Sous la direction d'Éric Chenut - Fondation Jean-Jaurès

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Comment                                                                                                       Comment
  revivifier les solidarités ?

                                                       Comment revivifier les solidarités ?
L’engagement, un remède à la crise                                                            revivifier les solidarités ?
sous la direction d’Éric Chenut
                                                                                                L’engagement, un remède à la crise

                                                                                                         sous la direction d’Éric Chenut

Après plusieurs années de bouleversements sans
précédent, l’heure est à la reconstruction. Comment
revivifier l’engagement ? Comment faire société ?
En somme, comment parvenir, ensemble, à esquis-
ser les prémices d’un monde meilleur ?
Ce sont ces interrogations qui rythment la réflexion
de neuf auteurs (philosophe, médecin, acteurs du
                                                       Éric Chenut (dir.)

monde économique et syndical…) dans cet ouvrage
dirigé par Éric Chenut, président de la Mutualité
Française. S’ils présentent chacun des propositions
différentes pour renforcer la cohésion sociale et
œuvrer pour un monde plus juste, ils parviennent
tous à la même conclusion : il faut agir, et vite.

12 euros TTC


Comment revivifier
 les solidarités ?


                                          Comment revivifier
                                           les solidarités ?

                                               L’engagement,
                                             un remède à la crise
        Fondation Jean-Jaurès
         12, cité Malesherbes            sous la direction d’Éric Chenut
             75009 Paris
         www.jean-jaures.org

© Fondation Jean-Jaurès éditions, 2022

      ISBN 978-2-8159-5249-1              Fondation Jean-Jaurès éditions
Préface

   « S’engager » fait partie d’un des
verbes que je préfère dans la langue fran-
çaise, un mot auquel je me raccroche,
car il est une sorte de fil dans ma vie.

   Ce mot est riche, il raconte une
multitude d’histoires, comme celle des
femmes et des hommes engagés dans la
Résistance pendant la guerre, celle des
suffragettes pour obtenir le droit de vote
des femmes, celle des militants pour le
droit à la contraception ou à l’IVG, parmi
lesquels de nombreux mutualistes ;
à chaque période ses engagements !

  Ce mot, « s’engager », donne du sens
au temps que l’on consacre aux causes

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                                                               Préface
                                                                 réface

qui nous tiennent à cœur et nourrissent       des modes d’engagement ? à la manière
la participation démocratique.                d’accueillir celles et ceux arrivant dans
                                              des organisations devenues plus com-
   L’essentiel est notre capacité à être et   plexes, plus gestionnaires, dont le sens
à faire ensemble, quelles que soient les      est peut-être moins intuitif ? ou est-ce
motivations des femmes et des hommes          dû à un questionnement de la capacité
qui échangent, réfléchissent ou agissent      du collectif à être facteur de progrès,
collectivement. Leurs implications, leurs     d’épanouissement ? Le marketing et
contributions concourent à construire et      le néolibéralisme ont théorisé que le
faire vivre notre cohésion sociale.           bonheur était d’« avoir », dans un nihi-
   Il est donc nécessaire d’amorcer ce        lisme exacerbé, mortifère pour le vivre
travail d’introspection sur l’engagement      ensemble !
d’aujourd’hui et de penser à celui de             Comment aller contre cette tendance
demain, dans le monde mutualiste,             d’une moindre capacité à contribuer à
de l’économie sociale et solidaire, et        l’intérêt général dans nos périmètres
au-delà. Comme l’ensemble des acteurs         d’action pour la santé et la protection
de la société engagée, syndicats, partis      sociale ?
politiques, associations, nous n’échap-
pons pas à la défiance qui croît dans les        Nous voyons se substituer inexorable-
institutions du pays.                         ment la qualité de client à celle d’adhé-
                                              rent, dans une approche consumériste
   Malgré un ancrage dans les réalités        où la protection sociale est renvoyée
de proximité, la préparation de la relève,    à un guichet payeur solvabilisant des
les passages de relais sont rendus plus       dépenses. Notre ambition émanci-
difficiles. Cela tient-il à l’attractivité    patrice, individuelle et collective, est

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                                                                 réface

donc questionnée, au cœur même des           d’allocation de moyens et de ressources
valeurs qui constituent cette aspiration     et en rien des sujets techniques, des
collective. Par des protections mutuelles    choix d’experts.
fondées par la solidarité, nous permet-
tons à chacun de se projeter dans son           Ce constat partagé et l’addition de
projet de vie personnelle, familiale ou      volontés se sont traduits à travers le
professionnelle.                             collectif du Pacte du pouvoir de vivre,
                                             regroupant soixante-cinq organisations
   Comment réconcilier solidarité et         souhaitant questionner la manière d’ap-
responsabilité individuelle et collective,   préhender les transitions démocratiques,
comment réarticuler droits et devoirs ?      économiques, sociales et écologiques.
Pour le dire autrement : comment             Cet espace, auquel nous participons
redonne-t-on de l’appétence à faire          avec des syndicats, des associations,
ensemble, l’aléa ne pouvant être effica-     des acteurs de l’économie sociale et
cement pris en charge que de manière         solidaire, permet de retisser des liens en
collective et solidaire ?                    mariant l’expression citoyenne et celle
                                             de structures engagées.
   En tant qu’acteurs de la société enga-
gée, nous avons une responsabilité pre-         Ce livre a vocation à apporter des
mière en proposant de faire ensemble,        éléments d’analyse pour expliquer ce
de concourir aux communs de la société.      désengagement et y répondre. Il est donc
Nous pouvons présenter une démarche          né de ce souhait de donner la plume à
d’éducation populaire et citoyenne dans      des femmes et des hommes impliqués,
le champ de la santé, de la protection       ayant des parcours différents et des
sociale pour montrer en quoi et comment      engagements variés. Dans un monde qui
ce sont avant tout des choix politiques      change à toute vitesse, l’écrit donne le

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                                                                réface

temps de faire une pause face à cette        ambition commune, avec pour boussole
complexité. Philosophe, journaliste, uni-    notre cohésion et pour ambition la lutte
versitaire, élue locale, médecin, acteurs    contre les inégalités.
du monde syndical ou économique, tous
ont accepté de contribuer à cet exercice ;                               Éric Chenut
je tiens ici à les en remercier.

   Dans cet ouvrage, que j’ai eu l’hon-
neur et le plaisir de diriger en collabo-
ration avec la Fondation Jean-Jaurès, les
contributrices et contributeurs donnent
des clés pour reconnecter les mots
« engagement » et « ensemble ».

   Neuf contributions où chacun partage
son regard et sa réflexion sur la société
avec trois angles : tout d’abord, com-
ment doit-elle faire commun ; ensuite,
comment susciter l’engagement ; enfin,
comment lutter contre la pauvreté et les
inégalités.

  La richesse des contributions de ces
femmes et hommes alimentera, à n’en pas
douter, nos cheminements sur le besoin
de retrouver du sens et de partager une

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Comment
          faire commun ?

                     Gabrielle Halpern

   L’époque semble être au repli sur
soi, aux fractures, à l’individualisme et
au désengagement. Mais dans ce ciel
bien sombre, quelques lueurs ça et là
apparaissent – des signaux faibles d’hy-
bridation –, témoignant que la solida-
rité, le collectif, le commun n’ont pas
disparu… Bien mieux, il se pourrait
même qu’ils se développent lentement
mais sûrement, prenant des formes
nouvelles, inédites, nous invitant à
repenser toutes nos cases ! Qu’est-ce
qui fait la singularité de l’être humain
par rapport aux autres animaux ? Selon

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Comment revivifier les solidarités ?              Comment faire commun ?

saint Augustin, l’être humain a été créé         Si notre rationalité était originel-
pour qu’il y ait du commencement1…            lement très utile pour construire les
L’être humain est l’animal du commen-         sciences, elle s’est quelque peu rigidi-
cement ! C’est notre capacité à agir, à       fiée au fur et à mesure des siècles pour
créer, à introduire de la nouveauté, à        se transformer en usine de production
prendre des initiatives, à commencer          massive de cases. Nous ne nous en ren-
quelque chose qui fait de nous des            dons pas compte, mais nous passons nos
animaux un peu différents des autres.         journées à tout ranger dans des cases :
L’être humain est donc, par essence,          nos amis, nos collègues, nos territoires,
un « startuper » ; c’est-à-dire un « com-     nos voisins, nos métiers. En agissant de
menceur ». Comment faire en sorte que         la sorte, nous passons complètement à
ce besoin fondamentalement humain             côté de la réalité. La crise que nous tra-
de commencer quelque chose, de créer          versons n’est pas d’abord économique,
quelque chose – d’agir, en un mot –,          sociale, écologique, institutionnelle,
soit un élan hors de soi… pour aller vers     territoriale ou politique ; ce que nous
l’Autre ? Si, selon les mots de Martin        vivons, c’est avant tout une crise de notre
Buber, « l’homme devient je au contact        rapport à la réalité. En rangeant tout
du tu », comment renforcer parmi nos          et tout le monde dans des cases, nous
contemporains, et pour les générations        fabriquons des silos qui fracturent notre
à venir, le goût de l’altérité ?              société. Un exemple frappant, si vous
                                              lisez les programmes politiques des can-
                                              didats – que ce soit aux élections locales
1. Saint Augustin, « Cité de Dieu », repris   ou nationales –, vous constaterez qu’il
par Hannah Arendt dans La vie de l’esprit
(New York, Harcourt Brace Jovanovichet,       s’agit de programmes politiques catégo-
1978) dans Les origines du totalitarisme      riels. Il y a « ma petite mesure pour les
(New York, Harcourt Brace & Co, 1951).

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Comment revivifier les solidarités ?                 Comment faire commun ?

jeunes », « ma proposition pour les arti-      réunies, vont donner lieu à quelque
sans », « ma mesure pour les personnes         chose de nouveau : un tiers service, une
âgées »… Le corps citoyen est divisé en        tierce manière de travailler, de consom-
morceaux et un programme politique             mer ou d’habiter, un tiers modèle, un
catégoriel – lorsque le candidat est élu –     tiers usage, un tiers lieu, une tierce…
se traduit en politiques publiques caté-       économie !
gorielles qui renforcent, voire créent, les
fractures de notre société. On ne peut
                                                                      Chaynesse Khirouni
pas penser la banlieue sans le cœur de
ville, les jeunes sans les personnes âgées,       Dans leur ouvrage Les nouveaux
l’économie sans la société, la technologie     biens communs ?1, Emmanuel Dupont
sans l’artisanat, sauf à créer des clivages.   et Édouard Jourdain explorent une
Pour créer du commun, il va nous falloir       manière nouvelle de faire société. Une
remettre radicalement en cause cette           approche qui privilégie la prise en charge
logique de « cases » – cette manière de        collective de services communs par l’ini-
penser, de gouverner, d’entreprendre, de       tiative citoyenne. Qu’il s’agisse d’un tiers
commercialiser, de former par « silos » –      lieu, d’un espace culturel ou encore d’un
et apprendre à « hybrider », c’est-à-          service à la personne, ces initiatives ne
dire à faire des mariages improbables.         sont pas sans faire écho aux pratiques
L’hybridation, qui est un véritable projet     autogestionnaires.
de société, vise à briser ces frontières
absurdes pour mettre ensemble des
générations, des activités, des usages,
                                               1. Emmanuel Dupont, Édouard Jourdain,
des personnes qui, a priori, n’ont pas         Les nouveaux bien communs ? Réinventer l’État
grand-chose à voir ensemble, mais qui,         et la propriété au xxie siècle, La Tour d’Aigues,
                                               l’Aube / Fondation Jean-Jaurès, 2022.

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Comment revivifier les solidarités ?               Comment faire commun ?

   En complémentarité, mais aussi en         d’une partie de la jeunesse ou la convic-
cohérence avec ces dynamiques inno-          tion que l’État est déconnecté de ses
vantes de la société civile, il nous faut    territoires… sont des poisons qui
repenser les outils politiques du contrat    minent le sentiment d’appartenance
social. Cela suppose de réinterroger         à une République une et indivisible.
notre Constitution, notre organisation       Ils menacent les fondements d’une
territoriale et notre vie politique, car,    République qui affiche l’ambition de la
sauf à considérer que les fractures terri-   fraternité sans parvenir à la traduire en
toriales, sociales et demain climatiques     actes. La création de liens plus étroits
peuvent être traitées par le système         entre les territoires ruraux, périur-
qui, depuis des décennies, échoue à les      bains et urbains est une nécessité. Des
réduire, comment ne pas s’entendre sur       réponses concrètes, en matière d’offre
la nécessité de les renouveler ?             de soins ou de mobilités par exemple,
                                             sont indispensables, tout comme le
   La segmentation du corps social et        déploiement de politiques d’insertion et
les communications difficiles entre ses      de réussite éducative plus ambitieuses
diverses composantes sont une menace         dans les quartiers défavorisés.
qui pèse sur notre capacité à faire com-
mun. Une segmentation qui sépare une            Les fractures territoriales et sociales
minorité qui s’épanouit dans la mon-         doivent recevoir des réponses à l’échelle
dialisation libérale d’une majorité qui la   des territoires, en partenariat avec un État
subit. Les dernières élections présiden-     et des Régions stratèges et facilitateurs.
tielles témoignent de cette réalité.
                                                Le conseil départemental de Meurthe-
  Le sentiment de déclassement, la           et-Moselle a fait des choix qui participent
progression des inégalités, l’inquiétude     à répondre à ces défis. Je pense ici tout

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Comment revivifier les solidarités ?              Comment faire commun ?

particulièrement à sa territorialisation.    pour le climat fut, de ce point de vue, un
Elle mise sur la proximité tant des élus     exemple et un contre-exemple. La qualité
que des services départementaux. Une         des débats et des propositions tranchait
présence qui rassure et accompagne,          avec le cynisme des gouvernants qui, en
des politiques publiques qui protègent,      vidant ces travaux de leur substance, ont
des synergies avec le bloc communal          jeté le discrédit sur un outil participatif
qui décuplent l’efficacité de l’action.      inédit et prometteur.
Ce maillage territorial n’a pas été suffi-
samment encouragé dans le cadre d’une           Il nous faut une République plus
décentralisation qui s’est parfois limitée   juste et plus solidaire, plus décentra-
aux principes. La crise sanitaire a pour-    lisée, davantage à l’écoute de tous ses
tant permis d’illustrer sa pertinence.       enfants et qui saurait, par exemple,
C’est d’abord à cette échelle que nos        reconnaître le vote blanc ou nul et multi-
fractures pourront être traitées. À condi-   plier les consultations citoyennes à tous
tion que l’État reconnaisse réellement les   les échelons.
acteurs politiques locaux et cesse de les
instrumentaliser en réduisant sans cesse                          Jean-Pascal Labille
leurs capacités d’initiative.
                                                La crise sanitaire, le creusement des
   À l’échelon national, c’est évidemment    inégalités sociales, les crises migra-
une République parlementaire qu’il nous      toires, le déficit démocratique, le dérè-
faut promouvoir. Une République qui          glement climatique, etc. cristallisent
sache susciter le dialogue citoyen sans      de nombreux sentiments d’injustices et
idées préconçues, dans le cadre d’espaces    tensions. Des Gilets jaunes, nés à l’au-
qui contribuent effectivement à la prise     tomne 2018, à ceux constitués durant la
de décision. La convention citoyenne

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Comment revivifier les solidarités ?               Comment faire commun ?

pandémie, les mouvements de contesta-            Si on considère que l’intensité des
tion émergeants démontrent une crise          difficultés quotidiennes auxquelles sont
de confiance des citoyens envers nos          confrontés les citoyens, au contraire
institutions dites « classiques » et nous     d’être un moteur de mobilisation, ins-
obligent à réfléchir profondément à           taure de la résignation et du rejet envers
notre manière de faire société.               les institutions politiques, notre système
                                              démocratique doit être en mesure de
   Les citoyens doutent profondément de       mettre en scène de manière institution-
la capacité des responsables politiques et    nalisée le conflit né du sentiment de ne
des instances démocratiques existantes        pas trouver sa place ou d’être reconnu.
à répondre à leurs difficultés. Ils doutent   Autrement dit, les institutions démo-
également du pouvoir des corps intermé-       cratiques doivent se renouveler et oser
diaires (dont font partie les mutuelles et    porter une certaine forme de conflic-
les syndicats) à défendre leurs intérêts et   tualité à travers un nouveau modèle de
à transformer de l’intérieur nos instances    gouvernance plus participatif dans lequel
démocratiques. Cette crise de confiance       le citoyen peut s’exprimer librement.
envers les institutions démocratiques,
accompagnée d’une remise en cause                 La participation citoyenne constitue la
croissante de la légitimité des contre-­      clé du renouvellement de notre système
pouvoirs, nous confronte à un double          démocratique. Pour ce faire, il ne suffit
défi. Premièrement, celui de reconsidé-       pas seulement de consulter les citoyens,
rer les fondamentaux de nos institutions      il faut également leur donner accès aux
démocratiques et deuxièmement, celui          informations et renforcer leur capacité
de redéfinir le fonctionnement des corps      d’analyse critique afin qu’ils puissent
intermédiaires et des contre-pouvoirs.        confronter leurs points de vue et remettre
                                              en question les politiques menées.

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Comment revivifier les solidarités ?                Comment faire commun ?

L’éducation permanente permet cela et           rapports de confiance avec les citoyens
vise par ailleurs à stimuler une certaine       et à jouer leur rôle de contre-pouvoir, les
forme de résistance nécessaire au fonc-         corps intermédiaires doivent se rendre à
tionnement démocratique moderne.                l’évidence. Ils doivent se renouveler et se
                                                réinventer. Ils doivent renouer avec leur
    Les corps intermédiaires ont un rôle à      base et porter la conflictualité de l’inté-
jouer pour imposer une nouvelle concep-         rieur pour que nos institutions politiques
tion de la démocratie, plus sociale et          s’adaptent aux réalités des citoyens en
participative. C’est précisément dans           perpétuel changement.
l’incarnation des clivages que les corps
intermédiaires ont un rôle à jouer pour            Il est important de renouveler nos
renforcer la conflictualité politique.          instances démocratiques ainsi que le
Il est facile de reconnaître le rôle joué par   fonctionnement des corps intermé-
les syndicats auprès du monde ouvrier           diaires. Parce qu’à travers le manque
autour du clivage historique capital/­          de prise en considération de la parole
travail. Structurées comme un contre-­          citoyenne et l’affaiblissement des corps
pouvoir et s’inscrivant dans une longue         intermédiaires dans notre société, c’est
tradition de luttes, les organisations syn-     la démocratie tout entière qui est en
dicales ont permis de conflictualiser le        danger.
rapport entre le travail et le capital, et de
faire entendre la voix du monde ouvrier.
                                                                          Laurent Berger
Il est par contre plus difficile d’affirmer
que les organisations syndicales aient             Il est urgent de faire une pause, de
été les réceptacles de la colère des Gilets     prendre le temps d’analyser l’état de
jaunes. Couplés à la double difficulté          la société. Les dernières élections ont
des corps intermédiaires à instaurer des

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Comment revivifier les solidarités ?              Comment faire commun ?

confirmé ce que nous ressentons depuis           Pour tenter d’y répondre, il faut se
des mois, moi et l’ensemble des respon-       fier à une boussole : partir du réel de la
sables CFDT, en nous déplaçant dans           société. Quel est-il ? La photographie
toutes les régions et en échangeant avec      n’est pas aussi contrastée que certains
les équipes syndicales. Nous savions la       veulent bien le dire pour souffler sur les
société fatiguée par une succession inin-     braises et attiser une certaine violence.
terrompue de crises : mouvement des           On pourrait multiplier les exemples, mais
Gilets jaunes, crise sanitaire, guerre en     opposer la France des campagnes qui
Ukraine… Nous percevions la montée            souffre à celle des villes qui va bien est
de la défiance vis-à-vis de l’action poli-    un grossier raccourci. Affirmer que les
tique au sens large. Le rejet de la parole    problèmes de pouvoir d’achat concernent
scientifique par un certain nombre            tous les ménages à l’exception d’une
de nos concitoyens et l’attrait pour les      certaine élite est totalement faux. Faire
thèses les plus fantaisistes entourant les    peser toutes les difficultés économiques
vaccins l’ont illustrée de façon éclatante.   et sociales sur la seule présence d’étran-
Ce relativisme ambiant et permanent           gers en France est une aberration.
mis en exergue au cours de la pandé-
mie lui est bien antérieur. Il est l’un des      La présidentielle s’est fait le porte-
symptômes de la fatigue démocratique          voix de ces adeptes de l’affrontement.
de la société. Cette fatigue s’est traduite   S’ils ont eu de l’écho, c’est parce que
très concrètement par des taux d’abs-         la société se vit mal collectivement.
tention aux élections présidentielles et      Individuellement, la situation est beau-
législatives jamais connus jusque-là, par     coup plus nuancée. Nombre de Français
un score inédit de l’extrême droite.          ont traversé cette période compliquée
                                              sans trop de dommages. Vous ne vivez
                                              pas de la même façon un confinement

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Comment revivifier les solidarités ?              Comment faire commun ?

lorsque votre logement permet de télé-        la hauteur de leur investissement dans
travailler confortablement, lorsque votre     leur entreprise, il ne pourra être question
activité ne vous contraint pas à vous         de ressouder la société. Cette « répa-
rendre sur votre lieu de travail vaille que   ration » du quotidien des ménages les
vaille, lorsque les problèmes de garde        plus modestes est un préalable pour se
d’enfants sont subalternes… Dans cette        projeter dans les grands défis qui se font
période, le défaut d’accompagnement de        de plus en plus pressants : la transition
toute une partie de la population a jeté      écologique, la réduction des inégalités et
une lumière crue sur toutes ces inégali-      la vitalité démocratique.
tés. Il les a également accentuées.

   Pour que la société fasse de nouveau                                Fabien Cazeaux
corps avec elle-même, il faut répondre
                                                  Le constat n’est pas nouveau, mais
à ces injustices du quotidien, s’adresser
                                              il s’aggrave : les Français ne se sentent
aux gens en leur parlant de leur vie et
                                              plus correctement représentés dans les
pas de concepts globaux, les écouter,
                                              instances qui sont censées les fédérer.
leur proposer une vision positive de l’ave-
                                              Qu’il soit politique, syndical ou associa-
nir construite avec eux. Tant que des
                                              tif, l’engagement démocratique montre
citoyens se sentiront relégués, délaissés,
                                              d’inquiétants signes d’essoufflement.
parfois méprisés parce qu’ils n’ont pas
                                              Les Français ne veulent plus faire corps
accès aux services publics essentiels,
                                              par procuration.
parce qu’ils constatent que la « part
du gâteau » qui leur revient est moins           Pour autant, la soif d’engagement
grande que celle des détenteurs du capi-      collectif reste forte. La mobilisation des
tal, parce qu’ils ont le sentiment – sou-     Gilets jaunes l’a bien montré : les causes
vent justifié – de ne pas être reconnus à

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Comment revivifier les solidarités ?               Comment faire commun ?

concrètes et matérielles rassemblent           contre l’Ukraine fait à peu près l’unani-
bien plus que les grandes idéologies dont      mité contre elle, même dans des camps
l’âge d’or semble aujourd’hui révolu.          dont les leaders avaient jadis montré une
                                               certaine mansuétude vis-à-vis de Vladimir
   Face à cette fragmentation du désir         Poutine. Mais faut-il se résoudre à avoir
démocratique, l’offre politique se renou-      besoin d’une menace extérieure pour voir
velle aujourd’hui par ses marges. Les          la société faire corps ?
dissidences d’hier deviennent les grands
partis d’aujourd’hui. Le marginal semble          Les médias ont forcément un rôle à
gagner ce que le « mainstream » perd           jouer dans la définition d’un nouveau
en attractivité. Les porteurs de discours      « vivre ensemble ». Derrière ce pluriel
anti-élites ont d’ailleurs bien compris        trop globalisateur, les lignes éditoriales
qu’ils avaient plus intérêt à cibler un sys-   divergent. Certaines rédactions donnent
tème qu’à inventer de nouvelles manières       libre cours à la polémique en plateau,
de faire corps au sein de la société. Le       peu coûteuse à mettre en scène, qui
populisme prospère-t-il sur cette incapa-      garantit une reprise significative sur les
cité à faire corps comme avant, le corps       réseaux sociaux. Le buzz à bon compte,
social existe-t-il encore ?                    crépitement d’emportements individuels
                                               plutôt qu’harmonie de discours rassem-
   Comme la crise sanitaire l’a montré,        bleurs. D’autres, en revanche, font le
puis la guerre en Ukraine, la menace ras-      choix de poursuivre sur la voie du repor-
semble toujours. D’une certaine manière,       tage, de l’investigation, des techniques
les Français ont fait corps en applaudis-      journalistiques parfois onéreuses, mais
sant les soignants à leurs fenêtres tous       qui fédèrent de larges publics autour
les soirs à heure fixe pendant le premier      d’un travail pensé. Succès rassurant lors-
confinement. De même, l’agression russe        qu’il est atteint.

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Comment revivifier les solidarités ?               Comment faire commun ?

   Pour faire corps, la société doit cer-                      Marie-Pierre Toubhans
tainement se réapproprier le temps
                                                            « Il va de soi que, par définition,
long. Trouver des sujets de rassemble-
                                                            nous pensons qu’une personne
ment au-delà de l’actualité immédiate,                      ayant un stigmate n’est pas tout
se retrouver dans de grands projets qui                     à fait humaine1. »
dessinent un chemin. L’accès aux soins,
                                                 La question du handicap relève d’une
l’égalité des chances, les objectifs clima-
                                              construction sociale, politique et histo-
tiques… Ce ne sont pas les sujets qui
                                              rique qui a abouti à une dévalorisation,
manquent. Encore faut-il savoir les ériger
                                              disqualification et stigmatisation des
en priorité nationale propre à mobiliser
                                              personnes concernées.
les énergies citoyennes désireuses de se
rassembler. Les récentes expérimenta-            Les différents textes internationaux,
tions (grand débat national, Convention       européens et nationaux adoptés depuis
citoyenne pour le climat notamment)           les années 1970 visent à considérer les
ont certainement ouvert la voie, elles ne     personnes handicapées comme des sujets
demandent qu’à être perfectionnées…           de droits et non plus des objets de soins
Elles préfigurent sans doute de nou-          ou de charité, et à faire évoluer les repré-
veaux cadres de réflexion et d’expression     sentations sociales. Pour faire sens com-
citoyennes qui permettront à la société,      mun, cette reconnaissance réciproque
espérons-le, d’enfin faire corps.             de l’autre, en égale dignité et en droits
                                              est indispensable. Or, un des enjeux
                                              consiste à respecter la convention inter-
                                              nationale des personnes handicapées,

                                              1. Erving Goffman, L’arrangement des sexes,
                                              Paris, La Dispute, 2022 [1977].

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Comment revivifier les solidarités ?              Comment faire commun ?

ratifiée par la France en 2010, qui engage    voire supprimant, les obstacles entre
l’État aux fins « de promouvoir, protéger     les caractéristiques de la personne et
et assurer la pleine et égale jouissance de   l’environnement. Elle donne sens à un
tous les droits de l’homme et de toutes les   mieux vivre pour tous et toutes, quels
libertés fondamentales par les personnes      que soient la situation, les besoins, les
handicapées et de promouvoir le respect       aspirations de chacun. C’est pourquoi il
de leur dignité intrinsèque ».                me semble qu’il faut défendre son inser-
                                              tion dans notre Constitution.
   D’une certaine façon, nous sommes
« à la recherche du sens commun », ce            – La seconde interroge et confronte
savoir partagé qui permet d’organiser la      la question légitime des identités à celle
vie sociale, dans ses principes, valeurs et   d’un projet universaliste pour tous et
ses perspectives. Deux pistes pourraient      toutes, articulé à une perspective éman-
être investiguées :                           cipatrice. Nous partageons la même
                                              humanité, la même finitude de la pla-
   – La première consiste à créer les         nète, la même vulnérabilité qui appelle
conditions d’un partage des communs           à des ambitions communes de solidarité.
et à les élargir à de nouvelles probléma-     Comment renouer avec le sens des uto-
tiques sociales. Dans ce cadre, l’enjeu de    pies, le rêve des possibles ? Comment
l’accessibilité universelle me paraît une     pouvons-nous nous réinterroger sur la
perspective indispensable. Ce principe        place des organisations, ces corps inter-
de l’accès à tout pour tous concerne          médiaires malmenés, et des personnes
toutes les situations de handicap, toutes     concernées, dont les savoirs expérientiels
les activités et tous les lieux de vie. Son   ont trop souvent été rejetés, car profanes
objectif consiste bien à permettre l’au-      face aux sachants ? Comment reconnaître
tonomie et la participation en réduisant,     le pouvoir d’agir, l’autodétermination,

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Comment revivifier les solidarités ?              Comment faire commun ?

l’aspiration à l’autonomie, au choix du      Ballotées de centre d’hébergement en
mode d’accompagnement, par exemple ?         association, accompagnées par une
Pour renouer avec le commun, il nous         armée de bénévoles, confiées à divers
faut trouver ces cadres de dialogues, de     avocats surchargés de dossiers, inter-
débats où chaque voix compte.                dites de travail, elles sont totalement
                                             déshumanisées. Sommées de prouver le
   Ces réflexions donnent corps à la         bien-fondé de leur présence, obligées de
perspective inclusive qu’on ne saurait       solliciter auprès des médecins des certi-
réduire à un simple slogan ou un effet       ficats absurdes pour attendrir les juges de
de mode. Au contraire, elle nous invite      l’Office français de protection des réfu-
et incite à réfléchir, à dépasser nos        giés et apatrides (OFPRA), on ne leur
pratiques actuelles, à envisager diffé-      laisse aucune place pour valoriser leurs
remment la société dans laquelle nous        talents et montrer leurs savoir-faire. Or
pourrions vivre, quelles que soient nos      ces femmes sont de véritables héroïnes,
singularités.                                dotées d’une impressionnante motiva-
                                             tion qui leur a permis de supporter un
Ghada Hatem                                  parcours migratoire d’une rare violence.
                                             Obtenir enfin des papiers, travailler pour
    Une société qui ne fait pas corps        vivre dignement leur permettrait juste-
commun est une société malade, dont          ment de faire société plutôt que de les
l’espérance de vie est limitée. Or,          assigner à un rôle de mendiantes assis-
dans l’environnement qui est le nôtre        tées, puis de délinquantes sans papiers
à la Maison des femmes, le destin des        obligées de quitter le territoire français.
femmes migrantes, surreprésentées du         Les maintenir dans cet état de dépen-
fait de notre spécificité, nous interroge.   dance et de contrôle, c’est les assigner à

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Comment revivifier les solidarités ?               Comment faire commun ?

un destin de violences, physiques, psy-        approximatifs, voire dangereux, au lieu
chologiques et très souvent sexuelles,         d’exiger (et de financer) le meilleur.
pour survivre. Proies idéales, elles
accepteront l’inacceptable pour manger,           Et pourtant, ces prises en charge
dormir une nuit sous un toit ou se laver.      organisées en silos sont extrêmement
Sans surprise, elles auront des enfants        coûteuses à défaut d’être réellement
qui vivront également dans la violence et      efficaces. Une autre voie, qui ferait la
perpétueront ce cercle vicieux.                part belle à la prévention, la protection
                                               et l’inclusion, est certainement possible.
   Quant aux femmes victimes de vio-
lences intrafamiliales, mal repérées,
                                                                        Pascal Demurger
rarement protégées, elles viennent elles
aussi grossir les rangs des parias que la         La société française s’est longtemps
société refuse de voir et d’inclure.           organisée, bon an mal an, selon des
                                               matrices à vocation universelle. Le chris-
   Enfin, les enfants victimes de vio-
                                               tianisme et la République notamment,
lences dans leur propre famille sont loin
                                               bien que concurrents, ont proposé des
de bénéficier d’une prise en charge à la
                                               normes et valeurs, des institutions, rites
hauteur de l’enjeu que représentent pour
                                               et règles de vie à même de permettre à la
une société leur protection et leur édu-
                                               société de « faire corps ». Des idéologies
cation. Foyers, associations, familles d’ac-
                                               comme le marxisme ont également joué
cueil pourraient laisser penser que tout
                                               ce rôle pour des parts importantes de la
est mis en œuvre pour les accompagner,
                                               population. Ces matrices n’ont certaine-
mais les témoignages poignants qui émer-
                                               ment pas effacé les clivages, les tensions,
gent depuis peu prouvent que là encore
                                               les mécanismes d’exclusion. Mais elles
la société s’est contentée de pansements

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Comment revivifier les solidarités ?              Comment faire commun ?

ont été suffisamment globalisantes pour          Ne nous y trompons pas : cette aspi-
structurer la vie commune de dizaines         ration profonde pour toujours plus de
de millions d’individus, génération après     liberté individuelle est porteuse de pro-
génération, dans toutes les dimensions        grès. L’affirmation de l’individu, c’est
de la vie sociale. Le mouvement mutua-        la remise en question des carcans et
liste, par exemple, est de facto rattaché     des conservatismes, c’est la conquête
à la matrice républicaine. Du fait de son     de droits nouveaux, c’est une société
histoire, de ses valeurs et de la place       plus diverse et des destins personnels
qu’il accorde à l’intérêt général, il s’in-   davantage choisis. Mais c’est inévita-
sère dans cette geste. Et avec ses mil-       blement aussi une tendance génératrice
lions de sociétaires et salariés, on peut     d’atomisation, de fragmentation, voire
considérer qu’il apporte une contribu-        d’incapacité à construire du commun
tion qui n’est pas totalement négligeable     avec ce qui ne me ressemble pas exac-
au maintien de la matrice républicaine.       tement. Un phénomène absolument
                                              inadapté à des temps où aucune solu-
   Si elles restent puissantes, ces           tion aux défis écologiques et sociaux ne
matrices sont néanmoins aujourd’hui           saurait être imaginée en dehors d’une
profondément remises en question et           mobilisation collective et coordonnée.
affaiblies. À la fois parce qu’elles ont      Sans compter que les bénéfices de la
connu des dérives – tragiques pour cer-       liberté individuelle sont inégalement
taines – parce qu’elles n’ont pas apporté     répartis, et cela de manière croissante,
toutes les réponses attendues – spiri-        selon que vous ayez ou non les capaci-
tuelles comme matérielles –, mais certai-     tés matérielles et culturelles de vous en
nement plus fondamentalement parce            saisir pleinement.
qu’elles ont été érodées par l’insatiable
soif de liberté individuelle.

                     40                                          41
Comment revivifier les solidarités ?                Comment faire commun ?

   Quelle solution alors ? Inévitablement,     familles, dès lors qu’on leur en donne la
réussir l’exploit d’établir une matrice        possibilité, ont tout à gagner au dévelop-
nouvelle, avec ses normes, ses valeurs,        pement du télétravail, de cadres de vie
ses institutions, ses rites et règles de vie   moins pollués et moins bruyants grâce
créateurs de commun, mais une matrice          aux nouvelles mobilités et d’une alimen-
capable d’épouser l’indomptable désir de       tation plus saine grâce à une nouvelle
liberté de chacun. Vouloir revenir sur les     agriculture. Les collectivités et l’État ont
conquêtes de l’individu serait illusoire       un intérêt immédiat à réduire l’ampleur
en plus d’être dangereux. Le dogme n’a         de catastrophes naturelles insoutenables
plus de place au xxie siècle. Il faut dès      pour les finances publiques. Cette
lors imaginer un récit mobilisateur et         matrice est à même d’apporter des béné-
libérateur pour l’individu.                    fices spirituels et matériels évidents, et
                                               donc de générer de l’engagement.
   À bien des égards, une écologie éman-
cipatrice, offrant une perspective de salut
temporel collectif face à une menace                                    Jérôme Saddier
existentielle, tout en apportant davantage
                                                  Notre nation se caractérise depuis
d’épanouissement et de bien-être indivi-
                                               des siècles par la convergence des struc-
duel, peut constituer cette matrice nou-
                                               tures de la société « civile » vers un hori-
velle. Ce serait une formidable source
                                               zon commun qui constitue un principe :
d’engagement universel, bien au-delà du
                                               celui de l’intérêt général, conçu comme
seul militantisme politique. Les actifs
                                               une transcendance des appartenances
peuvent tirer demain leur fierté d’appar-
                                               et politiquement incarné par le projet
tenir à des entreprises bras armés de la
                                               républicain.
décarbonation, au lieu de contribuer à
une civilisation fossile déclinante. Les

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Comment revivifier les solidarités ?                Comment faire commun ?

    La fragilisation de ce destin commun       partenaires sociaux, fragilisation des
(par la concurrence du projet euro-            organisations représentatives au mieux
péen, la mondialisation économique,            traitées comme des « clientèles », et
le brassage multiculturel, l’accès sans        même ignorance des organes de concer-
limites à l’information…) a déstabi-           tation prévus par la loi… la barque est
lisé cette convergence et la « société         lourde côté pouvoirs publics. L’urgence
civile » elle-même. Plutôt que d’être un       est à la réconciliation de la politique avec
« tiers état » en mouvement, la société        la construction du « commun » issu de
agissante tend à devenir une collection        l’exercice citoyen, et qu’elle serve moins
aléatoire de communautés dépourvues            à légitimer un « cercle de la raison » trop
d’un idéal commun. Là où, auparavant,          sûr de lui.
il était possible de se mouvoir librement
parmi différentes causes et même les              Sans doute ladite société civile
associer, la tendance contemporaine à          a-t-elle sa part de responsabilité dans
                                               ­
l’assignation, volontaire ou non, à une        cette situation, et nos organisations
« identité » fragilise la coalition néces-     devront à l’avenir savoir se remettre en
saire de toutes dans la citoyenneté.           cause pour porter de façon toujours plus
                                               efficace et légitime la parole citoyenne.
   Il faut bien dire aussi que la méthode      Car si la tendance à la « désaffiliation »
de gouvernement, depuis plusieurs              est avérée, les enjeux collectifs comme
quinquennats, a eu pour conséquence            le besoin de solidarité demeurent déter-
certaine d’affaiblir la société civile orga-   minants. Sans doute devront-elles pour
nisée : faux-semblant des conventions          cela savoir capter la radicalité qui s’ex-
citoyennes, mépris à l’égard du Conseil        prime, notamment chez les plus jeunes,
économique, social et environnemen-            et à propos des enjeux écologiques qui
tal (CESE), défiance à l’égard des             bouleversent la notion de « commun ».

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Comment revivifier les solidarités ?

Elles devront aussi proposer des raisons
d’agir variées et peut-être moins englo-
bantes, plus concrètes et directes.

   Elles devront également conserver
leur capacité à pratiquer « l’éducation
                                                            Comment
populaire » sur bien des sujets, notam-
                                                     susciter l’engagement ?
ment liés à la transition écologique, ainsi
que leur fonctionnement démocratique
promoteur de citoyenneté globale. Ces
deux dimensions sont d’abord essen-                                   Gabrielle Halpern
tielles à la bonne appréhension d’en-
                                                   Sur le sujet de l’engagement, nous
jeux économiques et sociaux durables,
                                                faisons face à une contradiction :
donc à l’articulation entre une vision du
                                                d’une part, l’engagement semble être
monde, le temps de la délibération puis
                                                de plus en plus remis en question par
le moment de l’action ; elles sont aussi
                                                une logique de « zapping » qui apparaît
déterminantes pour l’avenir de notre
                                                comme un fait de société et qui touche
démocratie, qui n’est pas qu’une affaire
                                                de nombreux domaines de la vie, d’autre
d’institutions, mais aussi de pratiques
                                                part, jamais le besoin de sens et d’utilité
citoyennes à grande échelle.
                                                de l’action n’a été autant revendiqué
  De ce point de vue, l’économie                et exigé. Et si ce n’était pas l’engage-
sociale et solidaire c’est la vie, la société   ment qui était remis en cause, mais les
en mouvement, et un projet politique            formes qu’il prenait jusqu’à présent ? Et
démocratique au service du commun.              si notre société était tout aussi enga-
                                                gée, mais différemment qu’autrefois ?

                                                                    47
Comment revivifier les solidarités ?           Comment susciter l’engagement ?

Quelles sont les formes prises par cet           Nous pouvons parler d’une nouvelle
engagement ?                                  forme d’« engagement par hybridations »
                                              qui doit être encouragée, développée,
    Il y a de nombreux signaux faibles        valorisée. Les entreprises raisonnent
d’hybridation qui fleurissent dans tous       encore trop par métier, par secteur, par
nos territoires et qui témoignent du fait     fédération professionnelle ; les décideurs
que nous sommes en train d’apprendre à        publics et les administrations raisonnent
voir le monde autrement qu’au travers de      encore trop par catégories se traduisant
cases. Du fait de la prise de conscience      en normes, réglementations et législa-
écologique, la case « ville » explose, avec   tions catégorielles ; les écoles raisonnent
la végétalisation croissante, les fermes et   encore trop par métier et pas assez en
les potagers urbains, dans une hybrida-       termes de compétences, alors que la
tion entre la Nature et l’urbanisme. De       société a justement besoin d’entrecroiser
nouvelles manières d’habiter s’installent     les métiers, les secteurs, les générations,
avec le coliving où l’on mutualise une        les activités, les disciplines. Pour susci-
buanderie, une chambre d’amis, une cui-       ter, pour rendre possible, pour accompa-
sine ou encore une voiture à l’échelle d’un   gner cet engagement par hybridations, il
immeuble ; des écoles rurales transforment    sera nécessaire de décloisonner radicale-
leur cantine en brasserie pour tout le vil-   ment nos institutions, entreprises, struc-
lage et ouvrent leurs portes aux personnes    tures, écoles, laboratoires de recherche,
âgées pour leur apprendre à se servir d’un    administrations, formations et… cabi-
ordinateur. Des gares se transforment en      nets ministériels !
musée pour donner au plus grand nombre
l’accès à l’art, tandis que des pianos sont
installés dans des magasins et des crèches
à côté de maisons de retraite…

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Comment revivifier les solidarités ?           Comment susciter l’engagement ?

Chaynesse Khirouni                               Cet éloignement explique, pour
                                              partie, l’incompréhension à l’égard des
   Mais c’est aussi par la (re)mobili-        réalités de l’exclusion. Il nourrit des
sation citoyenne, jusque dans les plus        doutes venimeux sur la pertinence de la
petites cellules du corps social, que se      dépense sociale, alimenté par des pro-
trouve le ferment d’un contrat renouvelé      pos populistes évoquant par exemple un
et d’un commun reconstruit. Depuis les        « pognon de dingue ». Dans ce contexte,
années 1950, notre organisation sociale,      l’engagement citoyen permet de repen-
notre urbanisation, les mobilités profes-     ser notre manière de faire service public.
sionnelles et surtout familiales… ont         En encourageant l’immersion militante
altéré les solidarités de proximité qui       dans les solidarités humaines que nous
caractérisaient les sociétés rurales et les   faisons vivre au quotidien, nous dévelop-
cités ouvrières. Parallèlement se déve-       perons des passerelles et des compré-
loppaient la solidarité nationale et des      hensions que seul le réel peut offrir.
politiques sociales ambitieuses nées du
Conseil national de la Résistance. Ce            Les militants associatifs sont d’ailleurs
mouvement, renforcé par le développe-         les meilleurs ambassadeurs des solida-
ment des individualismes, a déconnecté        rités et leurs témoignages emportent
les classes moyennes des populations          souvent bien mieux la conviction des
les plus pauvres. Il conduit à une forme      sceptiques que les discours politiques.
de désincarnation de la détresse sociale.     Une réflexion sur l’engagement citoyen
L’autre, le pauvre, le démuni, le fra-        ne peut faire l’économie d’un hommage
gile… a cessé de nous côtoyer, même s’il      à ces milliers de bénévoles qui œuvrent
nous arrive de le croiser au coin de la rue   dans le champ social et que nous accom-
lorsque l’exclusion prend la forme de la      pagnons et soutenons. Par exemple, en
mendicité.                                    Meurthe-et-Moselle, avec la mise en

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Comment revivifier les solidarités ?          Comment susciter l’engagement ?

place de la plate-forme départementale                            Jean-Pascal Labille
de l’engagement qui rapproche offre et
                                                          « La République c’est le droit
demande de bénévolat.
                                                          de tout homme, quelle que soit
                                                          sa croyance religieuse, à avoir sa
   Dans le même temps, les dépar-                         part de la souveraineté1. »
tements, chefs de file des solidarités
humaines, ainsi que le bloc commu-             Si la confiance des citoyens envers
nal, sont les acteurs clés d’un engage-     notre système démocratique et les corps
ment citoyen qui ne demande qu’à être       intermédiaires pour défendre leurs
stimulé et organisé. Ainsi, le conseil      intérêts et porter leur parole est remise
départe­mental de Meurthe-et-Moselle        en cause ces dernières années, il n’en
a-t-il développé l’accueil citoyen dans     demeure pas moins qu’une forme d’enga-
le champ de l’enfance en danger. Avec       gement dans notre société existe et s’est
« Familles solidaires » pour les mineurs    même renforcée ces dernières années.
étrangers isolés ou le parrainage d’en-
                                              Resusciter l’engagement et faire corps
fants, des citoyens volontaires sont
                                            dans une société fracturée et désabusée
soutenus par nos services dans leur
                                            suppose de s’attaquer non seulement
accompagnement de mineurs. Ce sont
                                            au modèle démocratique existant, mais
de merveilleuses alternatives à l’accueil
                                            aussi au rôle joué par les corps inter-
collectif et l’occasion de formidables
                                            médiaires et des contre-­ pouvoirs pour
rencontres.
                                            soutenir une certaine forme de cohésion
                                            sociale.

                                            1.   Jean Jaurès, « La question décisive »,
                                            La Dépêche de Toulouse, 23 août 1892.

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