Sous la direction d'Éric Chenut - Fondation Jean-Jaurès
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Comment Comment revivifier les solidarités ? Comment revivifier les solidarités ? L’engagement, un remède à la crise revivifier les solidarités ? sous la direction d’Éric Chenut L’engagement, un remède à la crise sous la direction d’Éric Chenut Après plusieurs années de bouleversements sans précédent, l’heure est à la reconstruction. Comment revivifier l’engagement ? Comment faire société ? En somme, comment parvenir, ensemble, à esquis- ser les prémices d’un monde meilleur ? Ce sont ces interrogations qui rythment la réflexion de neuf auteurs (philosophe, médecin, acteurs du Éric Chenut (dir.) monde économique et syndical…) dans cet ouvrage dirigé par Éric Chenut, président de la Mutualité Française. S’ils présentent chacun des propositions différentes pour renforcer la cohésion sociale et œuvrer pour un monde plus juste, ils parviennent tous à la même conclusion : il faut agir, et vite. 12 euros TTC
Comment revivifier les solidarités ?
Comment revivifier les solidarités ? L’engagement, un remède à la crise Fondation Jean-Jaurès 12, cité Malesherbes sous la direction d’Éric Chenut 75009 Paris www.jean-jaures.org © Fondation Jean-Jaurès éditions, 2022 ISBN 978-2-8159-5249-1 Fondation Jean-Jaurès éditions
Préface « S’engager » fait partie d’un des verbes que je préfère dans la langue fran- çaise, un mot auquel je me raccroche, car il est une sorte de fil dans ma vie. Ce mot est riche, il raconte une multitude d’histoires, comme celle des femmes et des hommes engagés dans la Résistance pendant la guerre, celle des suffragettes pour obtenir le droit de vote des femmes, celle des militants pour le droit à la contraception ou à l’IVG, parmi lesquels de nombreux mutualistes ; à chaque période ses engagements ! Ce mot, « s’engager », donne du sens au temps que l’on consacre aux causes 5
Comment revivifier les solidarités ? P Préface réface qui nous tiennent à cœur et nourrissent des modes d’engagement ? à la manière la participation démocratique. d’accueillir celles et ceux arrivant dans des organisations devenues plus com- L’essentiel est notre capacité à être et plexes, plus gestionnaires, dont le sens à faire ensemble, quelles que soient les est peut-être moins intuitif ? ou est-ce motivations des femmes et des hommes dû à un questionnement de la capacité qui échangent, réfléchissent ou agissent du collectif à être facteur de progrès, collectivement. Leurs implications, leurs d’épanouissement ? Le marketing et contributions concourent à construire et le néolibéralisme ont théorisé que le faire vivre notre cohésion sociale. bonheur était d’« avoir », dans un nihi- Il est donc nécessaire d’amorcer ce lisme exacerbé, mortifère pour le vivre travail d’introspection sur l’engagement ensemble ! d’aujourd’hui et de penser à celui de Comment aller contre cette tendance demain, dans le monde mutualiste, d’une moindre capacité à contribuer à de l’économie sociale et solidaire, et l’intérêt général dans nos périmètres au-delà. Comme l’ensemble des acteurs d’action pour la santé et la protection de la société engagée, syndicats, partis sociale ? politiques, associations, nous n’échap- pons pas à la défiance qui croît dans les Nous voyons se substituer inexorable- institutions du pays. ment la qualité de client à celle d’adhé- rent, dans une approche consumériste Malgré un ancrage dans les réalités où la protection sociale est renvoyée de proximité, la préparation de la relève, à un guichet payeur solvabilisant des les passages de relais sont rendus plus dépenses. Notre ambition émanci- difficiles. Cela tient-il à l’attractivité patrice, individuelle et collective, est 6 7
Comment revivifier les solidarités ? P Préface réface donc questionnée, au cœur même des d’allocation de moyens et de ressources valeurs qui constituent cette aspiration et en rien des sujets techniques, des collective. Par des protections mutuelles choix d’experts. fondées par la solidarité, nous permet- tons à chacun de se projeter dans son Ce constat partagé et l’addition de projet de vie personnelle, familiale ou volontés se sont traduits à travers le professionnelle. collectif du Pacte du pouvoir de vivre, regroupant soixante-cinq organisations Comment réconcilier solidarité et souhaitant questionner la manière d’ap- responsabilité individuelle et collective, préhender les transitions démocratiques, comment réarticuler droits et devoirs ? économiques, sociales et écologiques. Pour le dire autrement : comment Cet espace, auquel nous participons redonne-t-on de l’appétence à faire avec des syndicats, des associations, ensemble, l’aléa ne pouvant être effica- des acteurs de l’économie sociale et cement pris en charge que de manière solidaire, permet de retisser des liens en collective et solidaire ? mariant l’expression citoyenne et celle de structures engagées. En tant qu’acteurs de la société enga- gée, nous avons une responsabilité pre- Ce livre a vocation à apporter des mière en proposant de faire ensemble, éléments d’analyse pour expliquer ce de concourir aux communs de la société. désengagement et y répondre. Il est donc Nous pouvons présenter une démarche né de ce souhait de donner la plume à d’éducation populaire et citoyenne dans des femmes et des hommes impliqués, le champ de la santé, de la protection ayant des parcours différents et des sociale pour montrer en quoi et comment engagements variés. Dans un monde qui ce sont avant tout des choix politiques change à toute vitesse, l’écrit donne le 8 9
Comment revivifier les solidarités ? P Préface réface temps de faire une pause face à cette ambition commune, avec pour boussole complexité. Philosophe, journaliste, uni- notre cohésion et pour ambition la lutte versitaire, élue locale, médecin, acteurs contre les inégalités. du monde syndical ou économique, tous ont accepté de contribuer à cet exercice ; Éric Chenut je tiens ici à les en remercier. Dans cet ouvrage, que j’ai eu l’hon- neur et le plaisir de diriger en collabo- ration avec la Fondation Jean-Jaurès, les contributrices et contributeurs donnent des clés pour reconnecter les mots « engagement » et « ensemble ». Neuf contributions où chacun partage son regard et sa réflexion sur la société avec trois angles : tout d’abord, com- ment doit-elle faire commun ; ensuite, comment susciter l’engagement ; enfin, comment lutter contre la pauvreté et les inégalités. La richesse des contributions de ces femmes et hommes alimentera, à n’en pas douter, nos cheminements sur le besoin de retrouver du sens et de partager une 10
Comment faire commun ? Gabrielle Halpern L’époque semble être au repli sur soi, aux fractures, à l’individualisme et au désengagement. Mais dans ce ciel bien sombre, quelques lueurs ça et là apparaissent – des signaux faibles d’hy- bridation –, témoignant que la solida- rité, le collectif, le commun n’ont pas disparu… Bien mieux, il se pourrait même qu’ils se développent lentement mais sûrement, prenant des formes nouvelles, inédites, nous invitant à repenser toutes nos cases ! Qu’est-ce qui fait la singularité de l’être humain par rapport aux autres animaux ? Selon 13
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? saint Augustin, l’être humain a été créé Si notre rationalité était originel- pour qu’il y ait du commencement1… lement très utile pour construire les L’être humain est l’animal du commen- sciences, elle s’est quelque peu rigidi- cement ! C’est notre capacité à agir, à fiée au fur et à mesure des siècles pour créer, à introduire de la nouveauté, à se transformer en usine de production prendre des initiatives, à commencer massive de cases. Nous ne nous en ren- quelque chose qui fait de nous des dons pas compte, mais nous passons nos animaux un peu différents des autres. journées à tout ranger dans des cases : L’être humain est donc, par essence, nos amis, nos collègues, nos territoires, un « startuper » ; c’est-à-dire un « com- nos voisins, nos métiers. En agissant de menceur ». Comment faire en sorte que la sorte, nous passons complètement à ce besoin fondamentalement humain côté de la réalité. La crise que nous tra- de commencer quelque chose, de créer versons n’est pas d’abord économique, quelque chose – d’agir, en un mot –, sociale, écologique, institutionnelle, soit un élan hors de soi… pour aller vers territoriale ou politique ; ce que nous l’Autre ? Si, selon les mots de Martin vivons, c’est avant tout une crise de notre Buber, « l’homme devient je au contact rapport à la réalité. En rangeant tout du tu », comment renforcer parmi nos et tout le monde dans des cases, nous contemporains, et pour les générations fabriquons des silos qui fracturent notre à venir, le goût de l’altérité ? société. Un exemple frappant, si vous lisez les programmes politiques des can- didats – que ce soit aux élections locales 1. Saint Augustin, « Cité de Dieu », repris ou nationales –, vous constaterez qu’il par Hannah Arendt dans La vie de l’esprit (New York, Harcourt Brace Jovanovichet, s’agit de programmes politiques catégo- 1978) dans Les origines du totalitarisme riels. Il y a « ma petite mesure pour les (New York, Harcourt Brace & Co, 1951). 14 15
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? jeunes », « ma proposition pour les arti- réunies, vont donner lieu à quelque sans », « ma mesure pour les personnes chose de nouveau : un tiers service, une âgées »… Le corps citoyen est divisé en tierce manière de travailler, de consom- morceaux et un programme politique mer ou d’habiter, un tiers modèle, un catégoriel – lorsque le candidat est élu – tiers usage, un tiers lieu, une tierce… se traduit en politiques publiques caté- économie ! gorielles qui renforcent, voire créent, les fractures de notre société. On ne peut Chaynesse Khirouni pas penser la banlieue sans le cœur de ville, les jeunes sans les personnes âgées, Dans leur ouvrage Les nouveaux l’économie sans la société, la technologie biens communs ?1, Emmanuel Dupont sans l’artisanat, sauf à créer des clivages. et Édouard Jourdain explorent une Pour créer du commun, il va nous falloir manière nouvelle de faire société. Une remettre radicalement en cause cette approche qui privilégie la prise en charge logique de « cases » – cette manière de collective de services communs par l’ini- penser, de gouverner, d’entreprendre, de tiative citoyenne. Qu’il s’agisse d’un tiers commercialiser, de former par « silos » – lieu, d’un espace culturel ou encore d’un et apprendre à « hybrider », c’est-à- service à la personne, ces initiatives ne dire à faire des mariages improbables. sont pas sans faire écho aux pratiques L’hybridation, qui est un véritable projet autogestionnaires. de société, vise à briser ces frontières absurdes pour mettre ensemble des générations, des activités, des usages, 1. Emmanuel Dupont, Édouard Jourdain, des personnes qui, a priori, n’ont pas Les nouveaux bien communs ? Réinventer l’État grand-chose à voir ensemble, mais qui, et la propriété au xxie siècle, La Tour d’Aigues, l’Aube / Fondation Jean-Jaurès, 2022. 16 17
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? En complémentarité, mais aussi en d’une partie de la jeunesse ou la convic- cohérence avec ces dynamiques inno- tion que l’État est déconnecté de ses vantes de la société civile, il nous faut territoires… sont des poisons qui repenser les outils politiques du contrat minent le sentiment d’appartenance social. Cela suppose de réinterroger à une République une et indivisible. notre Constitution, notre organisation Ils menacent les fondements d’une territoriale et notre vie politique, car, République qui affiche l’ambition de la sauf à considérer que les fractures terri- fraternité sans parvenir à la traduire en toriales, sociales et demain climatiques actes. La création de liens plus étroits peuvent être traitées par le système entre les territoires ruraux, périur- qui, depuis des décennies, échoue à les bains et urbains est une nécessité. Des réduire, comment ne pas s’entendre sur réponses concrètes, en matière d’offre la nécessité de les renouveler ? de soins ou de mobilités par exemple, sont indispensables, tout comme le La segmentation du corps social et déploiement de politiques d’insertion et les communications difficiles entre ses de réussite éducative plus ambitieuses diverses composantes sont une menace dans les quartiers défavorisés. qui pèse sur notre capacité à faire com- mun. Une segmentation qui sépare une Les fractures territoriales et sociales minorité qui s’épanouit dans la mon- doivent recevoir des réponses à l’échelle dialisation libérale d’une majorité qui la des territoires, en partenariat avec un État subit. Les dernières élections présiden- et des Régions stratèges et facilitateurs. tielles témoignent de cette réalité. Le conseil départemental de Meurthe- Le sentiment de déclassement, la et-Moselle a fait des choix qui participent progression des inégalités, l’inquiétude à répondre à ces défis. Je pense ici tout 18 19
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? particulièrement à sa territorialisation. pour le climat fut, de ce point de vue, un Elle mise sur la proximité tant des élus exemple et un contre-exemple. La qualité que des services départementaux. Une des débats et des propositions tranchait présence qui rassure et accompagne, avec le cynisme des gouvernants qui, en des politiques publiques qui protègent, vidant ces travaux de leur substance, ont des synergies avec le bloc communal jeté le discrédit sur un outil participatif qui décuplent l’efficacité de l’action. inédit et prometteur. Ce maillage territorial n’a pas été suffi- samment encouragé dans le cadre d’une Il nous faut une République plus décentralisation qui s’est parfois limitée juste et plus solidaire, plus décentra- aux principes. La crise sanitaire a pour- lisée, davantage à l’écoute de tous ses tant permis d’illustrer sa pertinence. enfants et qui saurait, par exemple, C’est d’abord à cette échelle que nos reconnaître le vote blanc ou nul et multi- fractures pourront être traitées. À condi- plier les consultations citoyennes à tous tion que l’État reconnaisse réellement les les échelons. acteurs politiques locaux et cesse de les instrumentaliser en réduisant sans cesse Jean-Pascal Labille leurs capacités d’initiative. La crise sanitaire, le creusement des À l’échelon national, c’est évidemment inégalités sociales, les crises migra- une République parlementaire qu’il nous toires, le déficit démocratique, le dérè- faut promouvoir. Une République qui glement climatique, etc. cristallisent sache susciter le dialogue citoyen sans de nombreux sentiments d’injustices et idées préconçues, dans le cadre d’espaces tensions. Des Gilets jaunes, nés à l’au- qui contribuent effectivement à la prise tomne 2018, à ceux constitués durant la de décision. La convention citoyenne 20 21
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? pandémie, les mouvements de contesta- Si on considère que l’intensité des tion émergeants démontrent une crise difficultés quotidiennes auxquelles sont de confiance des citoyens envers nos confrontés les citoyens, au contraire institutions dites « classiques » et nous d’être un moteur de mobilisation, ins- obligent à réfléchir profondément à taure de la résignation et du rejet envers notre manière de faire société. les institutions politiques, notre système démocratique doit être en mesure de Les citoyens doutent profondément de mettre en scène de manière institution- la capacité des responsables politiques et nalisée le conflit né du sentiment de ne des instances démocratiques existantes pas trouver sa place ou d’être reconnu. à répondre à leurs difficultés. Ils doutent Autrement dit, les institutions démo- également du pouvoir des corps intermé- cratiques doivent se renouveler et oser diaires (dont font partie les mutuelles et porter une certaine forme de conflic- les syndicats) à défendre leurs intérêts et tualité à travers un nouveau modèle de à transformer de l’intérieur nos instances gouvernance plus participatif dans lequel démocratiques. Cette crise de confiance le citoyen peut s’exprimer librement. envers les institutions démocratiques, accompagnée d’une remise en cause La participation citoyenne constitue la croissante de la légitimité des contre- clé du renouvellement de notre système pouvoirs, nous confronte à un double démocratique. Pour ce faire, il ne suffit défi. Premièrement, celui de reconsidé- pas seulement de consulter les citoyens, rer les fondamentaux de nos institutions il faut également leur donner accès aux démocratiques et deuxièmement, celui informations et renforcer leur capacité de redéfinir le fonctionnement des corps d’analyse critique afin qu’ils puissent intermédiaires et des contre-pouvoirs. confronter leurs points de vue et remettre en question les politiques menées. 22 23
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? L’éducation permanente permet cela et rapports de confiance avec les citoyens vise par ailleurs à stimuler une certaine et à jouer leur rôle de contre-pouvoir, les forme de résistance nécessaire au fonc- corps intermédiaires doivent se rendre à tionnement démocratique moderne. l’évidence. Ils doivent se renouveler et se réinventer. Ils doivent renouer avec leur Les corps intermédiaires ont un rôle à base et porter la conflictualité de l’inté- jouer pour imposer une nouvelle concep- rieur pour que nos institutions politiques tion de la démocratie, plus sociale et s’adaptent aux réalités des citoyens en participative. C’est précisément dans perpétuel changement. l’incarnation des clivages que les corps intermédiaires ont un rôle à jouer pour Il est important de renouveler nos renforcer la conflictualité politique. instances démocratiques ainsi que le Il est facile de reconnaître le rôle joué par fonctionnement des corps intermé- les syndicats auprès du monde ouvrier diaires. Parce qu’à travers le manque autour du clivage historique capital/ de prise en considération de la parole travail. Structurées comme un contre- citoyenne et l’affaiblissement des corps pouvoir et s’inscrivant dans une longue intermédiaires dans notre société, c’est tradition de luttes, les organisations syn- la démocratie tout entière qui est en dicales ont permis de conflictualiser le danger. rapport entre le travail et le capital, et de faire entendre la voix du monde ouvrier. Laurent Berger Il est par contre plus difficile d’affirmer que les organisations syndicales aient Il est urgent de faire une pause, de été les réceptacles de la colère des Gilets prendre le temps d’analyser l’état de jaunes. Couplés à la double difficulté la société. Les dernières élections ont des corps intermédiaires à instaurer des 24 25
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? confirmé ce que nous ressentons depuis Pour tenter d’y répondre, il faut se des mois, moi et l’ensemble des respon- fier à une boussole : partir du réel de la sables CFDT, en nous déplaçant dans société. Quel est-il ? La photographie toutes les régions et en échangeant avec n’est pas aussi contrastée que certains les équipes syndicales. Nous savions la veulent bien le dire pour souffler sur les société fatiguée par une succession inin- braises et attiser une certaine violence. terrompue de crises : mouvement des On pourrait multiplier les exemples, mais Gilets jaunes, crise sanitaire, guerre en opposer la France des campagnes qui Ukraine… Nous percevions la montée souffre à celle des villes qui va bien est de la défiance vis-à-vis de l’action poli- un grossier raccourci. Affirmer que les tique au sens large. Le rejet de la parole problèmes de pouvoir d’achat concernent scientifique par un certain nombre tous les ménages à l’exception d’une de nos concitoyens et l’attrait pour les certaine élite est totalement faux. Faire thèses les plus fantaisistes entourant les peser toutes les difficultés économiques vaccins l’ont illustrée de façon éclatante. et sociales sur la seule présence d’étran- Ce relativisme ambiant et permanent gers en France est une aberration. mis en exergue au cours de la pandé- mie lui est bien antérieur. Il est l’un des La présidentielle s’est fait le porte- symptômes de la fatigue démocratique voix de ces adeptes de l’affrontement. de la société. Cette fatigue s’est traduite S’ils ont eu de l’écho, c’est parce que très concrètement par des taux d’abs- la société se vit mal collectivement. tention aux élections présidentielles et Individuellement, la situation est beau- législatives jamais connus jusque-là, par coup plus nuancée. Nombre de Français un score inédit de l’extrême droite. ont traversé cette période compliquée sans trop de dommages. Vous ne vivez pas de la même façon un confinement 26 27
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? lorsque votre logement permet de télé- la hauteur de leur investissement dans travailler confortablement, lorsque votre leur entreprise, il ne pourra être question activité ne vous contraint pas à vous de ressouder la société. Cette « répa- rendre sur votre lieu de travail vaille que ration » du quotidien des ménages les vaille, lorsque les problèmes de garde plus modestes est un préalable pour se d’enfants sont subalternes… Dans cette projeter dans les grands défis qui se font période, le défaut d’accompagnement de de plus en plus pressants : la transition toute une partie de la population a jeté écologique, la réduction des inégalités et une lumière crue sur toutes ces inégali- la vitalité démocratique. tés. Il les a également accentuées. Pour que la société fasse de nouveau Fabien Cazeaux corps avec elle-même, il faut répondre Le constat n’est pas nouveau, mais à ces injustices du quotidien, s’adresser il s’aggrave : les Français ne se sentent aux gens en leur parlant de leur vie et plus correctement représentés dans les pas de concepts globaux, les écouter, instances qui sont censées les fédérer. leur proposer une vision positive de l’ave- Qu’il soit politique, syndical ou associa- nir construite avec eux. Tant que des tif, l’engagement démocratique montre citoyens se sentiront relégués, délaissés, d’inquiétants signes d’essoufflement. parfois méprisés parce qu’ils n’ont pas Les Français ne veulent plus faire corps accès aux services publics essentiels, par procuration. parce qu’ils constatent que la « part du gâteau » qui leur revient est moins Pour autant, la soif d’engagement grande que celle des détenteurs du capi- collectif reste forte. La mobilisation des tal, parce qu’ils ont le sentiment – sou- Gilets jaunes l’a bien montré : les causes vent justifié – de ne pas être reconnus à 28 29
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? concrètes et matérielles rassemblent contre l’Ukraine fait à peu près l’unani- bien plus que les grandes idéologies dont mité contre elle, même dans des camps l’âge d’or semble aujourd’hui révolu. dont les leaders avaient jadis montré une certaine mansuétude vis-à-vis de Vladimir Face à cette fragmentation du désir Poutine. Mais faut-il se résoudre à avoir démocratique, l’offre politique se renou- besoin d’une menace extérieure pour voir velle aujourd’hui par ses marges. Les la société faire corps ? dissidences d’hier deviennent les grands partis d’aujourd’hui. Le marginal semble Les médias ont forcément un rôle à gagner ce que le « mainstream » perd jouer dans la définition d’un nouveau en attractivité. Les porteurs de discours « vivre ensemble ». Derrière ce pluriel anti-élites ont d’ailleurs bien compris trop globalisateur, les lignes éditoriales qu’ils avaient plus intérêt à cibler un sys- divergent. Certaines rédactions donnent tème qu’à inventer de nouvelles manières libre cours à la polémique en plateau, de faire corps au sein de la société. Le peu coûteuse à mettre en scène, qui populisme prospère-t-il sur cette incapa- garantit une reprise significative sur les cité à faire corps comme avant, le corps réseaux sociaux. Le buzz à bon compte, social existe-t-il encore ? crépitement d’emportements individuels plutôt qu’harmonie de discours rassem- Comme la crise sanitaire l’a montré, bleurs. D’autres, en revanche, font le puis la guerre en Ukraine, la menace ras- choix de poursuivre sur la voie du repor- semble toujours. D’une certaine manière, tage, de l’investigation, des techniques les Français ont fait corps en applaudis- journalistiques parfois onéreuses, mais sant les soignants à leurs fenêtres tous qui fédèrent de larges publics autour les soirs à heure fixe pendant le premier d’un travail pensé. Succès rassurant lors- confinement. De même, l’agression russe qu’il est atteint. 30 31
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? Pour faire corps, la société doit cer- Marie-Pierre Toubhans tainement se réapproprier le temps « Il va de soi que, par définition, long. Trouver des sujets de rassemble- nous pensons qu’une personne ment au-delà de l’actualité immédiate, ayant un stigmate n’est pas tout se retrouver dans de grands projets qui à fait humaine1. » dessinent un chemin. L’accès aux soins, La question du handicap relève d’une l’égalité des chances, les objectifs clima- construction sociale, politique et histo- tiques… Ce ne sont pas les sujets qui rique qui a abouti à une dévalorisation, manquent. Encore faut-il savoir les ériger disqualification et stigmatisation des en priorité nationale propre à mobiliser personnes concernées. les énergies citoyennes désireuses de se rassembler. Les récentes expérimenta- Les différents textes internationaux, tions (grand débat national, Convention européens et nationaux adoptés depuis citoyenne pour le climat notamment) les années 1970 visent à considérer les ont certainement ouvert la voie, elles ne personnes handicapées comme des sujets demandent qu’à être perfectionnées… de droits et non plus des objets de soins Elles préfigurent sans doute de nou- ou de charité, et à faire évoluer les repré- veaux cadres de réflexion et d’expression sentations sociales. Pour faire sens com- citoyennes qui permettront à la société, mun, cette reconnaissance réciproque espérons-le, d’enfin faire corps. de l’autre, en égale dignité et en droits est indispensable. Or, un des enjeux consiste à respecter la convention inter- nationale des personnes handicapées, 1. Erving Goffman, L’arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2022 [1977]. 32 33
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? ratifiée par la France en 2010, qui engage voire supprimant, les obstacles entre l’État aux fins « de promouvoir, protéger les caractéristiques de la personne et et assurer la pleine et égale jouissance de l’environnement. Elle donne sens à un tous les droits de l’homme et de toutes les mieux vivre pour tous et toutes, quels libertés fondamentales par les personnes que soient la situation, les besoins, les handicapées et de promouvoir le respect aspirations de chacun. C’est pourquoi il de leur dignité intrinsèque ». me semble qu’il faut défendre son inser- tion dans notre Constitution. D’une certaine façon, nous sommes « à la recherche du sens commun », ce – La seconde interroge et confronte savoir partagé qui permet d’organiser la la question légitime des identités à celle vie sociale, dans ses principes, valeurs et d’un projet universaliste pour tous et ses perspectives. Deux pistes pourraient toutes, articulé à une perspective éman- être investiguées : cipatrice. Nous partageons la même humanité, la même finitude de la pla- – La première consiste à créer les nète, la même vulnérabilité qui appelle conditions d’un partage des communs à des ambitions communes de solidarité. et à les élargir à de nouvelles probléma- Comment renouer avec le sens des uto- tiques sociales. Dans ce cadre, l’enjeu de pies, le rêve des possibles ? Comment l’accessibilité universelle me paraît une pouvons-nous nous réinterroger sur la perspective indispensable. Ce principe place des organisations, ces corps inter- de l’accès à tout pour tous concerne médiaires malmenés, et des personnes toutes les situations de handicap, toutes concernées, dont les savoirs expérientiels les activités et tous les lieux de vie. Son ont trop souvent été rejetés, car profanes objectif consiste bien à permettre l’au- face aux sachants ? Comment reconnaître tonomie et la participation en réduisant, le pouvoir d’agir, l’autodétermination, 34 35
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? l’aspiration à l’autonomie, au choix du Ballotées de centre d’hébergement en mode d’accompagnement, par exemple ? association, accompagnées par une Pour renouer avec le commun, il nous armée de bénévoles, confiées à divers faut trouver ces cadres de dialogues, de avocats surchargés de dossiers, inter- débats où chaque voix compte. dites de travail, elles sont totalement déshumanisées. Sommées de prouver le Ces réflexions donnent corps à la bien-fondé de leur présence, obligées de perspective inclusive qu’on ne saurait solliciter auprès des médecins des certi- réduire à un simple slogan ou un effet ficats absurdes pour attendrir les juges de de mode. Au contraire, elle nous invite l’Office français de protection des réfu- et incite à réfléchir, à dépasser nos giés et apatrides (OFPRA), on ne leur pratiques actuelles, à envisager diffé- laisse aucune place pour valoriser leurs remment la société dans laquelle nous talents et montrer leurs savoir-faire. Or pourrions vivre, quelles que soient nos ces femmes sont de véritables héroïnes, singularités. dotées d’une impressionnante motiva- tion qui leur a permis de supporter un Ghada Hatem parcours migratoire d’une rare violence. Obtenir enfin des papiers, travailler pour Une société qui ne fait pas corps vivre dignement leur permettrait juste- commun est une société malade, dont ment de faire société plutôt que de les l’espérance de vie est limitée. Or, assigner à un rôle de mendiantes assis- dans l’environnement qui est le nôtre tées, puis de délinquantes sans papiers à la Maison des femmes, le destin des obligées de quitter le territoire français. femmes migrantes, surreprésentées du Les maintenir dans cet état de dépen- fait de notre spécificité, nous interroge. dance et de contrôle, c’est les assigner à 36 37
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? un destin de violences, physiques, psy- approximatifs, voire dangereux, au lieu chologiques et très souvent sexuelles, d’exiger (et de financer) le meilleur. pour survivre. Proies idéales, elles accepteront l’inacceptable pour manger, Et pourtant, ces prises en charge dormir une nuit sous un toit ou se laver. organisées en silos sont extrêmement Sans surprise, elles auront des enfants coûteuses à défaut d’être réellement qui vivront également dans la violence et efficaces. Une autre voie, qui ferait la perpétueront ce cercle vicieux. part belle à la prévention, la protection et l’inclusion, est certainement possible. Quant aux femmes victimes de vio- lences intrafamiliales, mal repérées, Pascal Demurger rarement protégées, elles viennent elles aussi grossir les rangs des parias que la La société française s’est longtemps société refuse de voir et d’inclure. organisée, bon an mal an, selon des matrices à vocation universelle. Le chris- Enfin, les enfants victimes de vio- tianisme et la République notamment, lences dans leur propre famille sont loin bien que concurrents, ont proposé des de bénéficier d’une prise en charge à la normes et valeurs, des institutions, rites hauteur de l’enjeu que représentent pour et règles de vie à même de permettre à la une société leur protection et leur édu- société de « faire corps ». Des idéologies cation. Foyers, associations, familles d’ac- comme le marxisme ont également joué cueil pourraient laisser penser que tout ce rôle pour des parts importantes de la est mis en œuvre pour les accompagner, population. Ces matrices n’ont certaine- mais les témoignages poignants qui émer- ment pas effacé les clivages, les tensions, gent depuis peu prouvent que là encore les mécanismes d’exclusion. Mais elles la société s’est contentée de pansements 38 39
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? ont été suffisamment globalisantes pour Ne nous y trompons pas : cette aspi- structurer la vie commune de dizaines ration profonde pour toujours plus de de millions d’individus, génération après liberté individuelle est porteuse de pro- génération, dans toutes les dimensions grès. L’affirmation de l’individu, c’est de la vie sociale. Le mouvement mutua- la remise en question des carcans et liste, par exemple, est de facto rattaché des conservatismes, c’est la conquête à la matrice républicaine. Du fait de son de droits nouveaux, c’est une société histoire, de ses valeurs et de la place plus diverse et des destins personnels qu’il accorde à l’intérêt général, il s’in- davantage choisis. Mais c’est inévita- sère dans cette geste. Et avec ses mil- blement aussi une tendance génératrice lions de sociétaires et salariés, on peut d’atomisation, de fragmentation, voire considérer qu’il apporte une contribu- d’incapacité à construire du commun tion qui n’est pas totalement négligeable avec ce qui ne me ressemble pas exac- au maintien de la matrice républicaine. tement. Un phénomène absolument inadapté à des temps où aucune solu- Si elles restent puissantes, ces tion aux défis écologiques et sociaux ne matrices sont néanmoins aujourd’hui saurait être imaginée en dehors d’une profondément remises en question et mobilisation collective et coordonnée. affaiblies. À la fois parce qu’elles ont Sans compter que les bénéfices de la connu des dérives – tragiques pour cer- liberté individuelle sont inégalement taines – parce qu’elles n’ont pas apporté répartis, et cela de manière croissante, toutes les réponses attendues – spiri- selon que vous ayez ou non les capaci- tuelles comme matérielles –, mais certai- tés matérielles et culturelles de vous en nement plus fondamentalement parce saisir pleinement. qu’elles ont été érodées par l’insatiable soif de liberté individuelle. 40 41
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? Quelle solution alors ? Inévitablement, familles, dès lors qu’on leur en donne la réussir l’exploit d’établir une matrice possibilité, ont tout à gagner au dévelop- nouvelle, avec ses normes, ses valeurs, pement du télétravail, de cadres de vie ses institutions, ses rites et règles de vie moins pollués et moins bruyants grâce créateurs de commun, mais une matrice aux nouvelles mobilités et d’une alimen- capable d’épouser l’indomptable désir de tation plus saine grâce à une nouvelle liberté de chacun. Vouloir revenir sur les agriculture. Les collectivités et l’État ont conquêtes de l’individu serait illusoire un intérêt immédiat à réduire l’ampleur en plus d’être dangereux. Le dogme n’a de catastrophes naturelles insoutenables plus de place au xxie siècle. Il faut dès pour les finances publiques. Cette lors imaginer un récit mobilisateur et matrice est à même d’apporter des béné- libérateur pour l’individu. fices spirituels et matériels évidents, et donc de générer de l’engagement. À bien des égards, une écologie éman- cipatrice, offrant une perspective de salut temporel collectif face à une menace Jérôme Saddier existentielle, tout en apportant davantage Notre nation se caractérise depuis d’épanouissement et de bien-être indivi- des siècles par la convergence des struc- duel, peut constituer cette matrice nou- tures de la société « civile » vers un hori- velle. Ce serait une formidable source zon commun qui constitue un principe : d’engagement universel, bien au-delà du celui de l’intérêt général, conçu comme seul militantisme politique. Les actifs une transcendance des appartenances peuvent tirer demain leur fierté d’appar- et politiquement incarné par le projet tenir à des entreprises bras armés de la républicain. décarbonation, au lieu de contribuer à une civilisation fossile déclinante. Les 42 43
Comment revivifier les solidarités ? Comment faire commun ? La fragilisation de ce destin commun partenaires sociaux, fragilisation des (par la concurrence du projet euro- organisations représentatives au mieux péen, la mondialisation économique, traitées comme des « clientèles », et le brassage multiculturel, l’accès sans même ignorance des organes de concer- limites à l’information…) a déstabi- tation prévus par la loi… la barque est lisé cette convergence et la « société lourde côté pouvoirs publics. L’urgence civile » elle-même. Plutôt que d’être un est à la réconciliation de la politique avec « tiers état » en mouvement, la société la construction du « commun » issu de agissante tend à devenir une collection l’exercice citoyen, et qu’elle serve moins aléatoire de communautés dépourvues à légitimer un « cercle de la raison » trop d’un idéal commun. Là où, auparavant, sûr de lui. il était possible de se mouvoir librement parmi différentes causes et même les Sans doute ladite société civile associer, la tendance contemporaine à a-t-elle sa part de responsabilité dans l’assignation, volontaire ou non, à une cette situation, et nos organisations « identité » fragilise la coalition néces- devront à l’avenir savoir se remettre en saire de toutes dans la citoyenneté. cause pour porter de façon toujours plus efficace et légitime la parole citoyenne. Il faut bien dire aussi que la méthode Car si la tendance à la « désaffiliation » de gouvernement, depuis plusieurs est avérée, les enjeux collectifs comme quinquennats, a eu pour conséquence le besoin de solidarité demeurent déter- certaine d’affaiblir la société civile orga- minants. Sans doute devront-elles pour nisée : faux-semblant des conventions cela savoir capter la radicalité qui s’ex- citoyennes, mépris à l’égard du Conseil prime, notamment chez les plus jeunes, économique, social et environnemen- et à propos des enjeux écologiques qui tal (CESE), défiance à l’égard des bouleversent la notion de « commun ». 44 45
Comment revivifier les solidarités ? Elles devront aussi proposer des raisons d’agir variées et peut-être moins englo- bantes, plus concrètes et directes. Elles devront également conserver leur capacité à pratiquer « l’éducation Comment populaire » sur bien des sujets, notam- susciter l’engagement ? ment liés à la transition écologique, ainsi que leur fonctionnement démocratique promoteur de citoyenneté globale. Ces deux dimensions sont d’abord essen- Gabrielle Halpern tielles à la bonne appréhension d’en- Sur le sujet de l’engagement, nous jeux économiques et sociaux durables, faisons face à une contradiction : donc à l’articulation entre une vision du d’une part, l’engagement semble être monde, le temps de la délibération puis de plus en plus remis en question par le moment de l’action ; elles sont aussi une logique de « zapping » qui apparaît déterminantes pour l’avenir de notre comme un fait de société et qui touche démocratie, qui n’est pas qu’une affaire de nombreux domaines de la vie, d’autre d’institutions, mais aussi de pratiques part, jamais le besoin de sens et d’utilité citoyennes à grande échelle. de l’action n’a été autant revendiqué De ce point de vue, l’économie et exigé. Et si ce n’était pas l’engage- sociale et solidaire c’est la vie, la société ment qui était remis en cause, mais les en mouvement, et un projet politique formes qu’il prenait jusqu’à présent ? Et démocratique au service du commun. si notre société était tout aussi enga- gée, mais différemment qu’autrefois ? 47
Comment revivifier les solidarités ? Comment susciter l’engagement ? Quelles sont les formes prises par cet Nous pouvons parler d’une nouvelle engagement ? forme d’« engagement par hybridations » qui doit être encouragée, développée, Il y a de nombreux signaux faibles valorisée. Les entreprises raisonnent d’hybridation qui fleurissent dans tous encore trop par métier, par secteur, par nos territoires et qui témoignent du fait fédération professionnelle ; les décideurs que nous sommes en train d’apprendre à publics et les administrations raisonnent voir le monde autrement qu’au travers de encore trop par catégories se traduisant cases. Du fait de la prise de conscience en normes, réglementations et législa- écologique, la case « ville » explose, avec tions catégorielles ; les écoles raisonnent la végétalisation croissante, les fermes et encore trop par métier et pas assez en les potagers urbains, dans une hybrida- termes de compétences, alors que la tion entre la Nature et l’urbanisme. De société a justement besoin d’entrecroiser nouvelles manières d’habiter s’installent les métiers, les secteurs, les générations, avec le coliving où l’on mutualise une les activités, les disciplines. Pour susci- buanderie, une chambre d’amis, une cui- ter, pour rendre possible, pour accompa- sine ou encore une voiture à l’échelle d’un gner cet engagement par hybridations, il immeuble ; des écoles rurales transforment sera nécessaire de décloisonner radicale- leur cantine en brasserie pour tout le vil- ment nos institutions, entreprises, struc- lage et ouvrent leurs portes aux personnes tures, écoles, laboratoires de recherche, âgées pour leur apprendre à se servir d’un administrations, formations et… cabi- ordinateur. Des gares se transforment en nets ministériels ! musée pour donner au plus grand nombre l’accès à l’art, tandis que des pianos sont installés dans des magasins et des crèches à côté de maisons de retraite… 48 49
Comment revivifier les solidarités ? Comment susciter l’engagement ? Chaynesse Khirouni Cet éloignement explique, pour partie, l’incompréhension à l’égard des Mais c’est aussi par la (re)mobili- réalités de l’exclusion. Il nourrit des sation citoyenne, jusque dans les plus doutes venimeux sur la pertinence de la petites cellules du corps social, que se dépense sociale, alimenté par des pro- trouve le ferment d’un contrat renouvelé pos populistes évoquant par exemple un et d’un commun reconstruit. Depuis les « pognon de dingue ». Dans ce contexte, années 1950, notre organisation sociale, l’engagement citoyen permet de repen- notre urbanisation, les mobilités profes- ser notre manière de faire service public. sionnelles et surtout familiales… ont En encourageant l’immersion militante altéré les solidarités de proximité qui dans les solidarités humaines que nous caractérisaient les sociétés rurales et les faisons vivre au quotidien, nous dévelop- cités ouvrières. Parallèlement se déve- perons des passerelles et des compré- loppaient la solidarité nationale et des hensions que seul le réel peut offrir. politiques sociales ambitieuses nées du Conseil national de la Résistance. Ce Les militants associatifs sont d’ailleurs mouvement, renforcé par le développe- les meilleurs ambassadeurs des solida- ment des individualismes, a déconnecté rités et leurs témoignages emportent les classes moyennes des populations souvent bien mieux la conviction des les plus pauvres. Il conduit à une forme sceptiques que les discours politiques. de désincarnation de la détresse sociale. Une réflexion sur l’engagement citoyen L’autre, le pauvre, le démuni, le fra- ne peut faire l’économie d’un hommage gile… a cessé de nous côtoyer, même s’il à ces milliers de bénévoles qui œuvrent nous arrive de le croiser au coin de la rue dans le champ social et que nous accom- lorsque l’exclusion prend la forme de la pagnons et soutenons. Par exemple, en mendicité. Meurthe-et-Moselle, avec la mise en 50 51
Comment revivifier les solidarités ? Comment susciter l’engagement ? place de la plate-forme départementale Jean-Pascal Labille de l’engagement qui rapproche offre et « La République c’est le droit demande de bénévolat. de tout homme, quelle que soit sa croyance religieuse, à avoir sa Dans le même temps, les dépar- part de la souveraineté1. » tements, chefs de file des solidarités humaines, ainsi que le bloc commu- Si la confiance des citoyens envers nal, sont les acteurs clés d’un engage- notre système démocratique et les corps ment citoyen qui ne demande qu’à être intermédiaires pour défendre leurs stimulé et organisé. Ainsi, le conseil intérêts et porter leur parole est remise départemental de Meurthe-et-Moselle en cause ces dernières années, il n’en a-t-il développé l’accueil citoyen dans demeure pas moins qu’une forme d’enga- le champ de l’enfance en danger. Avec gement dans notre société existe et s’est « Familles solidaires » pour les mineurs même renforcée ces dernières années. étrangers isolés ou le parrainage d’en- Resusciter l’engagement et faire corps fants, des citoyens volontaires sont dans une société fracturée et désabusée soutenus par nos services dans leur suppose de s’attaquer non seulement accompagnement de mineurs. Ce sont au modèle démocratique existant, mais de merveilleuses alternatives à l’accueil aussi au rôle joué par les corps inter- collectif et l’occasion de formidables médiaires et des contre- pouvoirs pour rencontres. soutenir une certaine forme de cohésion sociale. 1. Jean Jaurès, « La question décisive », La Dépêche de Toulouse, 23 août 1892. 52 53
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