée qui lancent les grands débats théoriques. Seul
              James F. Strange (directeur, entre autres, de l’une des grandes fouilles à
              Sepphoris), semble-t-il, a situé son entreprise dans un cadre théorique12. Ce
              sont surtout les historiens et les biblistes qui ont fait intervenir les modèles,
              des modèles issus d’ailleurs de la sociologie et non pas tellement des « tes-
              ting hypotheses » des archéologues.

              11. Sur l’aspect « nationaliste » de l’archéologie en Israël, voir Moxnes (2001, 65-67).
              12. Voir Jensen (2006, 132). Je rappellerai plusieurs fois l’importante thèse de Jensen.
                  L’auteur en donne lui-même un bon résumé dans Jensen (2007b). Voir Strange (1992
                  et 1997).

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situation sociale de la galilée d’antipas et de jésus                  149

                  Retenons seulement, pour l’instant, que la Galilée de la période gréco-
              romaine est probablement la zone la plus intensément fouillée de cette
              Palestine, qui appartient déjà à l’une des régions les plus connues du monde
              méditerranéen ancien. Ces fouilles ont porté sur les deux principales villes
              du territoire d’Hérode Antipas, Sepphoris et Tibériade, mais aussi, plus
              récemment, sur la Galilée rurale et tout dernièrement sur Magdala13. Ce
              sont ces données archéologiques que je vais tenter de comparer aux recons-
              tructions proposées par certains modèles sociologiques, données archéolo-
              giques dont les chercheurs du Jésus de l’histoire ne se sont guère préoccupés
              au dire de l’archéologue James F. Strange (1997, 291).

              2. Le contexte socio-économique de la Galilée d’Antipas et de Jésus
              La question en jeu est bien celle de l’impact du programme d’urbanisation
              d’Antipas sur la situation socio-économique de la Galilée rurale (celle des
              paysans). Deux portraits circulent actuellement dans le monde des spécia-
              listes, entraînant deux visions fortement opposées du ministère de Jésus se
              déroulant dans ce contexte14.
                   L’interprétation de crise ou de conflit, issue des modèles, décrit une
              situation catastrophique où les paysans, soudainement écrasés par de
              lourdes taxes en raison de cette urbanisation, s’endettent de plus en plus et,
              incapables de rembourser, sont finalement dépossédés de leurs terres, glis-
              sant au statut de fermiers ou de locataires (obligés de payer un loyer) ou
              de simples travailleurs journaliers, pour être souvent, à la fin, réduits à la
              mendicité ou condamnés à rejoindre les groupes de bandits sociaux qui
              écument le pays15.
                   À l’opposé, se basant principalement sur les données archéologiques,
              l’interprétation d’harmonie ou de paix maintient qu’à l’époque d’Antipas
              (de 4-39 AÈC, plus de quarante ans) la Galilée était exempte de grandes
              tensions et de conflits importants, que l’urbanisation, malgré un impact
              certain sur la vie des villages, pouvait avoir des effets positifs, entraînant

              13. Pour un survol, rapide mais bien informé, de l’archéologie en Galilée, voir Freyne
                  (2008, 573-581).
              14. Il semble que ce soit Moxnes (2001, 71-73) qui ait le premier proposé la distinction
                  ou l’opposition devenue quasi classique entre « a conflict perspective » et « a model
                  of social harmony ».
              15. Voir la présentation globale qu’en fait Chancey (2011), en combinant les exposés de
                  différents auteurs (cités en note) dans son tout récent et excellent article.

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              par exemple des possibilités de travail pour les artisans, possibilités aussi
              d’activités commerciales et même d’un certain essor économique16.
                  C’est ce qu’il faut regarder de plus près. En fait, ce qui sépare ces deux
              positions, c’est une vision des relations nouvelles entre villes et villages
              suscitées par la reconstruction de Sepphoris par Antipas au début de son
              règne (autour de 4 AÈC ou de l’an 1 ÈC) — j’emploie le mot règne même
              si Antipas n’était pas roi mais tétrarque, étant entendu qu’il était vraiment
              maître de la Galilée — et la fondation de Tibériade vers 19/20 ÈC.

              2.1 Relations entre les villes et villages de Galilée selon les modèles
                  sociologiques
              Il n’est évidemment pas question de faire le tour de tous les modèles aux-
              quels font appel historiens de Jésus et biblistes pour définir la situation
              socio-économique de la Galilée du ier siècle17. L’utilisation qui est faite de
              certains d’entre eux par quelques grands ténors de la recherche sur Jésus
              nous suffira.

              2.1.1 Moses I. Finley et Thomas F. Carney
              Le parcours de Seán Freyne, qui est passé de l’interprétation d’harmonie
              qu’il défendait d’abord (Freyne 1980) à l’interprétation de crise qu’il a
              soutenue pendant plusieurs années (à partir de 1992), pour revenir actuel-
              lement à une position moyenne (Freyne 2011) 18, peut nous servir

              16. C’est un point que Douglas Edwards (1992, 62-63), un des archéologues de la zone
                  rurale de Galilée, a fortement souligné, même s’il pense que la situation favorable n’a
                  peut-être pas duré, après que la plus grande partie de la construction de Tibériade ait
                  été achevée vers la fin des années 20. Il fait à ce propos un certain parallèle avec ce
                  que raconte Josèphe (Ant. XX, 9, 7, 219-220), selon qui 18,000 ( !) travailleurs se
                  seraient trouvés au chômage quand la construction du Temple à Jérusalem fut termi-
                  née au milieu des années 60 ÈC. Voir encore Milton Moreland (2004, 43) qui, évo-
                  quant les études de James C. Scott, rappelle que « Scott notes that urbanization, at
                  least in the short run, is generally a condition of more prosperous economic times ».
              17. Il faudrait tenir compte, par exemple, du modèle transculturel de résistance paysanne
                  développé par Scott (1976 et 1999), qu’exploite Moreland (2004). Ce modèle est
                  particulièrement mis en valeur dans une série d’articles (Horsley, Moreland, Kirk,
                  Johnson-DeBaufre et Herzog II) regroupés dans la deuxième partie de Horsley (2006,
                  141-216), intitulée : « Moral Economy and Hidden Transcript : Applying the Work
                  of James C. Scott to Q ».
              18. Sous l’influence, semble-t-il, de l’« important study » de Morten Jensen, qu’il cite,
                  mais sans adhérer pleinement à sa position, Freyne cherche « some middle ground »
                  (29). Voir aussi Freyne 2010, 393. Dans ce dernier texte, il questionne même la

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situation sociale de la galilée d’antipas et de jésus                     151

              d’exemple. Freyne fait d’abord appel au modèle de Moses I. Finley qui,
              dans The Ancient Economy (1977) et dans Economy and Society in
              Ancient Greece19 (1982), soutient que les cités anciennes sont des centres
              de consommation exploitant la campagne par l’imposition de taxes, de
              tributs, de loyers, et non des centres de production vendant leurs biens à
              des consommateurs ruraux. Les cités, selon Finley, parasitent et exploitent
              les campagnes. Mais il faut bien voir qu’il tire son modèle des cités
              grecques, de la polis, la cité-état (que les anglais appellent city-state, et les
              allemands Stadtstaat), ville autonome, indépendante, autosuffisante. Mais
              autosuffisante parce que la cité comme telle, comme unité, comprenait la
              ville mais aussi le territoire qui lui est lié, la chora : c’est-à-dire la campagne
              et les villages des alentours. Le contrôle des terres était assuré par les gens
              de la cité, où se trouvait le centre administratif, l’élite qui exploitait les
              paysans (voir Freyne 1995 ; repris en 2000b, surtout 89). On pourrait faire
              remarquer immédiatement que, même (re)bâties par Hérode Antipas sur le
              modèle des villes hellénistiques, Sepphoris et Tibériade n’avaient pas le statut
              de villes indépendantes, comme celles de la Décapole20. Que Sepphoris, par
              exemple, n’a battu sa première monnaie qu’en 66 (longtemps après Jésus)
              et que Tibériade a dû attendre pour le faire à l’an 100 de notre ère, par une
              faveur de Trajan21.

                  typologie de Finley qu’il avait d’abord endossée (390-391). Dès 1997, il avait d’ail-
                  leurs admis que « the prevalent idea of the ancient city as being totally parasitic on
                  the surrounding countryside, following the influential studies of Moses Finley [...] is
                  perhaps overstated » (1997, 33). Notons, avec regret, que S. Freyne est décédé en
                  août 2013.
              19. Ce dernier ouvrage s’ouvre par un article important intitulé « The Ancient City : From
                  Fustel de Coulange to Max Weber and Beyond » (3-23). Mais on a remarqué récem-
                  ment que les historiens questionnaient de plus en plus le modèle de Finley, si bien
                  qu’on parle désormais de « post-Finley era » (voir Chancey 2011, 56-58). À la
                  décharge de Finley, il faut dire qu’il avait lui-même mis en garde les historiens, en
                  disant que l’unité « city-countryside » isolée (selon laquelle le modèle fonctionnerait
                  parfaitement) « exists only in very primitive societies or in the imagination of Utopian
                  writers ». Il affirmait d’ailleurs, tout juste auparavant, que « the economic relation-
                  ship of a city to its countryside [...] can range over a whole spectrum, from complete
                  parasitism at one end to full symbiosis at the other » (1977, 125).
              20. Comme Freyne le faisait lui-même remarquer, dans « Jesus and the Urban Culture of
                  Galilee » (1996 ; repris en 2000b, 193-194).
              21. Même si on a trouvé récemment une pièce de monnaie qu’Antipas semble avoir
                  frappé à Sepphoris l’année même de sa nomination comme tétrarque de Pérée et de
                  Galilée, en l’an – 4 ou l’an 1 de notre ère, en très petite quantité cependant et peut-
                  être uniquement comme essai. Voir Jensen (2006, 204-205) ; Chancey (2005, 180) et
                  surtout Hendin (2006).

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                   Pour vérifier (ou falsifier) le modèle de Finley, Freyne fait appel à celui
              développé par Carney (1975), The Shape of the Past. Models in Antiquity,
              modèle capable de mettre en évidence les changements économiques
              rapides, changements que le programme d’urbanisation d’Antipas a dû
              produire, dit-on, dans la Galilée du temps de Jésus. Ces projets de construc-
              tion auraient entraîné une grande demande de travailleurs, d’ouvriers
              spécialisés, de matériaux, d’amélioration des routes pour le transport, de
              systèmes d’aqueduc. Freyne en conclut que ces constructions provoquant
              une situation économique nouvelle, auraient : 1) bouleversé la manière
              générale de vivre de la société galiléenne, causé un changement d’ethos ou
              de système de valeurs ; 2) amené une spécialisation du travail et le passage
              de la terre familiale à de grands domaines, de la polyculture de subsistance
              à la monoculture ; 3) entraîné une augmentation rapide de la circulation de
              la monnaie (Freyne 2000b, 93).

              2.1.2 Gerhard Lenski et John H. Kautsky
              En plus des modèles de Finley et de Carney, Horsley et Crossan ont repris
              les modèles des empires agraires avancés, développés par Lenski, Power
              and Privilege. A Theory of Social Stratification et Kautsky, The Politics of
              Aristocratic Empires22. Ces modèles décrivent la stratification sociale qui
              s’installe dans les sociétés où l’organisation du travail vise à fournir un
              surplus plutôt qu’une agriculture de subsistance.
                   Horsley a publié et publie encore énormément (en reprenant et raffi-
              nant toujours les mêmes thèses). Ses premiers travaux (de 1979 à 1988), à
              partir d’études de l’historien Josèphe, présentaient, au temps d’Antipas,
              une Galilée secouée par les injustices sociales et traversée de groupes de
              bandits sociaux, redresseurs de torts23. Mais à partir de 1989 (Sociology
              and Jesus Movement), et sans relâche par après, Horsley applique à la
              Galilée le modèle de conflit qu’il dérive de Lenski et Kautsky et soutient
              l’existence d’une hostilité profonde entre les nouvelles cités d’Antipas et les
              villages de Galilée. Les nouveaux centres urbains auraient frappé au cœur

              22. Sur les modèles de Lenski (1966) et Kautsky (1982), voir Sawicki (2000, 63-67).
              23. Dans un article récent, Kloppenborg (2009) a mis en doute l’existence de ces bandits
                  sociaux dont nous n’avons aucun témoin. Même en l’absence de sources, ce qu’il
                  admet, Horsley n’en conclut pas moins que « since social banditry is so consistent
                  from society to society and from period to period in peasant societies, perhaps we
                  should [je souligne] posit similar individual protests or righting of wrongs by Jewish
                  brigands » (Horsley 1987, 37).

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situation sociale de la galilée d’antipas et de jésus                        153

              la vie des villageois les obligeant, pour nourrir la population des villes, à
              changer leur pratique de l’agriculture, à passer de la polyculture qui assu-
              rait leur subsistance à la monoculture risquée, instaurant une spirale,
              impossible à arrêter, de dettes, de prêts et d’endettements24. C’est dans ce
              contexte de grandes pressions économiques, de conflits entre élites et pay-
              sans, entre l’empire (représenté par Antipas) et les Galiléens de souche (qui
              s’opposent en plus aux Judéens de Jérusalem et du Temple25) que Jésus

              24. On peut en lire une description impressionnante dans Horsley (2003, 61) : « Thus
                  during the generations before Jesus and especially during the first two decades of
                  Jesus’ generation, the Roman client rulers Herod and Antipas ratcheted up the eco-
                  nomic pressure on the villages of Galilee. The distress in families and village commu-
                  nities, however, would have been more complex than economic deprivation by itself.
                  For economic hardship would have quickly resulted in social desintegration as well.
                  Under pressure, families that had extended loans to other families would themselves
                  have come to need repayment in order to survive. But the debtors would have been
                  unable to repay [...] Families that had fallen heavily into debt would have been vulne-
                  rable to their creditors, who were most likely the Herodian elite, taking control of
                  the production process, perhaps even taking their land outright ». Il suffit de remar-
                  quer le grand nombre de « would » (que j’ai soulignés) pour se rendre compte qu’on
                  est ici dans les suppositions et les hypothèses non-vérifiées.
              25. Selon Horsley (dans ses multiples publications, entre autres Horsley 1995 ; 1996 ;
                  2003), les Galiléens étaient descendants des anciens Israélites qui n’auraient pas été
                  déportés lors de l’invasion assyrienne de 732-733 AÈC et qui auraient développé
                  leurs propres traditions en opposition à la monarchie de Juda et au Temple de Jéru-
                  salem. C’est l’origine de cette « little tradition » qu’on oppose à la « great tradition »
                  qui serait celle de l’élite de Jérusalem (voir en ce sens Horsley 1996, 173-175 ; une
                  « routine anthropological distinction » dont Arnal (2001, 154) conteste néanmoins
                  l’utilisation dans le contexte des relations entre Galilée et Judée). C’est cependant la
                  perspective adoptée aussi par Myre (2011, 94-95). Mais les données archéologiques
                  indiqueraient plutôt que la Galilée a été largement dépeuplée lors de l’invasion assy-
                  rienne au viiie siècle et que ce sont les Judéens, venus avec la conquête hasmonéenne
                  au début du ier siècle AÈC, qui auraient surtout repeuplé la Galilée. Cette opposition
                  entre Galiléens et Judéens ne serait donc pas fondée. S’appuyant sur différentes pros-
                  pections (ou explorations de surface, les « pedestrian landscape survey[s] », comme
                  dit Zangenberg 2010, 481) de Gal ; Aviam et Leibner, Freyne conclut que « the theory
                  of a continued Israelite presence in Galilee down to the 1st century [...] is now largely
                  discredited » (2008, 576 ; aussi 2010, 396). Voir aussi Leibner (2009, 320) : « The
                  view by some scholars that the beginning of Jewish settlement was based on remnants
                  of the Israelite kingdom who survived the Assyrian exile is pure conjecture » ; encore :
                  « The view that the roots of Galilean Jewry during the Early Roman period lie in the
                  Kingdom of Israel has neither a historical nor an archaeological basis » (335). Égale-
                  ment, Chancey (2009, 205-206 et 2011, 61-62). Mais il reste des opposants, notam-
                  ment Sawicki, qui estime que les prospections menées par Aviam et Gal ne permettent
                  pas d’affirmer avec certitude que la Galilée était restée inhabitée aux viie et vie siècles
                  et rejette leurs arguments (2009, 307-312).

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              lance son mouvement de protestation. Selon Horsley, Jésus est une figure
              socio-économico-politico-religieuse, qui s’est donné comme mission le
              renouveau socio-économique de la vie des villages d’Israël. Son activité est
              politique ; ce sont les exégètes qui ont « dépolitisé » les évangiles (voir
              Horsley 2011, 155). En accord avec le biais marxiste du modèle, il est clair
              que c’est l’exploitation économique qui est à la racine de la situation per-
              manente de conflit26 (voir Freyne 2000b, 18).
                   Crossan utilise aussi les modèles anthropologiques trans-culturels
              (cross-cultural) de Lenski et de Kautsky pour interpréter les sources qui
              parlent de Jésus. Dans The Historical Jesus, Crossan se sert uniquement de
              Lenski qui, selon lui, équilibre mieux ce qu’on appelle en sociologie la
              tradition fonctionnelle et la tradition des conflits, la tradition qui souligne
              les intérêts qui unissent villes et villages (fonctionnelle) et celle qui souligne
              les intérêts qui les divisent (conflit)27. Mais dans The Birth of Christianity,
              il incorpore le modèle de Kautsky qui accentue le conflit. Sa définition du
              paysan reflète tout à fait cette approche : « Le paysan est, tout simplement,
              un fermier exploité28 ». Il le répète en 2007 : « une paysannerie est, par
              définition, un groupe exploité29 ». C’est à ce groupe exploité qu’appartient
              son Jésus, lui-même A Mediteranean Jewish Peasant. Parmi les éléments
              qui, selon Crossan, accentuent les inégalités entre l’élite dirigeante et les
              paysans, je retiens l’urbanisation et la monétisation sur lesquelles je revien-
              drai.

              2.2 Relations entre les villes et villages de Galilée selon l’archéologie
              Que nous dit l’archéologie sur les conditions économiques de la Galilée du
              ier siècle ? Strictement parlant, les fouilles qu’on peut rattacher à Antipas

              26. En référence à Horsley et Crossan, qui utilisent le modèle de Kautsky, Groh, autre
                  archéologue, critique l’emploi de modèles marxistes : « Twentieth century Marxist
                  models that invent a tension between town or city and countryside have absolutely
                  nothing to do with Palestine during any part of the common era » (1997, 29 et
                  30-32). Il peut être intéressant de savoir que le grand-père de John H. Kautsky était
                  Karl Kautsky (1854-1938), à qui d’ailleurs The Politics of Aristocratic Empires est
                  dédié (Kautsky 1982, xiii), un des théoriciens les plus connus de la IIe Internationale
                  au côté de Lénine, et considéré jusqu’en 1914 par beaucoup de socialistes comme le
                  « pape du marxisme ».
              27. Voir Crossan (1991, 44-45). Sur l’opposition entre le fonctionnalisme et les théories
                  du conflit en sociologie, voir la mise au point de Theissen (2006, 14-15).
              28. « A peasant is, quite simply, an exploited farmer », Crossan (1998, 158).
              29. « [...] a peasantry is by definition an exploited group », Crossan (2007, 155).

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situation sociale de la galilée d’antipas et de jésus                   155

              sont celles de Sepphoris et de Tibériade. Mais comme la question cruciale
              porte sur les relations entre ces villes et les villages qui les entourent, les
              fouilles menées dans les zones rurales et dans les alentours sont ici extrê-
              mement importantes.

              2.2.1 Les principales fouilles de Galilée30

              Les deux villes d’Antipas
              Selon Josèphe, c’est Antipas qui fonda Tibériade, presque certainement en
              19/20 de notre ère (ce que confirme une pièce de monnaie frappée à cette
              date). À Tibériade, peu de matériel du ier siècle a été découvert (Jensen
              2006, 138), car la ville a fleuri au temps d’Hadrien (117-138) et plus tard
              dans la période byzantine. Les grandes constructions de ces dernières
              époques ont réutilisé les matériaux préexistants et fait disparaître en
              grande partie les traces du ier siècle (pour ces traces, voir Jensen 2006,
              139). Malgré la connaissance limitée que nous avons de la Tibériade du
              ier siècle, on a recueilli cependant assez de données pour affirmer que la ville,
              avec son ordonnancement de cité romaine, ses maisons aux murs couverts
              de plâtre blanc, un palais et d’autres édifices monumentaux, devait contras-
              ter fortement avec les villages ruraux des alentours.
                    Sepphoris, en revanche, a une histoire beaucoup plus longue, faisant
              partie de l’état de Judée dès l’époque hellénistique (de 333 à 63 AÈC), puis
              devenue capitale régionale après la conquête de Pompée (en 63 AÈC), rasée
              ensuite lors des troubles qui suivirent la mort d’Hérode le Grand (en 4 AÈC)
              et rebâtie par Antipas au début de son règne. Après les deux révoltes contre
              les Romains, beaucoup de Juifs s’y installèrent au iie siècle ÈC et Sepphoris
              continua de prospérer jusqu’à l’époque byzantine. Mais au ier siècle, selon les
              archéologues, Sepphoris n’était qu’une petite entité bâtie sur une acropole
              (voir Jensen 2006, 160, qui cite, parmi les archéologues, Meyers, Netzer
              et Weiss). Il est vrai qu’on a trouvé beaucoup de choses à Sepphoris, qui
              ont enflammé les imaginations (voir en ce sens Batey 1991), mais presque
              tout le matériel (dont la fameuse « Mona Lisa ») date des iie et iiie siècles31.

              30. Pour les informations générales sur ces fouilles, je dépends largement du long cha-
                  pitre 5 : « Herod Antipas and the Archaeology of Galilee » de la thèse de Jensen
                  (2006, 126-186).
              31. Chancey a souligné cet oubli de la chronologie chez beaucoup d’auteurs qui utilisent
                  sans discernement les données archéologiques, reportant sur le début du ier siècle ce
                  qui ne date que des iie et iiie siècles ; voir Chancey (2003, 173-187, repris en 2005,

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              Restent quelques éléments, comme le théâtre, dont la date est toujours
              débattue, certains l’attribuant à Antipas (Strange, Batey), donc au temps
              même de Jésus, d’autres (Meyers, Chancey, Reed) le situant à la fin du
              siècle, après 70, longtemps après Jésus (Jensen, 154-156)32. Il n’est pas
              impossible qu’Antipas ait bâti un théâtre à Sepphoris. Son père en avait
              construit plusieurs bien avant lui. La solution est peut-être qu’Antipas en
              aurait bâti un premier, peu développé, mais qui aurait été élargi et embelli
              vers la fin du ier siècle33. Il reste qu’au temps d’Antipas, Sepphoris était
              encore dans son « enfance urbaine » (« in its “urban infancy” », Jensen 2006,
              162), méritant à peine le titre de polis, si on la compare aux zones urbaines
              environnantes, les villes de la Décapole.

              Perspective régionale — Les villages de la Basse Galilée
              Quel fut l’impact de ces constructions sur les villages des alentours ? Selon
              les modèles sociologiques et les portraits de la Galilée que des historiens en
              tirent, l’impact aurait dû être brutal (c’est une supposition), bousculant
              toute la vie de la Galilée rurale et, au bout d’une spirale d’effets négatifs,
              réduisant les paysans à la mendicité ou au banditisme. Que nous dit l’ar-
              chéologie sur l’influence, positive ou négative, de l’urbanisation d’Antipas
              sur les zones rurales ?
                   Plusieurs fouilles importantes ont été faites ou se font toujours sur des
              sites (petites villes ou villages) de la Basse Galilée : à Yodefat (Iotapata), à
              Khirbet Cana (par Douglas R. Edwards, décédé en 2008), à Capharnaüm
              et Gamla, auxquels il faut maintenant ajouter Magdala (Tarichées).
                   Yodefat est située à 2,5 km de Cana, à quelques kilomètres au nord de
              Sepphoris (voir Richardson 2006, 120-144). La ville date de la fin de la
              période hellénistique ou du début de l’ère romaine et fut détruite par
              Josèphe lors de la révolte juive en 67 et jamais rebâtie par la suite. Ses restes
              sont donc un témoignage quasi intouché de son état au ier siècle. Yodefat,

                  124-133 et 161-165), dont la conclusion importante est que : « to retroject data from
                  the second or third century into the early first century is to misunderstand the Galilee
                  of Jesus » (2005, 165).
              32. Voir Chancey (2005, 84-85, 98) : « probably not constructed until after the Revolt »,
                  105 ; Reed (2000, 95) : « The theater [...] may well be late first century ». Même chose
                  en Crossan et Reed (2001, 68) : « the theater may well date to the late first century
                  C.E., decades after Jesus and Antipas ».
              33. C’est la solution que Charlesworth aimerait retenir (2006b, 51-55). Dans le même
                  ouvrage, Batey (2006, « Did Antipas Build the Sepphoris Theater ? »), répond forte-
                  ment par l’affirmative à sa propre question.

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