Traduire ou la rencontre entre les cultures
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LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES Traduire ou la rencontre entre les cultures ’attacher à « rechercher vers la civilité les voies possibles d’un retour à la S politique, dont la plupart des sociétés contemporaines sont venues à manquer, dénoncer l’essentialisation des cultures, l’ethnicisation et la communautarisation de la politique […] 1 » , n’est-ce pas là un objectif mobilisateur pour une ambition profondément humaniste ? La traduction constitue l’une des conditions (nécessaire mais pas suffisante) de dépassement des discours identitaires. Elle offre également les possibilités de confrontation entre les différentes réalités culturelles et permet de soulever un ensemble de questions touchant à la fois au fonctionnement des champs de production culturelle et aux échanges internationaux – questions trop souvent débattues aujourd’hui uniquement sous l’angle de la « globalisation » ou de la « mondialisation ». D’où l’intérêt heuristique d’ouvrir « un champ théorique nouveau dans sa transversalité et ses modes d’application […] pour élaborer une alternative valable aux notions éculées de “dialogue des cultures” ou de multiculturalité 2 ». On dispose à présent d’un ensemble lité à part entière, avec ses chaires, de réflexions stimulantes qui vien- son enseignement, ses manuels et nent s’inscrire dans le sillage de dé- ses revues spécialisées. Ces travaux marches voisines, comme les Trans- réalisent un déplacement de la dé- lation Studies et, surtout, les études marche adoptée : au lieu de com- Jean-François Hersent des processus de « transfert culturel ». prendre les traductions uniquement Ainsi que le précisent Johan ou principalement par rapport à un Direction du livre et de la lecture Helbron et Gisèle Shapiro : « Le do- original, texte-source ou langue- jean-francois.hersent@culture.gouv. fr maine de recherche des Translation source, et d’inventorier de façon Studies, qui s’est constitué depuis les minutieuse les déviations dont il années 1970 dans quelques petits faudrait ensuite déterminer la perti- pays souvent plurilingues (Israël, nence, les Translation Studies se sont Belgique, Pays-Bas), est devenu, au intéressées de plus en plus à des moins en certains lieux, une spécia- questions qui concernent le fonc- tionnement des traductions dans leurs contextes de production et de 1. Ghislaine Glasson Deschaumes, directrice de la revue Transeuropéennes, dans l’éditorial du réception, c’est-à-dire dans la cul- no 22, printemps-été 2002, « Traduire, entre les ture-cible. C’est cette même question cultures. Translating, Between Culture » (revue de la relation entre les contextes de internationale de pensée critique éditée par Réseaux pour la culture en Europe). De nombreux production et de réception qui sous- emprunts seront faits dans ce texte à cette tend les approches en termes de livraison, dont on ne saurait trop recommander la lecture. “transfert culturel”, lesquelles s’inter- 2. Ghislaine Glasson Deschaumes, ibid., p. 4. rogent en outre sur les acteurs de ces BBF 2003 56 Paris, t. 48, no 5
T R A D U I R E O U L A R E N C O N T R E E N T R E L E S C U LT U R E S DOSSIER sentes au sein d’une même culture matrimoniales, les rapports écono- Docteur en sociologie, Jean-François Hersent et entre les cultures, comme elles le miques, l’art, la science, la religion. est chargé de mission pour les études sur la lecture à la DLL. Il a publié plusieurs articles sur sont au sein d’une même langue et Tous ces systèmes visent à exprimer l’évolution de la lecture et les publics des entre les langues. Ainsi,traduire entre certains aspects de la réalité phy- bibliothèques dans des revues professionnelles (BBF, La Revue des livres pour enfants…) et les cultures constitue bien un enjeu sique et de la réalité sociale, et plus collabore régulièrement au Bulletin critique du de civilisation,surtout dans le contexte encore, les relations que ces deux livre en français. idéologique actuel, qui fait de la réfé- types de réalité entretiennent entre rence à la « guerre des civilisations » le eux et que les systèmes symboliques discours dominant et partout impli- eux-mêmes entretiennent les uns échanges, institutions et individus, cite 7. Plus que jamais, il convient de avec les autres 8. » C’est là le fonde- et sur leur inscription dans les rela- penser les décalages entre culture et ment de l’anthropologie structurale tions politico-culturelles entre les civilisation,entre altérité et clôture.Et dont l’ambition est de repérer et de pays étudiés 3. » de ne pas occulter non plus les diffé- répertorier les « invariants » ou les rents incontournables et la question « universaux », c’est-à-dire ces maté- pendante de l’incompatibilité, du dif- riaux culturels toujours identiques La traduction comme férent,de l’intraduisible,autant de fac- d’une culture à l’autre. Lévi-Strauss va négociation des différences teurs de guerre plutôt que de paix. emprunter quatre idées essentielles à Il s’agit en effet de répondre à un Ruth Benedict (dont l’héritage appa- Un enjeu de civilisation paradoxe qui peut se formuler ainsi : raît clairement dans Tristes Tropiques). c’est bien parce qu’il n’existe pas Premièrement,les différentes cultures Dès lors, la démarche invite à con- un fonds culturel commun, lié aux sont définies par un certain modèle sidérer la traduction comme négo- mêmes valeurs religieuses, à la même (pattern). Deuxièmement, les types ciation des différences, et non plus philosophie de la liberté individuelle, de culture possibles existent en nombre comme opposition entre l’universel au même modèle de rationalité et à limité.Troisièmement, l’étude des so- et le local.Travailler sur la traduction l’adhésion aux mêmes valeurs démo- ciétés « primitives » est la meilleure des cultures, c’est non seulement se cratiques, que la traduction intercul- méthode pour déterminer les combi- demander ce que l’on traduit, pour- turelle a tant de mal à se réaliser. naisons possibles entre les éléments quoi l’on traduit, comment on tra- Chacun sait qu’au-delà de ce fonds culturels. Quatrièmement, ces combi- duit 4, c’est aussi s’interroger sur les culturel indéniablement commun de naisons peuvent être étudiées en récits contemporains de l’intradui- l’humanité cher à Claude Lévi-Strauss, elles-mêmes, indépendamment des sible et, par là, mettre en question la on retombe vite sur les différences, individus appartenant au groupe pour thématique de l’incompatible, celle pour ne pas dire les antagonismes qui qui elles demeurent inconscientes. de l’original/originel 5 et de la tra- expliquent non seulement l’histoire Lévi-Strauss est donc bien en un sens duction/trahison 6. Bref, traduire, c’est violente récente marquée par l’atten- l’héritier de l’anthropologie culturelle penser la culture comme rapport tat contre les Twin Towers et le Pen- américaine, mais il s’en démarque en entre les cultures. C’est pourquoi, il tagone le 11 septembre 2001 – et qui cherchant à dépasser l’approche par- ne peut être question d’une culture ont donné dans les mois qui suivirent ticulariste des cultures : par-delà homogène. Les différences sont pré- un regain de séduction aux thèses l’étude des variations culturelles, il pour le moins controversées de entend analyser l’invariabilité de la Samuel Huntington sur le choc des Culture. Pour lui, les cultures particu- 3. « La traduction littéraire, un objet civilisations –, mais aussi l’histoire lières ne peuvent être comprises sans sociologique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 104, septembre 2002, p. 4. plus ancienne du colonialisme. référence à la Culture, « ce capital Numéro consacré à la traduction. commun » de l’humanité dans lequel 4. Nenad Miscević, « Des blue-jeans sous un voile islamique : pourquoi avons-nous besoin de L’invariabilité de la Culture elles puisent pour élaborer leurs mo- traduction interculturelle ? », Transeuropéennes, dèles spécifiques. op. cit., p. 59-73 ; Rada Iveković, « De la Lévi-Strauss considère en effet Mais il ne suffit pas de proclamer traduction permanente », p. 121-143. 5. Marc Crépon, « Mémoires d’empire : que : « La culture peut être considé- que « l’humanité (ou le monde occi- exploitations, importations, traductions », rée comme un ensemble de systèmes dental, ou l’Europe, ou l’Islam, etc.) Transeuropéennes, op. cit., p. 45-58. 6. Jean-Loup Amselle, « Transcription/trahison symboliques au premier rang des- est forte de ses diversités ». Selon des cultures orales », Transeuropéennes, op. cit., quels se placent le langage, les règles Bruce Robbins, la question cardinale p. 111-120 ; Ranabir Samaddar, « Des effets de la doit être posée dans les termes sui- transplantation d’une culture constitutionnelle », p. 75-88 ; Richard von Leeuwen, « Traduire 7. Immanuel Wallerstein, « L’Amérique et le Shéhérazade », p. 89-99 ; Taieb Baccouche, monde : les Twin Towers comme métaphore », 8. Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de « La traduction en arabe des droits de l’homme », Transeuropéennes, op. cit., p. 9-29 ; Bruce Marcel Mauss », in Marcel Mauss, sociologie et p. 101-109 ; Raja Ben Slama, « Le Tarab : s’enivrer Robbins, « Le Choc des civilisations, ou comment anthropologie, PUF, coll. « Quadrige », 1983 d’un vin impossible », p. 215-230. ne pas en faire la critique », p. 31-41. [1950], p. XIX. 57 BBF 2003 Paris, t. 48, no 5
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES vants : « Si, pour le meilleur et pour d’une allégeance, et […] à ce titre qu’il nomme « l’intertraduction », la- le pire, Huntington partage avec ses […] elles constituent une résistance et quelle s’appuie sur le fait que la adversaires une évaluation positive […] nourrissent une ambiguïté 11 ». langue des Serbes, des Croates et des de la diversité culturelle, en vertu de Soit on considère que le point com- Bosniaques est « plus ou moins com- quelle logique passe-t-il du respect mun des différentes cultures euro- mune ».Cette intertraduction serait,à des cultures inviolables à la défense péennes tient dans « la façon qu’elles ses yeux, un outil puissant pour com- des intérêts américains et, d’autre ont eue concurremment, mais com- battre ce qui menace de se produire part, ses adversaires seront-ils en munément, de se rapporter au reste aujourd’hui dans cette région : une mesure de renier cette logique ? Pour du monde 12 ». profonde ignorance pour les généra- nous, qui respectons la culture mais En d’autres termes, l’Europe s’est tions à venir du passé et de l’histoire qui refusons de donner la priorité faite grâce à l’exploitation (appropria- de ces peuples. Bref, « la traduction aux intérêts des États-Unis (ou à tion/pillage/destruction) des cultures interculturelle est essentielle à la sta- ceux d’une autre culture, selon le non européennes,à leur importation/ bilité, et par conséquent indispen- cas), est-ce un chemin que nous sau- implantation/incorporation dans la sable 14 » à l’ordre démocratique euro- rons éviter 9 ? » culture européenne, notamment à la péen. C’est que le défi à relever est celui faveur des entreprises coloniales et De manière plus générale, si l’on de « la réalisation d’un consensus par la traduction des grandes œuvres veut progresser dans la voie de la qui ne repose pas sur un vague de la littérature non européenne dans construction européenne, il faut concept d’essence humaine prédé- l’une ou l’autre des langues de l’Eu- prendre en compte la diversité ethno- terminée, mais qui soit le résultat rope : ainsi les traductions des contes culturelle actuelle de la plupart des actif du dialogue et de la lutte. C’est des Mille et une nuits sont-elles de- États européens pour mettre en place aussi le pari de la culture elle-même, venues partie intégrante de la culture des mesures politiques adéquates qui qui ne doit pas craindre de s’ouvrir de l’Europe, « jusque dans la façon ne sauraient se passer d’un soutien pour mettre au jour (et remettre en dont elles ont pu trahir, tronquer, dé- institutionnel fort en faveur de l’inter- question) son caractère universel 10 ». former ou censurer le texte, non seu- action et de la communication inter- lement en tant que telles, mais aussi culturelle 15. par les multiples œuvres, littéraires, L’exploitation des cultures musicales, picturales, cinématogra- non européennes phiques, auxquelles elles ont donné Un miroir de l’évolution lieu 13 ». Cette négation de l’œuvre ou de la culture européenne Il en va de même pour la construc- de la culture originelle avait déjà été tion européenne. Dans les faits, la dénoncée en 1943 par Simone Weil,il Transplanter une culture diversité culturelle européenne est faut le rappeler, dans un texte intitulé constitutionnelle souvent la manière élégante de re- À propos de la question coloniale connaître tout ce qui sépare les Euro- dans ses rapports avec le destin du Les choses se compliquent dès péens du point de vue des souvenirs, peuple français. lors qu’il s’agit de transposer dans les des références, des systèmes symbo- Il résulte de ce processus histo- anciens pays coloniaux les structures liques. Pourtant, l’enjeu est considé- rique que les pays occidentaux sont constitutionnelles et politiques hé- rable. Avoir pour horizon une inté- confrontés – depuis longtemps en ritées de la puissance coloniale. La gration économique et la naissance réalité – à la question du traitement transplantation d’une culture consti- d’une nouvelle forme politique ac- de leurs minorités culturelles. Cela tutionnelle ne va pas de soi, tel est le compagnées d’une mise en commun est vrai des États-Unis, de la Grande- fond de l’argumentation de Ranabir des différentes cultures qui respecte Bretagne, de l’Allemagne ou de la Samaddar suggérée par les usages po- les singularités et produise néanmoins France, bien sûr. Mais cela est vrai litiques et sociaux de l’ouvrage testa- des projets communs constitue une aussi de l’Europe centrale : rappe- ment de Rabindranath Tagore publié innovation historique radicale. lons-nous, comme nous y invite le en 1940, La crise de la civilisation. Le défi est donc le suivant : soit on philosophe croate Nenad Miscević,la Au vu de plusieurs études récentes joue sur les différences et on reste terrible guerre qui, durant la dernière menées sur l’histoire de la guerre et nécessairement dans le schéma d’une décennie du XXe siècle, déchira et diversité culturelle réservée aux élites, disloqua l’ex-république yougoslave. tant il est vrai que « ces identités font Miscević plaide néanmoins pour ce 14. Nenad Miscević, p. 67. 15. La démarche serait identique pour la à la fois l’objet d’une croyance et constitution de vastes ensembles géopolitiques africains ou asiatiques, laquelle ne saurait passer à 11. Marc Crépon, loc. cit., p. 45-46. côté de la prise en compte du caractère divers 9. Bruce Robbins, loc. cit., p. 36. 12. Ibid., p. 47. sous l’angle ethno-culturel, des pays de ces deux 10. Ibid., p. 41. 13. Ibid., p. 53. continents. BBF 2003 58 Paris, t. 48, no 5
T R A D U I R E O U L A R E N C O N T R E E N T R E L E S C U LT U R E S DOSSIER de la paix en Asie,R.Samaddar dresse un constat pessimiste de l’essentia- lisme constitutionnaliste appliqué aux anciennes colonies, incapable à ses yeux « d’englober le monde non blanc dans [ses] schémas de pen- sée 16 ». Bref, il considère que, si une constitution rend des services, « elle n’est jamais le principal lieu dialo- gique, tout simplement parce qu’elle ne codifie pas ce que l’on appelle le “pouvoir souverain” 17 ».Et de plaider en conséquence pour des mesures ra- dicales, « puisque, dès l’origine, les constitutions ont été incapables de définir qui sont les étrangers, il nous faut accomplir cette tâche en dé- mantelant ces constitutions » 18 ! Traduire Les Mille et une nuits La traduction des œuvres litté- raires obéit à des lois de fonction- nement analogues, même si, dans le cas de la traduction des Mille et une nuits, les difficultés à la fois com- plexes et spécifiques « relèvent peut- que d’autres n’existent que dans des l’Europe dans le monde et la con- être moins du “texte” que du “phé- langues occidentales ! firmer dans l’idée de sa supériorité nomène littéraire” », ainsi que le Les Mille et une nuits de Galland culturelle – ont provoqué en retour concède Richard von Leeuven dans ont été à l’origine d’une vogue orien- l’accusation par de nombreux érudits « Traduire Shéhérazade ». Il n’en reste tale durable dans la littérature euro- arabes de donner une fausse image pas moins vrai que depuis la traduc- péenne,mais cette traduction,comme de leur civilisation en affublant tion d’Antoine Galland au XVIIIe « chaque traduction ultérieure, re- l’Orient d’une panoplie de stéréo- siècle – première version européenne flète à la fois les tendances et les types pour soutenir une politique ex- du recueil – « les Européens se sont goûts de son temps, en même temps pansionniste et oppressive 21. C’est “approprié” Les Mille et une nuits et que l’esprit de son traducteur 20 ». bien la preuve qu’une traduction les ont adaptées à leurs propres Ces différentes interprétations, forte- – qu’il s’agisse de celle des Mille et goûts 19 ». Non seulement il faudra at- ment marquées, pour la plupart, par une nuits ou de n’importe quelle tendre la fin du XXe siècle pour pou- leur traducteur, représentent ainsi un autre œuvre littéraire non occiden- voir établir un panorama exhaustif miroir de l’évolution de la culture eu- tale – « n’est pas une entreprise pure- des différents textes – le manuscrit ropéenne et des approches de la litté- ment artistique ou littéraire ; elle que Galland avait acquis ne contenait rature, de la traduction et de l’Orient. possède aussi des connotations poli- que 281 Nuits –, mais la complexité Dans leur ensemble, elles ont exercé tiques 22 ». de la genèse des Mille et une nuits une immense influence tant sur la reste un obstacle redoutable pour le littérature européenne que sur les Traduire les droits de l’homme traducteur moderne, qui ne dispose conceptions européennes du monde en arabe pas encore aujourd’hui d’un texte de arabe. En clair, elles ont participé à la référence universellement accepté : construction de l’orientalisme tout La traduction en arabe des droits de nombreuses traductions euro- en exprimant les obsessions de leur de l’homme obéit au même proces- péennes existent, dont certaines re- époque. sus, mais en sens inverse. Taieb posent sur des textes arabes tandis Les images qu’elles donnaient du Baccouche observe que c’est précisé- monde arabe – images déformées 16. Ranabir Samaddar, loc. cit., p. 88. pour coïncider avec les intérêts de 21. Cf. en particulier les préjugés racistes hostiles 17. Ibid., p. 84. aux Arabes que véhicule le film de Walt Disney, 18. Ibid., p. 88. Aladin, sorti en 1992. 19. Richard von Leeuwen, loc. cit., p. 91. 20. Ibid., p. 94. 22. Richard von Leeuwen, loc. cit., p. 99. 59 BBF 2003 Paris, t. 48, no 5
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES ment la référence internationale se d’administrateurs coloniaux et des partage cette insuffisance et cette ina- fondant « sur l’idée primordiale que journaux de missionnaires 25 » ? déquation avec toutes les langues et les droits de l’homme constituent un L’anthropologie, en dépit des bonnes tous les langages. À ses yeux, la tra- ensemble de valeurs universelles 23 » questions qu’elle (se) pose,butte tou- duction, c’est « la mise en contact, qui est l’objet de divergences. Le jours sur l’une d’entre elles, pourtant l’accrochage et le lien entre deux problème le plus important – au-delà fondamentale : celle de « la perti- (dont chacun pluriel) qui seront du problème technique de traduc- nence de l’opposition canonique transformés dans ce rapport 30 ». Il tion, qui n’est pas insurmontable – entre le caractère scripturaire des en résulte que la traduction ne peut concerne certains concepts, non pas cultures occidentales et l’oralité des différer de l’original et ne lui corres- dans leur dimension terminologique, cultures exotiques et donc l’absence pondre que partiellement. Elle ne mais dans leur référence culturelle : corrélative, au sein de ces dernières, rend pas l’accès à l’original impos- en matière de liberté de croyance et de toute herméneutique 26 ». Autre- sible, elle le « rend autrement acces- de religion, notamment. Dès lors se ment dit, les membres d’une culture sible 31 ». En définitive, la traduction pose le problème théorique de la tra- dite orale ont-ils le sentiment d’être « est création au même titre que duction : doit-elle être littérale ou des analphabètes, des illettrés et de l’“original”, également bonne ou doit-elle transposer et faire passer vivre dans un environnement sémio- nulle, mais indépendamment 32 » : la le message ? Dans ce second cas, le logiquement vide ? traduction n’est possible que si l’« ori- traducteur, en tant qu’intermédiaire Il revient à Jack Goody 27 d’avoir in- ginal » et le traducteur s’en trouvent entre l’auteur et le lecteur, joue-t-il le sisté sur le poids que représentait la transformés, et que si le résultat – le même rôle ou a-t-il une responsabilité tradition écrite, en particulier celle traduit – coexiste avec son « original » particulière ? La traduction en arabe émanant de la civilisation arabo-mu- différé et transformé. des droits de l’homme et les nom- sulmane – avec tout ce que cet apport On voudrait simplement ici pour breux remous qu’elle a suscités dans charrie lui-même d’éléments grecs, conclure – très provisoirement – faire les instances internationales illustrent égyptiens, sumériens, etc. –, sur des observer que, s’il n’y a aucun doute la difficulté d’habituer des personnes cultures d’Afrique de l’Ouest,comme sur l’inégalité linguistique (entre appartenant à « des cultures diffé- les cultures bambara et dogon, pré- langues dominantes et langues domi- rentes à écouter l’autre, à respecter sentées habituellement comme de nées),laquelle renvoie grosso modo à son point de vue, à essayer de com- purs îlots de l’oralité et du paga- l’inégalité entre pays dominants et prendre son message et à instaurer nisme. pays dominés, et sur le fait que la tra- une véritable communication, un À la suite de Jean-Luc Nancy 28, duction constitue un enjeu essentiel véritable échange pour s’enrichir Rada Iveković s’interroge sur l’exis- des luttes pour la légitimité symbo- mutuellement, dans un esprit de to- tence éventuelle d’une voie médiane lique, culturelle et littéraire d’une lérance 24 ». entre traductibilité et intraductibilité, langue et d’un pays, il n’en demeure Mais ne s’agit-il pas de vœux pieux partant du constat que si « la diffi- pas moins vrai que la traduction quand on sait,à la suite des nombreux culté de la traduction, son insuf- contribue, de manière plus ou moins travaux de terrain de l’anthropologie fisance, est une évidence 29 », elle décisive selon les cas, à transformer, culturelle, que la vision de l’Autre a par incorporation d’éléments divers, toujours été étroitement dépendante la langue du traduit et la langue de 25. Jean-Loup Amselle, loc. cit., p. 111. d’une « appréhension médiée des 26. Ibid., p. 112. l’« original ». cultures à travers le prisme des 27. Jack Goody, La Raison graphique : la domestication de la pensée sauvage, Éditions de récits d’exploration, des rapports Minuit, 1979 (1re édition, Cambridge University Press, 1977). 30. Ibid., p. 125. 23. Taieb Baccouche, loc. cit., p. 101. 28. Jean-Luc Nancy, L’Intrus, Galilée, 2000. 31. Ibid., p. 126. 24. Ibid., p. 105. 29. Rada Iveković, loc. cit., p. 121. 32. Ibid., p. 126. Juin 2003 BBF 2003 60 Paris, t. 48, no 5
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