Smart cities : débats singuliers pour un modèle pluriel - Cahier 1 : Des acteurs, des approches et des smart cities
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Avril 2020 Smart cities : débats singuliers pour un modèle pluriel Cahier 1 : Des acteurs, des approches et des smart cities Raphaël Languillon-Aussel
Smart cities : débats singuliers pour un modèle pluriel Cahier 1 : Des acteurs, des approches et des smart cities Sommaire 3 Introduction La smart city, un modèle au pluriel 4 De la pluralité des approches et des définitions de smart cities 10 À chaque acteur sa smart city ? 15 Conclusion Adieu singulière smart city
Introduction La smart city, un modèle au pluriel Depuis 2005 et la première mention de l’idée d’une smart city par Alors que de nombreux rapports sont parus sur le sujet – en France, Bill Clinton, quinze ans se sont écoulés. Entre temps, les projets l’un des derniers en date est le rapport parlementaire de 2017 De la de smart city se sont multipliés dans des villes de tailles et de smart city au territoire d’intelligence(s) - l’avenir de la smart city 2- la niveaux de développement différents : Barcelone, Songdo, Toronto, spécificité des enjeux de la smart city propre à chaque ville n’est que Medellin, Lyon, Yokohama, Singapour, Berlin, Nairobi, Shenzhen, très rarement discutée. Pune… Chacune a élaboré son propre plan pour devenir plus smart, pour expérimenter telle technologie numérique ou héberger tel En quoi chaque smart city est-elle unique et répond-elle à des jeux démonstrateur de ville intelligente. Les sommes engagées sont à la d’acteurs et cultures d’aménagement radicalement différentes hauteur de l’engouement. En 2018, les villes réalisaient pour ? Pourquoi une même smart city ne peut-elle être dupliquée 80 milliards de dollars de projets d’aménagement smart ; en 2021, industriellement à l’infini en n’importe quel lieu ? Pourquoi les les investissements s’élèveront à 135 milliards de dollars1. business models trop génériques ne fonctionnent-ils pas à l’identique dans toutes les smart cities ? En bref, pourquoi la smart Malgré sa large diffusion à la plupart des territoires urbains et la très city est-elle d'abord un processus politique avant d'être un objet grande diversité de ses déclinaisons, la smart city continue d’être technologique ? évoquée au singulier. Sans doute cette vision homogène découle- t-elle des approches génériques qui caractérisent, à l’origine, sa formalisation par les grands groupes américains de la tech. Pourtant, la circulation globale de la smart city ne peut faire l’économie du constat de son adaptation à des contextes très variés : au regard des expérimentations indiennes, japonaises, européennes, sud- coréennes, ou africaines, la smart city n’est pas une évidence, tant se sont hybridées et mélangées ses multiples interprétations nationales et locales. Loin d’être une idée générale sans assise spatiale claire, la smart city est fondamentalement une construction contextualisée, inscrite dans des territoires, marqués par leurs multiples enjeux et la spécificité de leurs jeux d’acteurs – publics comme privés. En bref, pourquoi la smart city est-elle d'abord un processus politique avant d'être un objet technologique ? » 3
De la pluralité des approches et des définitions des smart cities Apparue à la fin des années 2000 par industriel de smarter city en 2008, IBM s’inscrit Utopia10, qui pose les bases d’une réflexion sur l’entremise de stratégies d’acteurs ainsi dans une histoire longue de l’usage du ce nouveau modèle de ville qu’est la smart city, privés, comme IBM, et l’incitation champ sémantique du smart dans le secteur entendue toutefois déjà au pluriel. d’acteurs gouvernementaux, comme de la fabrique de la ville. le gouvernement japonais, l’idée de Lorsqu’elle formalise sa stratégie de smarter smart city se globalise rapidement, sans L’usage par IBM du terme « smarter » cities, IBM reprend le terme préexistant de toutefois donner lieu à une définition s’explique par un autre facteur plus récent. « smart » en s’inscrivant dans le temps long claire. À ses débuts, le champ lexical du En 2005, l’ancien président américain Bill des modèles de croissance urbaine nord- smart n’est, en outre, pas uniformisé : Clinton soufflait déjà l'idée d'une smart city américains (comme celui du New Urbanism rien qu’en Asie, on distinguait ainsi au à John Chambers7, président de Cisco, géant et de la smart growth), tout en cherchant à se tournant des années 2010 les programmes américain de l'informatique et fabricant positionner à plus court terme vis-à-vis de japonais des smart communities, hong- (entre autres) d’équipements pour réseaux concurrents directs. L’usage du comparatif kongais des wize cities, sud-coréen des numériques. Pressentant la convergence de « smarter » relève, de ce fait, d’une stratégie de U-cities, chinois des zhìhuì chéngshì ou deux révolutions majeures du 21ème siècle, marketing visant à suggérer que la proposition indien des smart cities. Tous constituent l’urbanisation massive et la diffusion rapide d'IBM serait plus avancée que celles de une variante plus ou moins éloignée de la des technologies de l’information, Bill Clinton concurrents comme Cisco, tout en intégrant formalisation américaine de la smart city, entendait ainsi appeler un acteur clé de l’existant – les courants de pensée sur le smart, elle-même assez floue et protéiforme. Au- l'économie nationale à se positionner sur un « augmentés » de la couche numérique. delà de toutes ces divergences originelles, marché encore indéterminé. Cisco entama peut-on établir une définition et une en réponse une dynamique de recherche Partant d’une approche systémique de la approche consensuelles du terme ? préliminaire, dotée d'un budget de 25 millions ville, la stratégie d'IBM identifie trois champs de dollars. d’intervention possibles : les systèmes techniques, les systèmes sociaux et les En 2008, plusieurs événements majeurs systèmes d’information, ces derniers 1. Le smart avant la smart city incitent IBM à entrer dans la course : la attirant tout particulièrement l'attention population urbaine mondiale dépasse la de l’entreprise, qui projette néanmoins de population rurale8; le nombre d'objets proposer à terme une approche globale de connectés dépasse celui des êtres humains ; la ville, incluant dans son périmètre les deux L’inscription du smart dans le nombre de lignes à haut débit sur mobile autres systèmes. Concluant de nombreux l’histoire longue des modèles excède celui des lignes fixes ; les premiers partenariats avec des consortiums privés mais iPhone d'Apple font leur apparition sur le aussi avec des acteurs publics, IBM joue un marché encore récent des smartphones ; la rôle majeur dans la diffusion de la terminologie Lorsqu’IBM formalise sa proposition crise de 2008 frappe durement le monde et smarter à l’échelle globale, avant de se mettre industrielle d'optimisation du fonctionnement appelle une mutation urbaine majeure9. C’est en retrait par rapport à d’autres approches qui des systèmes urbains au tournant de l’année à cette époque que paraît l’ouvrage majeur se focalisent davantage sur le terme de smart 2008, il est question non pas de smart city du chercheur Anthony Townsend : Smart Cities: cities, ou d’autres déclinaisons comme smart mais de smarter city 3, soit d’une ville « plus » Big Data, Civic Hackers, and the Quest for a New communities, digital cities… intelligente. L’usage du comparatif suppose qu’il existe déjà ce qu’IBM et d’autres acteurs nord-américains considèrent comme des villes smart, qu’il conviendrait d’améliorer. Quelle est donc la nature de ce smart d’avant la smart city ? Aux États-Unis, le terme « smart » est utilisé dans le champ des études urbaines et de l’aménagement depuis plusieurs décennies. Ainsi apparaît dans les années 1970 la notion de smart growth 4 , portée par un courant politique progressiste (dit du New Urbanism5) qui entend mettre un terme à l’étalement urbain imputable à l’usage généralisé de la voiture. La smart growth s’inscrit alors dans une réflexion générale sur les déterminants d’une croissance urbaine durable avant l’heure, à l’heure où les villes américaines connaissent une suburbanisation importante6 (voir encadré). En proposant un nouveau projet Fig. 1 - Marina Bay, Singapour 5
Des acteurs, des approches et des smart cities mobilier urbain associé (comme Le smart renvoie ici à une idée de maîtrise et Le smart avant la smart city : des bancs pour faire des haltes, de d’aménagement réfléchi, dans un pays où la Celebration, espace pilote de la l’éclairage public ou encore des arbres planification n’a pas toujours bonne presse. smart growth selon Disney pour l’ombre en journée) ; • Offrir un large panel d’opportunités et La ville nouvelle de Celebration, développée La notion de smart growth a été formalisée de profils pour l’emploi local ; par la Walt Disney Company près d’Orlando dans les années 1970 à un moment où les • Développer une atmosphère originale (Floride) et de son célèbre parc à thème, tensions sur les prix des matières premières, du lieu via une esthétique travaillée des offre un exemple de mise en œuvre de la en particulier le pétrole mais aussi les céréales environnements bâtis et des quartiers ; stratégie de smart growth. Après l’échec dans et les denrées alimentaires, incitent à limiter • Renforcer l’auto-gestion et le les années 1970 et 1980 d’un premier projet l’étalement urbain pour faire des économies développement local ; autour de quatre villages thématiques, les dans le secteur des transports urbains • Préserver les espaces ouverts, les principes du New Urbanism et de la smart motorisés et préserver les terres arables du espaces publics, les espaces verts, les growth sont adoptés dans les années 1990. La mitage périurbain. Affiliée au New Urbanism, paysages et les ressources importantes ville s’organise autour d’un lac selon un tissu la smart growth est fondée sur l’idée que pour le devenir des communautés essentiellement pavillonnaire que l’entreprise la croissance urbaine est vouée à se urbaines locales ; cherche à rendre plus compact, sans toutefois poursuivre dans les décennies ultérieures • Planifier une offre de transports sacrifier les nombreux espaces verts. Cinq au premier choc pétrolier et qu’il convient variée ainsi que des infrastructures styles architecturaux - colonial, méditerranéen, de l’encadrer intelligemment plutôt que urbaines dimensionnées en fonction français, de Nouvelle-Angleterre et victorien – de la refuser, en adoptant des règles des projections de la croissance et sept tailles de pavillons sont adoptés afin de d’urbanisme et modèles d’urbanisation démographique ; garantir une unité paysagère sans uniformité. permettant d’éviter une croissance urbaine • Promouvoir une prise de Celebration est un succès mitigé : après une périphérique anarchique. Elle repose sur les décision collective concernant période de croissance (9 500 résidents en principes suivants : les aménagements urbains, en 2004 contre 2 700 habitants en 2000), la • Assurer une mixité des usages du concertation avec les habitants et ville perd des habitants à partir des années foncier et ne plus dissocier les fonctions l’ensemble des parties prenantes des 2000 à la suite du retrait progressif de Disney, par grandes zones spécialisées ; territoires ; qui cède terrains, centres commerciaux, et • Promouvoir une compacité urbaine qui • Prendre des décisions infrastructures à des opérateurs privés. Les libère des espaces verts et concentre le d’aménagement soutenables, justes, et idéaux de la smart growth semblent révolus. bâti afin d’éviter l’étalement urbain ; économiquement efficaces au regard • Promouvoir la marche à pied en des ressources financières disponibles. ville avec des distances plus courtes (compacification de la ville) et un Fig. 2 - Celebration, ville aménagée par Disney en Floride selon les principes de la smart growth. 6
De la pluralité des approches et des définitions des smart cities programmes nationaux et les expérimenta- que le big data, l'open data, l'Internet des objets tions des grands groupes de chaque pays. (IoT), l'accessibilité et la gestion des données Le numérique avant la smart city : ou encore les réseaux de capteurs sont essen- l’exemple de l’Asie tiels dans les villes intelligentes et durables19. L’Asie concentre environ un gros tiers des Pour le Parlement européen, une smart city projets de smart cities dans le monde11. utilise des solutions fondées sur les TIC, dans 2. Qu'est-ce qu'une smart une dynamique partenariale, afin de résoudre Pourtant, au tournant des années 2010, city ? d’autres syntagmes et des approches un peu un ensemble de problèmes publics20. différentes préexistaient au vocable qu’a sur- La smart city est partout : Paris, Nice, Lyon, tout contribué à uniformiser la stratégie d’IBM. Dijon, Béthune ou Issy-les-Moulineaux… De Si cette définition ne fait toutefois pas l’unani- très nombreuses villes françaises ont initié des mité et est considérée comme trop restrictive Ainsi par exemple, les politiques de Hong Kong projets de smart city, à l’instar de nombreux (c’est le cas de certains distinguent deux termes proches : wize city et pays (Japon, Corée du Sud, Inde, Maroc, positionnements en Inde par exemple, où la smart city, le premier étant plus ancien et plus États-Unis…). Comment définir un terme que smart city revêt parfois la dimension d’une accès sur du marketing territorial (tandis que l’intense circulation globale des modèles politique d’aide au développement local dans le second correspond à une approche plus pourrait faire passer pour un mot-valise un peu laquelle le numérique est très secondaire), de centrée sur le déploiement des technologies galvaudé ? nombreux chercheurs, comme Antoine Picon, numériques). Le passage au stade de smart city mettent en garde contre l’écueil que est inscrit à l’agenda politique de la Cité-État constituerait l’usage d’une définition trop avec la stratégie Digital 21 élaborée en 2004 large de la smart city, qui diluerait « l’impact puis révisée 200812. En Chine continentale, le La technologie, noyau dur de la incontestable d’une série de développements terme de smart city apparaît officiellement par smart city technologiques »21. Une définition de la smart l’entremise d’IBM qui met en place un projet city restreinte au déploiement du numérique Un consensus émerge aujourd’hui autour de intitulé Breakthrough of smart city in China13. Il en ville permet de s’interroger sur l’usage de l’idée qu’au cœur de la smart city se trouve est repris en 2012 par une politique nationale ces technologies ainsi que leurs éven- l’usage des nouvelles technologies de l’in- de modèles pilotes de villes intelligentes tuelles dérives sécuritaires voire autori- formation et de la communication (TIC), des (zhìhuì chéngshì) très orientées technologie. taires, à travers, par exemple, le recours aux outils numériques et du traitement de technologies de reconnaissance faciale en l’information de grands ensembles de données Au Japon, c'est avant tout l'appellation de Chine ou encore à Nice22. au nom d’une gestion urbaine plus smart community (sumâto komyuniti) qui prévaut performante16. au sein du gouvernement japonais, à partir d'un premier programme de démonstrateurs Pour Michael Batty, professeur à University en 201014. Cependant, les acteurs ne différen- College London, les smart cities sont ainsi des cient pas toujours cette appellation de l'emploi villes structurées par la genèse, la collecte, la d'autres syntagmes, comme eco city, les gestion et le traitement instantanés et auto- approches nippones étant très orientées sur matisés du big data et des données urbaines l’énergie, les smart grid et les réseaux locaux produits en permanence par la technologi- d’électricité. En Corée du Sud, au terme globa- sation des espaces et des réseaux urbains17. lisé générique de « smart city » est précédé par Les villes deviennent « smart » lorsqu’elles celui d’Ubiquitous city, ou U-city15. Formulé dès articulent deux temps dans la gestion des 2006 dans le U-Korea Master Plan, il a donné environnements urbains : d’un côté, la quasi- lieu à vingt-huit projets disséminés dans tout instantanéité du très court terme, grâce le pays, dont celui de Songdo. La spécificité au traitement informatique de l’information de la terminologie coréenne s’explique par le permettant de gérer en temps réel l’évolution focus porté par le gouvernement central sur le des espaces, des réseaux et des populations secteur des nouvelles technologies de ; de l’autre, l’anticipation de moyen terme, l’Internet et des télécommunications. exploitant le big data à des fins prospec- tives pour adapter les réseaux et améliorer la Dans la plupart des pays asiatiques, la smart planification urbaine. Dans cette acception, la city, dérivée de la proposition formulée par smart city repose sur l’usage massif de l’infor- IBM, arrive presque systématiquement dans matique, des supercalculateurs et des capteurs un second temps et vient se fondre dans des disséminés dans l’espace, qui permettent de approches préexistantes impulsées préalable- connaître et de gérer les systèmes urbains à ment par les gouvernements centraux. Cette très court terme18. Les discours institutionnels spécificité contribue à expliquer la coloration reconnaissent l’importance de ces aspects disparate des définitions et des approches technologiques. Un document préparatoire à de smart city dans cette région du monde, la conférence Habitat III, en 2016, mentionne à où ces dernières se sont hybridées avec les ce titre que les concepts basés sur les TIC, tels 7
Des acteurs, des approches et des smart cities Singapour : exemple d’une approche techno-centrée de la smart city À Singapour, les tenants de la smart city en ont une approche relativement restrictive, centrée sur les usages du numérique. Lors du lancement du plan Smart Nation, le 24 novembre 2014, le Premier Ministre Lee Hsien Loong a ainsi invité à « tirer pleinement parti de l’utilisation extensive et systématique de la technologie, en particulier des technologies de l’information. […] À intégrer toutes ces technologies et leurs possibilités dans un ensemble cohérent et complet »23. L’agence chargée de la mise en œuvre de cette initiative est la Government Technology Agency (GovTech), placée sous l’autorité du Ministère des Communications et de l’Information, puis, à partir de 2017, Fig. 3 : Gardens by the Bay à Singapour : capteurs et technologie numérique sous des airs de nature. sous celle du cabinet du Premier Ministre. L’importance conférée à cette institution témoigne du caractère stratégique des nouvelles technologies, des réseaux et de l’exploitation du big data dans la ville telle que la conçoit Singapour24. Quand la smart city n’est ni technologique ni numérique… le cas de l’Inde Le gouvernement fédéral indien initie son programme de 100 smart cities en 2015. Parmi les différentes villes sélectionnées et labélisées, la place occupée par la technologie numérique est très variable : si elle se trouve au cœur du projet de Pune, dans le Maharastra, elle est presque absente d’autres projets comme celui de Pondichéry, qui vise à « transformer Pondichéry en une destination touristique mondiale en tirant parti de ses avantages patrimoniaux, culturels, spirituels et éducatifs25 ». Dans bien des cas, les projets de smart cities indiennes semblent plutôt entrer dans le cadre de stratégie locale de Fig. 4 : Pune, ville modèle d’une approche technocentrée de la smart city indienne. développement plutôt que de déploiement du numérique en ville. 8
De la pluralité des approches et des définitions des smart cities l’ensemble sera peuplé par 2000 personnes, d’habitants au profil type particulier, et non Une smart city sans habitants ? essentiellement des salariés de Toyota et des représentative d’une « véritable » ville. En Le cas du projet de Toyota au membres de leurs familles, des personnes outre, la composante citoyenne et politique Japon retraitées, quelques commerçants, des est absente du projet, entièrement dédié aux scientifiques temporairement en visite ou tests technologiques, différent en ce sens Lors de sa conférence du 6 janvier au CES encore des partenaires industriels. de ce que peut être une ville véritable, dans 2020, le constructeur automobile japonais laquelle la population est partie prenante des Toyota a annoncé vouloir construire non Contrairement à certaines idées reçues, dynamiques d’aménagement. loin du Mont Fuji une ville nouvelle dédiée Woven City sera donc bel et bien peuplée, aux tests in vivo des véhicules autonomes. mais sa population est toutefois très Baptisée Woven City (la ville entrelacée), spécifique, restreinte à quelques catégories et chercheurs prêtent tout particulièrement d’innombrables capteurs connectés dis- attention aux « civic tech », dont l’objectif séminés dans les infrastructures urbaines, La smart city sous la loupe des affiché est de renforcer le lien démocratique les espaces, les bâtis et jusque sur les sciences sociales entre habitants et pouvoirs publics. Plus habitants (smartphone, smart watch…). Bien largement, il s’agit aussi de s’intéresser aux que restrictive, cette définition a le mérite de Les sciences sociales se sont saisies de la dispositifs participatifs rendus possibles par distinguer les smart cities d’autres modèles de question de la smart city il y a une dizaine les outils numériques . ville préexistants, comme les villes durables, d’années, dans le sillage de réflexions sur les les villes créatives ou les technopôles, ainsi notions connexes de ville connectée (wired)26, 4. Enfin, une approche critique replace la que de propositions alternatives pour informationnelle27 ou encore durable28 29 . Leurs smart city dans les dynamiques de l’économie lesquelles le numérique semble secondaire. définitions, leurs approches, leurs analyses mondiale. Elle suggère que les projets qui en de la smart city sont marquées par une forte résultent participent à la pérennité d’un hétérogénéité. Leurs questionnements référentiel mondial de la croissance écono- portent notamment sur le rôle des labels30 mique ou, en d’autres termes, à la stabilité des dans l’attractivité des villes31, l’évolution des logiques capitalistes. rapports entre capitalisme et urbanisation32 que la smart city provoque en métamorphosant les logiques de production de la ville ou encore la porosité de la frontière public/privé, voire la notion même de service public, face au constat De la smart city aux smart cities d’une place croissante du secteur privé dans la : un équilibre complexe entre conception des stratégies urbaines locales, no- l’identité et la réalité du pluriel tamment à travers la collecte et l’exploitation des données urbaines La smart city s’inscrit dans une grammaire de l’urbain qui a une historicité longue et remonte .Au milieu du foisonnement des analyses aux années 1970. Extra-européen depuis le académiques, il est cependant possible de départ, l’ensemble des postures, des modèles, distinguer quatre approches principales de des façons de penser et de concevoir l’urbain la smart city : présupposé dans le champ lexical du smart est d’abord fondamentalement nord-américain. 1. Une approche technique du numérique, Bénéficiant d’une fenêtre d’opportunité inédite qui conçoit la smart city comme un moyen de en 2008, IBM en reprend la terminologie avec rationalisation de l’urbain et de sa gestion. son projet industriel de smarter city. Son activi- té internationale permet alors de la globaliser 2. Une approche en sociologie des sciences rapidement. et des techniques, qui voit en elle un mouvement de complexification de la Parmi la diversité des approches de la smart gouvernance des villes née des effets non city, une approche techno-centrée et da- maîtrisés de la diffusion du numérique et de ta-centrée retient de plus en plus l’attention ses usages. des experts, des politiques et des aménageurs : cette dernière restreint les déclinaisons de 3. Une approche plus centrée sur les smart city à un espace urbain tout ou partie habitants, qui tend à considérer la smart city structuré par la production, la collection, comme le lieu de renouvellement de la l’analyse et la gestion de données produites démocratie. Dans cette optique, planificateurs en permanence et en temps réel par 9
À chaque acteur sa smart city ? 10
À chaque acteur sa smart city La smart city est une proposition des subprimes de 2008 est essentiellement Tokyo Gas (deuxième vague) et l’entreprise industrielle qui émane à l’origine du le produit de cette financiarisation. NTIC Hitachi (troisième vague). On retrouve secteur privé. Dans bien des cas toutefois, L’aménagement de très grandes la même configuration à Lyon Confluence elle résulte aussi des grandes politiques infrastructures (stades, grands musées…) est avec Hikari, îlot d’expérimentation d’une industrielles nationales initiées par également le fait de ces nouveaux acteurs smart community où interviennent entre autres les gouvernements centraux, comme urbains. Bouygues Immobilier (« pur urbain »), EDF au Japon, à Singapour, en Corée du (énergie) et Toshiba (numérique). Sud ou en Inde. Comment s’articulent 2. Dans les années 1990 et au début des puissance publique et secteur privé dans années 2000 arrivent ceux de la durabilité, la formalisation et l’aménagement des souvent issus des secteurs de l’énergie et smart cities ? Les divers types d’acteurs de l’économie servicielle (comme Siemens L’hétérogénéité des acteurs issus du numérique en ont-ils la même ou General Electric), consécutivement à la privés du numérique vision et adoptent-ils les mêmes business promotion par la puissance publique du models ? Comment se positionnent-ils par modèle de la ville durable. La révolution industrielle du numérique a fait rapport aux acteurs plus « traditionnels » monter en puissance dans le champ de la de l’urbain, dont ils transforment parfois 3. Enfin, les années 2000 et 2010 voient fabrique urbaine de nouveaux acteurs issus de le rôle dans l’aménagement ou la gestion monter en puissance ce qu’Isabelle Baraud- l’économie numérique, que l’on peut diviser en des espaces urbains ? Serfaty appelle les « urbains de demain ». Ces plusieurs catégories : acteurs, issus des nouvelles technologies de • les industriels du numérique ; l’information et de la communication puis du • les géants de l'Internet 2.0 (le web numérique, viennent perturber les équilibres social), souvent symbolisés par les acronymes « GAFAM » et « GAFAMA 1. Nouveaux acteurs et politiques et les business models de la » (Google, Apple, Facebook, Amazon, nouveaux jeux d’acteurs fabrique, de la gouvernance et de l’exploitation Microsoft et Alibaba) ; des villes : il s’agit, par exemple, d’entreprises • les plateformes numériques, comme comme IBM, Cisco, Toshiba, Samsung, Uber, La ville est le fruit d’un partenariat plus ou Airbnb et Uber. Amazon ou encore Sidewalk Labs à Toronto. moins formel entre puissance publique, ac- teurs privés et population. De quelle manière Au-delà de leurs différences fondamentales de Chacune de ces vagues s’est ajoutée aux nature, ces trois catégories d’acteurs partagent la révolution numérique bouleverse-t-elle acteurs des précédentes sans les éliminer, cet équilibre ? Comment les différents au moins deux caractéristiques. conduisant toutefois à faire évoluer les acteurs de la fabrique de la ville (acteurs clas- partenariats et business models. La plupart des siques comme nouveaux entrants) se D’une part, toutes ont adopté au cours des projets de smart cities en cours associent un années 2010 une stratégie urbaine qui (re)positionnent-ils ? Peut-on dégager des nombre important d’acteurs issus de chacune postures générales ? entre en concurrence croissante avec les de ces trois vagues. Ainsi, Kashiwa no Ha, stratégies d'aménagement des acteurs ville nouvelle intelligente située au nord- institutionnels – c’est le cas de Uber avec les est de Tokyo, est aménagée par l’entreprise transports publics et les monopoles de taxi, ou Les nouveaux entrants de la immobilière Mitsui Fudôsan (acteur des ambitions de Sidewalk Labs avec les ser- fabrique urbaine traditionnel de l’urbain), l’entreprise d’énergie vices d’aménagement de la mairie de Toronto. La multiplication des projets d’aménagement des smart cities s’explique par l’arrivée d’acteurs dans la fabrique et la gestion urbaines différents de ceux qui traditionnellement abordent la ville comme leur cœur de métier, comme par exemple les promoteurs immobiliers. Trois vagues de nouveaux entrants se sont succédées : 1. Depuis les années 1980 et 1990, la financiarisation de l’immobilier fait apparaître de nouveaux acteurs de la fabrique urbaine (comme BNP Paribas Real Estate, apparu toutefois plus tardivement), issus du secteur de la finance et caractérisés par des pratiques nouvelles parfois spéculatives telles que la titrisation immobilière . La crise Fig. 5 : Les trois vagues de nouveaux entrants dans le champ de la fabrique de la ville. Inspiré des travaux d’Isabelle Baraud-Serfaty34 11
Des acteurs, des approches et des smart cities D’autre part, ils modifient la notion de système de points permet d’assurer cette fait des efforts de long terme, en maintenant service et la nature des rapports sociaux compensation. leur visibilité. Il permet enfin de capter le et spatiaux via la désintermédiation, en report de dépenses des ménages résultant de mettant directement le consommateur en 2. L’enjeu des réductions de la consomma- l’économie engendrée par la sobriété énergé- relation avec l'offre. Ce faisant, leurs business tion d’énergie et des pertes économiques tique : les points sont alors échangeables sous models d’un genre nouveau font apparaître une associées pour le fournisseur : la baisse des forme de bons de réduction dans un réseau catégorie inédite d’information : les données consommations énergétiques constitue une de partenaires au centre duquel se trouvent numériques urbaines, géolocalisées. perte de revenus équivalente pour le fournis- Toshiba et ses filiales. Ce faisant, Toshiba est seur d’énergie (en particulier pour l’électrici- doublement gagnante : elle récupère une par- Les industriels du numérique : l‘exemple té). Les smart cities énergétiquement sobres tie des pertes liées aux économies d’énergie de Toshiba rendent donc nécessaire l’identification d’une et capte une partie du report de dépenses des source compensatoire de revenus pour le four- ménages permis par ces mêmes économies Les industriels du numérique constituent une nisseur d’énergie (ici, Toshiba). Par le biais d’un d’énergie. catégorie hétérogène composée de plusieurs système de points, les économies d’énergie sous-groupes : peuvent être transformées par les consom- Le modèle sociétal du smart mis au point • Les entreprises fournissant des ma- mateurs en bons d’achat utilisables auprès par Toshiba couvre ainsi les champs écono- tériel et composants électroniques et d’un réseau de partenaires (par exemple, pour mique, financier, socio-comportemental et numériques (hardware) (Apple, Sony, l’achat d’équipements ménagers eux aussi environnemental. Dans ce schéma, Toshiba HP…) ; sobres en énergie), permettant ainsi à Toshiba se trouve au centre du système, devenant à la • Les entreprises développant des de capturer l’effet rebond de la consommation fois prescripteur de comportements, banquier logiciels (software) (IBM, Microsoft, permise par les économies et de récupérer la central (système de points monétisables), CISCO…) ; perte imputable à la sobriété énergétique de opérateur central du dispositif numérique, • Les navigateurs et agrégateurs ses smart cities. interlocuteur privilégié, aménageur, partenaire Internet, comme Google ; économique quasi-incontournable… • Les fournisseurs d’accès Internet et 3. L’enjeu de l’incitation des habitants et de téléphonie mobile (Orange, Soft- usagers à l’adoption de bons gestes sur Les acteurs du Web et les plateformes ont- bank ou Verizon Wireless…). le long terme : l’argumentaire des smart ils la même vision de l’urbain ? cities de Toshiba repose en grande partie Toshiba appartenait originellement à la sur l’efficacité énergétique, ce qui suppose Les acteurs du web (tels les GAFAM) se catégorie des constructeurs de matériel et l’adoption durable, souvent difficile, de certains distinguent des plateformes numériques de composants numériques. Ses activités ont comportements de la part des usagers et des (telles Uber ou AirBnB). Les GAFAM proposent pris un tournant à la fois smart et urbain, de habitants. En outre, l’impact psychologique des essentiellement les logiciels sur lesquels sorte qu’elle intervient aujourd’hui dans de économies monétaires faites grâce aux écono- reposent le web et son fonctionnement : nombreuses initiatives de smart cities, qu’elle mies d’énergie disparaît rapidement au bout moteurs de recherche, systèmes d’exploitation, appelle smart communities. Les deux princi- de quelques mois. Le système de points, plus messageries électroniques, cloud… Leurs pales se trouvent à Yokohama (Japon) et à Lyon, gratifiant, permet de récompenser les usagers activités soutiennent et façonnent la dans le quartier de Lyon Confluence. Son et les habitants pour l’ensemble de leurs structure générale de l’Internet et ses business model et sa vision du smart conduisent comportements dits éco-responsables tout évolutions récentes (le Web 2.0, dit social, Toshiba à s’intéresser à l’habitant en tant que en minimisant la lassitude de la gratification avec Facebook par exemple, dont le business consommateur, producteur de données et monétaire (gagner quelques euros est moins model est généralement fondé sur la publicité). usager discipliné respectant les consignes de gratifiants et devient invisible sur le moyen « bon usage ». Afin de maximiser le bénéfice terme, ce qui est moins le cas avec des points). Les plateformes fonctionnent comme que l’entreprise peut tirer de ces trois statuts, On peut ainsi recevoir des points en adoptant des tiers de confiance dans la mise en Toshiba formalise un système de points qui des stratégies de mobilités douces, en baissant relation entre une demande et une offre sous-tend l’ensemble de sa stratégie éco- son chauffage, en lavant son linge en période hétérogènes et préexistantes à leur mise nomique et de sa vision sociale de l’urbain. de creux de la consommation électrique… en activité, qu’ils révèlent et exploitent alors. Ce système répond à trois enjeux majeurs C’est le cas par exemple d’Airbnb dans le auxquels l’entreprise se trouve confrontée Les avantages du système à points sont multi- secteur du logement temporaire ou d’Uber dans ses expérimentations de smart cities. ples. Il permet de rendre visible et acceptable dans celui du transport de personnes sur l’intrusion du système de gestion centralisé de courtes ou moyennes distances. Grâce 1. La question des droits de propriété privée dans les systèmes d’alimentation électrique à la technologie, ces plateformes assurent des équipements énergétiques dans les individuels et d’utiliser les infrastructures des coûts de transaction très faibles36 et réseaux locaux intelligents (smart grids) : privées (comme les panneaux solaires d’un permettent un fonctionnement horizontal la mutualisation des sources de production particulier) pour alimenter le réseau commun. (« désintermédié » ou « direct ») de la déconcentrée d’énergie, y compris celles des Il incite également, par le biais des récom- consommation Leur business model est fondé particuliers (panneaux solaires, etc.), rend penses, à des comportements favorables aux sur un service marchand. nécessaire l’introduction d’un système de économies d’énergie et au mode de vie désiré compensation pour faire en sorte que les par Toshiba dans ses smart communities et Le positionnement des GAFAM et des individus acceptent de mettre à contribution compatible avec le business model déployé. Il plateformes au sein de la ville et leur vision leurs installations sans se sentir lésés. Le entretient la satisfaction des particuliers ayant urbaine sont très différents. 12
À chaque acteur sa smart city Les premiers assument de plus en plus un de la formalisation de nouveaux régimes de Dans ce contexte, toute contestation devient rôle d’intégrateurs urbains et remontent fabrique, de représentation et de négociation difficile : les régimes de vérité institués progressivement la chaîne de valeur à partir de la ville et d’autre part de nouveaux modèles demandent d’importantes compétences de la production de données et de logiciels de gestion et de gouvernance des techniques pour être compris et traités (et d’exploitation des infrastructures techniques infrastructures, des systèmes d’information, plus encore pour être contestés). Ils sont, en comme des systèmes d’informations. Ce des activités et des populations. outre, fondés sur un accès restreint du public faisant, les GAFAM interviennent à différents à l’information, étant donné que le big data niveaux de la fabrique, de la gestion et de comme les données urbaines ne sont pas la gouvernance de la ville, comme Sidewalk rendus accessibles tels quels aux habitants ou Labs, filiale d’Alphabet (maison-mère de Vers un urbanisme algorithmique aux usagers qui n’ont donc pas les moyens de Google), entend le faire à Toronto37. Les : le retour de l’aménagement vérifier eux-mêmes l’information sur la ville et seconds investissent, eux, le champ des rationnel38 les analyses ou les discours produits sur cette services urbains et de la coordination dernière. La question se pose également sur entre individus, transformant non pas la les recommandations d’aménagement des Dans un nombre croissant de villes, dont Dijon fabrique ou la gouvernance des villes mais experts au regard de l’exploitation du big data constitue l’un des exemples français les plus la régulation des activités économiques, en traité. aboutis, la numérisation des méthodes de s’appuyant la plupart du temps sur des vides planification et de gestion de la ville ou incohérences juridiques au sein de secteurs La gouvernance urbaine se transforme elle correspond à un retour à un urbanisme d’activités réglementés voire protégés. aussi pour tendre vers une forme de gouver- d’expertise, un temps concurrencé par nement par les nombres, fondée sur trois l’urbanisme participatif du développement En d’autres termes, si l’angle d’approche principes : durable plus en retrait au tournant des années de la ville par les acteurs du web est 2020. Il s’agit ici d’un renouveau de la informationnel et aménagiste, celui des 1. le recours à des traitements statistiques planification rationnelle, d’approche top-down plateformes est plus serviciel et juridico- complexes, adossés à des prétraitements et techniciste. La déclinaison numérique de économique. Ce faisant, les acteurs du web algorithmiques de l’information et des mo- cette approche prend sa source dans cherchent la diversification de leurs activités délisations numériques du fonctionnement l’application de la cybernétique au domaine par le biais de stratégies urbaines nouvelles, là urbain ; de l’aménagement urbain telle qu’on l’ob- où les plateformes sont plus opportunistes. Les serve dans les années 1960 avec les control premiers, dont le modèle d’affaires, fondé sur 2. une tendance à la bureaucratisation de rooms mises en place à Los Angeles ou à Bue- la publicité le plus souvent, nécessite toujours la planification et de la gestion de l’urbain, nos Aires pour visualiser et contrôler les plus de trafic sur le réseau, considèrent fondée sur la figure de l’expert, de plus en plus événements urbains39. IBM en particulier l’urbain comme une nouvelle frontière restreinte à celles de l’ingénieur informatique reprend cette posture et cette démarche en d’extension du domaine du capitalisme, tandis et du data scientist ; 2010, avec l’inauguration d’un centre que les secondes, qui gagnent (ou perdent) de d’opération à Rio de Janeiro (voir encadré). l’argent sur la base de services marchands, se 3. une focale portée non pas sur les sujets nourrissent des dysfonctionnements au sein et les événements (par exemple, l’entrée sur Ce retour de la planification rationnelle per- des villes. une ligne de métro londonien d’un usager de mise par le numérique et l’aménagement de la carte Oyster) mais sur leurs interactions et centres de contrôle réactive le leurs relations (le comportement des milliers comprehensive planning de l’École de Chica- d’individus sur l’ensemble du réseau de métro 2. Les régimes go40, urbanisme total (et parfois potentielle- londonien et son évolution en temps réel). d’aménagement des smart ment autoritaire) qui cherche à intégrer dans cities une même vision toutes les composantes de la L’urbanisme algorithmique est ainsi fondé sur ville, dont la complexité est alors maîtrisée par une multitude de nouveaux systèmes automa- le biais d’une décomposition en tiques de modélisation numérique des com- En raison de la très grande diversité d’acteurs, systèmes et sous-systèmes intégrés. Dans ce portements des individus et des événements de territoires et de populations impliquées régime d’aménagement, les enjeux urbains (accidents, retards, vols, incendies, fuites de dans l’aménagement de smart cities à travers sont traités par l’accumulation et la centra- gaz…) à distance et en temps réel. le monde, les approches sont multiples et lisation d’un grand nombre de données qui ne peuvent être réduites à un seul modèle. permet de connaître en temps réel l’état des Au-delà des spécificités de chaque projet ou infrastructures, des services, des usages et des expérimentation émergent toutefois quelques populations. Les réponses apportées aux grandes tendances, que l’on ne retrouve toute- éventuels problèmes (de trafic, d’exploitation, fois pas partout dans les mêmes proportions. de criminalité…) sont essentiellement tech- Le déploiement du numérique en ville niques et participent de l’établissement conduit à une réorganisation des régimes de nouveaux régimes de vérité (c’est-à-dire d’aménagement urbain. Plusieurs tendances l’ensemble des éléments de connaissance pré- se structurent progressivement. L’arrivée de sentés comme véridiques par les institutions nouveaux acteurs conduit à réorganiser les et communément admis comme tels par la partenariats existants, responsables d’une part population) liés à la mise en données de la ville et à l’exploitation mathématisée de l’urbain. 13
Des acteurs, des approches et des smart cities certains services d’autres villes mais je n’ai vu dans de mutualiser les équipements numériques L’urbanisme algorithmique, de Rio aucune autre un tel niveau d’intégration33». La (feux de circulation, éclairage public, caméras de Janeiro31 à Dijon32 décision de mettre en œuvre cette démarche de surveillance…) afin d’optimiser la gestion innovante en matière de gouvernance urbaine des espaces publics. Dénommée Muse®, En 2010, IBM a inauguré à Rio de Janeiro n’est pas sans lien avec la tenue des Jeux l’infrastructure a été développée par un un centre d’opération qui lui permet de Olympiques à Rio en 2016 : de la pacification groupement d’entreprises composé de rassembler et visualiser les données d’une et la sécurisation de la ville dépendait en effet Bouygues Énergies & Services, Citelum (filiale trentaine d’agences métropolitaines afin la réussite de l’événement. Évalué à 14 millions du groupe EDF), SUEZ et Capgemini. Elle d’aider à la coordination des actions de de dollars, le projet en a inspiré d’autres, par permet de regrouper au sein d’un unique gestion, de surveillance et de maintenance de exemple celui de Dijon. poste de pilotage les services de six postes la ville par la puissance publique. Guru Banavar, auparavant séparés (PC Sécurité, PC Police vice-président et directeur scientifique de Le 11 avril 2019, la métropole de Dijon a Municipale, Centre de Supervision Urbaine, PC l'informatique cognitive chez IBM, qualifia ce ainsi inauguré un poste de commandement Circulation, Allo Mairie et PC Neige). projet de première mondiale : « il m’a déjà été partagé avec 23 communes de son aire donné de voir de meilleures infrastructures dans urbaine. L’objectif principal est d’optimiser et alimentation énergétique…) sont consé- s’effectue l’acte marchand et transitent les quents, leurs contributions très modestes données afférentes. La désintermédiation est La ville des plateformes, nouvelle aux budgets publics suscitent le débat. donc en fait un détournement numérique frontière problématique de ou une récupération de l’intermédiation l’aménagement Par ailleurs, les plateformes transforment la par les acteurs du secteur. Renforcée par un relation prestataire-client en jouant le rôle « effet club » qui rend les applications de plus de l’intermédiaire et du tiers du confiance. en plus incontournables au fur et à mesure L’arrivée des plateformes numériques dans À ce titre, la désintermédiation – anglicisme que leur utilisation croît et se généralise, la le champ de l’aménagement, de la gestion et souvent utilisé pour qualifier la disparition désintermédiation conduit donc, de fait, à des usages urbains a grandement transformé du rôle des intermédiaires dans une relation produire des positions monopolistiques d’un les jeux d’acteurs traditionnels et les business transactionnelle entre clients et fournisseurs – genre nouveau. models. Les plateformes numériques permet une transaction dite « directe » : grâce renouvellent l’acte commercial : la création au numérique, les plateformes de valeur s’y effectue sans apport en capital ni court-circuitent les intermédiaires tradi- investissement, sauf de la part de l’exploitant tionnels. Or, dans l’économie de plateforme de la plateforme qui en détient l’algorithme. comme dans l’économie numérique, En outre, dans le cadre de l’économie de la désintermédiation ne se traduit pas, la plateforme, présentée à l’origine par ses plupart du temps, par la suppression d’une principaux représentants comme faisant partie strate intermédiaire entre l’usager et le service de l’économie du partage, le positionnement ou entre deux usagers. On y observe plutôt de la puissance publique a évolué vers plus une forme de récupération des fonctions de régulation des usages de l’espace public, d’intermédiation par les acteurs du numérique ce dernier étant surtout considéré comme à partir de l’application digitale par laquelle un immense marché par les plateformes. L’activité des plateformes numériques a ainsi de nombreuses conséquences économiques et politiques. En raison de la fréquente implantation de leurs sièges sociaux dans des pays à la fiscalité Renforcée par un « effet club » qui rend les avantageuse, les plus grandes plateformes applications de plus en plus incontournables au fur rapportent peu aux États et collectivités locales des territoires au sein desquels elles et à mesure que leur utilisation croît et se opèrent. Ce point, qui pourrait paraître éloigné généralise, la désintermédiation conduit donc, de des conséquences spatiales proprement dites, fait, à produire des positions monopolistiques d’un est au contraire au cœur de nombreux débats genre nouveau. » d’aménagement : en effet, alors que les besoins qu’engendre l’activité des plate- formes en termes d’équipement urbain (piste cyclable, infrastructures de transport, 14
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